Rien à faire : l’insupportable Moira ne quittait pas ses pensées !
Le voyage en Irlande de Luke O’Brien datait pourtant d’un bon mois, à présent, et les occupations ne lui avaient pas manqué, depuis son retour. Outre les inquiétudes que lui inspirait son projet d’ouverture d’un pub à Chesapeake Shores, et le tollé que cette idée ne manquerait pas de soulever dans sa famille, il était ressorti plusieurs fois avec la ravissante et élégante Kristen Lewis, reprenant leur histoire là où ils l’avaient laissée avant son escapade irlandaise. A vrai dire, leur relation tenait plus de l’arrangement amiable que d’une véritable histoire de cœur, mais jusqu’à une date récente elle avait constitué un agréable divertissement. Ne serait-ce que par son caractère compliqué, qui convenait parfaitement au naturel rebelle de Luke.
Jusqu’à ce qu’il croise la route de Moira Malone, dont l’esprit vif et la langue bien affûtée n’avaient pas manqué de l’intriguer au plus haut degré.
— Il faudra plus que de belles paroles et un clin d’œil pour faire ma conquête ! lui avait-elle déclaré d’emblée, le remettant fermement à sa place. J’ai l’habitude des types dans votre genre.
Ils s’étaient rencontrés pendant les vacances de la famille O’Brien en Irlande. Petite-fille de Dillon O’Malley, lui-même amour de jeunesse de la grand-mère de Luke, Moira était magnifique, mais absolument invivable. En fait, elle était probablement la femme la plus frustrante que Luke ait jamais connue, entre autres parce qu’elle semblait totalement insensible à son charme. Malgré cela, elle s’était approprié son cœur, une complication dont il se serait bien passé.
Ayant prolongé son séjour de plusieurs semaines après le retour de la famille au pays, Luke avait finalement regagné ses pénates, prêt à reprendre le cours ordinaire de sa vie. Et à « se comporter enfin en adulte », selon les termes de son père, qui lui avait reproché ses années d’études inutiles.
A quoi pouvait bien lui servir un diplôme d’histoire ? A rien, il en convenait. Il avait opté pour cette matière parce qu’elle ne lui déplaisait pas trop, et parce qu’il fallait bien faire un choix.
Mais aujourd’hui l’horloge avançait, et le clan très soudé des O’Brien observait, curieux de voir ce que le plus jeune des petits-enfants de Nell entendait faire de sa vie. Et Luke doutait qu’un membre de cette famille l’ait jamais imaginé en tenancier d’un pub irlandais sur Shore Road.
Il se sentait terriblement impatient, en cet instant : il avait fait et refait ses plans, et prié le ciel de lui donner l’assurance et la confiance nécessaires pour que personne ne puisse le faire changer d’avis. C’est dans cet état d’esprit qu’il se dirigeait vers le bureau de son frère.
Matthew était en train de s’imposer comme un architecte aussi talentueux et créatif que leur oncle Mick, dont la renommée dépassait largement les frontières. Comme la plupart des membres de la famille, Matthew avait découvert sa vocation très jeune, une qualité que Luke leur enviait. Pas seulement parce qu’ils avaient toujours su ce qu’ils voulaient faire de leur vie, mais également parce qu’ils avaient tous réussi, parfois de façon magistrale. Autant d’exemples particulièrement intimidants.
Quand Luke entra dans le bureau, Matthew était tellement absorbé par les plans étalés devant lui qu’il ne leva même pas les yeux, ce qui donna à Luke quelques instants supplémentaires pour rassembler ses idées. Son intention était de tâter d’abord le terrain avec l’interlocuteur qu’il jugeait le plus réceptif.
Matthew finit par se redresser, et sursauta en le découvrant devant lui.
— Depuis quand es-tu là ?
— Un certain temps. Combien de villes as-tu conçues, aujourd’hui ?
— Une seule, répondit Matthew avec un grand sourire. Je crois que les plans de cette commune de Floride sont prêts à partir chez le promoteur pour approbation finale. A en juger par le nombre de ses appels pour connaître l’avancée de mon travail, il brûle de donner le premier coup de pioche.
Luke avait vu nombre de rendus architecturaux au cours des années, et il devait reconnaître qu’il avait encore du mal à deviner, derrière les tracés, ce qu’ils représentaient vraiment. Il se pencha néanmoins par-dessus l’épaule de son frère, prêt à manifester l’enthousiasme attendu, mais ce qu’il découvrit le laissa abasourdi.
— C’est toi qui as conçu ça ? Une ville entière, avec ses maisons, sa rue principale, ses écoles, sa bibliothèque et même son église ? Et tout ça à partir de rien ? Un simple coup d’œil à quelques hectares de terres en friche t’a suffi ?
Le visage de Matthew s’illumina, et il hocha la tête.
— Impressionnant, n’est-ce pas… si j’ose dire !
— Finalement, tout ce temps passé à jouer avec ton Lego quand tu étais gosse n’a pas été perdu. Oncle Mick l’a vu ?
— Evidemment. Il n’a pas cessé de me relancer. A mon avis, je ne suis pas le seul que le promoteur ait harcelé, ces derniers temps.
— Et… ?
— Et notre cher oncle Mick estime qu’il n’aurait pas pu faire mieux, répondit Matthew d’un air satisfait.
— Ce qui signifie que c’est mille fois mieux, conclut Luke. Mais aucun risque qu’il l’admette pour ton premier job important, de peur de te voir prendre la grosse tête et exiger une augmentation.
Matthew repoussa le compliment d’un haussement d’épaule.
— On peut toujours faire mieux. Oncle Mick m’a même parlé de ce qu’il ferait, si l’opportunité lui était donnée de redessiner Chesapeake Shores.
Luke le regarda, étonné.
— Vraiment ? Comme quoi, par exemple ?
— Il a reconnu que Thomas avait eu raison de vouloir construire la ville dans le respect de l’environnement. Il m’a dit que si c’était à refaire il ne se montrerait pas aussi dur avec lui sur ce sujet.
Luke éclata de rire.
— Non, il se contenterait de lui casser les pieds pour le principe, comme il le fait avec papa !
— Il y a de grandes chances. Bon, qu’est-ce qui t’amène ici à cette heure tardive ?
— Je me demandais si tu aurais le temps de prendre un verre avec moi.
— Bien sûr. Ça ne t’ennuie pas si Laila se joint à nous ? Nous devions nous retrouver pour dîner. Tu es le bienvenu, si ça te dit.
— Ça marche. Je voulais d’ailleurs lui parler d’une ou deux petites choses.
Son frère lui jeta un regard soupçonneux.
— Et puis-je savoir de quoi tu souhaites t’entretenir avec ma femme ? demanda-t-il.
— Peut-être d’une fête surprise pour ton anniversaire, plaisanta Luke.
Il connaissait l’aversion de son frère pour ces fêtes improvisées, alors même que celui-ci avait organisé son propre mariage surprise en Irlande, laissant Laila dans l’ignorance jusqu’à sa demande officielle, la veille de Noël.
— Mon anniversaire est passé depuis deux mois et aucun de vous n’est un organisateur-né, répliqua Matthew. Trouve autre chose.
— Pourquoi ne pas parler de ça devant un verre ?
— Entendu. Chez Brady ?
— En fait, j’avais un autre endroit en tête. Je dois passer au bureau de papa d’abord. Retrouvons-nous sur Shore Road devant le Panini Bistro dans vingt minutes, d’accord ?
— D’accord. J’appelle Laila et je la préviens. Si j’arrive le premier, je prends une table.
— Non. Attends-moi devant, plutôt. Mais dis à Laila de prendre une table si elle arrive avant notre retour.
— Notre retour ? De plus en plus bizarre, fit remarquer Matthew, les sourcils froncés.
— Fais-moi confiance, d’accord ?
— Toujours. A tout de suite.
Luke lui adressa un signe de la main avant de se diriger vers le bureau de leur père. En réalité, il espérait bien que ce dernier serait déjà parti et qu’il ne resterait que sa sœur. Susie risquait de rechigner un peu devant sa requête, mais n’userait pas de sa supériorité hiérarchique pour exiger des explications.
La chance était avec lui, car les bureaux de la société de gestion immobilière étaient fermés. Comme il donnait un coup de main à l’occasion pour les visites de propriétés, Luke en avait la clé, qu’il utilisa pour entrer. Une fois à l’intérieur, il choisit sur le tableau un jeu de clés correspondant à un de leurs immeubles et ressortit, refermant la porte derrière lui.
Il devança son frère de quelques secondes sur le lieu de rendez-vous.
— Alors, où va-t-on, maintenant, petit cachottier ? demanda Matthew.
— Tout près.
Luke l’entraîna un peu plus bas dans la rue, jusqu’à un grand local vide autrefois occupé par un restaurant français qui avait fait faillite, incapable de survivre au manque d’activité pendant les longs mois d’hiver. Personnellement, il restait convaincu que la véritable raison de l’échec venait des chaises particulièrement inconfortables sur lesquelles les consommateurs se tortillaient en mangeant des plats aux prix exorbitants.
Après avoir déverrouillé la porte, il entra dans le local, alluma les lumières et se tourna vers son frère.
— Alors, qu’en penses-tu ? demanda-t-il.
Matthew le regarda, étonné.
— De quoi ? C’est un local vide.
Luke soutint son regard.
— Tu crois que tu pourrais m’aider à le transformer en un pub irlandais chaleureux et accueillant ?
Les mots n’avaient pas fini de franchir ses lèvres qu’un cri retentissait dans son dos. Faisant volte-face, il découvrit son oncle Mick sur le pas de la porte.
— Je passais juste voir pourquoi il y avait de la lumière ici, et voilà que je découvre que vous complotez pour ouvrir un pub ! s’exclama-t-il, l’air incrédule.
Luke poussa un soupir. Il se serait bien passé d’un critique aussi difficile dès le début, mais finalement ce n’était peut-être pas plus mal. Mick avait le sens des affaires et une parfaite connaissance des besoins de cette ville. Peut-être comprendrait-il l’intérêt d’un lieu de rencontre dans la rue principale — un endroit où il ferait bon venir passer un moment, dans la plus pure tradition irlandaise.
— J’y pense, en effet, confirma Luke en le regardant droit dans les yeux. Qu’en dis-tu ?
Mick plissa les yeux.
— Qu’est-ce qui te fait croire que tu en es capable ? Tu n’as jamais travaillé comme barman, que je sache. Ni même dans un restaurant, d’ailleurs.
— Ce n’est pas tout à fait exact, rectifia Luke. Pendant mon séjour en Irlande, j’ai travaillé quelque temps chez McDonough, le pub où nous passions notre vie. J’ai aussi fait le tour du pays en visitant tous les pubs que je rencontrais, dans les villes comme dans les villages. J’ai posé des milliers de questions, pris des notes et cuisiné pas mal de fish and chips. J’ai même acheté le vieux comptoir d’un bar qui fermait. Il devrait être livré d’ici un mois.
Le visage de son frère affichait maintenant la même expression de surprise que celui de son oncle.
— Je croyais que tu avais prolongé ton séjour en Irlande parce que tu t’étais malencontreusement entiché de l’insupportable Moira ?
— C’est ce que je voulais que tout le monde croie, reconnut Luke, ce qui était d’ailleurs en partie vrai. Je n’étais pas encore prêt à vous laisser démolir mon idée. J’en étais encore à la tourner dans ma tête pour savoir si elle sonnait juste et me convenait.
Il fixa son frère, priant pour que celui-ci le comprenne et le soutienne.
— Et elle me convient, conclut-il.
— Mais pourquoi un pub ? demanda Matthew, manifestement inquiet.
— En fait, l’inspiration m’est venue suite à une réflexion de Mack, expliqua Luke en parlant du mari de sa sœur, Susie. Je lui donnais mon avis et, soudain, il s’est écrié que je devrais devenir psychanalyste comme Will. Il plaisantait, bien sûr, mais l’idée a fait son chemin.
— Et c’est ce qui t’a amené à ce projet de pub ? demanda Mick avec étonnement. Je ne vois pas le rapport.
— Tout le monde sait que les gens ont l’habitude de raconter leur vie aux barmans, expliqua Luke. J’aime bien écouter, pas dans un but thérapeutique, comme Will, mais en jouant les oreilles attentives. En Irlande, j’ai constaté la même chose dans tous les pubs où nous sommes allés, et brusquement tout s’est mis en place. Les pubs génèrent leur propre clientèle, pas seulement pour boire et pour manger, mais aussi pour retrouver ses copains, pour la musique et les rires. Du moins quand ça se passe bien. C’est le genre d’endroit que j’aimerais créer.
— Eh bien, si je m’attendais à ça ! lança Matthew.
Luke étudia son visage, anxieux de voir si, au-delà de la surprise, l’approbation était au rendez-vous.
— Tu me crois fou ? demanda-t-il.
— Un peu. Mais je pense que ça pourrait bien marcher. Et toi, Mick ? Regarde autour de toi. Imagine ce vieux comptoir, contre le mur du fond, avec un grand miroir qui réfléchirait la baie, au moins pendant la journée. Peut-être pas aussi sombre que les vrais pubs irlandais, mais d’une couleur adéquate pour une ville en bord de mer. Laila et moi en avons vu un comme ça, à Howth, qui donnait sur la marina. Tu as parlé de musique, ajouta-t-il en se retournant vers son frère. Cela signifie que tu envisages de réserver un petit coin pour un groupe ?
— En effet. Rien de très élaboré ou sophistiqué, juste un endroit où permettre à des musiciens de se poser. Je compte bien inviter quelques véritables groupes irlandais de temps en temps. Ou des chanteurs. Enfin, ce que je pourrai trouver.
— Je vois…, dit Matthew, qui avait commencé à prendre des notes sur le carnet qui ne quittait jamais sa poche. Oncle Mick, ton avis ?
Ce dernier secoua la tête en déambulant dans la pièce. Au bout de quelques minutes, Luke s’aperçut qu’il était en train de mesurer mentalement le local. Finalement, Mick s’arrêta devant son neveu.
— As-tu préparé un budget prévisionnel ? demanda-t-il. En hiver, les temps sont durs, par ici. Tu vas devoir en tenir compte.
— J’ai l’intention d’attirer les gens du coin et peut-être même de toute la région, avec la musique. Mes estimations me paraissent correctes, mais j’espère que Laila acceptera d’y jeter un coup d’œil. Les maths n’ont jamais été mon point fort. J’espérais qu’elle pourrait même avoir le temps de prendre en charge cet aspect des choses, de surveiller mes finances et de me rappeler à l’ordre si je tire trop sur la corde, comme elle le fait déjà avec Jess.
— Ah, d’accord… Ce qui explique pourquoi elle nous attend en ce moment même chez Panini, dit Matthew. Nous ferions mieux d’y aller. Oncle Mick, tu te joins à nous ?
— Essaye de m’en empêcher, grommela ce dernier. Le temps de passer prendre Megan — c’est d’ailleurs là que j’allais quand je vous ai aperçus. Elle devrait être en train de fermer la galerie.
En allant chercher sa femme, Mick avait apparemment rencontré Connor, le cousin de Luke, qui rejoignait lui aussi sa femme, Heather, et les avait invités, car ils arrivèrent tous les quatre.
Quand ils furent enfin installés chez Panini, ils avaient monopolisé quasiment toutes les chaises du petit restaurant. Naturellement, Mick s’empressa de sauter sur l’occasion pour annoncer la nouvelle, ce qui déclencha des cris et des exclamations de la part de tous les membres du groupe, jusqu’à ce qu’il tape sur la table pour réclamer le silence. Puis il se tourna vers son neveu.
— Quel nom comptes-tu donner à ton pub, Luke ?
— O’Brien’s, évidemment, répondit ce dernier avec un grand sourire. A quoi est-ce que ça servirait, sinon, d’avoir un vrai nom irlandais ?
Le visage de son oncle s’éclaira.
— Et nous sommes les premiers à apprendre cette nouvelle ?
— En effet, confirma Luke, qui prit soudain conscience de ce qu’il avait fait.
Une nouvelle fois, Mick O’Brien avait trouvé le moyen de damer le pion à ses frères, en apprenant avant eux le dernier scoop. Dans une famille aussi compétitive que la leur, le père de Luke n’avait pas fini d’entendre parler.
— Tu vas me laisser le soin d’avertir papa, n’est-ce pas ? supplia Luke. Par respect.
Cette perspective arrachait visiblement le cœur de Mick, mais un coup de coude bien ajusté de Megan fit pencher la balance du bon côté.
— D’accord, convint-il à contrecœur.
— Merci.
Le regard de Luke fit le tour de la table.
— Alors, vous me soutiendrez ? demanda-t-il, inquiet. Laila, acceptes-tu de surveiller mon budget ? Et toi, Connor, veux-tu bien t’occuper d’obtenir toutes les autorisations ? Et vous pensez tous que c’est une bonne idée ? ajouta-t-il après avoir obtenu leur assentiment.
— C’est une excellente idée, conclut Mick quand le chœur d’encouragements se fut calmé. Et si c’est un projet qui te tient vraiment à cœur, seul un sot voudrait se mettre en travers de ta route.
Luke avait le pressentiment que, si son père ne lui accordait pas un soutien inconditionnel, son oncle serait plus que ravi de lui répéter ce message. Avec un peu de chance, on n’en arriverait pas là. La dernière chose que Luke souhaitait, c’était bien de déclencher une nouvelle querelle familiale.
* * *
Moira contemplait la photo de Luke O’Brien qu’elle avait prise quelques semaines plus tôt. Une des meilleures, à son avis. Elle l’avait surpris alors qu’il riait avec la mer en arrière-plan, ses cheveux noirs ébouriffés par le vent, ses yeux bleus pétillant de joie de vivre. Le simple fait de le regarder lui coupait le souffle.
Quand Luke avait débarqué chez son grand-père, avec toute son exubérante famille, pour les fêtes de Noël, elle traversait une de ses célèbres crises de mauvaise humeur, prête à sauter à la gorge de quiconque croisait son chemin. Son grand-père et sa mère étaient habitués à ses sautes d’humeur et s’inquiétaient d’ailleurs ouvertement pour elle, ce qui ne faisait qu’exacerber le phénomène.
Bizarrement, ses remarques acerbes n’avaient pas fait fuir Luke, qui ne l’avait pas lâchée d’une semelle, ce soir-là, la taquinant sans relâche, parvenant même à lui arracher un sourire ou deux. Quand ils s’étaient tous retrouvés, quelques jours plus tard, pour le mariage impromptu de son frère avec Laila, il avait même réussi à l’entraîner sur la piste de danse, susurrant à son oreille comme il l’aurait fait à une pouliche nerveuse jusqu’à ce qu’elle se détende entre ses bras. Et commence même à tomber un peu amoureuse de lui…
En vérité, c’est de la famille tout entière que Moira s’était éprise. Une famille tellement différente de la sienne ! Même s’ils passaient leur temps à se chamailler, les O’Brien ne cachaient pas leur affection les uns pour les autres. Aucune trace, chez eux, de l’amertume qui émanait de sa propre mère ou de l’inquiétude permanente qu’elle lisait dans les yeux de son grand-père. Tous, frères, sœurs, cousins et leurs épouses respectives, semblaient s’adorer, alors que, certains jours, Moira ne cachait pas qu’elle aurait apprécié de voir ses propres frères — des êtres égoïstes et grossiers, à son avis — se volatiliser dans un nuage de fumée.
— Moira, ça fait un moment que le type à la table du coin cherche à attirer ton attention, fit remarquer Peter McDonough. On dirait bien qu’il est prêt pour une autre Guinness.
Brutalement tirée de ses pensées, Moira remit la photo de Luke dans sa poche. Elle remplit ensuite une chope et traversa le bar.
— Kevin, c’est bien ça ? demanda-t-elle à l’homme, un habitué, apparemment, alors qu’elle-même était nouvelle. Excusez-moi de vous avoir fait attendre.
L’homme lui adressa un sourire amical.
— Vous aviez l’air ailleurs. Ce devait être quelqu’un de cher, sur la photo que vous fixiez aussi intensément ?
Luke lui était-il devenu cher ? La réponse s’imposa d’elle-même. Evidemment ! C’était un filou charmeur, le genre d’homme qu’avait été son père, à en croire les histoires amères de sa mère. Elle commençait d’ailleurs à comprendre comment celle-ci avait pu se laisser envoûter par un tel homme. Il ne lui avait fallu que quelques semaines pour envisager de passer sa vie avec Luke.
— Un ami, répondit-elle.
Les moments qu’ils avaient passés ensemble avaient été magiques. Ils avaient énormément de points communs, la même conception des choses, et en étaient encore, tous les deux, à chercher leur place dans ce monde. Elle ne comptait plus les fous rires qu’ils avaient partagés. La passion qui avait envahi son cœur était totalement nouvelle pour elle. A vingt-deux ans, elle s’était déjà crue amoureuse une ou deux fois, mais elle savait maintenant qu’il n’en avait rien été. Ce qu’elle ressentait pour Luke était totalement différent, et lui avait fait entrevoir l’avenir au-delà de la simple satisfaction immédiate. Elle espérait seulement qu’il en avait été de même pour lui.
Pourtant, depuis que Luke était rentré chez lui, à Chesapeake Shores, ses e-mails s’étaient révélés terriblement frustrants. S’il disait bien qu’il pensait à elle, il ne racontait rien de sa vie et, surtout, ne faisait aucune allusion à ses sentiments. Du coup, elle s’était contentée de réponses laconiques, ne voulant pas révéler combien il lui manquait. Elle n’arrivait pas à croire qu’un homme ait pu prendre autant de place dans sa vie en si peu de temps, et refusait de penser que les jours et les nuits qu’ils avaient partagés n’avaient été qu’un rêve merveilleux, aussi beau qu’éphémère.
Cet intermède avec Luke avait d’ailleurs eu une conséquence notable. Elle s’était finalement décidée à quitter le petit village où elle avait grandi, pour venir s’installer à Dublin. Pour l’instant, elle habitait chez son grand-père mais si elle continuait à recevoir autant de bons pourboires dans son travail, elle aurait bientôt assez d’argent pour se chercher un petit endroit à elle ou à partager avec une amie. Finalement, elle ferait quelque chose qui lui plaisait sans le regard désapprobateur de sa mère, qui lui reprochait de ne pas poursuivre ses études ou de ne pas manifester d’ambition plus élevée.
Kiera Malone n’avait jamais compris que sa fille adorait parler aux gens, leur arracher un sourire, être entourée de joie et de rires. L’activité qui lui apportait le plus de bonheur était la photographie, mais elle ignorait encore comment transformer ce loisir en un véritable métier. Pour l’instant, elle se contentait de prendre des photos pour son propre plaisir, offrant à ses amis les tirages qu’elle faisait d’eux.
De retour derrière le bar, elle ressortit la photo de Luke et sourit, se félicitant d’avoir su capturer cette insouciance irrésistible qui faisait son charme.
Curieux, Peter s’approcha et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
Il reconnut tout de suite Luke pour l’avoir vu à de nombreuses reprises dans le pub, posant des questions et passant à l’occasion derrière le bar.
— Hé, tu as très bien saisi sa personnalité ! Tu en as pris d’autres ?
— Bien sûr. Pourquoi ?
— Je me disais que tu pourrais peut-être faire la même chose ici ? Prendre des photos des habitués ? Nous pourrions les encadrer et les accrocher au mur.
Elle le regarda, étonnée.
— Vraiment ?
C’était bien la première fois que quelqu’un sous-entendait que ses photos étaient assez bonnes pour en faire autre chose que des clichés destinés à une collection personnelle.
— Ça fait des années que tu viens ici avec ton grand-père. Est-ce que je t’ai déjà donné l’impression de plaisanter, quand je parle travail ? Je crois que ces photos donneraient un caractère particulier à l’endroit.
Il haussa les épaules.
— Et qui sait ? Cela pourrait même attirer quelques clients à la recherche d’un photographe pour leurs fêtes de famille.
Moira hésita. Etait-elle assez bonne pour cela ? Et, plus important, voulait-elle vraiment se lancer dans cette direction ? Elle entendit la voix de Luke dans sa tête, l’encourageant à tenter sa chance, à saisir ce qu’elle estimait être vraiment important.
— Entendu, dit-elle à Peter avec un frisson d’excitation. Et pour toi, ce sera gratuit, évidemment. Nous verrons bien ce que ça donne.
— Pas question. Je payerai pour les photos que tu prendras, déclara-t-il. Et tu dois fixer ton prix dès maintenant. Ensuite, ajouta-t-il d’un air taquin, tu pourras toujours m’accorder une grosse ristourne en ma qualité de premier client.
— Marché conclu ! dit-elle en riant.
La journée, qui avait commencé de façon plutôt morose, venait de prendre une tournure très intéressante. Et tout cela grâce à la photo de Luke. Même à distance, il continuait à lui porter chance. Dommage qu’il soit si loin, sans quoi elle aurait pu le remercier en personne. En attendant, ce soir, elle aurait au moins quelque chose d’excitant à lui raconter : une nouvelle qui pourrait bien ranimer le type d’échanges qu’ils avaient eus si souvent pendant son séjour.
* * *
Jeff O’Brien fixa son fils d’un air consterné.
— Un pub ? Tu ne parles pas sérieusement ?
— Si, répondit Luke sans baisser les yeux, ni reculer devant le scepticisme évident de son père.
— Mais pourquoi ? Tu as obtenu un diplôme universitaire. Pourquoi ne pas t’en servir ? Tu pourrais enseigner l’histoire au lycée.
— Moi, dans une salle de classe ? Je deviendrais complètement fou.
Jeff ne put retenir un sourire devant ce cri du cœur.
— Désolé. Je ne sais pas à quoi je pensais. Je me suis rendu compte de mon erreur avant même que les mots aient franchi mes lèvres. Tu séchais les cours à la moindre occasion, n’est-ce pas ? Combien de fois ta mère a-t-elle été tirée de sa classe pour venir te sortir du pétrin où tu t’étais fourré avec le directeur du lycée ? Et ça m’étonnerait que tu sois beaucoup plus heureux en face d’une classe. Tu n’as jamais beaucoup aimé la routine et les chemins tout tracés.
— En effet, dit Luke.
Il se pencha, plein d’enthousiasme.
— Je sais que nous n’en avons jamais parlé, papa, mais dès que les morceaux ont commencé à se mettre en place j’ai compris que c’était la bonne décision. Je ne sais pas si c’est le fait d’être allé en Irlande et d’avoir repris contact avec mes racines irlandaises, ou la réflexion de Mack sur mes capacités d’écoute, ou peut-être le tout réuni, mais pour la première fois de ma vie je pense que je peux le faire, que j’ai trouvé quelque chose qui me motive vraiment.
Jeff perçut l’excitation dans la voix de son fils et, même si de cette décision lui inspirait de multiples réserves, il n’était pas question pour lui de le décourager. Néanmoins, il ne put s’empêcher de le mettre en garde.
— Les commerces ne cessent d’ouvrir et de fermer dans cette ville, fit-il remarquer. Et les débuts sont difficiles et coûtent cher. Où comptes-tu trouver l’argent ?
Luke hésita un instant.
— Je me suis dit que je pourrais vendre le terrain en bord de mer sur Beach Lane, celui que vous avez gardé pour moi.
— Hors de question, déclara Jeff d’un ton catégorique. Ce terrain vaut une fortune, et je l’ai conservé pour que tu puisses y construire ta maison, un de ces jours, pas pour que tu le vendes sur un coup de tête.
— Il ne s’agit pas d’un coup de tête, papa. Je cherchais un but et je l’ai enfin trouvé.
— Tu vas le regretter, si tu le vends. Trouve de l’argent ailleurs.
— Je ne veux pas commencer en croulant sous les emprunts, répondit Luke. Je t’en prie, papa, promets-moi au moins d’y réfléchir… Tu as toujours dit que ce terrain était à moi. Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas en disposer.
— D’abord, explique-moi comment tu comptes affronter la baisse d’activité pendant l’hiver. Y as-tu seulement réfléchi ?
— Evidemment. J’en ai même discuté avec Laila, et elle reconnaît que mon plan paraît solide.
Jeff se redressa brusquement.
— Tu as parlé de ça avec ta belle-sœur ? demanda-t-il.
Luke ne put retenir une grimace de culpabilité.
— Oui. J’avais besoin de ses compétences pour les aspects financiers. Je ne pouvais pas venir t’en parler sans avoir un plan digne de ce nom.
Jeff parut accepter la logique du propos, sans pour autant dissimuler son agacement.
— J’en déduis donc que Matthew est également au courant ?
— Et oncle Mick et Connor, reconnut Luke à contrecœur. Je suis désolé, papa… Je n’avais pas l’intention de les mettre au courant avant de t’en avoir parlé, mais tu sais comment ça se passe, dans cette ville. Oncle Mick a de grands yeux et des oreilles plus grandes encore. Il nous a vus, Matthew et moi, sur Shore Road, l’autre soir, puis il a invité Connor, Megan et Heather à venir dîner avec nous. La minute suivante, tout le monde était là à me donner son avis. Je leur ai fait promettre de garder le secret jusqu’à ce que j’aie pu t’en parler.
Jeff essaya de dissimuler sa contrariété.
— Et Mick est d’accord ? demanda-t-il.
Luke hocha la tête.
— Oui, mais son avis m’importe moins que le tien. Il se trouvait juste là et pas toi. Maintenant, c’est à toi que je parle.
— Mais tu as déjà pris ta décision, n’est-ce pas ? Hormis la question du terrain, il ne s’agit que d’une simple visite de courtoisie.
Jeff s’en voulait de ne pas être capable de mieux réprimer son amertume. Aussi loin qu’il s’en souvienne, cette rivalité entre lui et son frère Mick avait toujours existé, une rivalité sans fin malgré les efforts de leur mère pour qu’ils fassent la paix. Il ne devrait pas en être ainsi entre frères — et Dieu merci, il avait réussi à éviter cela à ses fils — mais Thomas, Mick et lui se chamaillaient sur tout et n’importe quoi, même sur la couleur du ciel.
— Ce n’est pas ça, papa, protesta Luke. Ma décision est prise depuis quelques semaines maintenant, depuis notre voyage en Irlande, en fait. Je voulais juste tout préparer avant de vous mettre au courant. Je n’ai jamais voulu te blesser ou suggérer que ton opinion ne comptait pas pour moi. Tu sais bien que je te respecte, non ?
Jeff se fit fort d’oublier ses griefs, qui n’avaient rien à voir avec Luke.
— Bien sûr, mon fils. Je le sais. Et, bien que j’aie quelques inquiétudes, je t’aiderai du mieux que je pourrai. Mais je veux quand même que tu réfléchisses bien avant de vendre ce terrain.
— Je te promets de chercher un autre moyen, promit Luke avant de lui adresser un regard rusé. Ton soutien irait-il jusqu’à me faire un prix sur la location du local sur Shore Road ? Après tout, cet emplacement est vide depuis des mois. Il vaudrait donc mieux avoir un locataire sûr, avec un petit loyer, plutôt qu’un local vide, quand la saison estivale commencera.
— Avec un pareil sens du commerce, je te prédis une belle réussite, mon fils, soupira Jeff. Je vais étudier la question et je te ferai part de ma décision.
— Merci, papa.
Luke ne cacha pas son soulagement.
— Et tu ne m’en veux pas trop ? demanda-t-il après une hésitation.
— Bien sûr que non, protesta Jeff, ennuyé que son fils ait besoin de le demander. Je serai toujours de ton côté, Luke.
Il marqua à son tour une hésitation.
— Et qui va cuisiner, dans ton pub ? La dernière fois que j’ai pu le vérifier, tes talents culinaires se résumaient à transformer des œufs en charbon.
— J’ai appris quelques recettes irlandaises, pendant mon séjour à Dublin. Et je compte sur grand-mère pour me coacher sur le reste. Les clients ne mourront pas de faim.
— Tu comptes prendre des leçons de cuisine avec ma mère ?
— En fait, je ne lui en ai pas encore parlé, reconnut Luke. J’espère trouver quelques minutes, dimanche, pour lui en toucher un mot.
— Elle va être ravie, assura Jeff, sachant que sa mère espérait que quelqu’un, dans la famille, se déciderait enfin à apprendre à préparer les plats traditionnels. Cette lubie qui l’avait prise d’exiger que ce soit ses petits-enfants qui se chargent des repas du dimanche a tristement tourné court. Kevin a été le seul à préparer quelque chose de mangeable. Dieu merci, maman a capitulé avant que nous soyons tous morts d’intoxication alimentaire.
Luke ne put retenir un sourire.
— Espérons que sa réputation d’excellente cuisinière l’emportera. Après tout, personne n’a jamais eu l’occasion de goûter un plat préparé par un autre O’Brien.
Jeff acquiesça en riant. Après le départ de Luke, il formula mentalement une petite prière pour le succès de son entreprise. Il savait que Luke n’avait pas eu la partie facile, en sa qualité de cadet, dans cette famille de surdoués. Aujourd’hui, il semblait avoir enfin trouvé une activité dans laquelle s’investir. Jeff ne souhaitait plus qu’une seule chose : qu’il trouve enfin le bonheur que son frère, sa sœur et ses cousins connaissaient, tant dans leur vie personnelle que professionnelle.
Et, pour tout avouer, l’idée d’avoir un endroit, à proximité, où boire une petite Guinness de temps en temps en rêvant à l’Irlande lui plaisait assez. Il en avait eu un petit avant-goût avec la famille, durant leur voyage, et se sentait tout à fait prêt à renouveler l’expérience.