11

Le téléphone arabe fonctionnait étonnamment bien chez les O’Brien, même par une journée calme. Une fois Mick au courant, tout allait très vite, autant que Moira put en juger.

Moins d’une heure après le départ de Megan, Mick faisait son apparition dans le pub, suivi de près par Shanna et Kevin, eux-mêmes talonnés par Heather et Connor. Megan fermait la marche, l’air penaud.

— Quand Mick est revenu de Baltimore avec Dillon et Nell, j’ai mentionné les photos de Davy et de Mick Junior que tu avais prises, expliqua-t-elle en s’excusant. Naturellement, mon mari s’est aussitôt empressé d’en informer leurs parents respectifs. Moira, ça t’ennuierait de leur montrer les photos ?

Moira ne put s’empêcher de rire, même si elle était un peu gênée par toute cette histoire. Néanmoins, si Megan ne se trompait pas sur son potentiel, elle ferait aussi bien de s’y habituer, et de se réjouir que les premières critiques sur le sol américain soient aussi amicales.

Après avoir rallumé l’ordinateur, elle ouvrit les fichiers et céda sa place devant l’écran au petit groupe.

Pendant qu’ils regardaient les photos, elle préféra se tenir à l’écart.

— J’accrocherai celle-ci sur le mur de la boutique, annonça Heather en montrant une photo du petit Mick. Trace a toutes sortes de logiciels pour agrandir les clichés. Vous pourriez me donner un tirage ? demanda-t-elle en se tournant vers Moira. J’adore cette photo ! C’est la plus belle que j’aie jamais vue de notre fils.

— Et celle de Davy est incroyable ! déclara Shanna. On dirait qu’il est sur le point de sauter hors du cadre. J’aimerais vous embaucher, Moira, pour venir photographier Davy, Henry et le bébé à la maison. Je vous payerai, bien sûr. Je ne veux rien de trop léché : seulement des clichés sur le vif comme ceux-ci.

— Je serai ravie de le faire gratuitement. D’ailleurs, j’ai besoin de plus de photos pour mon book, d’après Megan. Vous me rendez donc service.

Elle vit cette dernière lever les yeux au ciel.

— Jeune femme, ne bradez jamais votre travail, lui dit-elle.

— Je ne le fais que pour les gens qui ont été gentils avec moi. Mais si des voisins me demandent la même chose, ce sera différent.

— Eh bien, je constate que, question entêtement, vous n’avez rien à envier aux O’Brien. Aussi, je n’insisterai pas.

Shanna s’illumina en voyant l’affaire conclue.

— Demain après-midi, ça vous conviendrait ? demanda-t-elle. C’est l’anniversaire de Henry et j’ai organisé une petite fête. Il n’avait guère l’habitude de telles choses quand il est venu vivre avec nous. C’est pourquoi, l’année dernière, je n’avais prévu qu’une petite réunion de famille. Mais cette année j’ai sorti le grand jeu. En plus de la famille, j’ai également invité tous ses copains d’école. J’ai même pris mon samedi pour tenter de donner un semblant d’organisation au chaos prévisible.

— Je pourrais m’éclipser, vu que tu prends les choses en main ? demanda Kevin, tout sourire.

— Jamais de la vie, répondit Shanna d’un ton ferme. Tu pourras profiter de ta matinée, mais à partir de midi je te veux à ma disposition. Et si la perspective de deux douzaines de gamins réunis t’effraie, Connor pourra toujours venir te protéger.

— Il y aura du gâteau ? demanda aussitôt Connor, les yeux brillants. S’il y a un gâteau, compte sur moi. C’est grand-mère qui va le préparer ?

Shanna secoua la tête.

— Non, j’ai demandé à Gail, à l’auberge, dit-elle. Il y aura beaucoup trop de monde. Ta grand-mère n’aurait jamais pu préparer un gâteau assez grand. J’espère qu’elle comprendra.

— N’y compte pas ! lança Connor d’un ton lugubre, avant de sourire. Mais les gâteaux de Gail sont vraiment bons. Je viendrai donc vous donner un coup de main.

Heather rit devant la réaction de son mari.

— Tu n’es vraiment qu’un gamin, dit-elle. Personne ne t’a donc organisé de fêtes d’anniversaire, quand tu avais l’âge de Henry ?

— Bien sûr que si, s’empressa de dire Megan avant de froncer les sourcils. Du moins, avant mon départ. Mais je ne peux imaginer que Nell n’ait pas perpétué la tradition, pendant mon absence.

— Ne t’inquiète pas, maman, dit Connor en la regardant d’un air impassible. Il y a longtemps que je ne pense plus à ce qui a changé après ton départ. Tu es ici, maintenant, et c’est ce qui compte. Et j’ai eu mon lot de fêtes d’anniversaire, même quand je faisais des bêtises et que grand-mère menaçait de les annuler.

— Peut-être, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à tout ce que j’ai raté, particulièrement avec toi et Jess, fit mélancoliquement remarquer Megan. Vous étiez les deux plus jeunes. C’est moi qui aurais dû organiser des fêtes magiques à chacun de vos anniversaires.

Connor passa un bras autour de ses épaules.

— Voilà ce que je te propose pour te faire pardonner… Chaque année, tu te chargeras d’organiser la fête de Mick Junior et de t’occuper de tous les enfants, pendant que Heather et moi nous éclipserons et fêterons de notre côté l’anniversaire de notre fiston.

— Pas question, protesta Heather. Notre garçon ne fêtera pas son anniversaire sans son papa et sa maman.

— Très bien, concéda Connor, fataliste. C’était juste une suggestion. Je n’arrive jamais à trouver d’excuses pour t’avoir à moi tout seul.

Moira assista à cet échange, complètement ébahie. La dynamique qui animait cette famille ne cessait de l’étonner. Ils se chamaillaient et bataillaient. Et cela tout en restant liés par un amour indéfectible. Elle ne parvenait pas à comprendre comment ils réussissaient une telle prouesse, quand elle et sa mère avaient du mal à se montrer polies l’une envers l’autre, tout comme sa mère envers son propre père.

Les O’Brien se disputaient encore quand ils prirent congé après avoir obtenu son accord pour couvrir la fête du lendemain. Moira se tourna vers Luke.

— Comment font-ils ? demanda-t-elle.

— De quoi est-ce que tu parles ?

A sa réaction, elle comprit que, pour lui, cela n’avait rien d’étonnant, ce qui la sidéra d’autant plus.

— Pour garder cet équilibre : d’un côté, ils expriment ouvertement leurs opinions, de l’autre, ils se disputent sans pour autant blesser personne.

— Oh ! crois-moi, certains sont blessés de temps en temps…, rectifia Luke. Parfois, les paroles touchent leur cible et laissent des traces.

— Des cicatrices, peut-être, mais pas de véritables fossés. Dans ma famille, on peut rester des semaines sans se parler. Parfois même plus longtemps.

— C’est grâce à grand-mère. Elle ne permet pas que les blessures s’enveniment. Malgré sa petite taille, elle possède un sacré pouvoir pour forcer chacun de nous à faire un effort, et elle n’hésite pas à intervenir si elle l’estime nécessaire. Je ne sais pas ce que nous deviendrons sans elle, ajouta-t-il d’un air triste.

Moira l’observa, consternée.

— Tu as dit ça d’une voix bizarre, fit-elle remarquer. Elle n’est pas malade, au moins ? Mon grand-père ne m’a rien dit à ce sujet.

Luke hésita un peu trop longtemps avant de répondre.

— Elle a plus de quatre-vingts ans. A cet âge-là, tout peut arriver, répondit-il d’un ton trop évasif pour être vraiment rassurant. J’essaye de garder un œil sur elle, ainsi que ma mère, mais grand-mère s’énerve quand elle se sent surveillée.

— Alors, arrête. Si Nell a besoin de ton aide, elle me semble du genre à la demander. Jusque-là, traite-la avec tout le respect qu’elle mérite.

— S’inquiéter n’est pas manquer de respect, protesta Luke.

— Si, si ça l’amène à se considérer sous un jour nouveau, comme un être vulnérable et plus comme la femme pleine de vitalité qu’elle a toujours été.

Luke hocha la tête, pensif.

— Je comprends ce que tu veux dire. Je me rappelle maintenant sa réaction quand certains ont commencé à sous-entendre qu’elle ne devrait plus se charger des déjeuners du dimanche. Comme elle a l’air d’aller beaucoup mieux depuis votre arrivée, je vais suivre ton conseil. De toute façon, ma mère est beaucoup plus subtile que moi dans ce domaine. Elle alertera les troupes si elle le juge nécessaire.

Moira passa les bras autour de son cou.

— Tu peux veiller sur moi, à la place, suggéra-t-elle. D’après l’horloge, je dirais que rien ne s’oppose à ce que nous rentrions à la maison maintenant.

— Chez moi ? demanda-t-il, un grand sourire aux lèvres.

— C’est plus près et bien moins peuplé. Un peu d’intimité serait la bienvenue.

— Tu es un génie. Attrape ta veste et allons-y.

— Une veste ne s’impose que si tu ne te sens pas capable de me tenir chaud.

— Je ferai de mon mieux.

Il éclata de rire.

— Tu m’attribueras une note plus tard.

— J’envisage déjà un A + , plaisanta-t-elle.

Plus exactement, elle l’espérait.

*  *  *

Après avoir passé la journée à se promener autour du port de Baltimore, Nell rêvait d’une soirée tranquille à la maison avec Dillon. Le message de Moira l’informant qu’elle passerait la nuit chez Luke ne pouvait mieux tomber.

— C’est formidable, reconnut Dillon alors qu’ils finissaient de manger. Juste toi et moi pour dîner à la maison. Nous aurions pu passer de nombreuses années ainsi, Nell. Je ne regrette pas ma vie, mais je regrette de ne pas avoir connu ça.

— Nous ne pouvons pas revenir sur le passé, Dillon, grommela Nell. Félicitons-nous plutôt de cette seconde chance qui nous est offerte. Mieux vaut nous réjouir des bienfaits et oublier les regrets. C’est, d’après moi, la marque d’une vie bien faite.

— Tu as toujours vu les verres à moitié pleins, n’est-ce pas ? Ton optimisme est l’une des choses que j’admire le plus chez toi.

Elle lui sourit.

— Si j’avais besoin de tes compliments, j’exigerais que tu en fasses quelques-uns de plus, plaisanta-t-elle. Mais je me contenterai de celui-ci pour l’instant. Voudrais-tu un verre de vin ou une tasse de thé ? Il ne fait pas froid. Nous pourrions nous installer sous le porche et admirer le coucher de soleil.

— Rien à boire, merci. Juste toi et cette magnifique vue sur la baie. Mais plutôt que sous le porche, pourquoi ne pas s’installer dans les fauteuils sur la pelouse ? Il y a longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de regarder le ciel et de voir autant d’étoiles.

— Dieu merci, nous n’avons pas toutes ces lumières de la ville.

Ils sortirent de la maison.

— Parfois, je me réveille à l’aube et je sors pour admirer le ciel. On dirait un champ de diamants. Reconnaître une constellation, ici ou là, me rappelle ces nuits où nous nous allongions sur une couverture, dans le pré, derrière la maison de mon grand-père, à la campagne.

Dillon rit doucement.

— Ce n’est pas ce dont je me souviens de ces nuits, dit-il. Je me rappelle surtout que, de temps en temps, tu m’autorisais à te voler un baiser, d’autant plus doux que nous risquions de nous faire surprendre.

Nell sourit à ce souvenir et prit sa main dans la sienne.

— Personne n’est là, ce soir, pour nous surprendre si tu voulais faire la même chose.

— Comment refuser une telle invitation ? demanda-t-il en l’attirant dans ses bras.

La douceur de ses lèvres sur les siennes avait le goût de la nostalgie.

Nell commençait juste à s’abandonner à ce bonheur retrouvé quand une voix résonna dans le silence de la nuit.

— Que se passe-t-il ici ? demanda Mick, en colère.

Quand Nell fit mine de s’écarter, Dillon la retint et se tourna vers Mick.

— A votre avis ? Un homme discret n’aurait pas besoin de poser la question, ni de mettre sa mère dans l’embarras.

Nell eut du mal à retenir un sourire devant le visage dépité de son fils, qui ressemblait à un gamin venant de se faire réprimander devant tout le monde.

— C’est mon devoir de veiller sur ma mère, répliqua-t-il, raide comme la justice.

— Et c’est bien de votre part. Mais votre mère n’a pas besoin d’être protégée de moi.

Nell décida que le moment était venu pour elle d’intervenir.

— Ça suffit, vous deux, dit-elle. Mick, si j’ai envie d’embrasser quelqu’un, ça me regarde. Je ne suis pas une adolescente irresponsable ou une enfant. Je suis ta mère. Alors, s’il te plaît, accorde-moi un peu de liberté.

— Je ne cherche pas à te voler ta liberté, protesta Mick, consterné. Ni à te mettre dans l’embarras.

— Alors, qu’es-tu venu faire ?

Comme il ne répondait rien, elle lui jeta un regard amusé.

— Vu que tu gardes le silence, je vais répondre à ta place. Tu es venu voir si j’allais bien.

— Pas du tout, déclara-t-il avant de pousser un soupir. Du moins, je ne voulais pas donner cette impression. J’ai simplement pris l’habitude de m’arrêter en passant.

— Alors, je fais partie de ta routine quotidienne ? J’ai remarqué que, tous les jours, tu faisais le tour de chaque maison et magasin de la famille.

Nell s’écarta de Dillon et posa la main sur la joue de son fils.

— J’aime la façon dont tu veilles sur moi et sur toute la famille, Mick. Mais tout comme tu l’as fait avec tes enfants, tu dois me laisser partir.

Ses paroles parurent l’inquiéter.

— Partir ? Que veux-tu dire ? Tu comptes repartir en Irlande, finalement ?

— Non, j’ai seulement l’intention de vivre ce qui me reste de vie de la façon qui me plaît. Même si ton opinion compte beaucoup pour moi, ce n’est pas le plus important.

Mick parut étrangement déconcerté par sa réponse sans appel, mais hocha lentement la tête.

— Je comprends, dit-il. Dans ce cas, je crois que je vais rentrer.

— A moins que tu n’aies envie de passer un moment avec nous, proposa Dillon en signe de paix. Nous pouvons apporter une autre chaise.

— Et tenir la chandelle ? Non, merci, répondit Mick en faisant mine de s’ébrouer. Mais merci de le proposer. Je vous verrai tous les deux demain. Si ça te tente, Dillon, Kevin a proposé une promenade en mer, sur le bateau de la Fondation, pour une visite plus approfondie de la baie.

— Ça me plairait beaucoup. Sauf si tu as l’intention de me jeter par-dessus bord.

Mick éclata de rire.

— Aucune chance, surtout devant maman et mon fils.

— Alors, nous nous retrouverons à l’aube, répondit Dillon, plein d’enthousiasme. Si ça ne te dérange pas, je demanderai à Moira de nous accompagner.

— Aucun problème. Mais comme elle a accepté de prendre des photos de l’anniversaire de Henry, elle sera peut-être occupée. Cela étant, comme Kevin voudra être de retour à temps pour la fête, j’imagine que rien ne l’empêche de venir. A elle de décider.

— Nous verrons bien.

Nell regarda son fils partir et secoua la tête.

— Pendant quelques minutes, j’ai eu l’impression d’être redevenue une adolescente, dit-elle.

— Il se comportait vraiment comme un père très protecteur, reconnut Dillon avant de plonger son regard dans le sien. Bon, où en étions-nous ?

Nell se rapprocha de lui.

— Ici, je crois.

— C’est ça, dit Dillon avant de s’emparer de ses lèvres.

*  *  *

Moira était appuyée à la rambarde du bateau de Thomas, réquisitionné par Kevin pour la journée. Ce dernier l’avait acquis, à l’origine, dans l’intention d’en faire un charter pour la pêche en mer, avant de le céder à la fondation de son oncle. Ce qui n’avait pas dû se faire sans quelques frictions avec Mick, songea Moira. Le connaissant, il avait probablement considéré qu’en épousant la cause de son oncle son fils passait à l’ennemi.

Pourtant, aujourd’hui, Mick se trouvait près de son fils, ce qui signifiait que ce désaccord familial était résolu. Un nouvel exemple d’harmonie familiale à méditer.

Dillon vint la rejoindre.

— Tu as de belles couleurs, ce matin, dit-il. Et tes yeux brillent. Dois-je en conclure que tout va bien entre toi et Luke ?

Moira ne put retenir un sourire devant cette entrée en matière très diplomatique.

— Très bien, en fait. J’imagine que tu ne tiens pas particulièrement à connaître les détails, ajouta-t-elle, taquine.

— Non, merci, reconnut-il en riant. Ça ne me regarde pas.

A son tour, Moira l’observa avec attention.

— Tu me parais toi aussi particulièrement joyeux et content de toi. Dois-je en conclure que tout va pour le mieux entre toi et Nell ?

— Tu peux. En fait, je voulais te parler à ce sujet.

Moira se raidit. Allait-il lui annoncer leur intention de se marier ? La nouvelle ne l’aurait pas surprise, mais quelles seraient les conséquences pour leur séjour ?

— A quel sujet ? demanda-t-elle d’une voix prudente.

— Nell m’a demandé de prolonger mon séjour et j’ai accepté. Mes affaires sont entre de bonnes mains et je n’ai donc aucune raison de rentrer précipitamment en Irlande. Je peux facilement modifier la date de mon retour. Alors, ma décision est prise.

— Je vois…, dit-elle, ne sachant trop quoi penser de cette nouvelle.

Elle regagnerait donc Dublin toute seule.

Dillon glissa un doigt sous son menton et releva son visage.

— N’aie pas l’air aussi consterné. Tu pourras continuer à habiter chez moi à Dublin, si tu veux. Ça ne change rien. A moins que tu n’envisages de rester ici, toi aussi ?

Bien que tentée par cette idée, Moira secoua la tête.

— Non, sauf si Luke me le propose, affirma-t-elle. Je suis venue en visite. C’est comme cela qu’il l’interprète.

— Ça m’étonnerait qu’il voie un inconvénient à ce que tu prolonges ton séjour.

— Peut-être, mais il ne me l’a pas proposé comme Nell l’a fait avec toi. De plus, je dois penser à mon travail. Peter m’a pris quelques engagements pour des séances photos et je peux difficilement le laisser tomber. Ce ne serait certainement pas la meilleure façon de débuter dans le métier, n’est-ce pas ?

— J’imagine que non.

D’une certaine façon, son approbation la déçut. Une partie d’elle-même souhaitait rester — aucun doute à ce sujet. Ce qui la faisait vraiment hésiter n’avait rien à voir avec le travail, mais plutôt avec la réaction potentielle de Luke. Le plus amusant était que le travail lui fournissait également une excuse pour rester, grâce à l’intervention de Megan. Non, le vrai problème venait de Luke.

Heureusement, son grand-père n’insista pas.

— L’offre tient toujours, si tu changes d’avis, dit-il. Nell est tout à fait d’accord pour t’héberger aussi longtemps que tu voudras. Nous en avons déjà parlé.

Moira sourit.

— Ne seriez-vous pas en train de jouer les entremetteurs, tous les deux ? demanda-t-elle.

— Absolument pas. Il ne s’agit que d’une simple invitation, affirma Dillon, l’innocence personnifiée.

— Ben voyons ! s’exclama Moira en éclatant de rire.

— Je veux juste ton bonheur, ma chérie. C’est tout.

Il la quitta ensuite pour rejoindre Nell. Moira se remit à admirer le magnifique paysage qui l’entourait. Nul doute qu’elle pourrait facilement tomber amoureuse de cette région. Ce qui serait plutôt une bonne chose, vu qu’elle était déjà amoureuse d’un de ses résidents.

*  *  *

A l’anniversaire de Henry, Luke se tenait seul dans un coin, souriant devant la joie de son jeune cousin ravi de toute cette attention. Un an auparavant, Henry aurait été encore trop timide pour l’apprécier. Aujourd’hui, il faisait autant de bruit et de bêtises que les autres.

Mais le principal centre d’intérêt de Luke restait Moira. La regarder travailler était une révélation. Elle se faufilait au milieu des enfants, et son attitude était aussi insouciante que la leur. C’était extraordinaire à voir, surtout après leur première rencontre où, mal à l’aise, elle avait à peine desserré les dents. Pas étonnant que ses photos soient aussi bonnes. Elle se transformait au contact des gens, particulièrement des enfants, et Luke se dit pour la première fois qu’elle ferait une mère formidable.

Pour être honnête, il avait eu quelques doutes à ce sujet. Ses sautes d’humeur, si elles constituaient un défi intéressant pour lui, seraient sans aucun doute déconcertantes pour un enfant. Cette seule pensée avait suffi à l’arrêter chaque fois que l’envie lui était venue de resserrer leurs liens. Mais la voir ainsi le rassurait considérablement.

Cela dit, il ne se sentait pas prêt à s’engager plus avant avec elle. En tout cas, pas en direction d’un mariage, et encore moins d’une paternité. Avec l’inauguration du pub qui approchait à grands pas, ses nerfs étaient mis à rude épreuve. Chaque jour apportait son nouveau lot de problèmes et de détails à régler. Et, pour dire la vérité, il n’était même pas sûr de ne rien oublier. Il se contentait d’ajouter ce qui lui venait à l’esprit sur ses listes, et de barrer les tâches à mesure qu’elles étaient effectuées.

Il aurait probablement dû se trouver au pub, en ce moment même, mais il n’avait pu résister à l’envie d’assister à la fête. Comme Connor, il adorait les gâteaux et, pour être totalement honnête, il n’avait pas voulu rater cette chance d’observer Moira à l’œuvre.

Elle se dégagea en riant d’un groupe d’enfants et se dirigea vers lui. Le soleil jouait dans ses cheveux et son visage rayonnait de joie de vivre.

— Tu t’amuses bien ? demanda-t-il quand elle l’eut rejoint.

— Comme jamais, admit-elle. Je ne me suis encore jamais retrouvée au milieu d’un groupe d’enfants aussi turbulents. Et le plus beau est de voir Henry parmi eux. Il commençait à peine à sortir de sa coquille lorsque je l’ai connu, à Noël, mais depuis il s’est vraiment transformé.

— Tu aurais dû le voir à son arrivée ici, quand il est venu vivre avec Shanna. Il se fondait pratiquement dans le décor, conditionné qu’il était par ce qui se passait chez eux.

— J’ai entendu dire que son père — l’ex-mari de Shanna — était alcoolique. C’est exact ?

— Oui. Et il souffre de sérieux problèmes de santé, à cause de ça. Henry devait constamment marcher sur la pointe des pieds pour ne pas le déranger. Quand Shanna a divorcé, il s’est retrouvé avec une nourrice pour veiller sur lui. Ce sont ses grands-parents paternels qui ont fini par comprendre qu’il serait bien mieux avec sa mère, et qui ont pris les arrangements pour qu’elle et Kevin puissent l’adopter. Shanna veille à ce que Henry voie régulièrement son père et ses grands-parents, mais s’assure préalablement que son père est dans un bon jour, lors des visites de Henry. Pour l’instant, le système a l’air de bien fonctionner. Le jour où il est arrivé ici, ajouta-t-il en souriant, ils pensaient vraiment que le gentil et studieux Henry aurait une bonne influence sur Davy, mais en fait c’est tout le contraire qui s’est produit. Davy a aidé Henry à sortir de sa coquille et à vivre son enfance. Ce nouveau bébé dans la maison va sûrement entraîner des changements.

Moira observa la partie de football qui venait de s’engager sur la pelouse.

— C’est merveilleux à regarder, tu ne trouves pas ?

— Si, en effet. Tu es satisfaite des photos que tu as prises ?

— Je ne le saurai que lorsque je les visionnerai, tout à l’heure.

Elle haussa les épaules.

— Il devrait y en avoir une ou deux bonnes.

— Mais tu en as pris des centaines, non ? demanda-t-il, étonné.

— Au moins, reconnut-elle. Mais les bonnes sont rares.

— Tu penses déjà comme une professionnelle. Megan serait sûrement impressionnée.

Elle prit une profonde inspiration, comme si elle était sur le point de se lancer dans une bataille.

— Je crois que je dois y retourner, dit-elle.

— Prends au moins le temps de déguster un morceau de gâteau. Je vais t’en servir une part. C’est le chef de Jess qui l’a fait, et il est délicieux, même si grand-mère n’a pas cessé de grommeler tout l’après-midi, sous prétexte qu’on l’a dispensée de cette corvée.

— Garde-m’en une part, dit-elle. Je la mangerai plus tard. Je ne voudrais pas rater quelques bons clichés. Tu vas rester jusqu’à la fin ?

Il secoua la tête.

— Non, je m’apprête à repartir travailler. Viens me retrouver quand tu auras fini.

— Promis, répondit-elle en l’embrassant rapidement sur la joue.

Elle faisait déjà demi-tour quand Luke l’attrapa par la main.

— Pas si vite, dit-il.

Baissant la tête, il s’empara de ses lèvres et l’embrassa avec fougue. Il ne la relâcha que lorsqu’il la sentit à bout de souffle et que son propre pouls commença à s’emballer.

Alors, il recula et sourit.

— Voilà ce que j’appelle un baiser, déclara-t-il, satisfait.

— En effet, reconnut-elle, les yeux brillants. Maintenant, je vais compter les minutes jusqu’à ce soir.

« Pas autant que moi », songea Luke.