Au matin, Lucas se réveilla péniblement avec une sensation d’angoisse. Il lui fallut une bonne minute pour se souvenir des événements de la veille. Dès qu’ils lui revinrent à la mémoire, il tira instinctivement les couvertures sur sa tête en gémissant, comme quand il était gamin et refusait d’aller à l’école.
Bien sûr, il n’envisageait pas de faire l’autruche éternellement, mais juste de s’accorder un répit de quelques minutes, avant d’affronter ce qui s’annonçait comme une des pires journées de sa vie.
Cependant, il ne résista pas plus de deux minutes. Il avait bien trop de choses à faire pour perdre une seconde. Et, plus important encore, il devait prendre soin de Kara. Mais, quand il tendit la main en travers du lit, s’attendant à toucher le corps chaud et assoupi de sa compagne, il ne trouva que le vide.
Bondissant hors du lit et sans se soucier d’enfiler un T-shirt, il se rua dans le couloir en l’appelant. Est-ce qu’elle avait eu un malaise au cours de la nuit ? Ses nausées l’avaient-elles obligée à foncer aux toilettes ? Dans ce cas, elle avait pu glisser, tomber et…
Bien sûr, il s’alarmait un peu rapidement, mais tant pis ! Il devait à tout prix trouver Kara pour s’assurer qu’elle allait bien. Parce que hier il s’était conduit comme un goujat. Vous parlez d’une manière d’être aux petits soins pour elle ! Il l’avait presque forcée à s’agenouiller dans la douche. Est-ce qu’un ami sincère se conduisait ainsi ? Ou même un amant attentionné ? Maintenant, elle devait être…
… blottie sous une couverture sur le canapé, le journal sur les genoux.
Il se figea sur le seuil du salon, soulagé. Mais la colère prit aussitôt le dessus. Kara l’avait entendu crier, non ? Alors à quoi rimait d’ignorer ses appels ? D’autant plus qu’au son de sa voix elle avait dû sentir qu’il était mort d’inquiétude !
Il contourna le canapé, avec la ferme intention de lui demander des comptes, quand il s’aperçut qu’elle dormait à poings fermés et que le journal lui avait échappé des mains. Saisi par une vague de panique — les vieilles habitudes ayant la peau dure —, il l’observa attentivement pour vérifier si elle respirait. Dieu soit loué ! Sa poitrine se soulevait paisiblement et à un rythme régulier.
Il avait dû perdre cinq ans d’espérance de vie en deux jours, peut-être même dix, songea-t-il sombrement en se dirigeant vers la cuisine pour faire du café. Mais il fut arrêté dans son élan en découvrant que Kara en avait déjà préparé une cafetière à son intention. A en juger par l’odeur, le café était tout frais — comme si elle avait deviné l’heure de son réveil.
Le fait qu’elle le connaisse suffisamment pour anticiper ses désirs n’aurait pas dû le réjouir autant, et pourtant… il se sentait heureux comme un roi. D’autant plus qu’elle avait disposé sur le comptoir une salade de fruits frais à côté d’une pile de ses petits pains favoris à la myrtille.
Ce qui l’amena à se demander combien de temps elle était restée debout, avant de se laisser gagner par le sommeil.
Après s’être versé une tasse de café, il prit un petit pain aux myrtilles et s’installa à la table de la cuisine, devant son ordinateur portable et son téléphone. Ce matin, il avait du pain sur la planche. En priorité, il allait appeler l’hôpital pour prendre des nouvelles de sa sœur, et ensuite, s’employer à lui trouver un avocat. Pourquoi ne pas s’adresser à Simon, le mari d’Amanda ? Avec ses relations dans tous les milieux d’Atlanta, il pourrait certainement lui indiquer un bon défenseur pour Lisa.
Alors que, sans tenir compte de l’heure matinale, il s’emparait de son téléphone, son regard tomba sur un bloc-notes posé à côté de son ordinateur. Il reconnut l’écriture de Kara.
« 6 h 15. Lisa a survécu à la nuit. Elle est toujours sous sédatif, mais Aaron prévoit d’alléger son traitement et de la réveiller autour de 14 heures. Deux des enfants sont toujours dans un état critique. La mère et le troisième gamin sont stables. »
Il fixa le papier, interloqué. Kara avait dû tirer de sacrées ficelles pour obtenir ces renseignements, vu les règles de confidentialité très strictes imposées par les autorités médicales.
Puis il y avait les noms et les numéros de téléphone de trois avocats, avec un astérisque près du premier nom.
Ensuite Kara lui rappelait de manger et l’informait qu’elle avait fait livrer des petits pains.
Pendant de longues secondes, il fixa la feuille sans réagir, envahi par une émotion étrange, si peu familière qu’il avait du mal à la nommer. Tout ce qu’il savait, c’était que, pour la première fois de sa vie d’adulte, quelqu’un prenait soin de lui au lieu que ce soit l’inverse. Une sensation étrange. Agréable aussi, bien sûr. Mais étrange tout de même.
Si seulement Kara consentait à ce qu’il lui rende la pareille ! Ce n’était pas faute de lui avoir proposé, mais pour elle, il était inconcevable de demander de l’aide. Au point que cela faisait des années qu’il avait baissé les bras. C’était tout de même dur à avaler. Après tout, n’était-elle pas l’être qui lui était le plus proche ? C’était tout naturel de chercher à lui faciliter la vie au maximum, non ?
Dépité, il retourna son attention sur le bloc-notes. En revanche, Kara n’avait aucun scrupule à lui faciliter la tâche. Evidemment, si elle avait autant de mal à faire appel aux autres, c’était parce que durant la plus grande partie de son existence elle n’avait pu compter que sur elle-même. Il ne pouvait tout à fait lui en vouloir. Lui-même n’était-il pas obsédé par son désir de tout maîtriser ? Mais avec sa mère et ses sœurs, il était plus prudent de ne pas perdre le contrôle.
Il entama son second petit pain, juste après avoir téléphoné à Jack pour lui demander d’assumer son tour de garde à la clinique. C’est alors que Kara, les yeux mi-clos, fit son apparition dans la cuisine en titubant.
— Pas un mot, marmonna-t-elle avec une grimace en tâtonnant jusqu’à la cuisinière pour empoigner la bouilloire et aller la remplir au robinet.
— Il reste du café, je n’en ai bu que deux tasses.
— Pas de café, du thé, grommela-t-elle en secouant la tête, avant d’allumer le gaz.
Elle se laissa tomber sur la chaise à côté de lui et croisa les bras sur la table pour y reposer sa tête.
— On dirait que tu as dormi comme un loir ? lança-t-il, ironique.
La réponse de Kara se limita à secouer la main pour l’envoyer promener.
Il ne put s’empêcher de sourire, ravi de retrouver la Kara qu’il aimait, et non plus la pâle créature chétive et maladive de la veille. Mais quand elle releva enfin la tête, il constata que ses yeux étaient aussi creusés, sinon davantage, qu’hier soir.
— Je veux que tu viennes à la clinique faire un check-up, laissa-t-il échapper malgré lui.
Tant pis ! Maintenant qu’il l’avait dit, il était prêt à subir les foudres de Kara — si toutefois elle avait assez d’énergie pour se mettre en colère, ce dont il doutait.
— Pour ta tranquillité d’esprit, précisa-t-il.
— Je suis parfaitement sereine.
— Très bien, alors pour ma tranquillité d’esprit, insista-t-il en rivant son regard dans le sien.
Pas question de baisser les yeux, même si elle lui en voulait !
Et, visiblement, elle lui en voulait. Tant pis ! Il n’en tiendrait pas compte.
— J’ai déjà un médecin qui s’occupe très bien de moi, objecta-t-elle.
— Est-ce que ta gynéco a l’expérience des femmes enceintes atteintes de la dengue hémorragique ? Non. En revanche, Amanda et Jack connaissent à fond la question.
— Ecoute, je n’ai pas besoin que tu t’en mêles. Je suis adulte et, par-dessus le marché, médecin. Je sais ce qu’il faut faire.
Sa mine renfrognée prouvait qu’elle était furieuse et qu’il s’aventurait sur un terrain glissant, mais il n’allait pas abandonner le sujet pour autant !
— D’accord, Kara. Seulement, reconnais que tu n’es pas très vaillante.
— Je n’ai jamais prétendu le contraire. Mais je suis très bien soignée, alors laisse tomber, veux-tu ?
— Désolé, mais n’y compte pas.
— Pardon ? répliqua-t-elle, les sourcils froncés.
Frustré, il passa la main sur son visage tout en cherchant une réponse adroite. Mais, comme rien de brillant ne lui venait à l’esprit, il se résigna à lui dire la vérité — du moins telle qu’il la voyait —, agrémentée du discours qu’il avait préparé la veille, pour leur petit déjeuner en tête à tête.
— Ecoute, je sais que je n’ai aucun droit de te dicter ta conduite. C’est vrai, je t’assure, précisa-t-il devant son air dubitatif. Passons sur l’évolution inattendue de nos rapports, mais nous sommes amis depuis des lustres. Ça devrait compter un peu, tout de même.
— Un peu ?
Son air offusqué lui donna l’impression d’être le dernier des salauds. Comme il ne voulait surtout pas la blesser, il se reprit aussitôt :
— Beaucoup, je veux dire. C’est pourquoi je m’inquiète pour toi. Je tiens à m’assurer que tu vas bien, ainsi que le bébé. Mes collègues sont familiers de la dengue hémorragique. D’ailleurs, je viens d’avoir une longue conversation avec Jack et…
Il s’interrompit net. Etait-ce lui qui ânonnait ainsi comme un débile, incapable d’aligner deux phrases cohérentes ? Dire qu’il était sorti de la fac de médecine d’Harvard avec mention « Très bien » ! Il aurait dû tout de même être capable de s’expliquer clairement avec sa meilleure amie, non ?
Kara dut avoir pitié de lui, car elle mit fin à son discours décousu en posant la main sur son bras, et souffla :
— Merci.
— De te soucier autant de moi. Cela me fait chaud au cœur, vraiment. Mais inutile de te ronger les sangs à mon sujet.
— Tu es mon amie la plus proche et tu portes mon enfant. C’est normal que je m’inquiète.
— Tu as déjà rencontré Julian Banks. Alors tu sais que jamais il n’aurait permis qu’il m’arrive malheur. Dès que j’ai contracté cette saleté, il m’a soignée, m’a harcelée, m’a obligée à m’hydrater et à me reposer le plus possible. Non seulement, il m’a ponctionné assez de sang pour abreuver une famille de vampires, mais il m’en a transfusé des litres pour remplacer celui que j’avais perdu ainsi que celui qu’il m’avait tiré, plus une ration supplémentaire pour faire bon poids.
Lucas acquiesça, soulagé par ce qu’il venait d’apprendre, même si une part plus sombre de son âme se hérissait d’entendre Kara parler de son collègue avec autant d’affection. Bien sûr, il aurait dû être aux anges que son collaborateur en Afrique se soit occupé d’elle avec un tel dévouement — et d’ailleurs, il l’était, sincèrement —, mais en même temps, il aurait voulu être à sa place. Que ce soit vers lui que Kara ait pu se tourner. Lui qui ait trouvé le moyen de la guérir.
Mais enfin quelle importance que ce soit Pierre ou Jacques qui ait soigné Kara, et pendant combien de temps ? Tout ce qui comptait, c’était qu’elle ait pu être sauvée. Mais, bizarrement, ce pincement de jalousie ne voulait pas le lâcher. Réaction d’autant plus absurde que c’était lui qui avait choisi d’abandonner les missions en Afrique.
— Tu me dis bien la vérité ? demanda-t-il pour la énième fois. Tu te sens réellement mieux ? Tu n’as pas de séquelles durables ?
— Non, aucune, affirma-t-elle en le fixant de son regard absinthe, brillant de chaleur et de franchise. Je ne souffre d’aucune séquelle et bientôt, je serai dans une forme éblouissante.
Il acquiesça, toujours aussi dubitatif. Avant d’être rassuré, il allait falloir qu’il étudie de près ses résultats d’examens, qu’il sache…
— Est-ce que cela apaiserait vraiment tes angoisses si je voyais Jack ? demanda soudain Kara avec un soupir.
— Oui, répliqua-t-il, sans une seconde d’hésitation.
— Mais pas question ensuite de consulter Amanda ou un autre médecin que tu sortiras de ton chapeau, compris ?
— Promis. Juste Jack. Plus un spécialiste des grossesses à hauts risques.
— J’ai déjà rendez-vous avec l’un d’eux.
— Lequel ? Parce que j’ai l’intention de me renseigner pour savoir qui est le meilleur et…
— Lucas !
— Tu trouves que j’en fais trop ?
— Un peu, oui.
— D’accord, d’accord. Disons que ce matin, je t’emmène consulter Jack et que, ensuite, tu iras à ton rendez-vous chez le spécialiste que t’a recommandé ta gynéco.
— Monsieur est trop bon de m’accorder sa permission.
— Excuse-moi, Kara, murmura-t-il, penaud.
— Ce n’est pas grave, répliqua-t-elle en lui ébouriffant les cheveux. Je sais que c’est plus fort que toi.
— C’est vrai, je ne peux pas m’en empêcher.
Elle lui sourit. Un sourire bien moins éclatant que ceux auxquels il était accoutumé, mais nettement moins pitoyable que celui de la veille, quand elle s’était blottie contre lui en luttant contre la nausée. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir sa mine, et cela le rendait malade rien que d’y penser. Aussi il pressa sa main qu’il tenait encore dans la sienne et lança :
— Viens ici.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle, perplexe.
Elle se laissa toutefois faire quant il la tira de sa chaise pour l’asseoir sur ses genoux.
— J’ai besoin de te serrer un moment contre moi, avoua-t-il en l’enveloppant de ses bras.
Dès qu’il eut posé son menton sur sa tête, il se sentit bien mieux. Parfaitement détendu, pour la première fois depuis qu’il avait bondi en catastrophe de son lit. Kara allait bien. Non seulement, il la tenait dans ses bras, mais elle était saine et sauve. C’était suffisant. Plus que suffisant.
Et il allait s’en contenter.
Pour le moment.