Dans le présent,
Cosmos Raines Industries (CRI), Houston, Texas :
Plongée dans de sombres pensées, la Puce regardait les lumières en contrebas par la fenêtre. Elle se trouvait dans l’appartement qu’Avery lui avait offert à son arrivée chez CRI. L’élégance spacieuse à l’intérieur de la tour de Cosmos Raines la mettait toujours aussi mal à l’aise, mais l’énergie vibrante de la ville qui ne semblait jamais dormir était apaisante.
Elle enroula ses bras autour de sa taille. Un soudain picotement lui donna l’impression qu’elle allait éternuer. Elle frotta distraitement son nez contre sa manche. Toutes sortes de pensées lui traversaient l’esprit tandis qu’elle réfléchissait à ce qu’elle s’apprêtait à faire.
— Amelia…, murmura la douce voix d’ASIA.
— Oui, ASIA ? répondit-elle tout bas.
— Qu’est-ce qui ne va pas, ma chérie ? Ça fait presque une heure que tu regardes la ville.
L’inquiétude de l’IA fit tressaillir les lèvres de la Puce. La légère ondulation de l’air lui apprit qu’ASIA s’était manifestée sous sa forme à peu près corporelle. Elle tourna la tête et observa l’image holographique.
— T’es encore en train de me surveiller ? Tu es de plus en plus douée pour faire bouger des choses.
ASIA plissa le nez.
— Oui, mais ça ne répond pas à ma question, souligna-t-elle.
La Puce se retourna vers la fenêtre. Elle se mura dans le silence quelques secondes, pas certaine de vouloir parler de ce qu’elle pensait et ressentait… même à ASIA. Elle resserra ses bras autour de sa taille.
— Tout va bien. Je suis juste perdue dans mes pensées, finit-elle par répondre.
— Tu penses à Derik ? s’enquit ASIA sur le ton de la plaisanterie.
La Puce esquissa une moue dégoûtée. Elle n’allait certainement pas admettre qu’elle pensait à Derik ‘Tag Krell Manok ! Un frisson de malaise la parcourut. C’était généralement signe qu’il était temps de disparaître. Il va sans dire que ce n’était pas la première fois qu’elle envisageait de partir. Simplement, c’était la première fois qu’elle savait qu’elle allait réellement le faire.
Le problème, c’était d’y arriver sans qu’ASIA le sache. Le système d’IA de Cosmos Raines, ASIA, qui signifiait Assistante Super Intelligente Artificielle, était ce qui se rapprochait le plus d’une famille pour la Puce. C’était ce lien qui la rendait réticente à l’idée de blesser ASIA, même si elle n’était qu’un programme informatique.
Elle est plus que du code binaire, songea-t-elle, voyant la douce inquiétude qui brillait dans les yeux d’ASIA.
— J’aurais voulu…, commença-t-elle avant de secouer la tête et de baisser les yeux vers le sol.
— Qu’est-ce que tu aurais voulu, Amelia ?
La Puce secoua de nouveau la tête.
— Je vais sortir un moment. Maintenant qu’Avery a été retrouvée et qu’on sait que Markham et Wright sont morts, je n’ai plus besoin de passer autant de temps ici, déclara-t-elle en laissant ses bras retomber le long de son corps.
Elle pivota sur ses talons et prit son sac à dos par terre, près du fauteuil, pour le mettre à ses épaules.
— Amelia…, commença à protester ASIA.
La Puce se retourna et regarda la version holographique de la femme qu’elle était venue à aimer. L’IA glissa en avant et leva une main presque transparente pour caresser sa joue. Elle recula lorsque ses doigts traversèrent sa chair. Du chagrin et un sentiment de solitude l’enveloppèrent. Cela faisait si longtemps qu’un autre Humain ne l’avait pas touchée qu’elle avait presque oublié comment c’était. Son dernier câlin, c’était sa mère qui le lui avait fait.
— Oh, ma chérie, dit ASIA avec regret.
La Puce secoua la tête.
— À tout à l’heure, mentit-elle.
Elle tourna les talons et se dirigea vers la porte de son appartement. Ce n’était pas son monde. Son monde, c’était celui des hackeurs, dans les rues, là où les gens parlaient et les ombres écoutaient. Elle avait sa place parmi ceux qui connaissaient les ténèbres… pas dans un château dans le ciel.
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Palais prime, Baade, monde natal prime :
— Derik, appela Tresa, attirant son attention.
Il avait vu sa mère entrer dans son champ de vision, mais ne pouvait pas arrêter ce qu’il était en train de faire. Il para plusieurs disques qui volaient vers lui avant de baisser les bras et de reculer. Il tendit ensuite la main vers la télécommande à sa taille, mais avant qu’il ne puisse l’atteindre et arrêter le programme, un autre disque d’attaque fendit l’air vers lui.
Tournant à une vitesse incroyable, il frappa. Le disque vola en éclats sous la force de son coup de pied et retomba en fines particules au sol.
Il abaissa la jambe et essuya la sueur à son front. Sa mine agacée s’évanouit à la vue de l’inquiétude qui marquait les traits de sa mère. Un sourire triste étira les coins des lèvres de Derik. Il savait qu’il n’était pas facile à vivre dernièrement.
— Mère, dit-il, inclinant légèrement la tête en signe de respect.
Elle prit une serviette et la lui tendit. Tandis qu’il s’essuyait le visage, il examina discrètement son air serein et reconnut son expression. En tant que cadet de la fratrie, il avait eu le temps de s’exercer à observer sa mère et à la voir comme la lumière qui guidait tout le monde, même son père. Baade était peut-être considéré comme une civilisation patriarcale, mais il savait qu’il n’en était rien dans sa famille. Certes, son père était le visage des Primes, mais c’était sa mère qui en était le cœur.
— Je vois que tu t’améliores. Brock ne va pas être ravi de voir que tu n’arrêtes pas de détruire son nouvel équipement d’entraînement, fit-elle remarquer en s’approchant pour toucher du bout du pied l’un des disques brisés.
Les lèvres de Derik tressaillirent.
— Il m’a déjà prévenu qu’il a demandé à Lan de changer le code de la salle d’équipement. Il a dit que je faisais beaucoup plus de dégâts à ses inventions que mes frères, admit-il.
Sa mère se tourna et l’étudia avec une expression curieuse. Après quelques secondes, il détourna les yeux. Comment se pouvait-il qu’un simple regard de sa mère lui donne l’impression d’être redevenu un adolescent ?
— Viens t’asseoir avec moi un moment.
Ce disant, elle se dirigea vers un banc près de la fenêtre de la salle d’entraînement et s’y assit avec grâce.
Il fronça les sourcils, la rejoignit lentement et prit place à côté d’elle. Tous deux contemplèrent le jardin. Depuis qu’il était arrivé, la nuit était tombée ; il ne s’était pas rendu compte que cela faisait si longtemps qu’il s’entraînait.
— Parle-moi d’elle, demanda doucement sa mère.
Son premier réflexe fut de vouloir nier, mais il referma la bouche et se pencha en avant, les coudes sur les genoux. Il fit rouler la serviette entre ses mains et pensa à la femme qui le hantait sans cesse depuis deux ans.
— ASIA2 m’a dit qu’elle est née Amelia Thomas, mais qu’elle se fait appeler la Puce, commença-t-il à voix basse.
— « La Puce ». C’est un nom particulièrement insolite pour une femme. Je ne l’ai jamais entendu dans aucun des vidcoms que j’ai regardés, commenta Tresa.
Il se redressa et se laissa aller contre le dossier du banc. Un petit sourire étira ses lèvres. Il avait pensé la même chose… au début.
— Ma compagne est une femme insolite. La Puce est son nom de hackeuse. Elle est très douée dans leur langage informatique, expliqua-t-il.
— Elle travaille avec Cosmos ?
Derik hocha la tête.
— Oui. Sous la protection de Cosmos, Amelia utilise ses talents pour combattre ceux qui s’en prennent aux innocents. ASIA2 a dit qu’Amelia avait énervé bon nombre de personnes puissantes dans son monde et que si elle restait seule, sa vie serait en danger. Si elle a été intégrée l’équipe de Cosmos, c’est précisément pour qu’ils puissent la protéger. Elle… n’aime pas accepter l’aide des autres, ajouta-t-il.
Il retourna sa main et contempla la marque complexe au creux de sa paume. Au cours des dernières semaines, ses contours s’étaient encore plus précisés — et son besoin impérieux de trouver la femme qui lui avait échappé deux ans plus tôt s’était renforcé. Il était temps que leurs chemins se recroisent.
Le regard toujours tourné vers le jardin, Tresa fit remarquer avec désinvolture :
— ASIA2 m’a dit qu’elle était jeune… et très indépendante pour son âge. Vous avez ça en commun.
Il se tourna sur son siège et regarda sa mère d’un air suspicieux. Cela faisait longtemps qu’il avait rencontré la Puce et depuis, il n’avait pas voulu parler de l’âme liée qu’il avait laissée filer entre ses doigts… sa mère avait donc mené ses propres recherches pour en savoir plus. Il se demanda ce qu’elle savait.
Au cours des deux dernières années, il avait fait tout son possible pour en apprendre plus sur Amelia. Il avait aussi fait en sorte de passer beaucoup de temps à s’occuper pendant qu’il attendait qu’ils grandissent un peu, tous les deux. Sa mère avait raison : Amelia était jeune lors de leur rencontre ; seize ans, d’après ASIA2.
Il baissa de nouveau les yeux vers sa main. Il avait à peine deux ans de plus qu’Amelia. Était-il capable d’être un bon protecteur ? Ses frères étaient plus âgés que lui lorsqu’ils avaient trouvé leurs compagnes. Il ne savait absolument pas comment être un bon compagnon, excepté ce qu’il avait lu et vu dans les vidcoms disponibles.
— C’est mon âme liée. Je… sens le besoin de la revendiquer se renforcer, mais… et si elle ne veut pas de moi ? Et si elle trouve que je ne fais pas l’affaire parce que je ne suis pas…
Il se tut et regarda sa mère avec une expression frustrée. Tresa rit doucement et secoua la tête. Derik lui lança un regard noir quand elle tapota sa jambe.
— Tu ressembles bien trop à ton père pour craindre qu’elle ne veuille pas de toi… ou de ne pas être capable de gérer les responsabilités d’un bon compagnon.
Derik sentit ses joues le brûler et sut que ce n’était pas à cause de son entraînement. Il se tourna vers la fenêtre. Ce n’était pas une conversation qu’il voulait vraiment avoir avec sa mère. À vrai dire, il n’était pas certain de vouloir avoir cette conversation avec qui que ce soit.
Tous deux se retournèrent lorsque la porte s’ouvrit. Son père entra dans la pièce, regarda autour de lui et se dirigea vers eux tandis qu’ils se levaient lentement. Perplexe, Derik fronça les sourcils en voyant le regard de son père se poser sur lui.
— Derik, va te débarbouiller et retrouve-moi dans la salle du conseil dans vingt minutes, ordonna Teriff.
— Oui, monsieur, répondit-il immédiatement.
— Que se passe-t-il, Teriff ? exigea de savoir sa mère.
Derik marqua une pause en voyant un éclair de malaise traverser le visage de son père. Il mit un instant à comprendre qu’ils étaient en plein échange silencieux. Son front se plissa davantage quand sa mère lui prit le bras.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il, observant le visage inquiet de sa mère avant de se retourner vers son père.
— Un membre de l’équipe de Cosmos a disparu. Ils craignent que le responsable puisse être un homme d’une précédente confrontation. Cosmos a demandé notre aide, répondit Teriff.
— Qui… ? voulut savoir Derik, contournant le banc tandis que son estomac se nouait d’inquiétude.
— Une femme appelée Amelia Thomas.