Ça va aller. Je me suis fait des blessures plus graves que ça à l’entraînement, la rassura-t-il d’une voix fatiguée.
— Tu dois te battre sacrément mal alors, si tu penses que tout va bien, plaisanta-t-elle.
Seulement quand il y a plus d’une dizaine d’hommes qui m’attaquent, répondit-il sur le même ton.
— Seulement une dizaine ? commenta-t-elle en levant les yeux au ciel.
Elle observa intensément ASIA pendant qu’elle soignait Derik avec une habileté digne des plus grands chirurgiens du monde. Le bruit de métal contre du métal la fit grimacer. Elle reporta son attention sur le guerrier lorsqu’il serra faiblement sa main.
Je ne sens rien, mais merci de t’inquiéter pour moi, fit-il dans un filet de voix.
Qui a dit que je m’inquiétais ? Si tu es assez stupide pour te faire tirer dessus, c’est ton problème. J’essayais juste de trouver comment j’allais signaler un cadavre sans me faire accuser de t’avoir tué, rétorqua-t-elle.
— Je t’aime aussi, Amelia, râla-t-il à haute voix.
Un rire nasal peu élégant échappa à la Puce.
— Andouille d’extraterrestre !
Un étrange sentiment de solitude la gagna au moment où il plongea plus profondément dans le sommeil. Elle porta une main à sa joue et contempla ses doigts avec surprise : ils étaient humides. Relevant le nez vers ASIA, elle ne prit pas la peine de masquer l’inquiétude dans sa voix.
— Est-ce qu’il va s’en sortir ?
— Oui. J’ai extrait la balle. Elle n’a touché aucun organe vital, mais il s’en est fallu de peu. Les nanorobots sont déjà en train de réparer les dégâts. Dans quelques heures, on ne verra même plus qu’il était blessé, la rassura ASIA.
La Puce acquiesça d’un signe de tête et reporta son attention sur le visage détendu de Derik. Lâchant sa main, elle se tourna et attrapa la couverture au bout du lit qu’elle secoua avant de l’en recouvrir.
Alors qu’elle le bordait, elle remarqua qu’il portait une délicate chaîne en argent. Elle la tira doucement et fronça les sourcils en voyant que quelque chose y était attaché.
Faisant glisser ses doigts le long du collier, elle découvrit un petit pendentif ovale, en argent lui aussi. Elle le rapprocha afin de pouvoir l’examiner de plus près et eut le souffle coupé lorsqu’elle le retourna.
Je connais ce collier, pensa-t-elle.
Tremblante, elle se pencha au-dessus de lui et ouvrit le médaillon ; à l’intérieur se trouvait une photo de sa mère et elle. C’était son médaillon, celui qu’elle avait été forcée d’abandonner à l’entrepôt la nuit de leur rencontre.
Les larmes lui brûlèrent les yeux. Non seulement il l’avait gardé, mais en plus il le portait. Elle referma le médaillon et fit tourner la chaîne jusqu’à trouver le fermoir.
— Amelia, murmura Derik dans son sommeil.
Elle se figea, les doigts toujours sur le fermoir, et jeta un coup d’œil à son visage. Il grimaça en portant une main au collier. Elle recula avant que leurs doigts ne se touchent et se redressa. Un soupir échappa à la Puce lorsqu’il referma ses doigts autour du pendentif.
— Il semble très attaché au médaillon d’argent, observa FRED.
— Oui, en effet, répondit-elle doucement.
Après un instant d’hésitation, elle prit la couverture qu’il avait écartée et recouvrit son bras et son épaule. La lumière émise par les doigts de FRED s’était estompée et il avait reculé de plusieurs pas jusqu’à se trouver à côté d’ASIA. La Puce remarqua que leurs silhouettes clignotaient follement, tout comme les autres lumières de la pièce.
ASIA lui lança un regard contrit.
— Je crains que tu ne doives faire le reste, ma chérie. On a utilisé une quantité d’énergie considérable et on doit se recharger.
La Puce opina du chef.
— D’accord.
— Il ira mieux dans quelques heures. Laisse-le dormir pendant que les nanorobots finissent de le soigner, lui conseilla ASIA.
— O.K.
ASIA s’avança vers elle. L’espace d’un instant, elle sentit la main de l’IA lui caresser la joue. La Puce s’enlaça la taille et leva le menton.
— Donne-lui une chance, Amelia. Quand il a dit qu’il t’aimait… il était sincère, dit doucement ASIA.
La Puce déglutit et haussa les épaules. Elle n’allait pas s’aventurer sur cette pente. Comment Derik pouvait-il savoir qu’il l’aimait vraiment ? Il ne la connaissait même pas !
Elle sentit la marque sur sa paume le picoter. Fléchissant les doigts, elle porta le dos de sa main à ses lèvres. Les choses devenaient trop compliquées pour elle.
Elle contempla le visage détendu de Derik. ASIA avait dit qu’il dormirait quelques heures pendant que son corps guérissait. Il était inutile de rester pour le veiller. Ce serait comme surveiller une casserole en attendant que l’eau bouille.
Bon d’accord, ça ne serait pas si terrible, parce qu’il est plus mignon qu’une casserole d’eau, songea-t-elle avant de secouer la tête en voyant le chemin qu’empruntaient ses pensées.
Elle profiterait de ce moment d’accalmie pour examiner le dossier qu’elle avait téléchargé. Une fois sa décision prise, elle se pencha et ramassa son sac à dos. Elle regarda une dernière fois Derik avant de sortir de la pièce sans un bruit. Elle parcourut le couloir, s’arrêtant brièvement à la porte d’entrée pour s’assurer qu’elle était verrouillée et vérifiant que l’alarme était bien activée. Rassurée, elle monta à l’étage supérieur.
Elle traversa le couloir jusqu’à la porte fermée de l’une des chambres à coucher qu’elle aimait particulièrement pour sa petite taille et sa vue sur le jardin à l’arrière de la maison. Elle y entra et alla poser son sac sur un fauteuil près de l’entrée, puis elle traversa la pièce et ouvrit le dressing. Là, elle récupéra la petite pile de vêtements qu’elle avait laissés sur l’étagère du bas dans le coin lors de son dernier séjour.
Elle ressortit du dressing et referma derrière elle. Tournant les talons, elle se dirigea vers la salle de bain. Les vieilles habitudes avaient la vie dure, se dit-elle tandis qu’elle mettait le verrou. La maison était entièrement sécurisée et Derik n’était pas en état de représenter une menace pour elle en ce moment — non pas qu’elle pense qu’il pourrait en représenter une un jour. Mais simplement, s’il y avait une porte avec un verrou, elle ne pouvait s’empêcher d’utiliser cette protection supplémentaire.
Son nez se plissa de dégoût lorsqu’elle retira son haut humide. Il puait le cigare de DiMaggio. Elle le lança dans le panier à linge. Elle laverait ses vêtements dès qu’elle aurait fini.
Ses pensées dérivèrent vers Derik. Il aurait besoin de nouveaux habits. Sa chemise était fichue. Au fil de ses différentes visites, elle avait appris que Cosmos gardait une petite réserve de vêtements pour homme et femme de différentes tailles dans la pièce à côté de celle où Derik se reposait au rez-de-chaussée. Elle soupçonnait que l’infirmerie devait servir bien plus souvent qu’elle ne l’aurait cru. Cosmos était bien trop préparé. D’après tout ce qu’elle avait pu voir dans la maison lors de ses précédents séjours, il avait de quoi accueillir une petite armée.
La Puce alluma la douche. De la vapeur commença immédiatement à se former et elle ajusta la température avant de s’avancer sous le jet. Elle poussa un soupir de contentement et pencha la tête.
Elle attrapa le shampoing, ferma les yeux et se lava lentement les cheveux. Elle répéta ensuite le processus avec l’après-shampoing avant de passer au gel douche pour débarrasser sa peau de la crasse et de l’odeur de la fumée de cigare. Un nouveau soupir lui échappa lorsque le parfum de lavande remplaça la puanteur de DiMaggio.
La piqûre apaisante de l’eau chaude chassa le froid de ses os et la tension de ses muscles, la détendant pendant qu’elle se rinçait. Elle retourna sa paume et considéra la marque clairement visible qui l’ornait.
Derik représentait un problème qu’elle ne comprenait pas. Il était arrivé tout feu, tout flamme — enfin, c’était les hommes de DiMaggio qui avaient fait feu, les flammes, c’était dans les yeux de Derik qu’elles flamboyaient. Elle était retournée à Washington, car elle avait découvert un lien entre Afon Dolinski et DiMaggio. Ce n’était pas grand-chose et l’info venait d’une source peu fiable, mais c’était le seul indice qu’elle avait trouvé depuis la disparition de Dolinski. Le problème, c’était qu’elle avait été incapable d’accéder aux serveurs de DiMaggio, ce qui avait conduit à la petite aventure de la soirée.
— Qu’est-ce que je vais faire ? murmura-t-elle en fixant la marque.
Aie besoin de moi, accepte-moi, aime-moi… pas dans cet ordre-là, bien sûr, répondit Derik.
La Puce releva vivement la tête et darda son regard trouble sur le mur, agacée.
Comment ça se fait que t’es réveillé ?! ASIA a dit que tu dormirais pendant des heures, grogna-t-elle.
J’ai senti… ta… confusion. J’vais dormir maintenant, balbutia-t-il.
T’as intérêt ! Je ne veux pas d’extraterrestre mort dans la maison. Il se trouve que j’aime bien cet endroit, lança-t-elle sèchement.
Son petit rire lui caressa l’esprit. Elle leva une main et essuya impatiemment l’eau de ses yeux. Et voilà, maintenant elle s’inquiétait pour lui. Et s’il essayait de se lever avant que ce que FRED lui avait fait finisse de faire effet et qu’il tombait ? Ou pire ! Et s’il se levait et rouvrait ses blessures avant que les nanorobots aient fini de le guérir et qu’il se vidait de son sang ?
Elle ravala un juron et finit rapidement de se rincer. Tournant le robinet, elle mit fin à ce merveilleux moment de répit et ouvrit la porte vitrée. Elle prit la serviette sur le crochet et se sécha.
À chaque vêtement qu’elle passait, elle imaginait Derik gisant inconscient sur le sol dans une mare de sang. Elle abandonna l’idée de se brosser les cheveux et de mettre ses bottes. Peignant ses cheveux courts d’une main, elle s’empara de ses chaussures de l’autre tandis qu’elle sortait en toute hâte de la salle de bain. Quelques minutes plus tard, elle était en bas et se dirigeait sans perdre de temps vers l’infirmerie.
Agrippée au cadre de la porte, elle regarda le sol puis se concentra sur le lit. Quand elle vit qu’il était bien au chaud sous la couverture, une vague de soulagement déferla en elle, la laissant presque faible.
— Espèce d’andouille ! J’aurais dû savoir que je n’avais pas à m’inquiéter, grogna-t-elle.
S’écartant de la porte, elle se dirigea vers le lit. Elle laissa tomber ses bottes par terre et contempla l’homme étrange qui la hantait depuis deux ans. Il était difficile de croire qu’il venait d’un autre monde. Il était difficile de croire qu’il était ici, et pas juste…
… un fantasme agaçant tiré de l’imagination d’une folle, pensa-t-elle avec ironie.
Elle s’assit au bord du lit et étudia ses traits. D’une main hésitante, elle écarta ses cheveux sur le côté. Leur teinte brun foncé était assortie à la couleur des siens. Elle fit rouler une épaisse mèche entre ses doigts.
De près, il était difficile de deviner que c’était un extraterrestre. Quelques détails différaient, mais rien qui ne puisse faire fuir avec horreur. Dans la rue, elle avait croisé des Humains qui paraissaient plus étranges que Derik.
Si elle n’avait pas vu des couleurs tourbillonner dans ses yeux, ses dents s’allonger comme celles d’un vampire et la façon surnaturelle dont il se déplaçait, elle n’aurait jamais remarqué qu’il n’était pas humain.
Poussée par la curiosité, elle toucha ses lèvres et souleva doucement celle du haut pour regarder ses dents. Elles paraissaient normales à présent. Elle savait qu’il pouvait manger de la nourriture normale et qu’il aimait boire de la bière, il n’agissait donc pas comme les vampires dans les livres ou les films qu’elle avait vus.
Elle lâcha sa lèvre du haut et fit passer son pouce sur celle du bas. C’était la première fois qu’elle touchait un homme de cette façon. C’était étrange et étonnamment… agréable.
Elle décida qu’il était mignon — pas beau, mais mignon. Elle aimait le fait qu’il ne soit pas beau. Les hommes beaux avaient tendance à être plus arrogants, tandis que les mecs mignons étaient plus aimants et moins imbus de leur personne.
Sa coupe de cheveux avait tout de celle d’un militaire. Ils étaient courts sur les côtés et un peu plus longs sur le dessus. Elle toucha sa mâchoire. Elle était forte et recouverte d’une barbe de trois jours.
— Pas sûre que ça me plaise. Ça pourrait gratter un peu, songea-t-elle.
Un léger rouge se diffusa sur ses joues. Elle ne voulait pas penser à tous les endroits où sa barbe naissante pourrait la gratter. Enfin, elle voulait y penser tant qu’il ne savait pas qu’elle fantasmait sur les endroits où il pourrait poser ses lèvres.
Ses idées folles lui firent secouer la tête et elle continua de lui caresser la peau. Il paraissait chaud, mais elle se rappelait avoir lu dans l’un des rapports de Terra que les Primes avaient tendance à avoir une température corporelle plus élevée que celle des Humains. Elle fit glisser sa main le long de sa gorge et toucha la chaîne de son collier.
— Tu sais, c’est vraiment très étrange. Les extraterrestres ne sont censés exister que dans les livres, les légendes urbaines ou les films, pas dans la vraie vie. Tu comprends qu’ouvrir un portail vers un monde lointain, c’est ouvrir la boîte de Pandore ; les Humains ne sont pas prêts. Je sais qu’Avery l’a dit à Cosmos, mais je ne suis pas certaine qu’il l’ait écoutée. Bien sûr, Cosmos n’aurait jamais trouvé Terra s’il l’avait écoutée et Avery n’aurait pas trouvé Core. Cette histoire de « toucher quelqu’un et une marque apparaît » est juste… anormale. Je veux dire, où est le défi si tout ce que tu as à faire pour trouver quelqu’un, c’est toucher la personne et « paf, emballé, c’est pesé », vous êtes faits l’un pour l’autre ?
Elle marqua une pause.
— J’imagine que ça éviterait d’avoir à payer des restos et à subir tout un tas de conversations inutiles, finit-elle dans un murmure.
— C’est ça que font les Humains ? questionna-t-il.
Elle commença à retirer sa main qui reposait sur sa peau juste au-dessus de sa clavicule, mais il fut plus rapide. Il lui prit le poignet et plaqua sa main contre sa chair chaude. Leurs yeux se rencontrèrent et ils se contemplèrent pendant plusieurs secondes… sans ciller ni détourner le regard.
— Tu as de beaux yeux, commenta-t-elle sans réfléchir.
Il émit un petit rire.
— Merci.
La Puce sentit ses joues la brûler de nouveau.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ? s’étonna-t-il, les sourcils froncés.
Elle fit courir ses doigts le long de la chaîne autour de son cou jusqu’au médaillon que sa mère lui avait offert. Les larmes aux yeux, elle le serra dans sa main.
— Pourquoi tu as gardé mon médaillon ? Pourquoi tu le portes ? Pourquoi… pourquoi est-ce que ça nous arrive ? demanda-t-elle avec hésitation, le regardant de nouveau dans les yeux.
Il referma ses doigts autour des siens.
— Le pendentif compte pour toi… il était donc de ma responsabilité de le protéger jusqu’à ce que je puisse te le rendre. Je le porte depuis la nuit de notre rencontre. Et quant à savoir pourquoi ça nous arrive… je ne sais pas. Mais j’en suis heureux, avoua-t-il.
— Même si ça signifie te faire tirer dessus ? demanda-t-elle avant de se mordre la lèvre. Je suis contente que tu n’aies pas perdu mon collier. J’aurais été sacrément fâchée contre toi.
La chaleur de son rire l’emplit de plaisir. Elle essaya de ne pas sourire, mais ce fut impossible. Son rire se mêla au sien.
Sa peau la picota lorsqu’il lâcha son poignet et fit remonter sa main le long de son bras pour la poser sur sa nuque. Elle se pencha en avant en le sentant appliquer une légère pression, la nervosité la rendait toute chose.
— Je vais t’embrasser, Amelia, murmura-t-il.
À ces mots, elle entrouvrit les lèvres et regarda sa bouche. Elle déglutit. Elle n’avait jamais reçu de baiser… du moins, pas un vrai baiser.
— Je m’appelle la Puce, maintenant, chuchota-t-elle.
Il l’attira plus près de lui, jusqu’à ce que leurs bouches s’effleurent presque.