CHAPITRE 14

À l’autre bout de la ville, Afon était assis à son bureau, plongé dans ses pensées. Ramon DiMaggio avait raison : quelque chose n’allait pas dans l’image publique de Cosmos Raines. Heureusement, il connaissait le véritable homme derrière le personnage du geek milliardaire. Cosmos Raines était aussi dangereux qu’il était brillant.

Un bref coup à la porte se fit entendre et Afon pivota dans son fauteuil. Marcelo, dont l’expression était soigneusement étudiée pour masquer ses émotions, apparut sur le seuil. C’était un art qu’il maîtrisait, mais ils se connaissaient depuis longtemps et Afon sentit sa curiosité. Son chef de la sécurité devait avoir entendu la référence de DiMaggio au vampire extraterrestre.

— Qu’y a-t-il, Marcelo ?

— Monsieur DiMaggio a quitté les lieux. J’ai envoyé une équipe le surveiller, discrètement, bien sûr.

— Très bien.

— Avez-vous besoin d’autre chose ce soir ?

Afon secoua la tête.

— Non. Tout compte fait, je veux que vous vérifiiez nos mesures de sécurité et que vous ajoutiez quelques hommes.

— Je vais le faire immédiatement. Je voulais faire le point avec les gardes pour m’assurer que tout est en ordre et je me chargerai de renforcer la sécurité moi-même.

Afon lui répondit d’un bref signe de tête et Marcelo referma la porte. Il fit tourner son fauteuil pour faire face à la fenêtre et se remémora ensuite tout ce que DiMaggio lui avait raconté.

Il va falloir s’occuper de son cas, pensa-t-il avec dégoût.

Il reporta son attention sur le rapport qu’il lisait avant la venue de Ramon. Il caressa l’enveloppe devant lui avant d’en sortir la pile de feuilles. En haut d’un document était agrafée la photo d’un mâle non humain aux yeux argent flamboyants emplis de rage et d’une promesse de vengeance silencieuse. Afon déglutit et ses bras se couvrirent de chair de poule.

Lentement, il passa en revue le rapport, qui incluait des images — certaines très nettes, d’autres granuleuses — qui lui rappelaient son ancienne vie, une vie qui l’avait amené à être en contact avec certains des éléments les plus sombres de l’humanité. Une vie qu’il avait tenté de toutes ses forces de laisser derrière lui dès qu’il avait trouvé une raison de le faire.

Avilov avait prévu de le faire éliminer. Afon savait que l’oligarque russe s’était lassé de ses fréquentes questions concernant certaines de ses décisions. Leurs relations professionnelles avaient été de plus en plus tendues, en particulier après la capture de Merrick, l’extraterrestre.

Poussé par un sens de la loyauté tordu, il lui avait été presque impossible de tuer l’homme qui l’avait sorti de la rue, mais Afon n’avait pas hésité à laisser Avilov subir les conséquences de ses mauvaises décisions… et à le laisser y faire face seul.

L’extraterrestre du nom de Merrick travaillait avec Tansy Bell. Cette dernière était un agent sous couverture pour le PCCT, un programme gouvernemental secret dont l’acronyme signifiait Partenariat Collaboratif Contre le Terrorisme. Elle était déterminée à faire tomber Avilov, mais après une rencontre qui avait mal tourné, elle s’était retrouvée piégée en Russie. C’était à ce moment-là que son ami Cosmos Raines avait apporté ses ressources apparemment illimitées.

Tournant la page, Afon marqua une pause sur une photo d’Adam Raines, le père de Cosmos. La mort de l’homme était l’une des rares qu’il regrettait. Il avait eu tort de croire qu’Avilov ne ferait pas de mal à monsieur et madame Raines — du moins, pas tant qu’il n’aurait pas leur fils en sa possession. Avilov s’en était pris à eux et c’était à cet instant qu’il avait su que son propre temps sur Terre était limité.

Ce qu’Afon savait, et qu’Avilov avait refusé d’accepter, c’était que le Russe était dépassé par les événements. Son ancien patron était condamné à emmener tous ceux qui lui étaient proches dans sa chute… et c’était ce qu’il avait fait à la fin. Enfin, tous, sauf Afon.

Les pages suivantes du rapport étaient dédiées aux demi-frères Weston Wright et Karl Markham. Leurs morts avaient prouvé que d’autres extraterrestres se trouvaient sur la planète, bien que l’autopsie de Wright ait révélé qu’il n’avait pas été tué par l’extraterrestre que Markham pourchassait. Non, il avait été abattu par son propre demi-frère dans la maison de vacances de la famille d’Addie Banks, dans l’Oregon.

Au début, le raisonnement de Markham l’avait laissé perplexe, mais Afon avait découvert plus tard qu’il avait voulu chasser un extraterrestre pour le défi que cela représentait.

Comme si chasser une race extraterrestre avancée était exactement la même chose que de chasser du gros gibier en Afrique, pensa Afon, sardonique.

De l’avis général, Wright était le plus prudent des deux. Les frères n’avaient probablement pas été d’accord sur la quête imprudente de Markham et Weston avait fini mort. Quoi qu’il en soit, Karl avait obtenu ce qu’il voulait lorsqu’il avait enlevé Avery Lennox, la chef de la sécurité de Cosmos Raines, pour qu’elle lui serve d’appât.

Afon secoua la tête. Lennox était un adversaire redoutable et Markham aurait dû le savoir — s’il avait fait des recherches. Jouer avec elle, c’était comme jouer avec un lion affamé.

L’homme aurait également dû connaître les capacités de l’extraterrestre, après tous les tests qui avaient été réalisés sur Merrick. Finalement, c’était son orgueil démesuré qui l’avait condamné. Le désir de Karl de se mesurer à Lennox et à un homme aux capacités extraterrestres avait été l’équivalent d’un suicide.

Il tourna la page suivante. L’autopsie détaillée et les horribles photos prouvaient que Markham avait connu une mort particulièrement atroce. Près d’une centaine d’hommes et l’un des systèmes de sécurité les plus avancés au monde n’avaient pas suffi à le protéger de sa proie.

Afon tourna la dernière page et esquissa un sourire en coin, même s’il se sentait plus exaspéré qu’amusé. Tous ses plans, des plans qu’il avait commencé à établir près de dix ans plus tôt, étaient en danger à cause de la jeune femme qui le défiait du regard sur la photo. Maintenant, grâce à DiMaggio, CRI — ou au moins l’un de ses membres — avait trouvé le bout du fil et le suivait jusqu’à sa source.

— Tu es un problème, ma petite. Un problème dont je vais devoir m’occuper rapidement, j’en ai peur, murmura-t-il en considérant ses options.

Derik faisait les cent pas dans le bureau au rez-de-chaussée. Un rapide coup d’œil à l’horloge lui apprit qu’il était presque une heure du matin. Amelia avait disparu dans une autre pièce et il était depuis en proie à un sentiment de frustration et de confusion.

Une partie de lui l’encourageait à ignorer les protestations d’Amelia, à l’enlever et à rentrer sur Baade aussi vite que possible. L’autre partie comprenait qu’agir ainsi pourrait provoquer d’énormes complications, surtout si elle se plaignait au conseil. Il avait pour ordre de la ramener, mais son cœur lui disait que s’il essayait de forcer les choses, Amelia lui en voudrait pour son comportement de barbare.

Il avait besoin de conseils. Il avait besoin de quelqu’un qui comprendrait vraiment Amelia. ASIA pourrait être un bon choix, mais c’était un ordinateur. Sa mère serait un encore meilleur choix, mais elle ne comprenait pas réellement la nature humaine. Non, il avait besoin de quelqu’un qui comprenait les femelles humaines.

Il s’arrêta et sourit : ses frères ! Leurs compagnes étaient toutes humaines. Ils sauraient sans doute le conseiller sur ce qu’il devait faire et dire ! Chacun avait affronté des défis différents avec son âme liée et ils étaient plus âgés que lui. Leurs expériences lui donneraient un avantage.

Il prit le portail portatif dans sa poche, puis marqua une pause et pinça les lèvres, indécis. Il ne voulait pas laisser Amelia seule ici. Il lui fallait donc quelqu’un qui pouvait veiller sur elle pendant son absence, mais sans qu’elle s’en rende compte. Il prit le communicateur à sa taille, l’activa et attendit qu’ASIA et FRED répondent.

— Tout va bien, Derik ? demanda ASIA en se matérialisant devant lui.

— Oui, mais j’ai besoin de votre aide.

— Bien sûr, mon chéri. Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda l’IA en se redressant.

— J’ai besoin de parler à mes frères sur Baade, mais je ne veux pas laisser Amelia seule et sans protection. Je devrais être parti une heure tout au plus. Est-ce que tu peux ouvrir un portail chez eux sur Baade et surveiller ma compagne pour moi jusqu’à mon retour ?

— Bien sûr, mon chéri. Je veillerai sur elle et m’assurerai qu’elle reste ici jusqu’à ton retour, promit ASIA.

— Merci. Je ne devrais pas être absent longtemps.

— J’ouvrirai le portail. Tes frères sont toujours au palais, répondit ASIA.

— Parfait. Programme le portail pour qu’il se rouvre dans une heure, ordonna Derik. Ça devrait me laisser le temps de faire ce que j’ai à faire.

— Activation du portail, déclara FRED. Le portail se rouvrira dans exactement une heure.

Une ouverture scintillante apparut devant Derik. Il lança un coup d’œil vers la porte fermée à l’autre bout du couloir. Un faible rayon de lumière filtrait en dessous. Il se connecta brièvement à Amelia et esquissa l’ombre d’un sourire lorsqu’il vit qu’elle était complètement absorbée dans le code qu’elle essayait de déchiffrer.

— Je ne gâcherai pas ce qu’on a, Amelia. Je te le promets, jura-t-il avant de se retourner vers le portail reliant leurs mondes et de le franchir.

La Puce cilla et se laissa aller contre le dossier de son siège. Elle se frotta les yeux et regarda autour d’elle avec une expression déroutée. Quelque chose avait changé, elle le sentait. Il y avait un vide, comme si elle avait perdu quelque chose et ne s’en était pas encore aperçue.

Elle se frotta le front alors que la sensation s’intensifiait. Éteignant l’ordinateur, elle se leva et s’étira. Elle posa une main sur son ventre quand elle l’entendit gronder.

— Manger. C’est peut-être ça. J’ai besoin de manger, conclut-elle.

Elle ramassa le micro-ordinateur et passa le bracelet à son poignet. Elle pourrait travailler sur le dossier crypté pendant qu’elle mangeait. À vrai dire, décoder le premier document du dossier volé à DiMaggio lui avait pris plus de temps qu’elle s’y attendait, ce qui l’agaçait. Maintenant qu’elle était presque certaine de comprendre ce qui avait été utilisé pour crypter les autres documents du dossier, les ouvrir ne serait pas très long. Le plus étrange, c’était que le code lui était familier et ressemblait beaucoup à son style. Elle secoua la tête. Une pause s’imposait de toute évidence.

Elle déverrouilla la porte du bureau, l’ouvrit et jeta un coup d’œil dans le couloir. Un pli lui barra le front lorsqu’elle vit que la pièce d’en face était déserte. Elle haussa les épaules ; Derik était peut-être allé se coucher à l’étage. Elle tenta timidement de le contacter, mais ne le sentit pas. Il avait probablement besoin de se reposer encore un peu pour finir de recouvrer toutes ses forces.

En chaussettes, elle rejoignit la cuisine sans un bruit. Ce ne fut qu’en ouvrant la porte du réfrigérateur vide avec une grimace qu’elle repensa au synthétiseur dont elle avait parlé à Derik. Grattant son ventre qui grondait, elle se dirigea vers le garde-manger et l’ouvrit. Elle marqua une pause devant l’unité extraterrestre intégrée au placard et poussa un soupir las. Même si elle évitait d’utiliser ce genre de choses, elle avait faim et n’avait aucune envie de cuisiner.

En outre, le choix de nourriture disponible à la maison était limité, étant donné qu’elle n’avait pas prévu d’y séjourner. Elle plissa le nez à la vue de son reflet dans le verre sombre. Maintenant, il était temps de décider ce qu’elle voulait !

— Heu, macaronis au fromage, demanda-t-elle avec hésitation.

Penchée en avant, elle regarda avec fascination le synthétiseur produire son dîner. La porte s’ouvrit en coulissant sur un bol fumant de pâtes au fromage juste comme elle les aimait. Son estomac gronda d’approbation lorsque le délicieux arôme tourbillonna autour d’elle.

— O.K., je dois reconnaître que c’est cool, mais est-ce que ce sera bon ? C’est ça, la vraie question, marmonna-t-elle à contrecœur.

Elle emporta son dîner à table puis revint au synthétiseur et demanda un verre de lait. Elle sourit quand il apparut comme par magie. Buvant une gorgée du liquide blanc, elle fut surprise de découvrir qu’il avait véritablement le goût du lait… et qu’il était froid !

— O.K., je le concède. C’est super cool jusqu’à présent, soupira-t-elle.

Retournant vers la table, elle se glissa sur la chaise et retira son bracelet, posant le micro-ordinateur devant elle. Elle continua de travailler sur les documents cryptés que contenait le dossier pendant qu’elle savourait les pâtes et leur sauce épaisse et crémeuse. Quelques minutes plus tard, elle avait fini de décoder les documents.

Elle étudia les informations qui apparaissaient maintenant sur la projection d’écran. Quelqu’un s’était montré aussi curieux qu’elle à propos d’Afon Dolinski et le style des notes était très… professionnel et concis, comme si un journaliste les avait écrites.

Fascinée, elle commença à lire les documents. Afon et sa sœur avaient été placés à l’orphelinat alors qu’ils n’étaient que des bébés. Sa jumelle avait été adoptée quatre ans plus tard, mais pas lui. À l’âge de neuf ans, il vivait dans la rue.

— Pas étonnant que ce type ait des problèmes, marmonna-t-elle.

Elle ouvrit le document suivant. Apparemment, Afon était resté indétectable jusqu’à ses seize ans. Il y avait une photo granuleuse de lui adolescent à côté de Boris Avilov.

Une mauvaise décision, de toute évidence, pensa-t-elle.

Afon avait dû se dire la même chose. Ce n’était pas son expression qui lui donnait cette impression, mais sa posture et la façon dont il fixait Avilov. Il était assurément méfiant.

— T’aurais dû continuer à faire profil bas et poursuivre ton petit bonhomme de chemin, conseilla-t-elle pour plaisanter.

Elle dut traduire de courtes annotations en russe qui décrivaient principalement le pouvoir grandissant d’Avilov. Elle ferma le document et ouvrit le suivant.

Ses yeux s’écarquillèrent et ses doigts se mirent à trembler lorsqu’elle découvrit le portrait d’une magnifique fille qui regardait l’appareil. Ses longs cheveux noirs pendaient sur une épaule. Ses yeux brillaient d’innocence et de curiosité. Bien que la photo ait de toute évidence été prise de nombreuses années auparavant, la Puce eut l’impression d’être face à un miroir.

Elle tendit lentement la main pour toucher l’image, reculant quand ses doigts passèrent à travers. Sa gorge se noua et elle eut du mal à respirer. Elle lut désespérément les notes gribouillées sur la page.

Arianna Dolinski, alias Anne Davis : 15 ans.

Adoptée à quatre ans dans un orphelinat russe par Albertson et Anne Mae Davis — décédés tous les deux.

Arianna (Anne Davis) a épousé Lou Thomas — décédés.

Le dernier mot était entouré. La Puce lâcha sa fourchette et s’essuya la joue, regardant distraitement ses doigts mouillés. Reportant son attention sur l’écran, elle déglutit. La note sur la mort de ses parents devait avoir été ajoutée au cours des deux dernières années.

Elle recula sous le coup d’un raz-de-marée d’émotions. Elle avait un lien de parenté avec Afon Dolinski ! De ce qu’elle savait, il était son seul parent encore en vie. Enfin… s’il était bel et bien vivant et qu’il n’était pas mort à Hong Kong. Ses yeux humides se posèrent sur le visage souriant de sa mère et elle toucha les mèches courtes de ses cheveux noirs. Si elle les laissait pousser, il serait difficile de les différencier.

Et soudain, elle fut furieuse. Elle ferma rapidement le document. Les larmes lui brouillaient la vue et elle les essuya rageusement du dos de la main. Fusillant l’écran du regard, elle prit une vive inspiration et ouvrit le document suivant. Il contenait une autre photo ; elle était floue et avait été prise d’assez loin. Il n’y avait rien d’écrit, juste l’image, qui avait six mois.

— ASIA, j’ai besoin de ton aide, demanda la Puce d’une voix tremblante.

Le visage de l’IA apparut à l’écran.

— De quoi as-tu besoin, ma chérie ?

— Est-ce que tu peux améliorer l’image et lancer une recherche de reconnaissance faciale ? J’ai besoin de savoir qui est cet homme.

— Bien sûr, ma chérie. Ça ne devrait pas être difficile.

Les visages défilèrent les uns après les autres à l’écran à une vitesse étourdissante. En moins d’une minute, un résultat fut trouvé. Son ventre se noua et son cœur s’emballa. Frottant ses mains contre son jean, elle contempla le visage de l’homme qu’elle cherchait.

— Tu avais raison, ma chérie. Afon Dolinski n’est pas mort à Hong Kong. Il se fait appeler Aaron Dolan. Monsieur Dolan est apparu à Washington, D.C., il y a un peu plus d’un an et demi et il semble avoir bien investi la majorité du salaire que lui versait Avilov. Sa fortune s’élève maintenant à deux milliards et demi de dollars.

La Puce déglutit une nouvelle fois et examina l’image qu’ASIA affichait. Dolan et Dolinski étaient assurément le même homme. Les cheveux de Dolan grisonnaient aux tempes, mais tout le reste était identique.

— Il est où ? demanda-t-elle.

ASIA lui donna l’adresse.

— Il vit dans un beau quartier. Je suis en train de télécharger les données de son système de sécurité et sur son personnel.

La Puce se leva, débarrassa les restes de son dîner et lava son assiette et son verre. Puis elle revint à la table et resta debout un moment, frottant ses mains humides contre son jean. Elle savait ce qu’elle devait faire.

Elle tenta de se connecter à Derik. Elle fronça les sourcils en sentant un vide. Elle réessaya et ne sentit rien. Une vague de panique commença à l’envahir ; il lui était arrivé quelque chose ! Peut-être que sa blessure n’avait pas aussi bien guéri qu’ils l’avaient cru.

— Dans quelle chambre est Derik ?

— Derik n’est pas là pour le moment. Il a dû retourner sur Baade.

— Baade…

Elle pinça les lèvres en entendant le désarroi dans sa voix. Il l’avait prise au mot et était parti. Elle ferma les yeux et baissa la tête.

Prenant une grande inspiration, elle enfouit plus profondément sa douleur dans son esprit, là où elle n’aurait pas à la voir. Elle devrait pourtant avoir l’habitude que les gens l’abandonnent. Et puis, comment pouvait-elle lui en vouloir alors que c’était elle qui lui avait demandé de partir ?

Elle rouvrit les yeux et releva la tête, son regard se posant sur l’image de Dolinski. Il était son dernier lien avec sa mère, que ça lui plaise ou non. Maintenant qu’elle savait qu’il était toujours en vie, elle voulait en apprendre plus sur lui et découvrir qui d’autre le cherchait, en dehors de CRI et de quelques extraterrestres qui n’auraient rien contre le fait de le voir mort.

— Derik va revenir, ma chérie. Il nous a demandé, à FRED et moi, de veiller sur toi et de nous assurer que tu n’irais nulle part, ajouta ASIA.

— Ouais… eh bien…, répondit-elle évasivement.

— Tu ne comptes pas te lancer à la poursuite de Dolinski toute seule, n’est-ce pas ? demanda ASIA, clairement inquiète.

— Je ne me lance pas à sa poursuite. Je veux juste le voir de plus près, précisa la Puce.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Attends le retour de Derik. Je vais en parler à ma frangine pour qu’elle puisse prévenir Derik… et Avery et Cosmos aussi.

La Puce se mordit la lèvre, retourna lentement vers le micro-ordinateur sur la table et lança un programme qu’elle avait développé peu après avoir commencé à travailler chez CRI. Indécise, elle laissa planer son doigt au-dessus du bouton « Entrée ».

— Non, je dois le faire seule, répondit-elle doucement.

— Amelia, Dolinski est trop dangereux, protesta ASIA, apparaissant soudain à côté d’elle.

La Puce se redressa et se tourna de sorte à masquer l’écran. L’émotion lui brûla les yeux lorsqu’elle croisa le regard déterminé de l’IA.

— Pardonne-moi, murmura-t-elle en levant une main pour toucher la joue d’ASIA.

— Pour quoi, ma chérie ? demanda l’IA, l’air perplexe.

La Puce secoua la tête. Une larme roula sur sa joue tandis qu’elle se tournait et appuyait sur le bouton « Entrée ». Du coin de l’œil, elle vit l’instant exact où ASIA comprit ce qu’elle avait fait. Elle ouvrit la bouche pour protester alors même qu’elle commençait à disparaître.

— Amelia ! appela-t-elle d’un ton blessé avant de s’évanouir.

La Puce ferma les yeux. La trahison la touchait de trop près et le programme n’arrêterait pas ASIA très longtemps. Cosmos serait prévenu que quelque chose n’allait pas et initierait un reset. Si elle avait de la chance, elle aurait une heure d’avance, mais le connaissant, elle comptait plutôt sur une demi-heure.

Elle prit le bracelet sur la table, sortit de la cuisine et s’élança dans le couloir. Elle entra dans le bureau en marmonnant des jurons incohérents entre ses dents. Ceux-ci s’adressaient à elle-même. Elle avait l’impression d’étouffer sous le poids de sa culpabilité.

— Ce n’est pas comme si je lui avais vraiment fait du mal, se réconfortait-elle. C’est plus comme une petite sieste. Elle fait juste une pause.

Un rire nasal lui échappa, parce qu’après tout, elle avait appelé le programme « La Belle au bois dormant ». Levant le bras, elle essuya son nez dans sa manche. Au lieu de piquer le doigt d’ASIA, la Puce avait conçu une énorme quantité d’informations à télécharger en une fois, ce qui provoquait une surcharge des systèmes de l’IA et la forçait à s’éteindre… mais Cosmos lancerait un reboot manuel et tout irait bien. Elle irait bien.

La Puce finit de lacer ses bottes, se redressa et prit la veste en cuir noir posée sur le dossier du canapé. Elle l’enfila et ramassa son sac à dos. Si Avery ne l’avait pas virée pour sa fugue, elle était certaine que la chef de la sécurité de Cosmos le ferait pour ce petit coup bas.

Prenant une profonde inspiration, elle lança un dernier regard à la pièce avant de sortir par la porte de derrière. Elle s’assura de bien verrouiller derrière elle avant de traverser le petit porche. Descendant les marches sans un bruit, elle s’élança vers le garage en briques. Elle leva la main et plaqua sa paume contre le panneau de contrôle, ses doigts pianotant impatiemment contre sa jambe pendant qu’elle attendait que la porte s’ouvre. Plusieurs véhicules se trouvaient à l’intérieur.

La Puce ignora les voitures de sport, le SUV et la moto fuselée. Au lieu de cela, elle prit un casque et se dirigea vers le petit scooter rouge Honda Forza 300. Elle l’enfila et l’accrocha sous son menton avant de passer une jambe par-dessus le siège. Puis elle appuya sur le bouton pour le démarrer.

Après avoir rabattu la béquille, elle marqua une pause devant le garage pour fermer la porte. Le petit scooter n’était certes pas aussi luxueux ou puissant que les autres véhicules, mais au moins, elle savait le faire fonctionner. Les voitures et les motos dépassaient ses compétences.

— Je peux pirater l’ordinateur le plus puissant au monde et pourtant, je n’ai pas mon permis de conduire, dit-elle en secouant la tête. Maintenant, ASIA va probablement veiller à ce que je ne l’obtienne jamais.

Avec un soupir, elle tourna à gauche et disparut dans la rue déserte.