Six heures plus tard, Derik entrait sans un bruit dans ses quartiers. Il se frotta le visage et bâilla, puis cligna des yeux de surprise en voyant Amelia assise sur une chaise longue sur le balcon. Son cœur se pinça lorsqu’il la vit s’essuyer la joue.
Est-ce que tu vas bien ? murmura-t-il.
Elle tourna la tête et le regarda à travers la vitre, les yeux rouges et gonflés. Son visage était pâle. Ses cernes lui donnaient l’air très jeune et vulnérable. Il fut gagné par le regret de ne pas avoir pu la protéger.
Elle secoua la tête.
Je vais bien. Tu ne peux pas me protéger de la vie, tu sais. Je ne le voudrais pas, même si tu le pouvais, l’informa-t-elle doucement.
Ça ne change pas le fait que j’aimerais en être capable, lui répondit-il sombrement en traversant le salon jusqu’au balcon.
Elle pivota jusqu’à être assise au bord de la chaise longue. Il prit place à côté d’elle et ouvrit les bras. Elle pencha la tête sur le côté et l’étudia un moment. Puis elle lui adressa un sourire triste et accepta son étreinte.
— Je veux plus, dit-il sur le ton de la plaisanterie, la soulevant pour la poser sur ses genoux.
— Ouais, eh ben, continue de rêver, rétorqua-t-elle.
Derik lui enlaça la taille et enfouit son visage dans son cou. Il la serra encore plus fort dans ses bras quand il la sentit trembler. Fermant les yeux, il prit une profonde inspiration apaisante. La tension qui l’habitait commença à se dissoudre lentement.
— Qu’est-ce qui va nous arriver ? demanda-t-elle d’une petite voix.
Il releva le nez et posa son menton au sommet de sa tête.
— « Nous »… ça me plaît bien.
Elle recula et le fusilla du regard.
— Je voulais dire à ma mère, à Afon et à moi, pas à toi et moi. C’est toujours pas au programme.
— Je vais ignorer ta dernière phrase et répondre à la première, dit-il en soupirant. Le conseil va prendre une décision. Est-ce que tu as parlé à ta mère de ce qui s’est passé et de ce qu’elle souhaite faire ?
Elle baissa la tête et acquiesça.
— On a parlé… un peu, marmonna-t-elle.
Elle posa ses mains tremblantes sur les bras de Derik, sa douleur et sa confusion transparaissant très nettement à travers leur lien mental. Elle était épuisée, mais son esprit refusait d’arrêter de tourner.
— Elle sera protégée et on prendra soin d’elle, lui assura-t-il. Ma mère l’a prise sous son aile et Tilly ne sera pas loin. Concernant Dolinski et l’autre homme qu’on a ramené, le conseil doit encore décider de leur sort. Si Cosmos ne demande pas le droit de justice, mon frère Mak ou Merrick pourrait le faire.
— Ça veut dire quoi, « le droit de justice » ? demanda-t-elle en le regardant de nouveau dans les yeux.
— Si le conseil détermine qu’il y a assez de preuves, ton oncle affrontera l’un des trois hommes dans un combat à mort. S’il survit, il sera libre, dit-il à contrecœur.
— Mais… tu as bien dit à mort ? Est-ce que ça veut dire… ? Oh ! siffla-t-elle avec désarroi.
— Oui.
— Eh bien, j’espère que tu sais à quel point c’est mal ! marmonna-t-elle.
— C’est notre coutume, Amelia.
Il la lâcha à contrecœur lorsqu’elle se dégagea de ses bras et se leva. Il la suivit du regard tandis qu’elle traversait le balcon jusqu’au garde-corps pour contempler la ville. Au loin, ils pouvaient voir des vaisseaux spatiaux qui décollaient des ports.
— Tu sais, pour un monde aussi avancé et civilisé, vous n’êtes pas vraiment mieux que nous, fit-elle remarquer avec amertume.
— Amelia, commença-t-il.
Elle se tourna pour lui faire face. De nouvelles larmes coulaient sur ses joues. Elle enroula ses bras autour de sa taille dans une posture défensive et soutint son regard. Il se leva à son tour et la rejoignit.
— Elle a fait semblant d’être morte à cause de moi. Ma mère… elle m’a dit qu’elle avait compris que mon père et les autres se serviraient toujours de nous, où qu’on aille.
Elle marqua une pause, rassemblant son courage pour lui raconter tout ce que sa mère lui avait dit, parce qu’elle avait vraiment besoin d’en parler à quelqu’un.
— Tout a commencé cette nuit-là quand, je ne sais pas comment, mon père a découvert que j’acceptais d’autres offres pour me faire un peu d’argent. Je voulais économiser pour qu’on puisse s’enfuir ensemble, maman et moi. Il a battu ma mère et nous a dit qu’il y aurait plus si j’essayais de m’enfuir. Je n’ai pas vraiment compris… Je croyais qu’il voulait dire qu’il y aurait plus pour elle, plus de bleus, plus d’os brisés, des trucs qui me feraient me sentir tellement coupable parce qu’elle était blessée et que j’allais bien, mais des trucs qui guériraient, tu vois ? On pouvait toujours s’enfuir et tout finirait par s’arranger. On devait juste faire attention pour qu’il ne la frappe plus. Mais… il a dit à ma mère que je n’avais pas besoin de mes jambes pour pirater des ordinateurs. Il a menacé de m’estropier si elle essayait de m’emmener loin de lui.
Sa voix se brisa sur les derniers mots.
Derik essuya tendrement l’unique larme qui roula sur sa joue. Elle renifla bruyamment et baissa la tête. Il sentait qu’elle tentait de mettre de la distance entre eux, mais elle prit une profonde inspiration et poursuivit.
— Généralement, il se contentait de m’enfermer dans le placard pendant qu’il faisait du mal à ma mère et ne levait jamais la main sur moi, mais après qu’on a volé Avilov, il m’a battue pour la première fois. Elle était allongée par terre, là où il l’avait laissée, et elle a été obligée de regarder. J’ai eu du mal à marcher pendant une semaine, murmura-t-elle, tressaillant face à ces souvenirs.
Derik tressaillit avec elle et se força à rester silencieux. C’était déjà assez difficile pour elle de lui confier cela. Il l’attira dans ses bras et l’enlaça. Elle lui rendit son étreinte, frotta son nez contre sa chemise et continua l’histoire que sa mère lui avait racontée pour expliquer pourquoi elle avait laissé sa petite fille croire qu’elle était morte pendant des années.
— Elle a dit qu’elle savait qu’elle ne pouvait pas prendre le risque qu’on parte ensemble et qu’elle ne supportait plus la situation. Elle avait besoin d’une solution permanente… une solution qui n’impliquait pas qu’elle devienne une arme contre moi dans les mains de quelqu’un d’autre… mais le truc, c’est qu’elle le serait toujours. C’est ce qu’elle croyait. Les personnes qui nous maltraitaient pouvaient être différentes, mais tant que j’étais moi, tant que j’étais utile…
Des torrents de larmes inondaient à présent les joues de la Puce, mais elle contenait ses sanglots grâce à de grandes inspirations.
— Pourquoi ? Pourquoi ta mère n’a pas demandé de l’aide ? Quelqu’un aurait sans doute pu l’aider, murmura Derik, déployant de considérables efforts pour parler d’une voix douce.
— Qui pouvait nous protéger ? Le foyer pour sans-abri du coin ? Les flics qui n’étaient pas sous les ordres de DiMaggio ? À l’époque, on ne pouvait se fier à personne. Les travailleurs sociaux du coin étaient surchargés de travail et sous-payés. Ils n’avaient ni le temps ni l’énergie pour assurer un suivi et encore moins pour nous protéger des personnes puissantes à qui on avait affaire. C’était plus facile pour mon père de nous faire déménager pour qu’on passe entre les mailles du filet. Non, il n’y avait personne et quand DiMaggio a appris que mon père volait Avilov, il a envoyé Karl et quelques-uns de ses hommes de main à notre appartement. Mon père m’avait emmenée pour un autre boulot. Quand on est rentrés, l’immeuble grouillait de flics. Papa a prétendu qu’on vivait dans l’appartement voisin. Par la porte ouverte, j’ai vu un corps… couvert d’un drap taché de sang. Je n’ai pas vu son visage, mais j’ai vu… j’ai vu la chaîne du médaillon de ma mère — le même que le mien — emmêlé dans ses doigts. Mon père m’a tirée de là, dit-elle d’une voix engourdie.
— Et ta mère ? Si ce n’était pas son corps, c’était qui ? demanda-t-il avec colère.
Elle déglutit et se détourna de lui.
— C’était l’une des « amies » de mon père. Ma mère était à la bibliothèque, elle faisait des recherches sur Avilov quand Karl et ses amis se sont pointés à l’appartement. C’est marrant, la vie, parfois. La cupidité de mon père l’avait mis en contact avec DiMaggio puis avec Avilov… et le frère jumeau de ma mère travaillait pour Avilov. Ma mère a trouvé une photo d’Avilov avec Afon à ses côtés. Elle a immédiatement reconnu Afon, d’autant plus qu’il n’avait pas encore changé de nom.
Quand elle est rentrée à la maison, elle a entendu Karl dire à DiMaggio qu’il avait fait passer le message, que mon père et moi trouverions notre chère épouse et mère morte à notre retour et qu’on ferait tout ce que voulait DiMaggio si on ne voulait pas que Lou soit le suivant. C’est ce qu’elle l’a entendu dire… et elle a compris que c’était sa seule chance de disparaître et de chercher un moyen de m’aider à m’échapper alors que tout le monde la croyait morte. Mon père avait un style, tu sais, alors son amie ressemblait un peu à ma mère de loin, et quand ma mère a laissé son collier avec le corps… Il s’avère que ma mère n’est pas trop nulle en hacking, alors elle a réussi à rester « morte » tout ce temps. Toutes ces heures passées à la bibliothèque pour essayer de m’aider lui ont appris pas mal de choses.
Elle prit une inspiration tremblante avant de poursuivre.
— Lou « le Gaucher » nous a emmenés dans un motel pas cher dans une ville voisine. Avilov a déclaré qu’il réserverait une mort douloureuse à tous ceux qui le volaient et à tous ceux qui étaient au courant. À la fin de l’année, j’avais perdu mes parents et je vivais dans la rue. J’ai changé de nom pour la Puce et je me suis fait une puissante amie du nom d’ASIA, dit-elle, un petit sourire aux lèvres au souvenir de sa première rencontre avec l’IA.
Derik laissa passer un moment avant de prendre la parole.
— Je regrette maintenant de ne pas avoir tué Karl — et DiMaggio — quand j’en avais l’occasion. Je peux réparer cette erreur. Avilov est mort. Il ne représente plus une menace pour toi, et une fois que Dolinski sera mort, tu seras réellement libre si tu dois retourner un jour dans ton monde, grogna-t-il.
Elle renifla et secoua la tête.
— Tu ne comprends toujours pas ? Je ne veux pas que les gens meurent, même pas des ordures comme Karl et DiMaggio. Avilov, bon d’accord, je te l’accorde. Il méritait ce qu’il a eu. Tout le monde fait des choix. Je sais qu’Avilov ne regrettait rien et aurait fait pire s’il l’avait pu, mais d’autres regrettent ce qu’ils ont fait, font tout ce qu’ils peuvent pour s’améliorer et doivent vivre avec ce qu’ils ont fait, parce qu’ils ont fait des choses pour survivre et que ça a marché. Je crois que mon oncle en fait partie, insista-t-elle.
Derik secoua la tête en signe de désaccord. ASIA avait énoncé la longue liste de crimes que Dolinski avait commis. Le fait que l’homme avait simulé sa propre mort et n’avait pas commis un seul crime en deux ans n’effaçait pas ce qu’il avait fait par le passé, dont le rôle qu’il avait joué dans la mort d’Adam Raines. Amelia et sa mère allaient devoir accepter que l’homme devait payer pour ses choix.
— Je ne peux rien faire, Amelia. Cette décision appartient au conseil, dit-il avec regret.
Elle releva des yeux scintillants de colère et de chagrin vers lui. Il l’attira dans ses bras et la serra contre son torse. Elle resta raide quelques secondes avant de se détendre contre lui. Une vague d’amusement le traversa lorsqu’il la sentit dresser un mur mental pour cacher ses pensées ; elle prévoyait déjà quelque chose.