CHAPITRE 2

Deux gardes se tenaient au garde-à-vous à l’extérieur de la salle du conseil. Celui de droite s’avança et ouvrit une porte à l’approche de Derik, qui lui fit un signe de tête en passant devant lui. À l’intérieur de la salle, il marqua une pause pour étudier les personnes présentes. Il fut surpris de voir les membres du conseil debout devant l’estrade sur laquelle ils siégeaient normalement. Bien sûr, il s’agissait d’un nouveau conseil aux façons moins formelles que celles du précédent groupe.

Il vit ses frères aînés et son père discuter à voix basse avec Lan et Brock. Les deux hommes travaillaient sous les ordres de son frère J’kar respectivement en tant que chef de la sécurité et ingénieur en chef. Brock lui lança un regard appuyé avant de baisser les yeux vers ses pieds. Derik suivit le mouvement et grimaça à la vue de la boîte pleine de disques d’attaque brisés. Visiblement, l’ingénieur en chef était au courant des derniers dégâts subis par son armement ; il devait l’avoir découvert pendant qu’il se lavait.

— Brock, le salua-t-il.

— Derik. Je vais de nouveau changer les verrous. Je me moque de savoir à quelle famille tu appartiens, répondit l’homme, la mine renfrognée.

Derik refoula son impatience de se rendre sur Terre et émit un petit rire.

— Essayer de les déverrouiller représentera seulement un défi supplémentaire, répliqua-t-il avec un sourire satisfait qui ne fut que légèrement crispé.

La réunion ne va plus tarder à débuter, se dit-il. D’un instant à l’autre.

Lan éclata de rire.

— Tu ferais mieux de laisser tomber tout de suite, Brock. J’ai vu de quoi le jeune seigneur était capable, informa-t-il son ami en lui mettant une tape amicale sur l’épaule.

Brock braqua son regard noir sur Lan.

— Seulement parce que tu l’as aidé à s’entraîner en te servant de moi comme cible, grogna-t-il.

— Commençons cette réunion, ordonna Teriff en se tournant dans la direction de Derik.

Celui-ci hocha la tête avec raideur, luttant pour contrôler ses pulsions d’impatience et de rage. Le moment tant attendu de revoir Amelia se rapprochait enfin et il était possible que quelque chose d’horrible lui soit arrivé pendant ce temps. Quelque chose d’horrible aurait pu lui arriver à tout instant depuis sa disparition.

Chaque seconde semblait durer une éternité, mais agir sous le coup de ses émotions ne ferait sans doute que ralentir les choses plutôt que l’inverse. Il suivit son père, ses frères et les autres membres du conseil tandis qu’ils prenaient place autour de la grande table ovale.

— Je déclare la réunion ouverte. C’est une séance à huis clos. J’ai demandé à Brock, Lan, et Derik d’y assister. Le conseil approuve-t-il mon invitation ? demanda formellement Teriff.

Le regard du dirigeant prime passa sur les hommes assis autour de la table, chacun donnant son approbation. Derik prit place à côté de son frère Borj. De tous les frères ‘Tag Krell Manok, c’était le plus calme… tant que personne ne s’en prenait à son âme liée, Hannah.

Cette dernière était humaine, comme toutes les âmes liées de ses frères. Chaque femme était captivante d’une façon absolument unique, même si elles étaient sœurs et qu’elles présentaient donc des similitudes. Clochette ressemblait le plus à leur mère, Tilly. C’était une mécanicienne automobile de talent, capable de travailler sur presque n’importe quel type de moteur ou de générateur d’alimentation tandis que leur mère était programmeuse et ingénieure mécanique. Hannah ressemblait à leur père Angus, l’écrivain rêveur, sauf qu’elle préférait les photographies aux mots. Tansy, quant à elle… eh bien, elle ressemblait à ASIA, l’IA espiègle et puissante qui avait créé un clone partiel d’elle-même appelé ASIA2 afin qu’elle s’installe dans le système informatique prime et y sème la pagaille à sa façon charmante. À l’origine, ASIA avait été créée par Tilly, Clochette… et Cosmos. Derik fronça les sourcils lorsqu’il remarqua que ce dernier n’était pas présent à la réunion.

— Cosmos suivra ce qui se passe par le biais d’ASIA2, annonça Teriff, répondant à sa question silencieuse.

— Salut, tout le monde, les salua soudain ASIA2.

Une vague de soupirs s’éleva des mâles non accouplés autour de la table. En dépit de la gravité de la situation, Derik ne put s’empêcher d’être amusé. ASIA2 savait faire une entrée !

L’IA portait un chemisier bleu clair rentré à la taille dans une longue jupe grise moulante. Une large ceinture noire donnait l’impression que sa taille était plus fine et que ses seins étaient… eh bien, plus gros. Derik les soupçonnait d’être légèrement plus volumineux que la dernière fois qu’il les avait vus et se demanda si ASIA2 avait de nouveau joué avec sa programmation.

Ses cheveux roux foncé étaient tirés en un élégant chignon et elle portait une paire de lunettes à la monture argentée démesurée. Elle fit le tour de la table et lança un sourire amusé à l’un des chefs de clan, qui faillit tomber de son siège en essayant de se tourner pour la suivre du regard.

— Gardez les yeux sur le visage de ma compagne, Brawn, prévint la voix grave de DAR au moment où sa forme holographique apparut soudainement près de l’interpellé.

Derik ricana en entendant le commentaire narquois que l’IA mâle avait lancé au chef du clan du désert. Lorsque ASIA2 était arrivée, elle avait produit un effet inattendu sur le système de Défense, d’Armement et de Réponse qui avait jusqu’alors montré… moins de personnalité. Cependant, DAR ne changeait pas d’apparence aussi souvent qu’ASIA2. Il avait toujours la même que celle pour laquelle il avait opté quand il s’était matérialisé pour la première fois, pour le plus grand plaisir d’ASIA2.

Brawn haussa les épaules, sourit et se carra dans son siège tandis que les autres hommes riaient.

— Un guerrier peut regarder, DAR, plaisanta-t-il.

Celui-ci croisa les bras sur son torse et commença à briller plus fort.

— Pas s’il souhaite conserver l’usage de ses yeux, rétorqua-t-il.

— Diminue la puissance, mon amour. Je sens l’augmentation de l’intensité, l’avertit ASIA2.

Derik voulut lever les yeux au ciel. Tout le monde pouvait sentir l’intensité. Non seulement les lumières clignotaient, mais ses poils se dressaient sur ses bras. Son père se leva et récupéra l’attention de tout le monde… du moins, jusqu’à ce qu’ils voient les formes fantomatiques de deux enfants assis sur le siège libre de Teriff. Des jurons se firent entendre et plusieurs hommes se levèrent pour s’éloigner de la table.

— Quoi encore ? grogna son père, exaspéré.

— Derrière vous…, s’étrangla Brock en pointant un doigt vers le siège.

— Oh, mince. DAR, mon amour, tu peux emmener les enfants ? demanda ASIA2.

— Les enfants ? Qu’est-ce que… ? ASIA2 ! DAR ! C’est…, gronda Teriff, faisant un bond sur le côté en fusillant à tour de rôle l’IA et ses répliques. Cosmos et Terra sont-ils au courant ?

— Oui, répondit DAR.

Son père se passa une main sur le visage et soupira.

— Je deviens trop vieux pour ce genre de choses, marmonna-t-il.

Derik renifla. Son père était encore dans la fleur de l’âge, et à en juger par la lueur dans ses yeux, il trouvait cela tout aussi amusant que les autres hommes, qui regardaient maintenant de plus près les enfants en train de faire du quatre pattes sur la table. Il aurait été tout autant intrigué si sa compagne n’avait pas disparu et qu’il ne devait pas la retrouver.

— Père… la réunion, dit-il, sa voix couvrant celle des autres hommes.

— Oui. DAR, si tu veux bien…, répondit Teriff en désignant d’un geste de la main les deux enfants qui scintillaient d’excitation.

— Bien sûr. Darian, Rena, appela DAR.

— Vous leur avez donné un nom ? demanda Teriff, stupéfait.

— Évidemment qu’on leur a donné un nom ! Ce sont nos enfants, après tout, rétorqua ASIA2.

Derik vit DAR et les deux enfants IA se dématérialiser. Il regarda autour de lui. ASIA2 s’était également volatilisée. Une seconde plus tard, il découvrit pourquoi.

— Je crains que ma capacité à retenir une forme corporelle en trois dimensions ne soit toujours limitée. Je vais devoir poursuivre de cette façon, expliqua ASIA2 avec un soupir. Les petits me vident de mon énergie en se nourrissant de mon code.

— Oui, bon, on verra ce que l’on peut faire, répondit Teriff d’une voix gênée. J’ai demandé cette réunion parce qu’il faut que j’envoie Derik sur Terre pour trouver une femme du nom de la Puce.

— Pourquoi Derik ? Un guerrier plus expérimenté ferait sans doute mieux l’affaire… sans vouloir vous offenser, mon seigneur, protesta Rav, le chef du clan du sud.

— Cette femme est son âme liée. Il porte la marque qui le prouve. Ce lien l’aidera à la localiser, grogna Teriff.

— Dans ce cas, je l’accompagne, annonça Hendrik, tapant la table du plat de la main avant de se lever et de se frotter les mains. J’ai une grande expérience en pistage et je pourrai veiller sur le jeune seigneur, car je suis déjà allé sur la planète. Quand partons-nous ?

— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est toi qui devrais y aller ? exigea de savoir Brawn. Je pense que c’est moi qui devrais l’accompagner. J’ai tout autant d’expérience en pistage et je crois qu’il est temps que j’aie l’occasion d’explorer ce monde.

— Hendrik veut juste y aller parce qu’il pense que la femme blessée qui était à l’unité de soin il y a quelques semaines est son âme liée, expliqua Rav. Si quelqu’un doit y aller, c’est moi. J’ai parlé en premier et je peux me concentrer sur la protection de Derik sans être distrait parce que je n’ai pas d’âme liée.

— Tu veux essayer de séduire Trudy ! Je sais que l’Humaine est mon âme liée. J’ai senti notre lien. J’ai seulement besoin d’une occasion de la toucher. Une fois que la marque apparaîtra, tu verras que j’ai raison ! rétorqua Hendrik.

— Ce lien que tu as senti… tu es sûr que ce n’était pas juste dans ta tête ? Si mes souvenirs sont bons, elle t’a banni de l’unité de soin ! répliqua Rav.

— À vrai dire, ASIA2 a banni tous les guerriers de l’unité de soin, souligna Brawn.

— La femme est mienne, grogna Hendrik, se levant et se penchant au-dessus de la table.

Les muscles de ses bras se gonflèrent alors qu’il serrait les poings.

— Ça suffit. Si vous continuez, je vous renvoie tous dans vos régions ! rugit Teriff.

— Brawn a raison. Tous ces guerriers, ça faisait trop pour la pauvre Trudy après ce qui s’est passé à la maison au lac des parents d’Addie. J’avais peur qu’elle commence à tous vous tirer dessus si vous ne la laissiez pas tranquille, répondit ASIA2. Teriff a également raison à propos de la capacité de Derik de se connecter à Amelia. Ce sera sans doute utile. ASIA était certaine de pouvoir la suivre, mais malheureusement, soit Amelia a découvert un moyen de disparaître complètement, soit il lui est arrivé quelque chose qui l’a empêchée de se connecter. Le corps d’Afon Dolinski n’a toujours pas été retrouvé. Tant que ce ne sera pas le cas, je pense qu’il représente toujours une menace. Rappelez-vous qu’il travaillait pour Avilov, le parrain de la mafia qui a tué le père de Cosmos et mis la vie de Tansy en danger. Dolinski n’est pas le seul à avoir une raison de s’en prendre à Amelia. Il y a aussi plusieurs petits criminels qui n’ont jamais pardonné à son père. Je m’inquiète pour elle. Elle n’est jamais restée silencieuse aussi longtemps, et DAR et moi aurions bien besoin de son aide en ce moment. J’ai l’impression que mon code va de nouveau se répliquer.

— Que la déesse nous garde ! Faites que nous ne finissions pas avec d’autres versions miniatures de vous partout dans le palais, marmonna Teriff, provoquant les rires des autres hommes.

— Voilà qui règle la question, dit Derik en se levant. Mon âme liée est en danger et ASIA2 a besoin de son aide. Je me rendrai seul sur Terre. Cosmos et Terra y sont, ainsi qu’Avery et Core. Ils pourront m’aider si j’en ai besoin.

— Je continue de penser que je devrais venir, grommela Rav dans sa barbe. Ça ne me dérangerait pas de voir si Trudy est mon âme liée.

— Ça suffit, je vais te faire mordre la poussière, gronda Hendrik.

Rav sourit.

— J’espérais que tu essaierais, rétorqua-t-il.

Derik recula au moment où les deux hommes bondirent l’un vers l’autre par-dessus la table. En quelques secondes, la situation se transforma en bonne vieille mêlée générale. Il recula encore plus quand Brock et Lan haussèrent les épaules et se joignirent aux festivités. Seul son père resta en retrait… enfin, jusqu’à ce que Brawn se mette en travers de son chemin.

Derik observa d’un air appréciateur son père qui venait de saisir l’homme de taille égale pour le lancer par-dessus la table comme s’il n’était qu’un jouet, sans même ralentir. Teriff désigna la porte de la salle du conseil d’un bref signe de la tête et Derik le suivit.

— Ça me rappelle le bon vieux temps, sauf que nous utilisions des épées en plus de nos poings. Ta mère les a bannies de la salle du conseil après avoir entendu des plaintes à propos du sang qui tachait le sol. Elle a dit que si nous voulions nous entretuer, nous devions le faire dehors, parce que ce n’était pas juste pour ceux qui devaient nettoyer derrière nous. Ta mère a toujours apporté de la dignité et de la grâce au palais. J’aurais dû lui dire, à l’époque, combien j’appréciais cela, raconta son père tandis qu’ils sortaient de la salle du conseil.

— Je ne comprends pas l’intérêt d’obtenir leur permission. Pourquoi attendre ? J’aurais déjà pu trouver mon âme liée, grogna impatiemment Derik en balayant l’air de la main.

Teriff lui agrippa le bras. Sa frustration bouillonnait et menaçait de déborder, et il savait que son père en avait également conscience. Il prit une profonde inspiration et força son esprit et son corps à se calmer.

— Nous sommes toujours affectés par tous les désaccords qu’il y a eus par le passé. Ces tensions n’ont pas disparu et elles ont des conséquences. L’ancien conseil était réticent à l’idée de permettre à notre peuple de voyager à travers le portail tant que de strictes procédures de sécurité n’auraient pas été mises en place. Et même ainsi, deux membres ont voté contre l’utilisation du portail — du moins, pas sans des changements qui auraient été très néfastes pour les Humains. À vrai dire, Derik, plusieurs membres de l’ancien conseil prônaient la guerre. La torture subie par Merrick et les abus infligés par les hommes humains aux femelles… ils n’aimaient vraiment pas ça non plus. Être témoin de l’amour de Cosmos pour ta sœur et de l’amour d’Angus pour Tilly et leurs filles est ce qui a empêché les autres membres de répondre à l’appel à la guerre. Je savais qu’il était temps qu’un groupe plus jeune siège au conseil. J’avais simplement oublié comment c’était quand j’avais leur âge. Mais ce n’est pas grave, c’était la meilleure voie à suivre. Il était important que tous les clans sachent que les Humaines peuvent s’accoupler avec succès avec notre peuple. Ils devaient avoir leur mot à dire sur la question.

— Une fois que l’espoir naît, il est impossible de l’étouffer, murmura-t-il.

Teriff hocha la tête.

— Oui. Je sais que tu es déjà allé sur Terre, Les Humains te sont donc familiers. Cette mission est ce que Cosmos et Avery appelleraient une mission sous couverture : ils ne veulent pas que leur gouvernement ait connaissance de ta présence, dit-il tandis qu’ils traversaient le long couloir.

— Pourquoi pas ? Je pensais que l’accord stipulait que Cosmos devait prévenir son dirigeant de notre présence, répondit Derik, les sourcils froncés.

Teriff grimaça et quand son fils suivit son regard, il se rendit compte qu’ils n’étaient plus seuls. ASIA2 était revenue et était vêtue cette fois d’un jean et d’un chemisier vert clair. Ses cheveux étaient tirés en une queue de cheval haute et les lunettes qu’elle portait plus tôt avaient été remplacées par des lunettes de soleil. Elle lui lança un sourire.

— Ça fait des années que les gouvernements des quatre coins du globe essaient de recruter Amelia. Elle a réussi à tous les esquiver, même le nôtre, et a mis en colère plus d’une personne puissante dans le monde. Pour sa propre sécurité, Amelia a toujours été l’un de nos secrets les mieux gardés et assez récemment, de dangereuses altercations initiées par de hauts responsables du gouvernement américain ont éclaté. Nous devons faire très attention à ne pas laisser n’importe qui pouvoir retrouver notre Amelia, expliqua ASIA2.

Derik s’arrêta devant la porte de la salle de contrôle du portail et regarda l’IA.

— Alors, non seulement Afon Dolinski et de nombreux autres criminels cherchent ma compagne, mais aussi les gouvernements humains ?

— Hmm, et tout le monde chez Cosmos Raines Industries. Amelia est vraiment très douée pour se cacher.

— Elle a intérêt, cracha Derik, les dents serrées.

— Trouve-la et ramène-la, lui ordonna son père.

— Oui, s’il te plaît, acquiesça ASIA2 avec enthousiasme.

— Je le ferai, promit-il.

— Si tu as besoin d’aide, envoie un message. Tes frères et moi serons là, ajouta Teriff d’une voix bourrue.

Il hocha la tête et franchit la porte. À l’intérieur, l’un des membres de l’équipe de sécurité de Lan s’avança avec un sac noir. Derik l’ouvrit et en examina le contenu. Des vêtements, des armes et un portail portatif s’y trouvaient. Après avoir refermé le sac, il le passa à son épaule.

— Le portail a été programmé pour s’ouvrir dans les quartiers de Cosmos Raines, selon les instructions d’ASIA2, l’informa le guerrier.

— Parfait. Activez le portail, ordonna-t-il.

— Oui, monsieur, répondit l’homme avec un signe de tête à l’attention de son collègue.

Quelques secondes plus tard, une ouverture scintillante apparut à la place du mur. De l’autre côté, il vit sa sœur, Terra, et Cosmos qui l’attendaient. Son ventre se noua d’impatience au moment où il passa d’un monde à l’autre. Il allait trouver son âme liée et cette fois, il ne la laisserait pas partir.