CHAPITRE 20

— Derik, tu dois voir si Amelia peut faire quelque chose pour aider ASIA2 et DAR, ordonna Teriff.

— De préférence avant qu’on finisse avec une douzaine d’ASIA2 et DAR miniatures en liberté dans le palais, dit J’kar.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Derik en se glissant sur un siège vide.

J’kar fronça les sourcils.

— Tu n’as pas remarqué la surtension ?

Derik haussa les épaules.

— J’ai dû manquer ça, répondit-il d’une voix distraite.

— J’ai déjà vu cette expression, marmonna Mak dans sa barbe.

— Problème de compagne, approuva Borj.

— Problème de compagne, sourit Mak.

— Elle n’est pas heureuse de l’avenir de Dolinski. Est-ce que le conseil a pris une décision ?

— Oui, ils ont pris une décision. Cosmos a décliné le droit de justice, annonça Teriff.

— Mais j’ai accepté, ajouta Mak.

Derik se renfrogna. Afon Dolinski était peut-être un tueur compétent, mais contre son grand frère, jamais il ne survivrait, même avec une arme. Il était content que Cosmos ait décliné. Terra pourrait donner naissance à tout moment maintenant et cela devait avoir été un facteur décisif dans son choix.

— Il y a juste un problème, ajouta sèchement J’kar.

Derik fronça les sourcils.

— Quoi ? Le fait que ma compagne et sa mère seront dévastées par le fait que vous avez tué un membre de leur famille tout juste retrouvé ?

Son père secoua la tête.

— Non, le fait que Dolinski et l’autre mâle humain se sont échappés pendant la nuit, parce que la mère de ta compagne les a aidés.

Derik retomba contre le dossier de son siège, incrédule.

— Comment a-t-elle fait ça ? voulut-il savoir.

— Ma compagne l’a aidée, répondit DAR en apparaissant dans la pièce.

— T’as fait quoi ?! s’exclama la Puce, stupéfaite.

Elle comprenait maintenant pourquoi l’expression de sa mère avait été aussi résignée avant qu’elle ne se rende compte que c’était sa fille et non les gardes qui entraient dans la pièce. D’un côté, elle était soulagée et extrêmement impressionnée par ce qu’elle avait fait. De l’autre, elle voulait savoir quoi d’autre avait changé chez elle depuis leur séparation.

La Puce avait tout oublié de ses problèmes lorsqu’elle avait découvert la chambre lourdement gardée de sa mère. Elle s’en était vu refuser l’entrée, mais elle ne comptait pas abandonner et elle était en train de proférer de terribles menaces quand un type du nom de Brock avait fini par apparaître à l’angle du couloir. Il lui avait jeté un coup d’œil et avait grogné avant de lever le nez vers le plafond, l’air de dire « que le ciel me vienne en aide, pourquoi moi ? » Visiblement, certaines choses étaient universelles. Puis il lui avait conseillé d’une voix tendue de ne rien tenter et avait fait signe au garde d’ouvrir la porte.

— Eh bien, ASIA2 m’a aidée, mais oui, c’est moi qui ai piraté leur système et je suis responsable de leur évasion. Je ne pouvais pas en libérer un sans libérer l’autre, mais je pense qu’ils auront plus de chance ensemble, expliqua Anne en prenant les mains de sa fille.

La Puce baissa les yeux vers leurs mains jointes. Sa mère avait tellement changé depuis sa disparition, deux ans plus tôt. Cette évolution la laissait aussi perplexe qu’elle la rendait heureuse, mais c’était également accablant en plus de tout ce qui s’était passé d’autre.

Lorsqu’elle croisa le regard de sa mère, elle y lut de la peur, mais aussi la certitude qu’elle avait fait ce qu’il fallait. La Puce lui sourit. Elle aurait fait la même chose — à vrai dire, elle avait déjà prévu de le faire !

— Est-ce qu’ASIA2 a ouvert un portail sur la Terre ?

Anne secoua la tête.

— Non, elle ne pouvait pas sans risquer une déconnexion pendant qu’ils le traversaient.

La Puce libéra ses mains et se dirigea d’un pas nerveux vers la fenêtre.

— Est-ce que tu sais où ils pourraient être allés ? demanda-t-elle en se retournant pour observer sa mère avec inquiétude.

— Non. ASIA2 leur a montré une carte de la région et leur a donné les autorisations de sécurité minimales, juste de quoi sortir du palais, je crois. J’ai demandé à ASIA2 d’éteindre toutes les caméras en ville quand on a désactivé la sécurité autour de leur cellule. J’ai dû distraire les gardes en personne, bien sûr, avoua Anne.

— Qu’est-ce que vous avez fait de ma mère ? plaisanta la Puce.

Anne lui fit un sourire larmoyant.

— J’ai enfin découvert ma force intérieure.

La Puce rejoignit sa mère et l’étreignit.

— J’en suis heureuse, murmura-t-elle.

— Moi aussi, Amelia. Je regrette seulement de ne pas l’avoir fait plus tôt. Bert me donnait des nouvelles de toi, et une fois que j’ai découvert que tu travaillais chez CRI, j’ai su que tu serais enfin en sécurité, admit Anne.

— Bert ! Ce vieux renard rusé, marmonna-t-elle en secouant la tête.

Sa mère éclata de rire.

— C’était le seul à savoir que je n’étais pas morte. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans lui, si tu vois ce que je veux dire, répondit-elle, pouffant en utilisant l’une des expressions préférées de l’homme.

— Ouais, je vois ce que tu veux dire, dit la Puce, repensant à toutes les fois où Bert l’avait aidée. Alors, on fait quoi maintenant ?

Anne reprit rapidement son sérieux.

— Je ne sais pas. Je ne suis pas vraiment dans les bonnes grâces du chef de la sécurité du coin.

— Je ne laisserai rien t’arriver, déclara la Puce.

Sa mère lui adressa un sourire tendu.

— Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je ne peux qu’espérer qu’Afon et Marcelo seront capables de trouver un moyen de rentrer sur Terre. Mais je ne sais pas si c’est possible sans le portail d’ASIA2.

— Je ne crois pas non plus, convint-elle.

Elles pivotèrent vers la porte lorsqu’elles entendirent frapper. Le ventre de la Puce se noua au moment où la porte s’ouvrit et livra passage à l’un des gardes. Elle se libéra des bras de sa mère et se plaça devant elle dans une posture protectrice. Le garde s’effaça pour révéler Derik.

— Le conseil souhaite voir ta mère, l’informa-t-il sombrement.

— Ouais, eh bien, ils vont devoir nous voir toutes les deux, rétorqua-t-elle.

Il poussa un grand soupir.

— Je m’en doutais. C’est pour ça que je suis là.

— Amelia, je ne veux pas que tu t’impliques, intervint Anne.

La Puce se tourna et rendit son regard déterminé à sa mère.

— Je ne laisserai rien t’arriver, grogna-t-elle avant de reporter son attention sur Derik.

Je ferai aussi tout mon possible pour la protéger. Mais je ne peux pas promettre la même chose pour Dolinski et l’autre Humain, l’informa-t-il silencieusement.

— Je sais, dit Anne en s’avançant pour prendre la main de sa fille avant de regarder Derik. Je suis prête.

Il inclina la tête et s’écarta sur le côté. La Puce lui emboîta le pas. Au moment où elle passa devant Derik, elle tendit la main et toucha la sienne. Il lui offrit un sourire rassurant.

Est-ce qu’ils vont l’enfermer ?

Si c’est sa condamnation, que dirais-tu d’une vie en cavale ? plaisanta-t-il.

Elle eut du mal à réprimer un éclat de rire.

Je pense que je pourrais m’y faire.

Il sourit et lui envoya une pensée crépitante d’intensité.

Mais plus sérieusement, je jure sur ma vie que tu n’auras plus jamais à fuir.

La Puce déglutit et regarda le dos raide de sa mère ; elle aurait aimé avoir plus de temps pour lui en parler. Ses sentiments pour Derik la déroutaient et elle ne savait pas quoi faire. Étaient-ils réels ou simplement dus à un genre de phéromone extraterrestre ? Était-ce normal de vouloir constamment le toucher chaque fois qu’ils étaient proches ? Et pourquoi avait-elle tant envie de… faire des choses avec lui ? Des choses qu’elle avait délibérément évité de faire avant.

Elle avait aimé ce qu’elle avait vu plus tôt dans la matinée et n’aurait rien contre le fait d’en voir plus… et de toucher. La nuit précédente, ils n’avaient fait que dormir, mais… sa présence avait fait une différence. Normalement, quand ses cauchemars commençaient, elle se réveillait immédiatement.

Mais là, ç’avait été différent. Elle avait été au-delà de l’épuisement, son corps si lourd qu’elle avait l’impression de porter une combinaison lestée. Son rêve avait commencé par un petit ruisseau de sang qui s’était transformé en rivière. Malgré tous ses efforts pour échapper au courant rouge, elle avait été attirée dans ses flots cuivrés tumultueux.

Au début, elle avait vu une image de sa mère allongée sur le sol, recouverte d’un fin drap blanc taché de sang. Sa main dépassait, son médaillon en argent emmêlé dans ses doigts sans vie.

L’image avait changé alors qu’elle essayait de s’éloigner en nageant et elle avait été arrêtée violemment en heurtant quelque chose. Par réflexe, ses mains avaient attrapé le corps inerte. L’horreur l’avait envahie et ses lèvres s’étaient entrouvertes sur un cri perçant à la vue du visage sans vie et des yeux vides de Derik.

Elle s’était réveillée en sanglots. Sa poitrine lui avait fait mal et elle avait eu l’impression de voler en éclats. Une douleur comme elle n’en avait jamais connu la retenait dans son rêve. Seules la voix calme et apaisante et les douces caresses de Derik avaient fini par transpercer la terreur paralysante de son cauchemar ensanglanté. Il l’avait tenue dans ses bras jusqu’à leur réveil.

Au fond d’elle, elle savait qu’il disait la vérité. Il ne laisserait rien arriver à sa mère — ni à elle. Un sentiment de plénitude la gagna lorsqu’elle prit sa main dans la sienne. Il la regarda avec une tendre expression de plaisir.

— Je suis contente que tu sois de notre côté, murmura-t-elle.

Il porta sa main à ses lèvres.

— Toujours, Amelia, promit-il.

— Tu ne m’appelleras jamais la Puce, hein ?

— Non, jamais, répondit-il, ralentissant alors qu’ils s’approchaient d’une grande double porte. N’aie pas peur. Personne ne vous fera de mal, à ta mère et à toi.

— Je n’ai pas peur, dit-elle tout bas.

Derik lâcha sa main et s’avança devant sa mère. Il attendit que le garde leur ouvre, puis entra dans la salle du conseil. La Puce se rapprocha de sa mère et lui prit la main. Dans un coin de son esprit, elle sentait toujours la présence de Derik. Cette fois, elle l’accueillit sans un mot.

— Je déclare la réunion ouverte. Que l’Humaine s’avance, ordonna Teriff d’une voix puissante.

La Puce prit une profonde inspiration lorsqu’elle sentit la main de sa mère trembler dans la sienne.

— Tout ira bien. Derik a dit qu’il partirait avec nous s’il fallait qu’on s’enfuie, murmura-t-elle.

Sa mère pouffa nerveusement.

— Eh bien, heureusement qu’on a un peu d’entraînement, répondit-elle à voix basse.

La Puce serra la main de sa mère afin de la réconforter. Ensemble, elles s’avancèrent vers une rangée d’hommes assis derrière une longue table incurvée. Il n’y avait qu’un siège vide et elle se doutait qu’il n’était pas destiné à une femme, à moins qu’elle ne s’appelle Rav.

Ses lèvres esquissèrent un rictus sardonique.

Même les extraterrestres n’arrivent pas à bien choisir leurs dirigeants, pensa-t-elle en examinant le groupe d’hommes.