Ils étaient partis une heure auparavant pour rejoindre la ville, et à présent, Derik apercevait ses contours fumants. Il scruta l’horizon à la recherche de menaces, ignorant ostensiblement les regards désapprobateurs d’Afon. Ni Amelia ni lui n’avaient à se justifier auprès de lui. Ce n’était pas comme si Dolinski n’avait pas lui-même « quelques squelettes dans son placard », comme elle aimait le dire. L’ironie du mécontentement de l’Humain le fit sourire.
— Qu’est-ce qu’il y a de si amusant ? lui demanda Amelia.
Elle devait avoir senti son petit rire silencieux. Elle avait enroulé ses bras autour de sa taille et son menton reposait sur son épaule. Il posa une main sur la sienne et la serra avant de se reconcentrer sur le pilotage du glisseur.
— Je repensais juste à l’expression que tu as dite hier soir, à propos des squelettes et des placards. Ton oncle n’est pas ravi que je t’ai revendiquée, expliqua-t-il gaiement.
Elle jeta un coup d’œil à Afon et Marcelo par-dessus son épaule. Ils voyageaient dans la remorque que Derik avait attachée au véhicule, chacun armé d’un fusil laser, prêt à tirer. Jusqu’à présent, personne n’avait vu de preuve de la présence d’autres Juangans.
Se retournant vers lui, elle reposa son menton sur son épaule.
— C’est son problème s’il fait du boudin, dit-elle en haussant les épaules.
Il rit.
— J’adore vos expressions humaines.
Elle déposa un baiser derrière son oreille.
— J’en ai plein en réserve, plaisanta-t-elle avant de soupirer. Tu penses que les Juangans sont toujours là ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’on va faire si on en croise ?
— On les tue. S’ils sont en ville, ils ne montreront aucune pitié pour les habitants, jeunes, vieux, mâles, femelles. En tant que guerrier prime, il est de mon devoir de protéger ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes.
— Heu, tu as conscience qu’on n’est que quatre, hein ? souligna-t-elle.
— Trois… je ne veux pas que tu sois exposée.
Elle renifla.
— C’est pour ça que tu as insisté pour que je vienne avec toi ? répliqua-t-elle.
— Je ne voulais pas que tu restes au vaisseau toute seule et j’aurai peut-être besoin de ton oncle et de Marcelo, admit-il.
— Ouais, eh bien, n’oublie pas qui est le meilleur tireur de ce vaisseau. J’ai dézingué tous les lézards de l’espace.
— Il faudra peut-être que tu me le rappelles encore quelques fois, plaisanta-t-il.
Un rire échappa à Derik lorsqu’elle lui pinça le bras d’un air taquin. Le silence retomba entre eux tandis qu’ils ralentissaient près d’une saillie rocheuse avant de s’arrêter.
Elle lâcha sa taille. Il descendit du glisseur et se tourna pour l’aider. Afon et Marcelo les imitèrent et les rejoignirent.
— Et maintenant ? demanda Afon.
— Maintenant, on continue à pied, répondit-il.
— J’aurais aimé qu’il fasse nuit sur cette maudite planète, jura Marcelo dans sa barbe.
— N’enlevez pas vos protections. Elles vous camoufleront et vous protégeront des soleils et du sable, leur conseilla Derik.
Il ajusta ses propres protections couleur sable avant de tendre la main pour ramener une mèche des cheveux noirs d’Amelia sous son casque. Puis il prit le pistolet laser dans un compartiment du glisseur et en vérifia la charge avant de le tendre à sa compagne.
— Si tu vois un Juangan, n’hésite pas : tir et enfuis-toi. Ne vise que la tête, lui conseilla-t-il.
Elle lui offrit un petit sourire.
— Je gère, affirma-t-elle avec plus d’assurance qu’elle n’en éprouvait réellement.
— Je sais, murmura-t-il.
Il se pencha en avant et plaqua un baiser dur sur ses lèvres avant de se redresser et de se tourner vers les deux hommes. Déterminés, ceux-ci soutirent son regard. Ces hommes étaient habitués à se battre et n’avaient pas peur de tuer si nécessaire.
— Protégez Amelia à tout prix, leur ordonna-t-il.
Ils hochèrent la tête. Sans un mot de plus, il s’empara du fusil laser accroché sur le côté du glisseur et se tourna. Après avoir scruté les alentours, il fit signe aux autres de le suivre.
![](images/break-section-side-screen.png)
Amelia vit immédiatement les importants dégâts qu’avait subis la ville. Elle suivait Derik, et Afon et Marcelo fermaient la marche. Les gravats de bâtiments qui avaient été soufflés jonchaient la route, rendant leur progression difficile. Les ruines lui faisaient penser à des photos de zones de guerre qu’elle avait vues à la télévision.
Afon la retint lorsqu’elle trébucha sur une pierre qui se détacha d’un trou dans la chaussée provoqué par une explosion. Elle le remercia d’un signe de tête alors même que son regard revenait se poser sur les bâtiments. Tout autour d’eux n’était que décombres et destruction.
Afon et Marcelo firent le tour de plusieurs bâtiments encore debout. Ils en revinrent en secouant la tête — ils n’avaient trouvé aucun survivant. La Puce avait vu son lot de misère, mais jamais rien qui se rapprochait un tant soit peu de ça. C’était comme si les Juangans avaient volontairement ciblé chaque bâtiment.
Ceux-ci et les habitants qui s’y trouvaient n’avaient eu aucune chance contre les canons laser mortels de leurs ennemis. Sa main glissa sur un mur rugueux. Le sable grossier avait été mélangé à de l’eau et d’épais roseaux rouge vif pour former les briques. Chaque bâtiment était relié à celui d’à côté. À présent, des trous béants révélaient les vestiges colorés de la vie des habitants. Le contraste était déchirant.
Son estomac se retourna à la vue d’un bras taché de sang vert qui dépassait de sous un tas de pierres. Elle détourna les yeux lorsqu’elle aperçut un petit jouet couvert de poussière au milieu de la route. Amelia attendit dans l’ombre d’un mur en pierre effondré pendant que Derik traversait l’étroite rue en direction des restes calcinés d’un autre bâtiment. Il scruta les alentours avant de leur faire signe de le rejoindre. Elle s’élança à découvert et le rejoignit. L’ampleur des dégâts augmentait à mesure qu’ils s’enfonçaient lentement dans la ville.
Des incendies sporadiques brûlaient, alimentés par les roseaux, les matériaux à l’intérieur des structures ou pire, les restes de ceux qui n’avaient pas pu fuir. Elle ne voulait pas savoir. Elle remonta sa protection sur son nez afin de ne pas être prise de haut-le-cœur à cause de l’odeur âcre de la fumée qui lui brûlait la gorge et faisait pleurer ses yeux. Marcelo la rejoignit, l’air inquiet.
— Où sont-ils tous passés ? siffla-t-il à voix basse.
Tous se retournèrent quand un vaisseau survola les ruines fumantes. Il tourna à une centaine de mètres d’eux et atterrit. Elle frissonna, gagnée par un mauvais pressentiment.
Ça fait froid dans le dos, songea-t-elle.
Je suis d’accord, répondit distraitement Derik.
Elle n’avait pas voulu lui communiquer cette pensée. Craignant de le déconcentrer, elle érigea le mur autour de son esprit. Par expérience, elle savait qu’une seconde d’inattention pouvait faire la différence entre la vie et la mort.
— C’est un vaisseau de transport. Ils doivent avoir rassemblé les habitants qui restaient et ils prévoient de les emmener avec eux, expliqua-t-il à voix basse.
— Qu’est-ce qu’ils vont leur faire ? interrogea Afon.
Derik se tourna vers son oncle. Son expression la fit de nouveau frissonner. Il lui jeta un coup d’œil avant de reporter son attention sur le vaisseau qui se posait.
— Ils leur serviront de nourriture, répondit-il d’une voix froide.
— De nourriture ?! siffla-t-elle avec horreur.
Son ventre se noua à la pensée du sort terrible qui attendait ces gens. Elle se mordit la lèvre pour se retenir de pleurer. Baissant la tête, elle prit conscience que peu importe où vous vous trouviez dans l’univers, il y en aurait toujours pour s’en prendre aux plus faibles. Elle se redressa en sentant le tendre contact de Derik.
— Ça va aller ? lui demanda-t-il.
Elle opina du chef.
— Ouais, ça va, murmura-t-elle.
Il leur fit signe de continuer à avancer au milieu des gravats. Dix minutes plus tard, ils regardaient à travers une étroite fente dans un mur au centre de la ville. Du côté nord, une haute palissade avait été érigée. À l’intérieur, les habitants terrifiés s’entassaient le plus loin possible de l’ouverture.
Elle eut le cœur brisé en voyant des mères et des pères tenir leurs enfants en pleurs dans leurs bras. Les plus âgés avaient adopté une vaine posture défensive devant les plus jeunes. Deux gardes faisaient les cent pas devant les battants de la porte, fermée par une lourde barre. Inutile d’avoir des verrous quand on était aussi grand et laid et qu’on avait la réputation de manger ses prisonniers.
C’était la première fois qu’elle voyait les créatures d’aussi près. Son estomac se retourna. Ils mesuraient plus de deux mètres cinquante et étaient puissamment charpentés. Leur peau était vert foncé avec des taches marron, noires et vert clair qui donnaient l’impression qu’ils portaient une tenue de camouflage. Ils possédaient de longues queues, de longues jambes et de petits bras épais. Les armures qu’ils portaient étaient en cuir et en métal et chacun tenait une épée brillante qui devait faire près d’un mètre cinquante !
Elle compta silencieusement alors qu’une douzaine d’autres créatures sautaient de l’un des véhicules et se dispersaient pour garder différents points du centre-ville. Visiblement, il se tramait quelque chose. La tension dans l’air était palpable tandis que les Juangans lançaient des regards circonspects vers le ciel, focalisés sur une autre navette qui était en train d’atterrir. Avec autant de soldats, elle ignorait comment ils allaient pouvoir libérer tous les prisonniers sans que personne soit blessé, ou pire, tué.
— C’est quoi le plan ? demanda Afon.
Elle déglutit et se tourna vers Derik.
— On va libérer les prisonniers, hein ? s’enquit-elle d’une voix mal assurée.
Ses lèvres esquissèrent un sourire et il hocha la tête.
— On va libérer les prisonniers, répéta-t-il.
Elle entendit Marcelo souffler.
— Je savais que j’aurais dû accepter le poste d’agent de sécurité au centre commercial, marmonna-t-il avec une expression de regret.
Son intervention la fit sourire.
— Nan, les adolescents sont mille fois pires, plaisanta-t-elle.
— Tu as sans doute raison. Je n’aurais pas eu le droit de les tuer, répliqua-t-il en lui faisant un clin d’œil.
— On devrait se séparer. Je partirai sur la droite et je ferai le tour par l’arrière, dit Afon.
— Je prends la gauche.
— Amelia et moi on prend ce côté. Les communicateurs sont réglés sur une fréquence sécurisée. Restez en contact, ajouta Derik.
— Je devrais partir de mon côté, dit-elle en secouant la tête. Plus de puissance de feu créera plus de confusion.
Les lèvres de Derik s’ouvrirent sur une protestation. Elle posa ses doigts dessus et secoua de nouveau la tête.
— Je suis rapide et je peux me cacher si les choses dégénèrent. Je gère. Ce n’est pas la première fois que je me retrouve confrontée à des méchants. Et puis, si vous faites diversion, je pourrais peut-être libérer les prisonniers.
— Elle a raison. Si on peut attirer leur attention sur nous, la Puce pourrait se faufiler jusqu’à la porte pour l’ouvrir, convint Marcelo.
Elle grimaça quand Derik et Afon pivotèrent d’un même mouvement pour fusiller l’autre homme du regard. Elle toucha le bras de Derik, qui se tourna vers elle à contrecœur.
— On a une façon unique de communiquer, toi et moi. Je n’irai qu’une fois que tu m’auras dit que la voie est libre, murmura-t-elle.
— Si les choses dégénèrent, je veux que tu prennes le glisseur et que tu retournes au vaisseau. ASIA2 et DAR peuvent le piloter. Il est caché et tu devrais être en sécurité. Si on ne donne pas de nouvelles dans quelques jours, un vaisseau de reconnaissance sera envoyé.
— Ça marche, accepta-t-elle.
Elle savait bien qu’il n’était pas ravi, mais à seulement quatre, leurs options étaient limitées. Elle ne voyait pas l’intérêt de rester dans les pattes de Derik alors qu’elle pouvait aider. Elle raffermit sa prise sur son pistolet.
— C’est parti, lança Derik à contrecœur.
Elle prit une profonde inspiration et emboîta le pas à Afon. Ils se frayèrent un chemin à travers les ruines d’un bâtiment jusqu’à atteindre un tas de gravats près de la palissade. Lançant un regard par-dessus le mur, elle écarquilla les yeux lorsqu’elle vit l’impressionnante créature qui se dressait en face de leur cachette. Elle devait être arrivée par la dernière navette à avoir atterri, parce qu’ils ne l’avaient pas vue pendant leur premier repérage. À en juger par l’expression des gardes, ils étaient très méfiants envers le nouveau venu.
L’attitude autoritaire du Juangan avait mis les autres soldats en état d’alerte. Celui-ci portait un uniforme et une armure plaquée or, et aboyait des ordres dans une langue qu’elle ne connaissait pas, mais sur un ton qui ne laissait planer aucun doute sur sa colère.
— Ça doit être le chef, murmura Afon.
Elle opina de la tête.
— Il n’a pas l’air content, observa-t-elle.
— Et ça ne va pas aller en s’améliorant. Attends le signal de Derik. On éliminera les gardes et attirera leur attention sur nous. Reste près de la cage et approche par la droite. Il n’y a aucun lézard de ce côté et il y a assez de débris pour te mettre à couvert au besoin. Dès que tu as le signal, ouvre la porte et tire-toi de là. On couvrira tout le monde autant que possible.
Elle le regarda d’un air inquiet.
— Mais… il y aura forcément des victimes comme ça ! Les femmes avec des enfants… Ils ne pourront jamais courir assez vite, surtout si ces vaisseaux décollent, siffla-t-elle.
Il lui prit la main. Elle cilla pour chasser les larmes de ses yeux en voyant la résignation qui habitait les siens. Il était déjà arrivé à la même conclusion qu’elle : il y aurait des dommages collatéraux.
Elle se retourna et considéra les visages effrayés. Baissant la tête, elle se força à réfléchir. Il devait y avoir un moyen d’arrêter les Juangans. Même s’ils s’échappaient, les extraterrestres les pourchasseraient. S’il était possible de tous les arrêter, alors ce ne serait pas un problème.
— La Puce, si tu ne t’en sens pas capable, dis-le-moi tout de suite. Il vaut mieux battre en retraite que de rester tétanisé. C’est le meilleur moyen de te faire tuer… et de nous faire tuer aussi.
Elle planta sur lui un regard d’acier.
— Je ne fuirai pas et je ne resterai pas tétanisée. Va de l’autre côté et ne rate pas tes cibles, dit-elle d’une voix tendue.
Afon étudia son visage avant de resserrer sa prise sur son arme et de disparaître dans l’ombre. Elle reporta son attention sur les prisonniers puis les vaisseaux. Elle n’était peut-être pas aussi douée qu’eux en combat physique, mais elle était sacrément douée pour se servir de son cerveau comme d’une arme. Se glissant derrière une pile de gravats qui la mettait à couvert tout en lui permettant de voir ce qui se passait, elle toucha le micro-ordinateur à son poignet.
— ASIA2, j’ai besoin de ton aide. De celle de DAR aussi, murmura-t-elle.