La Puce ajusta son sac à dos et but une gorgée d’eau fraîche tandis qu’elle déambulait le long du trottoir. Le soleil avait disparu derrière l’horizon et les lampadaires s’allumaient un par un, plongeant le monde dans une étrange lutte acharnée entre ombres et lumière artificielle.
Ça n’avait pas été une mince affaire, mais elle était parvenue à partir par la sortie arrière du restaurant à l’insu de Bert et Derik. Le fait que le restaurant soit aussi bondé avait bien aidé… tout comme le fait que le premier accaparait l’attention du second avec de folles histoires. Son vieil ami adorait avoir un public captivé.
La Puce soupira. Elle savait que Bert travaillait pour Cosmos. Au début, elle avait été blessée qu’il se soit joué d’elle. Elle pensait qu’il était l’un des nombreux sans-abri qui vivaient selon le code de la rue, mais d’intensives recherches sur son passé lui avaient appris qu’il s’agissait en fait d’un ancien membre hautement décoré du MPDC, le département de la police métropolitaine de Washington D.C., et qu’il n’était pas sans-abri.
Un point pour ma nature super prudente et mes invasions insensées de la vie privée, pensa-t-elle avec un rictus.
Malgré tout, Bert dégageait quelque chose qui la rassurait. Il avait le même effet apaisant sur elle que sa mère quand elle était en vie. Évidemment, elle n’avait surtout pas besoin d’une autre figure parentale dans sa vie ! Entre Cosmos, Avery et ASIA, elle avait déjà bien assez de remplaçants comme ça.
— Et je n’ai pas non plus besoin d’un extraterrestre flippant qui pense que je lui appartiens ! marmonna-t-elle pour elle-même.
Tu peux me dire ce que tu es en train de faire ?
La Puce ricana lorsqu’elle sentit la frustration et l’indignation dans la voix de Derik. C’était vraiment trop facile de le titiller. Un petit sourire en coin apparut sur ses lèvres alors qu’elle réfléchissait à ce qu’elle pourrait faire ensuite. Si elle arrivait bien à l’énerver, peut-être finirait-il par lâcher l’affaire et rentrer là d’où il venait.
Pas sans toi, grogna-t-il.
C’est joué d’avance, rétorqua-t-elle.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qui est joué ? exigea-t-il de savoir.
Incrédule, elle haussa un sourcil. Derik ne semblait pas beaucoup plus âgé qu’elle et il ignorait ce que l’expression « c’est joué d’avance » signifiait ? Elle aurait cru que même un adolescent extraterrestre pourrait deviner.
Ça veut dire « si, sans moi, et si tu veux essayer, fais-toi plaisir. Tu vas échouer », répondit-elle sèchement.
Ne bouge pas. Je viens te chercher, ordonna-t-il.
Cause toujours.
Elle continua de marcher. Les ombres gagnèrent du terrain à mesure que l’écart entre les lampadaires augmentait. Seules la pléthore d’enseignes lumineuses et les lumières tamisées des fenêtres presque recouvertes de publicités éclairaient cette portion de trottoir fissuré.
Alors qu’elle passait devant une poubelle, elle lâcha son gobelet vide sur un monticule de détritus puis fourra ses mains froides dans les poches de son manteau. Un soudain sentiment de malaise s’empara d’elle, la poussant à scruter plus attentivement les alentours.
Elle fixa un homme de l’autre côté de la rue, adossé au mur en brique, qui parlait au téléphone. L’extrémité de sa cigarette rougeoyait dans l’obscurité et la faible lumière projetée par le magasin donnait une allure sinistre à son visage grêlé par des cicatrices d’acné. Une fine spirale de fumée s’éleva lorsqu’il exhala et se redressa.
Elle pinça les lèvres quand il croisa son regard, les yeux débordants d’animosité. Il l’avait reconnue. C’était Karl Biggie : ancien détenu et bras droit de Ramon DiMaggio, l’un des hommes responsables de la mort de sa mère.
Bon, ben au moins, j’ai trouvé ce que je cherchais, pensa-t-elle avec dégoût.
Quoi ? Qu’est-ce que tu cherchais ? l’interrogea mentalement Derik.
La Puce fronça les sourcils. Elle avait oublié son extraterrestre. Enfin, pas son extraterrestre, mais l’extraterrestre, se reprit-elle hâtivement avec une grimace.
Je préférais ta première pensée, rit-il.
Une sensation chaleureuse inattendue l’envahit et elle serra les dents. La Puce se força à la chasser. Elle ne se laisserait pas distraire de sa mission. C’était la raison pour laquelle elle avait laissé les deux hommes au restaurant. Elle avait rapidement décidé que si Bert ne voulait pas lui dire où vivait DiMaggio, elle trouverait quelqu’un qui savait. Après tout, se disait-elle, ça ne devait pas être si difficile de trouver l’un de ses hommes de main dans le coin et de le suivre jusqu’à la planque de son boss.
C’était bien sa veine de tomber sur Karl. Entre eux, ce n’était pas l’amour fou ; c’était l’un des rares à être capables de la reconnaître.
Karl jeta sa cigarette par terre et s’avança. La Puce sortit ses mains de ses poches et agrippa les bretelles de son sac à dos. Il traversa la rue dans sa direction. Elle leva le menton quand il ralentit et se planta devant elle sur le trottoir.
— Ça fait un bail, la Puce, commenta Karl.
Elle haussa les épaules.
— Ouais.
— Le boss te cherche. Il veut te voir.
Elle leva les yeux au ciel. Évidemment que DiMaggio voulait la voir. Il voulait probablement aussi revoir les cinq millions de dollars qui avait disparu de son compte en banque, mais elle les avait donnés à une dizaine d’œuvres de charité dans tout le pays, il y avait de cela bien longtemps.
— J’imagine. Désolée, pas intéressée, marmonna-t-elle.
Karl plissa les yeux.
— Ce n’était pas une demande, fit-il avec un rictus.
La Puce haussa un sourcil. Elle fut amusée de voir un éclair de colère traverser le visage de l’homme. Il y avait trop de gens autour d’eux pour qu’il fasse quoi que ce soit sans être vu. Sans parler du fait qu’elle s’était arrêtée sous les caméras de surveillance devant Wong’s Family Foods.
— Et je ne viendrai pas, répondit-elle en jetant un coup d’œil à la caméra. Souris à l’objectif, connard.
Elle vit Karl lever les mains et replier les doigts comme s’il mourait d’envie de les enrouler autour de son cou. Il ouvrit la bouche au moment même où une élégante BMW se garait derrière lui. Les portières s’ouvrirent à la volée et trois hommes en costume noir en sortirent.
Au début, elle crut qu’ils travaillaient peut-être pour Cosmos, jusqu’à ce qu’elle voie le sourire narquois de Karl. Elle fit volte-face pour s’enfuir, mais fut rapidement encerclée. Des doigts forts lui prirent le bras dans un étau. Elle se mit à bouillir de fureur.
— Je m’occupe des vidéos. Emmenez-la à DiMaggio, ordonna Karl.
— Connard, marmonna la Puce tandis que l’homme qui l’agrippait la tirait vers la voiture.
— Je te montrerai à quel point je peux être un connard… plus tard. C’est une promesse, fit Karl avec un sourire mauvais.
La Puce lança un coup de pied et, avec une grande satisfaction, elle le sentit entrer en contact avec l’entrejambe de Karl. Serrant ses testicules douloureux, l’homme tomba à genoux et commença à se balancer d’avant en arrière tout en lâchant un chapelet de jurons étranglés.
— Juste un petit quelque chose pour ne pas m’oublier en attendant qu’on se revoie, grogna-t-elle.
— Avance, exigea l’homme qui lui tenait le bras.
La Puce sentit une vague de rage et de refus rouler vers eux, et lorsqu’elle jeta un coup d’œil par-dessus la portière arrière ouverte, son regard rencontra celui de Derik. Avant qu’elle n’ait le temps d’essayer une nouvelle fois de se sauver, son ravisseur baissa sa tête et la poussa à l’intérieur du véhicule, la suivant en grognant un ordre aux deux autres hommes.
Tous dégainèrent leurs armes pendant que le chauffeur partait en trombes. L’homme à côté d’elle baissa la vitre alors qu’ils s’approchaient de Bert et Derik. La panique la saisit en le voyant les viser.
Pivotant sur son siège, elle empoigna les cheveux de l’homme et tira de toutes ses forces. La douleur explosa dans sa joue quand il la frappa du revers de la main. Il passa ensuite son bras autour de son cou et commença à serrer. Elle attendit qu’ils aient dépassé Bert et Derik pour lâcher les cheveux de son ravisseur.
Des points noirs dansaient devant ses yeux. Elle lutta pour se dégager du bras autour de son cou, mais l’homme refusait de lâcher. Tandis que son esprit s’embrouillait, elle ferma les yeux et contacta Derik.
DiMaggio… Bert… sait…, se força-t-elle à dire malgré le manque d’oxygène dont souffrait son cerveau.
Je vais te sortir de là
Je… sais, dit-elle avant de sombrer dans le noir.