Deux ans plus tôt,
Près de l’ancien Navy Yard, Washington, D.C. :
Amelia « la Puce » Thomas sentit son bonnet noir s’accrocher dans un bout de fil de fer alors qu’elle se glissait dans l’ouverture que quelqu’un avait pratiquée dans le haut grillage. De l’autre côté, elle marqua une pause et renfonça son couvre-chef sur ses oreilles puis fourra ses mains gantées dans ses poches pour tenter de les garder au chaud.
Un sac à dos noir contenant toutes ses possessions matérielles était solidement installé sur ses épaules. Elle s’arrêta un instant pour admirer la silhouette sombre des bâtiments avec en toile de fond le Capitole et son fameux fleuve. Ces entrepôts abandonnés le long du Potomac lui servaient de base depuis quelques mois. L’endroit semblait assez sûr pour y séjourner de longues périodes, mais elle finissait toujours par partir un moment. Les rares personnes à qui elle avait parlé dans la rue l’avaient prévenue qu’il était imprudent de trop s’attarder au même endroit et elle avait mis du cœur à suivre ce conseil. Il était dangereux de prendre ses aises.
Elle n’était pas la seule à vivre dans la partie oubliée de la capitale. Certains secteurs de l’ancien Navy Yard étaient redynamisés, mais celui-ci ne quittait pas la liste d’endroits dont la ville ne savait pas quoi faire, et ça convenait très bien à la Puce.
Nombreux étaient les sans-abri à séjourner dans les bâtiments à l’occasion, surtout pendant l’hiver. Chacun s’appropriait une partie des lieux… du moins, jusqu’à ce que quelqu’un de plus imposant et de plus méchant arrive. Dans l’ensemble, la plupart d’entre eux étaient inoffensifs et préféraient avoir le moins d’interactions possible avec le reste du monde.
Ce qui lui plaisait, c’était qu’ils étaient tous différents. Certains vivaient dans la rue parce qu’ils ne supportaient pas d’être confinés dans de petits espaces. D’autres étaient ici parce qu’ils étaient trop fauchés pour se permettre de se payer un toit. Ces raisons provenaient des quelques personnes qui avaient volontairement expliqué pourquoi elles n’avaient pas d’autre endroit où aller. Elle ne posait jamais de questions ; ça ne la regardait pas. Et puis, si elle commençait à le faire, quelqu’un pourrait décider de lui en poser et elle n’avait aucune envie de répondre.
Âgée de seize ans, elle vivait dans la rue depuis bientôt deux ans. La plupart des gens auraient pu croire que ça la dérangerait, mais il n’en était rien. Elle était son propre maître et ça lui convenait très bien.
Elle ajusta la bretelle à son épaule en attendant qu’une voiture la dépasse, puis elle s’immobilisa afin de ne pas être remarquée. Sa main se resserra sur la bretelle lorsque la voiture ralentit. Un soupir soulagé lui échappa quand elle la vit tourner et s’éloigner d’elle.
Ne pas avoir de toit au-dessus de la tête pouvait être dur, mais seulement si l’on avait besoin de beaucoup pour vivre. Ce n’était pas son cas… elle pouvait se passer des trucs matériels.
Enfin, sauf mon ordi. Je ne peux pas vivre sans, pensa-t-elle avec ironie.
Sa vie avait commencé dans la pauvreté, elle n’avait donc jamais connu l’opulence. Grâce à son père, même cette vie-là lui avait été enlevée. L’argent et l’avidité créaient des monstres et elle en avait rencontré déjà bien assez dès son plus jeune âge.
Elle n’aimait pas penser à quel point il pouvait être facile de perdre tout ce à quoi l’on tenait à cause de quelqu’un d’autre ; elle détestait ruminer à propos des choses qu’elle ne pouvait pas changer et essayait donc de ne pas le faire. C’était une perte de temps et d’énergie. Et puis, elle s’en sortait très bien toute seule.
Scrutant les alentours une fois encore pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les parages, la Puce commença à avancer tranquillement jusqu’à être engloutie par les ombres projetées par les bâtiments. Elle avait beaucoup appris pendant les années qui avaient suivi le meurtre de son père. À ce propos non plus, elle n’avait aucun regret. Parfois, elle se demandait si les thérapeutes avaient eu raison en affirmant que quelque chose ne tournait pas rond chez elle.
Connards, pensa-t-elle calmement.
La seule chose qui clochait chez elle, c’était qu’elle était intelligente… trop intelligente pour son père, et trop dangereuse pour sa mère. Un psychologue scolaire avait suggéré qu’elle était une autiste savante ; l’une de ces étranges et rares personnes qui possédaient un don hors du commun. Tout ce que son père voyait en elle, c’était un moyen de se faire de l’argent, et peu lui importait la façon dont il y parvenait.
Sa mère avait été différente. Elle, elle l’avait comprise et acceptée pour qui elle était : une fillette capable de décrypter des zéros et des uns comme si c’était sa langue maternelle. Sa mère avait essayé de la protéger de l’exploitation de son père, mais à force de jouer avec les chiffres, de créer des logiciels illégaux et de pirater des comptes, les crimes s’étaient développés plus vite que la Puce.
Elle avait toujours été petite. Sa mère avait à peine atteint son troisième trimestre quand elle avait accouché. Un soir, alors qu’il était complètement saoul, son père s’était vanté de l’avoir fait sortir du ventre de sa mère à coup de torgnoles en un temps record… et qu’il était difficile de croire que ce fiasco s’était avéré une bonne chose grâce à la grande intelligence d’Amelia.
La Puce marqua une pause et s’adossa à la tôle ondulée froide de l’entrepôt. Elle resta immobile tandis qu’une nouvelle voiture avançait sur la route avant de tourner au coin du bâtiment. Quiconque se trouvait à l’intérieur cherchait probablement de la drogue ou une pute.
Elle regarda les lumières des phares disparaître, mais ne bougea pas. Il était inutile de se précipiter vers le petit secteur reculé de l’entrepôt B11. La nuit lui appartenait, comme toutes les autres. Elle laissa plutôt les souvenirs remonter. C’était inutile de les combattre, cela, elle l’avait découvert la première année qu’elle avait passée dans la rue. Si elle essayait, ils se transformaient en cauchemars dès qu’elle s’endormait.
— Laisse les souvenirs venir, puis remets-les dans leur boîte, se murmura-t-elle.
Ce n’est pas lui qui a appuyé sur la détente, mais c’est lui le responsable, se dit-elle avec colère pour la millième fois.
Elle ne savait pas si elle serait capable de tourner la page un jour. Ses pires moments étaient maintenant gravés dans son esprit comme un tatouage. Chaque fois que les souvenirs refaisaient soudainement surface et qu’elle repensait à tout ça, ils la marquaient plus profondément.
Son père avait été assassiné par le même genre de criminels qui avaient tué sa mère. Son meurtre avait été un avertissement. Ils avaient cru pouvoir terrifier la Puce au point de la contrôler. Malheureusement pour eux, ces connards s’en étaient pris au mauvais parent.
Ils avaient cru qu’elle avait quelque chose à faire de ce qui arriverait à l’homme brutal qui avait fait de leurs vies, à sa mère et à elle, un enfer. S’ils l’avaient tué lui et non sa mère, eh bien, les choses auraient été différentes, du moins jusqu’à ce qu’elle se fasse assez d’argent pour vivre là où personne n’aurait jamais pu les atteindre, où personne n’aurait jamais pu se servir de nouveau d’elles.
Amelia releva la tête lorsqu’une procession de voitures passa devant elle et s’arrêta au portail. Elle s’approcha furtivement, se cachant derrière une benne à ordures renversée rongée par la rouille.
Elle s’accroupit et jeta un coup d’œil par un trou. Une file de SUV de luxe et une limousine franchirent le portail. La porte d’un entrepôt non loin s’ouvrit sur plusieurs gardes lourdement armés qui devaient attendre le cortège.
La limousine se gara à l’intérieur du bâtiment alors que les autres véhicules s’arrêtaient devant l’entrée. Trois hommes sortirent du premier SUV. Elle pinça les lèvres de dédain à la vue de leurs costumes hors de prix et de leurs armes. Ils ne ressemblaient pas à des gens du gouvernement, ils devaient donc faire partie des PCM, les Pires Connards du Monde.
Un jour, sa mère lui avait dit que si elle avait reçu son don, c’était peut-être pour combattre ceux qui s’en prenaient aux autres mais étaient intouchables eux-mêmes. Amelia avait trouvé un moyen de les atteindre. L’argent était tout pour eux. Même la famille n’était jamais vraiment sacrée, chaque membre n’étant qu’un pion pour celui qui en était à la tête — et dès qu’ils n’étaient plus utiles, fiables ou loyaux, ils étaient jetés comme des déchets. L’amitié était un mythe. Ces gens-là n’avaient aucun ami. Cette leçon, elle l’avait apprise à ses dépens.
Le plus triste, c’était que l’argent était relatif à l’individu. Elle avait vu des personnes avec moins d’un dollar en poche mieux traiter les autres que ceux qui possédaient des millions.
À vrai dire, elle ne se rappelait plus depuis quand elle volait les criminels de la sorte. Avec le temps, Amelia Thomas avait disparu, remplacée par la hackeuse connue sous le nom de la Puce. Sa mère avait eu raison. Le but de sa vie était de faire tomber les PCM, et c’était ce qu’elle faisait avec des compétences qui rivalisaient avec celles des membres les plus éminents du monde technologique.
Mais en mieux, pensa-t-elle avec satisfaction.
Elle se releva en silence et commença à avancer vers la file de voitures. Pour découvrir de qui il s’agissait, elle devait examiner ça de plus près.
Alors qu’elle approchait de l’entrepôt, elle entendit des voix coléreuses. Parcourant du regard le mur du bâtiment, elle trouva une fenêtre brisée sous laquelle s’entassaient plusieurs vieux fûts en acier et quelques palettes en bois et par laquelle elle pourrait jeter un coup d’œil. Elle s’y dirigea et grimpa en haut du monticule de détritus aussi silencieusement que possible. Par chance, la personne qui parlait maintenant était assez énervée pour étouffer le peu de bruit qu’elle faisait.
Agrippée au côté du cadre de la fenêtre, elle vit un grand groupe de gardes se disperser autour de la limousine qui s’était garée à l’intérieur. Elle écarquilla les yeux de surprise lorsqu’un homme puis une belle femme en robe de soirée descendirent du véhicule, suivis par un second homme dont le nez saignait abondamment. L’expression satisfaite de la femme apprit à la Puce qui en était responsable.
Elle raffermit sa prise sur le cadre de la fenêtre et se redressa légèrement afin de ne rien rater. Elle s’apprêtait à ouvrir un peu plus la vitre quand quelqu’un l’attrapa par-derrière sans ménagement et la tira brusquement. Un cri surpris lui échappa avant qu’elle ne puisse le retenir. Alors qu’elle tombait, elle se retourna et atterrit lourdement sur le flanc pour tenter de protéger son ordinateur portable.
— On dirait bien qu’on a trouvé un rat d’égout en train de fouiner, Manny, ricana l’homme qui l’avait attrapée.
— Bute-le, Rick. On n’a pas le temps, lui ordonna l’autre.
— Allez vous faire foutre, grogna la Puce.
Elle balança sa jambe vers le dénommé Rick et son pied botté entra en contact avec son entrejambe. Elle s’était déjà remise en mouvement avant qu’il ne se rende compte de la douleur et qu’il lâche un grand juron. À peine debout, elle repartit, mais fut arrêtée net. S’efforçant de se libérer, elle fit glisser les bretelles de son sac de ses bras.
L’homme qui avait agrippé son sac perdit alors l’équilibre. Malheureusement, Rick se remit plus vite qu’elle ne s’y était attendue. Elle sentit une explosion de douleur dans le côté de son visage au moment où il lui mit un coup à la mâchoire. L’impact la fit décoller. L’un des gardes, elle ignorait lequel, la frappa dans les côtes.
Elle roula afin de s’éloigner d’eux et elle siffla lorsque le sol trembla sous l’effet d’une déflagration à l’intérieur de l’entrepôt. Cela suffit à distraire les deux hommes… mais seulement une seconde. Elle parvint à se mettre à genoux avant de relever le nez et de voir que Rick pointait son pistolet vers sa tête.
— Connard, dit-elle avec un rictus.
La Puce baissa les yeux et se prépara à mourir. À peine avait-elle parlé que Rick fut soulevé et projeté sur le tas de fûts sur lequel elle se tenait un peu plus tôt. Elle grimaça en entendant le son distinctif d’os qui se brisent suivi par un cri de douleur.
La Puce se redressa péniblement et se plaqua dos au mur de métal. Les hurlements et les coups de feu qui provenaient de l’intérieur couvraient ce qui se passait à l’extérieur. On aurait dit qu’une véritable guerre avait éclaté dans l’entrepôt.
L’horreur la frappa quand l’homme qui l’avait sauvée d’une mort certaine fit volte-face, le corps de Rick pendant mollement devant lui comme une poupée de chiffon, alors même que Manny tirait une salve de balles. Rick tressaillit, transpercé de part en part à maintes reprises.
La Puce attendit que son sauveur s’effondre. Elle était sûre qu’il avait dû être touché malgré son bouclier humain. Le choc la paralysa lorsque l’homme jeta le cadavre comme s’il s’agissait d’un mannequin de magasin.
Son attention se porta alors sur le tireur. Le pistolet de Manny s’était enrayé et il en cherchait un autre. En une fraction de seconde, son sauveur lui arracha son arme. Puis il prit la tête de Manny entre ses mains et, avec une force colossale, la tourna d’un coup sec. La Puce entendit le bruit écœurant que son cou fit en se brisant, malgré le chaos qui régnait dans le bâtiment derrière elle.
L’homme en noir pivota alors vers elle en dégainant une épée à sa taille. Effrayée, elle put voir ses traits dans la lumière vacillante provenant de la fenêtre. Ses yeux argentés scintillaient et sa bouche…
Elle déglutit. Il ressemblait aux vampires extraterrestres d’une bande dessinée qu’elle aimait lire. Il paraissait jeune, à peine plus âgé qu’elle, mais leurs similitudes s’arrêtaient là.
Deux choix instinctifs s’offraient à elle : se battre ou s’enfuir, et comme elle n’avait, en toute honnêteté, aucune envie de mourir, elle décida de prendre ses jambes à son cou. S’élançant en avant, elle attrapa son sac à dos et partit à toute allure. Le grondement animal derrière elle lui donna des ailes et elle courut comme si elle avait le diable aux trousses.
Tournant à l’angle du bâtiment, elle tira sur une pile de barres métalliques appuyées contre le mur. Le vacarme assourdissant produit lorsqu’elles tombèrent sur le sol en béton noya tout autre bruit… du moins, jusqu’à ce que le gars lancé à sa poursuite doive se frayer un chemin à travers l’obstacle.
Elle traversa le parking en courant vers l’autre entrepôt. Des trous par lesquels elle pourrait s’enfuir parsemaient la structure, trop étroits pour qu’il puisse l’y suivre. Et puis, il y avait des souterrains dont seuls les rats et elle connaissaient l’existence. Ce qu’il y avait de bien, quand on était plus petit que la moyenne, c’était que l’on pouvait accéder à des lieux où la plupart des gens n’imagineraient jamais entrer.
La Puce sentait qu’il gagnait du terrain. La grande porte était entrouverte, autant que le permettait la chaîne tendue qui la retenait. L’adrénaline pulsait dans ses veines. Tenant son sac à dos à une main, elle se tourna sur le côté et se faufila sans difficulté dans l’interstice avant de jurer entre ses dents lorsque son bonnet se prit dans la chaîne et tomba.
Pivotant, elle le récupéra quelques secondes avant que l’homme n’atteigne la porte. Elle le renfonça sur sa tête et recula maladroitement. Ils se défièrent du regard par l’ouverture.
— Tu ne pourras pas m’échapper, promit-il.
La Puce renifla. Elle avait déjà entendu ça par le passé… très souvent. Jusqu’à présent, elle avait prouvé à tous ces PCM qu’ils se trompaient. Elle le vit agripper les battants de la porte. La chaîne était épaisse. Il ne pourrait jamais la rattraper à moins qu’il ne brise la chaîne ou la porte. Aucun n’étant probable, elle s’accorda quelques secondes pour reprendre son souffle et l’étudier.
Ses lèvres étaient légèrement entrouvertes ; et de près, elle remarqua que ses canines étaient plus longues que la normale. Soit il était à fond dans le délire gothique et s’était fait poser des implants, soit il se disait que s’habiller comme un vampire lui donnait des superpouvoirs. Ce devait forcément être l’un ou l’autre, parce que la première pensée qu’elle avait eue avait été un peu trop tirée par les cheveux !
Elle secoua la tête. C’en était assez. Ce type venait de tuer deux hommes.
Enfin, techniquement, il n’en a tué qu’un, mais j’aurais aimé ne pas y assister, songea-t-elle.
C’était le moment de disparaître. Ce gars ne mettrait pas longtemps à trouver un autre moyen d’entrer dans le bâtiment. Les larges portes avec la chaîne l’arrêteraient peut-être, mais il existait au moins une dizaine d’autres points d’entrée… si vous n’aviez rien contre le fait d’enfoncer une porte ou de grimper par une fenêtre.
Le surveillant d’un œil méfiant, elle recula lentement. Ayant mis quelques mètres de distance entre eux, elle pivota et repartit à toute allure. Elle avait traversé la moitié de la pièce quand un grand crissement de métal contre du métal retentit. Stupéfaite, elle écarquilla les yeux en voyant son épée sectionner les épais maillons. Il lui adressa un sourire menaçant tout en poussant l’un des lourds battants de la porte.
Il fit tourner la longue lame dans sa main. Marmonnant un petit juron entre ses dents, la Puce se retourna et s’enfuit vers le fond de l’entrepôt. Le rugissement de l’homme résonna à travers le vaste espace vide derrière elle. Un chapelet de jurons qu’elle avait appris par son père lui traversa l’esprit tandis que la poursuite reprenait.
La Puce envisagea tous les endroits dans l’entrepôt et dans la cour où elle pourrait se cacher. Elle pouvait se faufiler dans un trou dans le mur du bureau à l’arrière. La partie basse était en béton et avait été creusée pour y accueillir un coffre-fort, jusqu’à ce qu’il en soit arraché.
Elle mit un coup d’épaule dans la porte métallique, qui alla violemment heurter le mur avant de se refermer en claquant. Elle plongea en avant et glissa sur le bureau en métal pour atterrir de l’autre côté. Un trou béant d’environ quatre-vingt-dix centimètres de large conduisait à l’extérieur.
Se laissant tomber à genoux, elle poussa son sac à dos dans l’ouverture et commença à ramper frénétiquement à l’intérieur. Un glapissement surpris lui échappa lorsque son poursuivant lui attrapa la cheville et tira. Elle sentit ses doigts chauds malgré sa chaussette et son jean. Roulant sur elle-même dans l’étroit espace, elle lui mit un coup de pied toutes ses forces.
Il étouffa un juron de douleur et la lâcha pour se tenir le nez. Elle se précipita dans l’ouverture et s’apprêtait à dire à ce bâtard qu’il pouvait aller se faire voir quand elle aperçut un éclat argenté accroché à un câble électrique qui dépassait du béton brut sur lequel elle venait de passer. Retirant son gant, elle porta une main à son cou et chercha désespérément son collier. Il avait disparu. Elle ne pouvait pas l’abandonner ; c’était le dernier cadeau que sa mère lui avait fait. Le médaillon renfermait une photo d’elles.
Elle s’élança en avant et attrapa la fine chaîne, mais avant qu’elle n’ait le temps de reculer, des doigts puissants saisirent son poignet et la tirèrent en avant. Elle prit appui de sa main libre contre le mur et se débattit pour se libérer.
— Lâche-moi ! siffla-t-elle avec colère.
Il raffermit plutôt sa prise et elle planta son regard dans le sien, momentanément envoûtée par les yeux couleur argent fondu qu’elle voyait de près.
— Tu es une femelle ! s’exclama-t-il, manifestement choqué.
L’espace d’un instant, ils se dévisagèrent à travers le trou. Elle tira sur son bras. Il desserra juste assez ses doigts pour les faire glisser le long du tissu rugueux de son manteau et toucher sa paume nue. La Puce poussa un cri surpris.
Elle avait l’impression de s’être pris un coup de jus ! Il avait dû le sentir aussi, car il retira vivement sa main. Elle recula jusqu’à être hors de sa portée, mais continua de le contempler, sous le choc.
— T’es quoi ? demanda-t-elle, plus curieuse qu’effrayée.
Il baissa le nez vers sa paume avant de reposer sur elle des yeux dans lesquels dansaient des flammes d’argent. Il lui sourit et elle vit le bout de ses dents pointues. Il ne s’agissait pas là d’un type habillé comme son personnage de fiction préféré ; non, il était bien réel… et il n’était pas humain.
— Je suis Derik ‘Tag Krell Manok et toi, petite Humaine, tu es mon âme liée, affirma-t-il.
Sa voix calme à l’accent prononcé était chaleureuse et révérencieuse, et lui donna des frissons qui l’agacèrent sérieusement. Elle plissa les yeux et ses lèvres se pincèrent en une ligne désapprobatrice en entendant sa revendication et son ton possessif. Elle rapprocha son sac à dos et posa un genou à terre puis se leva et commença à reculer.
Elle pivota brusquement lorsqu’il retourna sa main et qu’elle vit un objet délicat pendre de ses doigts. Elle baissa la tête vers sa propre main. Le collier que sa mère lui avait offert avait disparu. À sa place, elle découvrit un symbole, qui la picotait, au creux de sa paume, un symbole qui ne s’y trouvait pas quelques instants plus tôt. Fermant brièvement les yeux, elle comprit qu’elle avait dû le laisser tomber dans sa main quand il lui avait mis un coup de jus.
L’idée de l’avoir perdu lui fit voir rouge. Elle ne parviendrait jamais à le récupérer sans se faire attraper. Tournant les talons, elle fit ce que sa mère lui avait appris à faire en cas de danger : elle s’enfuit dans les ténèbres.
« Fuir n’est pas une défaite, Amelia. Tant que tu es en vie, tu peux continuer de te battre. L’espoir te fera avancer. »
Le souvenir de la douce voix de sa mère l’apaisa. Oh, oui, elle se battrait. Le bruit de sirènes s’intensifiait, ce qui lui apprit que les explosions avaient été signalées et que la police serait bientôt sur place. D’ici le lendemain, elle saurait qui cibler — et elle espérait que l’un des types qu’elle frapperait le plus fort aurait des flammes argentées dans les yeux.
Derik ‘Tag Krell Manok. Tu vas tomber, c’est une promesse, pensa-t-elle en se glissant à travers le grillage avant de disparaître dans les entrailles sombres de la ville.
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Derik ouvrit la porte de l’entrepôt d’un coup de pied et sortit en courant. Il s’arrêta et regarda des deux côtés avant de s’élancer dans la direction où la femelle avait disparu. Il tourna à l’angle du mur et marqua une nouvelle pause pour scruter la zone à la recherche du moindre signe de mouvement.
Une légère brise caressa sa peau brûlante et il leva le nez pour renifler l’air, espérant saisir une odeur qui lui indiquerait où aller. Tournant en un demi-cercle, il leva ses mains à sa tête dans un geste de frustration avant de les laisser retomber le long de son corps. Il n’y avait rien si ce n’était les bruits lointains de la bataille qui se déroulait dans l’autre entrepôt.
Il serra les poings. Plusieurs minutes lui avaient été nécessaires pour trouver une porte qui n’était pas bloquée par des débris.
Il jeta un coup d’œil vers le grillage le long du bâtiment et se dirigea vers une ouverture pratiquée là par quelqu’un. Lorsqu’il fut assez proche pour toucher la barrière en métal, il remarqua une forme sombre au sol. S’agenouillant, il ramassa l’objet. La femme portait des mitaines telles que celle-ci.
Il la leva à son nez et la renifla. Une vague de chaleur déferla en lui : c’était son odeur. Il serra la mitaine dans un geste protecteur, releva la tête et scruta de nouveau les environs. Il possédait désormais deux objets qui lui appartenaient.
Derik hésita encore un instant devant le trou dans la palissade. Elle s’était enfuie vers la ville. Il balaya la zone du regard avant de baisser le nez pour étudier encore une fois sa paume qui le picotait.
Un sentiment d’émerveillement l’envahit à la vue de la marque distinctive qui était apparue un peu plus tôt. Se relevant, il serra le poing. Il était partagé entre son devoir envers son peuple et son besoin de trouver la femme qui était son âme liée.
Le besoin primitif de retrouver et protéger sa compagne fut plus fort. Il agrippa le grillage et le tira en arrière quand il entendit d’autres sirènes se rapprocher. Un juron passionné lui échappa. Il lâcha la barrière d’acier et s’en éloigna. Il ne serait d’aucune utilité à sa compagne s’il se faisait capturer par les siens.
— Je te trouverai, petite guerrière. Tu ne pourras pas te cacher pour toujours… peu importe à quel point tu résistes, murmura-t-il, tournant les talons et frottant sa lèvre douloureuse à l’endroit où elle l’avait frappé.