Préface – Michel Pagel

Le junkie sanguinolent !

Quand je pense qu’il aura fallu attendre vingt-sept ans pour que ce titre soit enfin imprimé quelque part !

Je le reprends sans la moindre honte, car il se trouve que j’en suis l’auteur, ce dont je ne tire d’ailleurs qu’une fierté relative. C’est en 1982, ou peut-être début 1983 – en tout cas, Roland C. Wagner et moi étions fort jeunes –, que je l’ai collé sur une nouvelle de cinq pages qui se voulait une hilarante parodie de l’œuvre de mon estimé confrère. On y croisait des personnages hauts en couleur tels que Writer, le mutant écrivain, ou Bisonna, la dernière princesse commanche, accompagnée de son bison apprivoisé, noms qui devraient dire quelque chose aux lecteurs des tout premiers romans de Wagner. Eh bien, figurez-vous que cette nouvelle n’a jamais été publiée !

Oh, soyons franc, les lecteurs n’y ont pas perdu grand-chose. À l’époque, j’écrivais très mal (déjà, diront les mauvaises langues) et la parodie que j’avais concoctée n’était par ailleurs hilarante que pour deux personnes : Roland C. Wagner et moi, si bien qu’une simple photocopie de l’original nous en aurait fourni le tirage idéal. J’ai le regret de vous apprendre que nous n’avons pas même fait cela. Il en existe encore à ce jour un unique exemplaire et c’est Roland qui le possède. Tous les trois ans environ, il m’affirme l’avoir retrouvé et s’être, je cite, bien marré en le relisant, fin de citation.

Mais pourquoi est-ce que je vous dis tout ça ?

Eh bien, à propos de relire, relisez un peu ce titre ! Il n’y a rien qui vous frappe ? Vous les lecteurs de Wagner – les fanatiques, même, il faut l’être pour payer ce prix-là un bouquin qu’on a déjà dans trois éditions différentes. Moi, au moins, je le recevrai gratuitement, j’espère, c’est la seule raison pour laquelle j’écris cette préface…

Mais je m’écarte de mon sujet.

Ce titre, donc : « Le Junkie Sanguinolent ». Vous trouvez que c’est un titre à la Roland Wagner, vous ? Wagner, le champion de la non-violence, le chantre de la coexistence pacifique, l’avocat des gazons qui gazouillent et des pleurottes rigolotes ! On n’y croit pas un instant.

Pourtant, et c’est là que je veux en venir, si j’ai intitulé ma parodie comme ça, ce n’est pas un hasard, c’est que le Roland d’alors n’était pas le Roland d’aujourd’hui, de même que le Homère d’alors n’était pas que le prétexte à un mauvais jeu de mots, à peine digne des Salvoïdes qu’on découvrira entre ces pages. Les œuvres de jeunesse de Roland C. Wagner, messieurs-dames, ce n’étaient pas de jolis rêves colorés, c’étaient de hideux cauchemars.

Un milk-shake au sang, un !

On ne s’en lasse pas, hein ? Là encore, on ne dirait pas tellement du Wagner. Pourtant, c’en est – et du vrai, cette fois. Mais ça n’a pas été publié non plus. Ou plutôt si, ça l’a été – sous cette même forme de titre – dans le numéro 0 d’un fanzine qui annonçait le sommaire de son futur numéro 1. Lequel n’est jamais sorti. Ce qui n’est peut-être pas plus mal, compte tenu du fait que ce flemmard de Roland n’a jamais écrit la nouvelle qui correspondait. Mais, si j’ose dire, on s’en fout : elle n’aurait sans doute pas été géniale, de toute façon – parce qu’à l’époque, lui non plus n’écrivait pas si bien qu’aujourd’hui –, et ce qui compte, c’est qu’il ait un jour envisagé d’écrire un texte affublé d’un titre pareil.

Roland est né à Bab-el-Oued, peu avant que ses parents ne soient contraints de revenir en France pour les raisons qu’on devine et ne s’installent dans la banlieue parisienne. Pas Neuilly, non, mais Le Petit-Clamart, si bien qu’au lieu de devenir président de la République, il est devenu auteur de science-fiction. Il y a une belle uchronie à écrire où ce serait l’inverse, tiens. La société y gagnerait ce qu’y perdrait la science-fiction.

C’était cela, l’univers de Roland : la banlieue populaire, pauvre, parfois sordide, dangereuse et violente, parfois touchante et étrangement belle. Tous ses textes, qu’il écrivait souvent d’un seul jet, comme on vomit le réel, étaient faits de décors urbains sombres ou blafards, pluvieux, de bastons dans des ruelles, de filles aux lèvres peintes, princesses de contes de fées égarées dans la zone, de bière et de gros rouge ingurgités jusqu’au coma ou jusqu’à l’explosion, et de seringues plantées à la saignée du coude. Le tout sur un fond de rock punk ou psychédélique ou les deux, pour rythmer les galères des paumés qui constituaient l’essentiel de ses personnages – des paumés comme il aurait peut-être pu en devenir un s’il n’avait pas écrit.

Et la science-fiction, dans tout ça ? Oui, bien sûr, il y avait de la science-fiction, il y avait au moins une idée de science-fiction dans chaque texte, et elle n’était souvent pas mauvaise, mais ce n’était pas ça qui me frappait, qui me touchait : c’était l’authenticité des décors, des situations, l’autobiographie qu’on devinait, partielle, décalée, derrière certaines scènes cossasses ou tragiques d’errances et de désespérance.

On ne m’ôtera pas de l’idée que si Roland a créé quelques années plus tard un héros fondamentalement gentil, ayant pour principal talent celui de passer inaperçu, ce n’est pas forcément sans rapport avec ce qu’il vivait à cette époque-là, mais je n’ose m’aventurer plus loin sur ce terrain, de peur de sombrer dans la psychologie de comptoir.

Je fais une grosse consommation d’héroïnes !

Non, ce n’est pas un titre. C’est juste la réponse que m’a faite Roland le jour où je lui ai signalé que ses personnages féminins avaient une tendance marquée à rendre le dernier soupir avant la fin de l’histoire.

Aujourd’hui, et c’est tant mieux, la science-fiction a pris le dessus. Les personnages wagnériens connaissent bien encore quelques avanies – sinon comment voudriez-vous que notre homme raconte ses histoires ? – mais on ne les torture plus et on les assassine assez peu, y compris les femmes. Il arrive encore à certains d’être complètement défoncés parce qu’ils ont fumé un gros pétard et bu deux bières, mais ils ne vomissent plus dans les caniveaux et ils ne s’enfoncent plus d’aiguilles où que ce soit.

Il reste la banlieue, oui, il reste des jeunes un peu égarés dans la société, il reste même de la violence, parce que Roland nous parle de notre présent, mais ses héros, eux, n’embrassent pas cette violence : ils sont sains, sinon toujours heureux ; au lieu de se débattre un moment, de perdre leur âme et de quitter plus ou moins volontairement le monde, ils se battent pour contribuer à le changer. Une évolution fondamentale qui est, bien sûr, surtout celle de l’écrivain.

Devant le danger qui me guette de me muer en critique littéraire sérieux, je m’avise que cette préface manque singulièrement de citations de l’auteur qu’elle est censée vanter. Par bonheur, il m’en revient soudain une que je ne résiste pas à l’envie de partager avec vous.

Son second orgasme fut encore plus violent que les deux premiers !

Oui, c’est de Roland. Non, ça n’a jamais été publié non plus. Et ce grâce à moi, je n’ai pas peur de l’affirmer.

Lorsqu’on souhaite vivre de sa plume, il arrive qu’on accepte des travaux dits « alimentaires », qu’on signe généralement d’un nom qui n’est pas le sien et qu’on écrit souvent en collaboration avec un autre fauché. C’est ainsi qu’un jour, au tout début de sa carrière professionnelle, Roland C. Wagner a écrit en collaboration un roman qu’on pourrait qualifier de « rose ». Inutile de dire qu’il a rédigé la chose en fort peu de temps, d’un neurone distrait, et que la perle ci-dessus s’y est glissée pour ainsi dire tout naturellement. Je l’y ai pêchée avec une joie immense en parcourant le manuscrit, ce qui a permis à son auteur de l’éliminer, mais s’il croyait s’en tirer comme ça, c’est qu’il me connaît mal. Tout ! Je dirai tout !

Fort heureusement, je n’ai plus grand-chose à dire.

Poupée aux yeux morts !

Parce que c’est tout de même de ça qu’il s’agit aujourd’hui, non ? Alors il faut bien que j’en touche deux mots, sinon je vais me faire engueuler par l’auteur et l’éditeur.

Poupée est un roman charnière. Tant chronologiquement que thématiquement, il se situe à la frontière entre les deux périodes que j’évoquais plus tôt et on peut considérer que sa rédaction a constitué un rite de passage à l’âge adulte – à la maturité littéraire, si l’on préfère. Tandis que sa première partie demeure fermement enracinée dans le passé, avec son ambiance urbaine glauque – inoubliable scène d’ouverture où le héros arpente des rues malfamées à la recherche de la femme qu’il a laissée sur Terre avant de partir dans l’espace – toute sa fin, que je ne dévoilerai pas mais où il est question de musique, de solidarité universelle et d’espoir, annonce clairement Les Futurs mystères de Paris. Tel était d’ailleurs le titre du troisième volume du roman lorsqu’il est paru pour la première fois, au Fleuve Noir, sous forme de trilogie.

L’histoire éditoriale de Poupée est assez mouvementée. Après cette première publication en trois tomes, imposée par le format uniforme de la collection « Anticipation », il y en a eu une deuxième, un peu retravaillée, toujours au Fleuve Noir mais en un seul tome, puis une troisième, encore retravaillée, privée de son épilogue, passablement coupée et parée d’un autre titre – L’Œil du fouinain –, au Livre de Poche.

Le quai de la gare d’Austerlitz !

Et puis une dernière petite chose, qui ne devrait normalement pas figurer dans une préface – mais, après tout, nous sommes entre nous. J’ai rencontré Roland C. Wagner en 1982, sur le quai précité, où nous étions venus accueillir un jeune fan de Limoges du nom d’André-François Ruaud. Aujourd’hui, le jeune fan est devenu éditeur et il publie un roman de Roland préfacé par votre serviteur. D’aucuns y verront du copinage, mais ce ne serait le cas que si le roman était mauvais. Je préfère y voir de la fidélité et la preuve que, dans un monde qui prend le chemin de devenir plus noir que le pire cauchemar du Wagner des débuts, il reste tout de même une ou deux choses immuables auxquelles se raccrocher. C’est donc quasiment la larme à l’œil mais l’esprit en repos que je vous invite à présent à lire ou relire ce petit bijou qu’est Poupée aux yeux morts.

Michel Pagel, juillet 2009.

« Little girl I wrote this song for the days / For the days when you won’t understand me I don’t know how’s your world today / But I tried to take it from my dreams. »

Vietnam Veterans — Burning Temples.

« Too late! With my balance gone, dead-eyed doll, I’m falling, falling Back to where I began… »

Peter Hammill — In the Dark Room.