J’ouvris les yeux, réveillé au milieu d’un cauchemar par la lumière du soleil qui commençait à filtrer à travers la vitre polarisable. Sue était étendue sur le dos, les bras le long du corps, peut-être un peu trop rigide ou immobile. Je me redressai sur un coude pour la contempler, luttant contre l’envie de la prendre dans mes bras et de caresser son sein à la palpitation paisible. Cela ne m’aurait coûté que quelques plaques supplémentaires — mais je n’avais plus le cœur à monnayer l’amour de cette fille que j’avais perdue.
Ses paupières se soulevèrent ; elle me regarda.
— Bien dormi ?
Politesse formaliste, sans souci d’information. Je m’abstins de répondre ; l’heure n’était pas à la comédie. Sans se soucier de mon silence, elle se leva. Une dernière fois, je laissai mon regard glisser sur ses jambes, ses fesses, ses épaules… Lorsqu’elle se tourna vers moi, un long peignoir opaque me frustrait de la vision de son corps.
— Du café ?
— Fort.
J’avais eu du mal à dégurgiter ce monosyllabe. Tandis que Sue s’affairait dans la cuisine, je me traînai jusqu’à mes habits jetés en vrac la veille au soir. Une douleur diffuse, plus proche de la gêne que de la souffrance véritable, sinuait le long de ma mâchoire. J’avais un goût de plastique brûlé dans la bouche.
Je m’habillai, prenant soudain conscience de la différence entre mes vêtements et ceux des gens que j’avais côtoyés la nuit précédente. Encore ignorant de la mode, qui changeait trop vite, j’avais cru bon d’opter pour une sobriété que j’imaginais passe-partout, car je n’avais pas encore compris que cette ère était celle de l’exhibitionnisme à outrance. Dandys aux visages sculptés et maquillés, esthètes parés de plumes et de strass, m’as-tu-vu aux mains de singe, aux yeux d’argent liquide, aux lèvres incrustées de brillants, étaient moins remarquables que moi, avec ma vêture uniformément noire et ma courte brosse métallique. Mais ce n’était qu’au réveil, une fois dégrisé, que je m’en rendais compte.
— Combien de sucres ?
— Trois.
Sue les laissa tomber dans le breuvage fumant, sans se départir de son attitude glacialement amicale — un curieux cocktail, qui n’avait rien d’enivrant. Elle me tendit le bol de plastique clair. J’en bus le contenu à petites gorgées.
— Je te dois encore quelque chose ?
— Tu m’as payée d’avance, tu ne t’en souviens pas ? (Sourire-réflexe.) Tu as été généreux.
— Quarante-huit ans de salaire à dépenser…
Une étincelle fulgura dans le regard de Sue, aussi fugitive que l’apparition d’une particule d’anti-matière dans un accélérateur.
— Alors, c’est vrai… Tu as connu la Longue Nuit ?
— Je suis allé jusqu’à la Planète de Montgomery, à vingt-trois années de lumière de la Terre. Un monde vierge, comme tant d’autres, qu’on est en train de terraformer.
Je parlais avec, au cœur, l’espoir de voir Sue réagir. Elle ne pouvait avoir tout oublié, essayais-je de me persuader — en vain. Tel un Masonihil d’une Colonie sans Soleil, je ne savais que tourner, retourner, enfoncer toujours plus profond le couteau dans la plaie béant à mon flanc…
— Sergei est Là-Haut, lui aussi. Il pilote l’Esculape, un long-courrier à destination du Cairn.
Mes incisives s’incrustèrent dans ma lèvre inférieure. Le Cairn, planète hostile et empoisonnée située au-delà de la limite théorique de la Sphère d’Influence terrienne, était le monde le plus lointain à avoir été annexé — à la suite, je crois, d’accords avec les SSulss, qui se contrefichaient de ces milliards d’hectares de cailloux, de mares pestilentielles, d’océans visqueux et de terres inexploitables, le tout baignant dans une atmosphère délétère à cinquante-six années de lumière de Sol.
Plus d’un siècle de voyage ! Et c’était là-bas qu’était censé se rendre ce Sergei qui n’existait pas, mais que cela n’avait pas empêché de prendre ma place. Le fouinain n’avait donc pas menti ; il s’agissait bien de Sue — et non d’un clone comme je l’avais un moment supposé. Sinon, pourquoi choisir une traversée aussi longue pour son amant imaginaire ?
Nulle femme ne peut attendre un homme aussi longtemps… À moins que l’on n’ait implanté ce désir dans ses cellules cérébrales, comme jadis on marquait au fer rouge les bêtes des troupeaux. Mais ici, c’est la marque elle-même qui retient le cheptel !
— … Quand il reviendra, il aura vieilli de cinq ans à peine — et je serai là, toujours jeune moi aussi, pour l’accueillir !
J’étais au bord de la crise nerveuse. Une bête avait pris place dans mes entrailles et me grignotait de l’intérieur. Cette fille était effectivement celle que j’avais abandonnée, mais altérée par un conditionnement tout autant remarquable qu’irrationnel. J’en voulais presque au fouinain de m’avoir dit la vérité.
Je jetai une plaque supplémentaire sur la table de nuit. Je me voulais méprisant, dédaigneux ; Sue ne parut pas noter mon changement d’attitude.
— Merci. Merci infiniment.
La porte se referma. Un rictus déformait mon visage. Vite, très vite, je descendis l’escalier branlant. Le décor volontairement sordide me semblait désormais grotesque. Cette prostitution n’avait rien de sordide. Elle se contentait d’être inhumaine.
Une large avenue placée sous la surveillance de la Couverture informatique séparait l’Escale des Nautes des Bas-Quartiers. Sahara Beach était divisée en une quinzaine de zones sillonnées par un enchevêtrement de lignes de métro. Chaque habitant ou visiteur était muni d’une carte de circulation codée qui ne lui autorisait l’accès de la surface que dans certains quartiers. Ainsi, par exemple, les souprolos de la Résidence Sud-Ouest ne risquaient-ils pas de déferler sur l’Éden ou l’Enclave extraterrestre.
En tant que naute, je pouvais circuler à ma guise.
L’unique station de métro se trouvait à bonne distance du duplex que m’avait alloué l’Office Pour l’Expansion Humaine ; lorsque j’en sortis, j’enfourchai donc l’un de ces petits scooters qui constituaient le mode de transport le plus rapide de l’Escale.
En chemin, je croisai de nombreux Doux-Dingues. Ils erraient au hasard des rues, les yeux vides, les gestes vagues, le visage inexpressif. Victimes de la Loi de Langevin, victimes de la lumière, ils n’avaient pas supporté la solitude des espaces interstellaires, et moins encore le retour sur Terre. Un pilote sur dix environ était atteint de cette psychose incurable, mais peu de passagers savaient que leur guide à travers la Longue Nuit pouvait être un malade mental.
Comme ces mangeurs d’acide retenus prisonniers dans l’univers déformé de la drogue, les Doux-Dingues étaient demeurés bloqués ; leurs pensées se révélaient définitivement incapables de se détacher des longs mois subjectifs passés dans le vide, à des années de lumière de tout. Parfois, il leur arrivait de retrouver une attitude normale, et ils devenaient alors incommensurablement volubiles ; ils avaient des mois, voire des années de mutisme à rattraper. Mais ces périodes de logorrhée et de lucidité exacerbée ne duraient guère.
Avec mon retour, un nouveau problème s’était posé aux psychiatres. Bien qu’ayant passé deux fois vingt-quatre ans plus seul qu’aucun Doux-Dingue ne l’avait jamais été, j’avais échappé à leur sort — pour développer une psychose inédite, qui m’avait valu deux ans d’internement.
À peine rentré, j’allumai la tridi et me confectionnai un Bloody Mary en écoutant les informations permanentes de la chaîne BFX. Au bout d’un quart d’heure, je connaissais tous les détails de l’aménagement de Néréide en Colonie sans Soleil et j’avais appris que le rock’n’roll, contrairement à ce qui était admis jusque-là, n’était pas une forme de bossa-nova, avant de subir un documentaire sur les dernières créations de l’ingénierie génétique : poulettes sans pattes dont les quatre ailes battaient désespérément en quête d’un envol impossible, chimères tenant du chat et du poisson rouge, de la souris et de l’éléphant, de l’ornithorynque et de la méduse… Certaines images semblaient sortir d’un remake de L’île du Docteur Moreau réalisé par un Lovecraft cinématographique, avec des Marx Brothers mutants dans les rôles principaux. J’étais sur le point d’éteindre le poste, lorsqu’un visage qui ne m’était pas inconnu se matérialisa au-dessus de la plaque…
— … qui se produira le 19 dans le cadre du Carnaval estival de Paris, dont ce sera la dix-septième édition. Manuel Garvey n’a pas décollé des premières places des charts solaires depuis trois ans. Chacune de ses créations déplace des foules dont l’importance ne cesse d’augmenter. (Plan panoramique de dizaines de personnes en plein délire. Sur Mars ? Des dunes de sable roux se dessinaient en arrière-plan.) On se souvient de l’émeute qui suivit la représentation de Vénusport, l’année dernière…
« Garvey est un phénomène socio-culturel d’une ampleur oubliée. On a dit qu’il constituait à lui seul l’avant-garde d’une nouvelle vague de créateurs — peut-être même la première star authentique depuis Fulgence van Broeberg…
La voix se tut pour être remplacée par une musique complexe, qui remuait les tripes et bouleversait l’esprit, tandis que le présentateur cédait la place à des gerbes d’arabesques en train de se déformer, matérialisations de visions suscitées par un quelconque hallucinogène. Je devinai qu’il ne s’agissait pas de figures dénuées de sens. Tout se déroulait au niveau inférieur de la conscience. Les émotions qui se bousculaient dans ma gorge n’avaient apparemment aucune raison d’être.
Manipulation.
— Naturellement, vous n’avez ici qu’un aspect partiel de l’art de Garvey, reprit le journaliste, un sourire légèrement crispé sur son visage rasé de près. La bande passante des tridiviseurs est en effet impuissante à reproduire certaines fréquences inaudibles, qui jouent un rôle primordial dans le spectacle. De plus, Garvey utilise des synthétiseurs d’odeurs et des générateurs d’hallucinations perfectionnés qui…
J’éteignis le poste, soudain submergé par la nostalgie. Manuel Garvey… Vieilli, lui aussi. Le temps avait marqué ses traits de son empreinte. Notre ressemblance, sur laquelle nous avions tant joué et plaisanté, n’avait pas résisté aux années ; il s’était empâté tandis que je m’émaciais. Il fallait chercher dans nos existences respectives la source de cette divergence. Alors que la nef qui m’emportait crevait le tissu glacé de la nuit interstellaire, Manuel s’était envolé vers le succès et les premières places des charts.
Mais d’abord, il avait fallu qu’il traverse l’Ère néopure. J’aurais donné cher pour savoir comment il s’y était pris, et ce qu’était devenu le reste de la bande.
Manuel… Je ne pensais vraiment pas le revoir un jour… Et si j’essayais de le contacter ? « Bonjour, c’est moi, je suis juste allé faire un tour dans l’espace ! » Quelle serait sa réaction ? Il serait encore capable de m’agonir d’injures…
Je me préparai un autre Bloody Mary. L’absorption d’alcool étant interdite aux nautes en activité, je n’avais découvert le plaisir de boire qu’à ma sortie de clinique, quelques jours plus tôt. Du temps de mon adolescence, on ne trouvait guère qu’un infect jus de raisin trafiqué vendu une fortune au marché noir et dont la simple odeur ôtait toute envie de se saouler. J’avais pourtant essayé une fois, à mon grand regret.
Une fille blonde plutôt jolie apparut au-dessus de la plaque tridi lorsque je demandai les renseignements. Je me fendis d’un sourire, bien qu’elle ne fût pas réelle ; les ordinateurs sont parfois sensibles à ce genre d’attentions — tout dépend du programmeur.
Ignorant l’adresse de Manuel, je dus expliquer qui il était et ce qu’il faisait, ce qui me prit un certain temps, en raison de mon taux d’alcoolémie. Quand la pseudofille fut certaine que je parlais bien de ce Manuel Garvey — plus de trois cents personnes portant ce nom étaient en effet répertoriées dans sa mémoire —, elle se confondit en excuses : il lui était impossible de me donner le numéro demandé, qui se trouvait sur liste rouge.
— Pouvez-vous lui transmettre un message ?
— Naturellement.
— Je voudrais qu’il m’appelle. Je suis…
— Vos références me sont connues.
J’aurais dû m’en douter. La C.I. de Sahara Beach ne laissait rien au hasard ; à peine aviez-vous emménagé qu’elle savait tout de vous.
— Il me connaît sous mon ancien nom.
— J’en tiendrais compte. Bonne journée.
Je rendis machinalement son souhait à la fille virtuelle, oubliant un instant qu’elle n’était que l’image d’une image.
L’astroport déployait ses centaines de kilomètres carrés d’enduit vitrifié jusqu’à l’horizon dentelé. Des cratères vastes mais peu profonds des aires d’atterrissage émergeaient les nez pointus des nefs de transit atmosphérique. Dans le lointain se dessinait la silhouette élégante d’un yacht dont le dispositif anti-g devait occuper plus du tiers de l’espace intérieur. Malgré les milliards de solars dépensés dans ce but, nul n’avait réussi à réduire l’effroyable consommation d’énergie des compensateurs de gravité. Quant à inverser la polarité de l’accélération, il ne fallait pas y songer ; c’était tout bonnement irrationnel.
La tridi grésilla. Persuadé qu’il s’agissait de Manuel, j’acceptai l’appel sans en demander la provenance. Grave erreur, estimai-je en voyant s’assembler devant moi la silhouette de Merteuil Filvini.
— Bonjour. Comment vous sentez-vous ?
Sa voix possédait toujours ces intonations glacées qui m’avaient mis mal à l’aise dès le premier instant de notre première rencontre. Responsable du personnel volant de l’Office, ce Néopur reconverti, d’une rigueur confinant à la cruauté, semblait n’éprouver aucune émotion. Sa froideur évoquait pour moi celle des condits, bien qu’il n’eût bien évidemment subi aucun traitement psychique. Il n’en avait pas besoin.
— En pleine forme.
— Avec ces yeux cernés et cette mine de papier mâché ?
— Une mauvaise nuit — ça arrive…
J’avais hâte d’en finir avec ce casse-pieds ; je craignais de manquer l’appel de Manuel. Mais Filvini avait la mauvaise habitude de se lancer dans de longs discours, en général si allusifs qu’ils paraissaient n’avoir d’autre but que de faire perdre leur temps à ses subordonnés.
— Je me suis en effet laissé dire que vous n’aviez guère dormi.
Un serpent de sueur sinuait le long de mon échine. M’avait-il fait surveiller ?
— Ne pourrions-nous pas continuer cette conversation plus tard ? J’attends un appel.
Le visage imberbe se durcit. Filvini renonçait à biaiser, fort qu’il était de toute la puissance de l’Office.
— Vous auriez pu vous douter que j’entretenais des agents dans les Bas-Quartiers. Je n’arrive pas à comprendre la fascination que les nautes semblent éprouver pour cette pétaudière !
— Passez ne serait-ce que six mois seul à bord d’un vaisseau traversant la Longue Nuit, et vous comprendrez.
— Nos employés n’ont pas à fréquenter les lieux de perdition.
Cet argument était ridicule, et j’essayai de le lui dire — un peu maladroitement, peut-être.
— Une vieille obsession néopure — parfaitement caduque. De toute façon, je ne suis pas concerné ; je n’appartiens plus à l’Office.
— Ne jetez pas les bœufs avant la cognée. Votre contrat n’est pas encore résilié. (Il parlait toujours aussi lentement, comme quelqu’un qui cherche le mot exact pour qualifier chaque chose.) Nous devons nous assurer de votre bonne santé mentale avant de vous lâcher dans la nature. Cette semaine de liberté que nous vous accordons est, en fait, un test de réadaptation.
— On me l’avait caché.
— Pas du tout, c’est vous qui avez refusé de comprendre. Vous savez pertinemment que vous risquez de retourner en maison de repos… (Son visage demeurait inexpressif.) Je vous laisse cependant une chance de vous racheter.
Je lorgnai en direction de la bouteille de vodka, contre laquelle se pressait amoureusement un bocal de jus de tomate, sous le regard attentif d’un citron sectionné.
— De me racheter ?
— Vous avez transgressé l’article 731 du Règlement intérieur. Nous pouvons d’ores et déjà vous traîner en justice. Vous êtes sous contrôle psychiatrique, ne l’oubliez pas.
La colère montait le long de mes veines en bouffées écarlates. Pour ne pas lui céder, je devais trouver le frotteglisse. Mon regard errait à travers la pièce, sautant de meuble en meuble, s’attardant dans les recoins sombres et sur les étagères garnies de bibelots par un décorateur dépourvu de goût.
— Néanmoins, reprit Filvini, je vous l’ai dit, je suis prêt à passer l’éponge sur ce qui n’est, au fond, qu’une incartade bénigne en ces temps de relâchement des mœurs… En échange de quelques renseignements.
— Je ne vois pas en quoi je pourrais vous renseigner.
Les lèvres de Filvini semblaient peintes sur son visage sans âge. Pourquoi cet homme m’impressionnait-il tant ? Pourquoi avais-je la sensation de redevenir un enfant en face de lui ?
— De quoi avez-vous parlé avec le fouinain ?
Une subite panique fondit sur moi. Je m’étais attendu à tout de la part de cet homme — sauf à cette question à mes yeux incongrue.
Mon regard accrocha enfin le frotteglisse, en évidence sur une table basse. Je sortis un instant du champ pour aller le ramasser. Lorsque je revins devant la tridi, mon index glissait à la surface du gadget torturé. La colère céda la place à un calme tendu.
— De rien qui puisse vous intéresser.
— Je répète ma question.
À cause de leur caractère irrationnel, qui n’aurait fait qu’accroître la suspicion de Filvini, il me parut plus prudent de taire les pouvoirs télépathiques du gnome lorsque je résumai au Néopur l’étrange conversation de la veille. Évoquer Sue et le rôle d’entremetteur joué par le fouinain m’était pénible, mais je n’avais pas d’autre solution que la sincérité. Filvini ne laisserait vraisemblablement pas passer le plus petit écart par rapport à la vérité.
Mais ses raisons demeuraient obscures pour moi.
— Vous mentez !
Je me raidis, réalisant mon erreur. Filvini ne voulait pas entendre la vérité, mais sa vérité. Il ne désirait, en fait, qu’une confirmation de suppositions dont j’ignorais tout — et je ne la lui avais visiblement pas fournie.
J’aurais peut-être dû lui parler de la télépathie…
— Tout s’est passé comme je vous l’ai dit.
— J’étais prêt à fermer les yeux ; votre attitude me déçoit. Un fouinain offrant des cocktails de drogues et jouant les rabatteurs… C’est tout ce que vous avez trouvé ?
— Pensez ce que vous voudrez. J’ai dit la vérité.
— Il reste encore six jours avant l’examen, le temps pour vous de réfléchir. Je me doute bien que vous n’êtes pas responsable… Pourquoi couvrir ce fouinain, protéger un étranger venu on ne sait d’où ? La race humaine…
— La race humaine vous merde.
— Je vois que vous vous êtes mis à la page. Vous vous prenez pour un salvoïde ?
— Ils n’ont pas le monopole de la grossièreté.
J’éteignis la tridi sur cette réplique que j’espérais définitive, moi-même stupéfait de mon audace. J’avais réussi à triompher de l’appréhension que m’inspirait Filvini ! Je soupirai pourtant, soulagé, lorsque le visage convulsé de celui-ci disparut ; malgré l’effet apaisant du frotteglisse, j’avais les nerfs à vif.
Pour être honnête, je n’avais rien compris à la scène qui venait de se dérouler. L’intérêt du Néopur pour le fouinain ne cadrait pas avec le personnage, ni avec ses fonctions. En temps normal, l’Office ne se préoccupait pas des extraterrestres ; c’était l’affaire du Bureau des Formes de Vie intelligentes. Pourtant, Filvini avait eu recours au chantage pour que je lui révèle le contenu de ma conversation avec le gnome.
La vibration de la tridi me tira à point nommé de mes réflexions. Cette fois, l’appel provenait bien de Manuel. Son visage, sans les fards et cosmétiques qu’il affectionnait sur scène, accusait une décrépitude certaine — lèvres aux commissures affaissées, pattes-d’oie rayonnant des yeux sans éclat, rides profondes ravinant une peau grisâtre de vieillard…
— Dis donc, tu as mis du temps avant de donner signe de vie !
Manuel tout craché ! Au lieu de manifester sa joie — car il est heureux de me revoir, je le sais —, il me décoche d’emblée un reproche. Par peur de céder à un sentimentalisme qu’il a toujours détesté ?
— Difficile de te joindre de là où j’étais.
— La taule ?
— La Longue Nuit.
Surprise et respect se mêlèrent sur son visage.
— Mais… tu es vieux !
— J’ai vécu au rythme terrestre.
— Tu veux dire que tu étais nautilus ?
C’était le nom que l’on donnait aux pilotes de chute libre, qui naviguaient exclusivement à l’intérieur du Système solaire.
— Non, un « vrai » naute. Mais j’ai été victime d’un… incident.
— Ton vaisseau est tombé en panne ?
— Non, le trajet s’est passé normalement… à cette différence près qu’il n’y a pas eu de contraction du temps aux vitesses lès-luminiques.
Ses petits yeux s’arrondirent.
— Tu rigoles ?
— J’en ai l’air ?
Il convint que non. Anticipant ses questions, je lui racontai mes démêlés avec Filvini, passant toujours sous silence les pouvoirs du fouinain. Ma ligne avait de bonnes chances d’être sur écoute ; on racontait que l’Office régnait en maître sur Sahara Beach.
— Et tu dis que Sue, elle, n’a pas vieilli ?
— Elle est demeurée la même.
— Aberrant ! Tu pars dans l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière et tu reviens septuagénaire ; Sue reste sur Terre et ne vieillit pas d’un jour ! Langevin piquerait une crise d’épilepsie s’il voyait ça ! Elle a passé tout ce temps en hibernation ?
— Non. Les condits ne vieillissent pas, c’est tout.
— Jamais entendu parler de ça. Tu es sûr de tes sources ? Je n’aurais pas cette tête-là s’il existait une cure de jouvence, tu peux me croire !
— Sais-tu d’où vient le terme condit ? Ces filles sont conditionnées. Sue ne m’a pas reconnu. Elle croit ne m’avoir jamais vu. (Je décrivis son attitude, son indifférence ; Manuel semblait de plus en plus intéressé.) J’espérais que tu pourrais m’éclairer.
— C’est toi qui viens de faire mon éducation. Passionnant de bout en bout. La jeunesse éternelle… Tu vas essayer d’en apprendre plus ?
— Telle est bien mon intention. Je ne peux pas laisser Sue sur le trottoir ! Mais d’abord, je dois découvrir qui protège les condits.
— Si tu obtiens des détails au sujet de la longue-vie, pense à moi !
— On dirait que tu supportes mal de vieillir.
— J’ai connu le succès à soixante-trois ans. Tu sais combien de temps il me reste pour en profiter ?
— J’ai lu que la longévité atteignait cent quinze ans.
— C’est une moyenne. (Manuel détourna le regard.) Je suis victime d’une malformation chromosomique qui me rend insensible aux traitements habituels. Il paraît que les Néopurs se seraient livrés à des manipulations génétiques… Mon espérance de vie est de soixante-douze ans — une misère !
— Ne t’énerve pas.
Le sang qui avait brièvement empourpré ses joues reflua.
— Revenons à ton problème. Je suppose que tu ne tiens pas à retourner chez les dingues ?
— Je sors d’en prendre, merci.
— Alors, tu vas devoir traiter avec l’Office. Négocier ta liberté.
— Si seulement je savais ce que Filvini veut entendre, je pourrais peut-être…
— Ton cas n’est pas unique, m’interrompit Manuel. Je me souviens d’une histoire analogue qui date de l’année dernière. Un naute nommé Vargo, à son retour d’Elvire, avait lui aussi vieilli à un rythme voisin de celui de la Terre. L’Office lui a intenté un procès en invoquant des raisons similaires : psychose grave et non respect de je ne sais plus quel article du règlement intérieur — la clause de moralité, je crois…
— Quel a été le résultat du procès ?
— Il n’y en a pas eu. L’Office a renoncé à poursuivre Vargo. Et tu vas comprendre pourquoi je parlais d’un éventuel arrangement : il vit désormais à Grande-Isle.
Il s’agissait du quartier le plus chic de la ville. La moindre cahute y valait une fortune. Sans doute l’Office avait-il payé le prix fort… Pour quelle raison ?
Mais peut-être Vargo n’avait-il pas rencontré de fouinain…
Je me ruai sur le nécessaire à cocktails dès que Manuel se fut dissipé dans les airs et je m’octroyai trois Bloody Mary d’affilée. Puis, l’alcool aidant, je m’assoupis, oubliant mes ennuis, l’Office et le fouinain, oubliant jusqu’à ce demi-siècle que m’avait volé la Longue Nuit.
Je ne songeais qu’à Sue, et à la manière d’arracher à ses protecteurs cette fille que j’avais aimée et que j’aimais encore.