Nous étions allés au bord de la Seine. Le soleil d’été jouait sur les façades ravinées d’immeubles morts. À quelques kilomètres à peine, des adolescents surpris à s’embrasser étaient flagellés en place publique.
Mais ici, dans cette contrée sauvage qu’était devenue la grande banlieue de Paris, nul ne nous surprendrait ni ne nous dénoncerait.
— Si on se baignait ? avait proposé Sue.
J’avais acquiescé. Je ressentais le besoin d’être nu et de presser mon corps contre le sien. Je n’avais jamais perçu avec autant d’acuité son odeur de femme, qu’aucun parfum — Néo-Puritanisme oblige — ne venait dénaturer.
Nous avions ôté nos vêtements, sans toutefois oser nous regarder. La pudeur inculquée par l’instruction morale que nous avions reçue demeurait profondément ancrée en nous, malgré notre rejet des interdits et notre désir réciproque. Nous avions vingt ans et nous nous aimions, mais nous n’étions jamais allés au-delà des chastes baisers échangés bouches fermées à l’abri d’un ascenseur ou d’une coursive de cave.
Quand j’avais timidement levé les yeux vers elle, Sue courait vers le fleuve, me tournant le dos, ses seins tressautant à chaque pas. Ces deux globes blancs dont je ne distinguais que la courbure avaient allumé le feu au creux de mes reins.
J’avais plongé à sa suite ; à peine avais-je réémergé qu’elle m’entourait de ses jambes et me couvrait de baisers, tandis que ses mains exploraient le territoire inconnu de mon corps.
Nous n’avions pas fait l’amour. Nous n’étions pas prêts. Rien, dans notre éducation, ne nous avait préparés à cette passion furieuse, animale, proscrite en ces temps de pruderie exacerbée.
Quand nous étions sortis de l’eau, honteux mais heureux malgré tout, je lui avais annoncé mon départ, deux jours plus tard.
Elle n’avait tout d’abord pas voulu me croire. Elle ne pouvait comprendre ce qui me motivait. Lorsque j’avais arrêté ma décision et signé le contrat, ma haine des Néopurs avait pris le pas sur mon amour et ma raison. À cause de l’attitude de Filvini ?
Elle ne pouvait pas comprendre, mais moi, je ne me rendais pas compte à quel point mon envol pour Dzêta Bootis la faisait souffrir. J’étais aveuglé par les idéaux que je servais, l’importance de ma mission et mon égoïsme. Je croyais que Sue se résignerait, qu’elle finirait par admettre mon point de vue…
Mais elle avait lutté pour me retenir, bien qu’elle n’eût aucun espoir. J’ai oublié ses arguments ; tous portaient, tous faisaient mal. Lorsque je revivais cette scène, le torrent de paroles qu’elle avait déversé sur moi n’était qu’un flot indistinct, une bouillie sonore. Mais les mots n’avaient pas d’importance, car leur sens perçait dans le ton de sa voix. Déçue, affolée, désespérée, Sue s’était effondrée devant moi, et je n’avais pas su la réconforter. Je n’en avais d’ailleurs plus le pouvoir ; il m’était impossible de revenir sur ma décision.
Alors, elle avait accompli l’impossible. Elle m’avait attendu. Et, dès lors, tout s’était mis à aller de travers… J’étais vieux, Sue avait conservé sa jeunesse, Langevin tournoyait dans sa tombe telle une toupie, un fouinain télépathe jouait les entremetteurs et l’Office tissait autour de moi une toile d’araignée dans laquelle je m’empêtrais.
L’araignée se dirigeait vers moi. Le lent mouvement de ses pattes me donnait la nausée. Elle jouait, songeai-je. Il lui était possible de se déplacer bien plus vite — mais elle préférait prendre son temps, car elle savait l’issue inévitable. Elle se rua sur moi…
… Avec un barrissement qui m’arracha au sommeil. Mes yeux, à peine ouverts, furent assaillis par une surabondance de couleurs et de mouvements. D’innombrables véhicules m’entouraient, progressant de concert le long d’une route dont ils occupaient toute la largeur ; certains portaient des cages sans barreaux où s’agitaient des animaux baroques et bigarrés, d’origine extraterrestre ou nés de manipulations génétiques. Les glisseurs agglutinés étaient reliés entre eux par un lacis de cordes et de passerelles qu’empruntaient des silhouettes agiles. Au-dessus du convoi flottait le grand cerf-volant écarlate que j’avais entrevu à Longue-Isle. L’homme qui y était crucifié souriait toujours.
Je m’assis, chassant les derniers lambeaux de brume qui flottaient dans mon cerveau. Je me trouvais sur un glisseur dont la plate-forme avait été aménagée en jardin japonais. À l’avant, dans une bulle, une jeune femme aux cheveux courts pianotait sur un combiné clavier-écran à l’ancienne mode. Me voyant réveillé, le petit singe roux qui gesticulait sur son épaule commença à triturer l’oreille de la jeune femme en poussant de petits cris aigus. Elle éteignit le terminal, puis quitta la bulle pour venir me rejoindre. Son visage, d’une douce couleur cuivrée, constrastait avec la blondeur oxygénée de sa chevelure.
— Il était temps de vous réveiller. Vous dormez depuis trente heures.
Cela n’avait rien de surprenant. J’en avais trop demandé à mon organisme septuagénaire ; à l’usage de mes implants venait s’ajouter la nuit blanche passée à m’offrir des tournées. Ainsi, d’ailleurs, que le poids de mes soucis. L’inquiétude que je ressentais pour Sue me dévorait de l’intérieur, comme un parasite insidieux.
Je fermai les yeux, pris d’un vertige. Les années passées à bord du Niagara comptaient triple et ne comptaient pas. Je veux dire par là que j’avais vieilli sans vraiment mûrir. Par certains côtés, j’étais resté l’adolescent inconscient et immature qui avait cru bon de sacrifier son amour à son idéal, mais les courbatures dont j’étais perclus me rappelaient que je payais chèrement cette décision.
— Je vous ai trouvé hier matin, continuait la jeune femme. J’ai essayé de vous réveiller — impossible ! Alors, j’ai appelé Maciste, qui vous a porté jusqu’à ma caravane. (Elle détourna le regard.) Ce n’est qu’ensuite que nous avons appris…
Elle s’interrompit.
— Appris quoi ?
— Que vous aviez tué un homme.
Ma gorge se serra. Ainsi, une fois de plus, j’avais été incapable de contrôler ma force et ma fureur… Mais je ne pouvais tout de même pas me battre le frotteglisse à la main.
— Je n’en avais pas l’intention. On m’a attaqué, je me suis défendu… Pourquoi ne pas m’avoir livré ?
— Monsieur Loyal s’y est opposé.
— Monsieur Loyal ?
— Le directeur du cirque.
— Parce que je suis dans un cirque ?
— N’est-ce pas évident ?
Son bras embrassa en un geste coulé les équilibristes rebondissant de glisseur en glisseur, les animaux prisonniers de champs d’énergie, le cerf-volant écarlate et la banderole que je n’avais pas encore vue, bien qu’elle me crevât les yeux :
BARNUM-PINDER CIRCUS
— J’ignorais qu’il y avait encore des cirques.
— Vous êtes bien mal informé.
— Je reviens de la Longue Nuit.
— J’avais oublié… Comment un naute peut-il être vieux ?
— En manquant de chance. Où allez-vous ?
— À Rabat, on nous y attend demain soir.
Le petit singe quitta l’épaule de la jeune femme et entreprit d’escalader les branchages torturés d’un cerisier en fleurs. Je ne connaissais pas cette espèce, mais ses yeux trop humains me donnaient à penser qu’il s’agissait d’un produit de l’ingénierie génétique. Il effectua quelques acrobaties, insouciant, puis sauta sur mes genoux et tendit vers moi ses petits bras. Terriblement attendrissant. Je caressai sa tête au poil ras. La jeune femme me sourit et retourna dans sa bulle.
Rabat me paraissait une bonne destination. Islam et Néo-Puritanisme n’avaient jamais fait bon ménage. Trop proches et trop différentes, les deux doctrines tombaient d’accord en surface — par exemple pour couper la main des voleurs et lapider les femmes adultères —, mais le rationalisme scientifique des Néopurs ne pouvait s’accommoder d’aucune croyance religieuse. À Rabat, il me serait possible de souffler un peu et de trouver le temps de réfléchir.
Je fis la connaissance de Monsieur Loyal lors de la halte du soir, après que le village mouvant du cirque se fut immobilisé non loin d’une petite cité blanche, deux heures avant la tombée de la nuit. L’homme était conforme à son personnage : grand, ventripotent, vêtu d’un uniforme de fantaisie à parements or et argent, il parlait d’une voix tonitruante, ponctuant chacune de ses phrases de gestes expressifs.
— Pourquoi aider un criminel ? demandai-je.
— Une vieille tradition du cirque. (Coudes au corps, paumes tendues en avant, tournées vers le ciel.) Nous essayons d’être conformes à notre stéréotype jusque dans les moindres détails. (Index agité d’un mouvement épousant le rythme de la phrase.)
Ce cirque était donc, lui aussi, une reconstitution. Décidément, je ne me trompais pas en estimant que cette Terre d’après le Néo-Puritanisme manquait cruellement d’originalité. Tout semblait indiquer que les Expansifs avaient consacré une bonne partie de leurs efforts à recréer artificiellement ce que leurs prédécesseurs s’étaient acharnés à éradiquer. Cette époque portait l’empreinte d’une nostalgie incurable, du regret d’ères à jamais révolues.
— Vous avez pris le risque de me cacher par simple respect d’une tradition vieille de plusieurs siècles ?
— Pas seulement. (Bras croisés sur la poitrine, tête droite, visage fier.) Voyez-vous, j’ai été naute, moi aussi… (Nuque inclinée, regard au sol, coins des lèvres affaissés.)
Monsieur Loyal n’était en fait qu’un pilote de chute libre, un nautilus. N’ayant jamais quitté le Système solaire, il ignorait tout de la solitude de la Longue Nuit comme des subtilités du pilotage à C -1/∞, et n’avait jamais éprouvé cette sensation où la terreur combat l’extase qui aveugle les nautes lorsqu’ils se trouvent à des années de lumière de tout… Pourtant, il possédait cette faculté d’observation soutenue qui permet aux meilleurs d’entre nous de rivaliser avec les ordinateurs aux vitesses lès-luminiques, lorsque l’espace-temps défile en grondant autour de la coque du vaisseau, trompant les machines les plus performantes. En quelques instants, il m’avait jaugé, jugé — et, je crois, apprécié.
Il me fit visiter le cirque, me présentant à la plupart de ses membres, du dompteur de mantes religieuses couturé de cicatrices à l’écuyère gracile originaire de Callisto qui virevoltait sur le dos d’un caniche géant. Éléonore, la jeune femme qui m’avait secouru, était trapéziste ; le crucifié du cerf-volant, son demi-frère, avait subi une opération qui modifiait les perceptions sensorielles, transformant notamment la douleur en plaisir — d’où son air extatique. Je rencontrai aussi Klaag, le dresseur de llilliamill, qui avait toutes les peines du monde à empêcher les petites bestioles colorées de se reproduire à leur rythme habituel : doublement de la population toutes les soixante-treize heures. Klaag partageait son glisseur avec Jed, l’homme-puzzle, qui se séparait sans dommage de n’importe quelle partie de son corps, à condition qu’il ne s’agît pas d’un organe vital. Tous deux ne cessaient de se chamailler.
Tradition et perversion s’associaient étroitement dans ce cirque. Les clowns n’avaient pas besoin de se maquiller : ils modifiaient à leur gré la forme et la couleur de leur visage ; un extraterrestre originaire d’une Sphère d’Influence très lointaine remplaçait la classique fanfare grâce à ses innombrables orifices et membres malléables ; le contorsionniste possédait un squelette à la structure chimique instable, que l’injection d’un certain produit liquéfiait partiellement ; les chats avaient la taille de tigres, les lions celle de gros chats, les éléphants roses buvaient sec… Cette reconstitution, comme celle des Bas-Quartiers, demeurait imparfaite. L’erreur des Expansifs était flagrante : au lieu de regarder vers l’avenir, de créer une nouvelle culture sur les ruines idéologiques du Néo-Puritanisme, ils s’étaient tournés vers le passé et tentaient de faire revivre ce qui n’était plus. Une attitude absurde, qui ne pouvait conduire qu’à un échec cuisant.
Le lendemain, la caravane traversa l’ancien Grand Erg occidental, devenu la plus vaste zone cultivée de la planète, avant d’aborder les flancs du Haut-Atlas, où s’alignaient les arbres fruitiers les plus divers. Les derniers Touareg, qui s’étaient refusés à quitter leur terre natale lors de l’aménagement du Sahara, avaient été nommés — sans grand enthousiasme — gardiens de ce jardin vaste comme vingt provinces ; eux seuls, en dehors des robots chargés des récoltes, avaient le droit d’en parcourir les étendues verdoyantes.
Nous atteignîmes Rabat au milieu de l’après-midi. Comme la plupart des provinces à forte population musulmane, le Maroc ne possédait pas de contrôle climatique. Quelques heures suffirent pour faire de moi une loque ; je n’avais jamais supporté le soleil. Je dus rester allongé à l’ombre, tandis que les manœuvres montaient le grand chapiteau jaune et bleu. Éléonore et son singe s’occupèrent de moi jusqu’à ce que ma fièvre fût tombée ; je sombrai alors dans un sommeil entrecoupé de cauchemars.
Je m’éveillai vers neuf heures. Malgré ma faiblesse, je voulus assister au spectacle. Maciste, colosse romain aux muscles monstrueux, me porta comme un bébé jusqu’au chapiteau. J’avais l’impression de retomber en enfance, de devenir gâteux avant l’âge. Lorsque la représentation commença, je me surpris à battre des mains comme un gosse impatient. Pour la première fois, je craignis la sénilité.
— Et voici… Lucky Luke et ses Dalton ! claironna Monsieur Loyal.
Un homme habillé en cow-boy d’opérette jaillit des coulisses, poursuivi par quatre éléphants dont la taille allait de celle d’un très gros chien à celle d’un mammouth. Le numéro était bizarre, très éloigné de ce à quoi je m’attendais. Chaque pachyderme possédait son caractère propre. Le plus petit semblait perpétuellement en colère et se dressait sur ses pattes arrière, menaçant le dompteur de sa trompe trop rose, tandis que le plus grand ne songeait qu’à manger ; les deux autres se contentaient de tout faire de travers, accumulant les catastrophes qui déchaînaient les rires du public.
La chute me souffla littéralement. Après avoir soudoyé l’éléphant géant à l’aide d’une poignée de fruits, Lucky Luke lui ordonna de soulever les trois autres, tâche dont l’animal s’acquitta avec placidité. Une fois les quatre trompes emmêlées en un nœud apparemment inextricable, le dompteur passa la main sous le ventre du géant et, sans effort apparent, arracha de terre les quatre éléphants. Il les fit ensuite danser au bout de son index, comme s’ils n’étaient que de grosses baudruches de plastique rose. À n’en pas douter, je venais de voir l’une des premières applications pratiques du dégraviteur dont m’avait parlé le physicien rencontré chez Vargo.
Mais supprimer le poids n’annule pas l’inertie… Comment peut-il jongler avec une telle masse ?
Le dompteur fit une révérence, claqua des doigts et lâcha les Dalton. Ils retombèrent lourdement, creusant la piste sous leur poids retrouvé.
— Wabeng ! J’ai pas vu l’truc ! s’exclama un garçon, derrière moi.
— Y a pas d’truc, répliqua un autre.
— Si, c’est de l’hynopse ! Tu vas pas m’dire qu’Lucky Luke il est assez balaise pour faire ça vraiment !
— Pisque j’te dis qu’y a pas d’truc !
Les numéros suivants se succédèrent à un rythme effréné. Les llilliamill enthousiasmèrent les enfants ; malgré l’étroite surveillance de Klaag, deux d’entre eux trouvèrent le moyen d’unir leurs sexes bourgeonnants pour donner naissance à une minuscule réplique d’eux-mêmes. Les clowns, par contre, n’obtinrent qu’un succès limité ; leur approche du comique était trop datée, trop voisine du burlesque façon Laurel et Hardy pour séduire un public de l’Ère expansive. Seuls leurs jeux de mots — empruntés à Groucho Marx ou W.C. Fields — provoquèrent une réaction positive, cette forme d’humour ayant été largement popularisée par les salvoïdes. Néanmoins, leur semi-échec fut racheté par la Monstrueuse Parade et, surtout, par le chanteur qui conclut la première partie du spectacle.
Il entra en piste seul, vêtu d’un pagne noir. Son corps sinueux, bien qu’humanoïde et dépourvu d’écailles, évoquait celui d’une salamandre. Les lumières s’éteignirent ; seul subsistait un projecteur jaune braqué sur l’extraterrestre. Un glissement furtif, quelque part dans les ténèbres, m’indiqua que la pieuvre-orchestre s’éclipsait discrètement.
Le chant qui s’éleva alors suscita en moi une impression confuse, qui tenait à la fois de l’extase et du malaise, de la joie et de la tristesse, de la béatitude et de l’angoisse… Une impression trop différente pour que je puisse la qualifier. La technique employée par le chanteur, les bases mêmes de cette technique étaient le reflet d’une culture parfaitement étrangère.
En gros, un son est déterminé par trois paramètres : fréquence, timbre et enveloppe. De l’évolution de ces paramètres dépend la progression musicale. Nos sept notes ne sont qu’une convention humaine — voire uniquement occidentale — reposant sur la règle de la quinte. Pourtant, l’humanoïde se basait sur celle-ci, modulant un accord aux notes invariables, dont la fondamentale se situait quelque part entre le fa et le sol ; mais il changeait fréquemment d’octave, profitait des brefs silences pour modifier l’attaque et jouait sur les harmoniques afin d’obtenir une succession de sons qu’aucun gosier humain n’aurait été capable de produire. Nul homme ne peut chanter un accord parfait, sauf peut-être ces moines asiatiques au palais déformé d’avant l’Ère néopure. Le résultat était d’une grande beauté malgré — ou à cause de — son étrangeté. Lorsque la dernière note mourut, une cascade d’applaudissements déferla en vagues surexcitées. Le chanteur s’inclina en un salut un peu raide et disparut dans les coulisses tandis que les lumières se rallumaient pour l’entracte.
— Comment vous sentez-vous ?
Maciste occupait les deux sièges voisins du mien. Perché sur son épaule, le petit singe rouge me dévisageait avec curiosité.
— Un peu mieux. Je pense que je tiendrai jusqu’à la fin du spectacle.
— Il y a du nouveau pour vous. L’O.P.E.H. offre dix mille solars à qui vous livrera.
— J’espère que personne, ici, n’a besoin de cette somme.
— Nous en aurions tous besoin. Les affaires vont mal.
— Vous avez pourtant fait le plein, ce soir.
— Le prix des places est trop bas. Nous rentrons à peine dans nos frais. Sans les subventions…
— Le gouvernement vous aide ?
— Pas seulement nous. Les gens ne vont plus au spectacle. Même le théâtre, les concerts ou les tridifilms sont subventionnés. Il n’y a guère que les façonneurs qui attirent du monde sans faire de rabais…
— Parce qu’ils utilisent un médium moderne ?
Maciste se renfrogna.
— Nous avons renouvelé les attractions par rapport au modèle de base.
— Renouvelé ? Dites plutôt prolongé. Le cirque ou le théâtre appartiennent au passé. Ce n’est pas en présentant des animaux mutés ou extraterrestres, ni en se servant des technologies de pointe, qu’on renouvelle un spectacle. Le remaniement doit être plus profond.
— Vous nous accusez de n’avoir considéré que l’apparence ?
Le colosse me surprenait. Il s’écartait du stéréotype de la grosse brute sans cervelle pour développer une réflexion inattendue, qui eût été plus à sa place dans la bouche de Monsieur Loyal.
— Si le public préfère payer cent solars pour une représentation multisensorielle plutôt que le dixième ou le vingtième de cette somme pour venir voir le Barnum-Pinder Circus ou écouter une symphonie de Mozart, il doit bien y avoir une raison…
— Il préfère l’artifice et la poudre aux yeux à la simplicité et à l’art…
— Non, c’est une question d’époque. Le Néo-Puritanisme a tué les arts anciens, nobles ou non, à cause de sa stupide rigueur et de la courte vue de ses adeptes. Une fois les Néopurs vaincus, il ne fallait pas ressusciter ces arts, mais créer de nouvelles formes d’expression. Voilà pourquoi les façonneurs…
— Ce ne sont que des faiseurs ! L’authenticité est à nos côtés !
— L’authenticité ? Vous y croyez, vous, à votre rôle d’homme-le-plus-fort-du-monde ? Et Monsieur Loyal ? Dirige-t-il ce cirque par vocation ou par hasard ?
Maciste pâlit, et je pris conscience de la dureté du ton que j’avais employé. J’avais décidément trop de haine en moi.
— Nous y croyons, Kerl, dit-il avec une conviction qui paraissait inébranlable. Nous sommes peut-être les seuls, mais nous y croyons. Le cirque se cherche encore. Sa résurrection est trop récente. Que représentent vingt années par rapport à une tradition vieille de plusieurs siècles ? Il faut une période d’adaptation, le temps d’apparaître pour une nouvelle génération qui, dès son enfance, aura été bercée par le cirque. Alors, nous pourrons reconquérir le public. (Maciste se leva, les épaules voûtées.) Vous avez raison, nous datons. Parce qu’avant de réussir cette évolution, il était nécessaire de tout réapprendre depuis le début. Vous n’avez pas compris. Le cirque n’est pas mort, le cirque ne peut pas mourir…
Il me tourna le dos et s’éloigna. Debout sur son épaule, le petit singe me tira la langue et me montra ses fesses nues, méprisant. Je me sentis coupable. Avais-je le droit d’agresser de la sorte ce brave colosse ? De cracher sur ce qui était sans doute le plus sacré pour lui ? J’avais perdu l’habitude des relations humaines, et oublié à quel point la franchise pouvait faire mal. La franchise, mais aussi cette rage couvant au fond de moi, qui m’avait fait perdre de vue l’essentiel : Maciste, Éléonore ou Monsieur Loyal avaient foi dans leur rôle. Et peut-être le spectacle auquel j’assistais était-il effectivement le premier pas vers un véritable renouvellement, une adaptation aux temps actuels. Je ne pouvais en juger ; des années, des lustres seraient nécessaires au cirque pour se développer — ou péricliter.
— Vous avez vexé Maciste.
Monsieur Loyal se tenait devant moi, le visage grave.
— C’était involontaire.
— Vous partirez à la fin de la représentation.
— Écoutez…
— Nous vous avons accueilli en ami. Vous auriez pu montrer certains égards. Sur le plan émotionnel, Maciste est aussi fragile qu’un enfant. Il a choisi le cirque, alors qu’il aurait pu poursuivre une carrière qui lui aurait permis de vivre bien plus confortablement. Nous avons tous choisi en connaissance de cause. Nous savions ce qui nous attendait ; la tradition ne nous laissait aucune illusion…
— … Et je suis arrivé, avec mes gros sabots. J’ai commis le crime de douter, de tout remettre en question, de jeter un pavé dans la mare de vos certitudes…
J’avais parlé non sans une certaine aigreur. Monsieur Loyal eut un haut-le-corps. Son huit-reflets penchait dangereusement sur son crâne verni.
— Vous nous avez trahis, il n’y a pas d’autre mot. Je sais que nos efforts sont peut-être voués à l’échec, qu’il existe de fortes probabilités pour qu’on abandonne un jour l’idée de faire revivre le cirque. Mais pour l’instant, rien n’est joué. Vous nous croyez victimes d’illusions ? Eh bien, laissez-les-nous et partez !
Il me quitta sans me saluer. La deuxième partie de la représentation commençait.
Les numéros se succédèrent, mais je n’y prêtai qu’une attention distraite. Je regrettais sincèrement d’avoir froissé les gens du voyage. Monsieur Loyal n’avait pas tort en affirmant que j’avais trahi leur confiance. Néanmoins, ce que j’avais vu depuis que j’étais parmi eux se mariait trop bien avec les réflexions qui, sans cesse, revenaient à la surface de mon esprit.
En arrivant au pouvoir, les Expansifs avaient trouvé un monde d’où toute créativité avait disparu. Il leur avait fallu repartir de zéro, redonner vie à l’art et au spectacle. Certaines idées étaient bonnes, d’autres condamnées d’avance, mais toutes relevaient d’une démarche à mon sens aberrante. Ils étaient aveuglés par ce culte qu’ils vouaient à un passé en partie mythique.
Je m’arrachai à mes pensées : Éléonore entrait sur la piste. Elle en fit le tour, moulée dans un maillot fluorescent, puis entreprit de gravir l’échelle menant aux trapèzes, suivie par deux hommes vêtus de manière identique. Tous trois travaillaient sans filet, voltigeant à trente mètres du sol avec une agilité impressionnante. Le dégraviteur employé pour les éléphants roses était-il braqué vers eux ou prenaient-ils réellement un risque mortel ? Quoi qu’il en fût, le numéro demeurait spectaculaire.
Éléonore salua, tandis que Monsieur Loyal annonçait qu’elle allait tenter un triple saut périlleux. Je me raidis, gagné par un malaise injustifié. Un roulement de tambour fit peu à peu monter la tension au sein du public. Éléonore s’élança, se balança et quitta son trapèze, roulée en boule. Un tour, deux tours, trois tours… Ses mains effleurèrent celles de son partenaire…
Elle tomba comme une pierre. S’écrasa au sol. Chairs éclatées. Os broyés. Tache pourpre s’élargissant sur le sable blanc de la piste.
Le public s’était dressé comme un seul homme, partagé entre l’horreur et la jubilation. Je percevais cette foule comme une entité cruelle, pour qui la mort de la jeune femme n’était qu’un élément du spectacle. Le ventre noué, je me levai précipitamment pour sortir du chapiteau. Un âcre goût de bile montait du fond de ma gorge.
— Kerl !
Le fantôme d’Éléonore courait vers moi. Je n’ai aucune idée de mon expression lorsque je la vis. Je m’adossai à un glisseur, les jambes flasques, tremblant de tout mon corps. La fièvre me submergeait à nouveau.
Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? Pour que je puisse moi aussi jouir du spectacle ?
— Ce n’était qu’un clone.
— Je l’ai deviné en te voyant.
— Ces gens reviendront, maintenant.
— Dans l’espoir de revoir un trapéziste s’écraser au sol, ou un dompteur finir dans l’estomac de ses fauves ?
— Ils reviendront. Cela seul compte.
Je la repoussai, tout d’abord doucement, puis avec rudesse. Des soubresauts contractèrent mon estomac. Je vomis, cassé en deux, toussant à me déchirer les poumons. Je me sentais lamentable.
— Un clone est un être humain, hoquetai-je.
— Celui-là n’avait pas de cerveau.
— Comment pouvait-il agir ?
— Un encéphale de souris sert de relais pour commander à distance son système nerveux. Une question d’influx psychique…
— Je m’en fous.
Je partis sans me retourner, me dirigeant vers la ville dont les lumières teintaient le ciel de rose. Dans mon esprit revenait sans cesse la question que je n’avais pas eu la force de poser à la trapéziste :
Et ça ne te fait rien de te voir mourir ?