J’arrivai à Paris le premier jour du Carnaval. À en croire le fascicule qu’une elfette dodue en patins à roulettes me remit Porte d’Orléans, cette tradition remontait à l’époque de la Commune, lorsque les insurgés, se sachant perdus, avaient choisi de faire la fête avant de mourir sous les balles des dragons. Cela ne cadrait pas tout à fait avec ce que j’avais appris sur cette période à bord du Niagara, mais l’Histoire avait été tant de fois réécrite — et pas seulement par les Néopurs — que cette explication en valait bien une autre.
Assis à la terrasse d’un bar de l’avenue du Maine, je parcourus la liste des activités proposées. Bals populaires, défilés travestis, repas folkloriques, reconstitutions historiques et feux d’artifice avaient lieu à toute heure du jour et de la nuit. Un spectacle philosophique opposant Blaise Pascal et Philippe Sollers, avec pour arbitre Saint Anselme, attira mon attention. Il devait se dérouler le lendemain sur le parvis de la gare Montparnasse. Je me promis d’y assister ; j’étais curieux de voir le résultat d’une telle confrontation.
La première chose que je fis ensuite fut de revendre le glisseur acheté à Rabat. Puis j’appelai Manuel. Je devinai qu’il était au courant de mes ennuis en voyant ses traits se décomposer lorsqu’il m’identifia.
— Je suis à Paris.
— Comment as-tu réussi à quitter Sahara Beach ?
— Un cirque m’a emmené jusqu’à Rabat. Là-bas, j’ai acheté un glisseur.
— Tu as payé en liquide ?
— Je ne suis pas encore sénile ! L’ennui, c’est que j’ai dû l’abandonner pour trois fois rien. Je me retrouve pratiquement à sec.
— Combien veux-tu ?
— Juste de quoi te rejoindre — si tu es d’accord pour me planquer.
— Tu me poses un problème. Je dois donner une représentation multisenso pour la clôture du Carnaval, qui coïncide avec l’ouverture du Festival d’Art contemporain. Du jamais vu — le spectacle sera retransmis dans tout le système. Comme je m’occupe en ce moment des réglages, je ne suis pas sur Terre, mais à bord de Korrigan 7, trente-six mille kilomètres au-dessus de toi !
Je grimaçai. J’avais espéré que Manuel m’accueillerait chez lui dès mon arrivée. Ce contretemps augmentait les risques de tomber aux mains de l’Office.
— Quand reviens-tu ?
— Mardi matin. À toi de te débrouiller pour te planquer jusque-là. Cela dit, le Carnaval va te faciliter les choses.
— Et pour l’argent ?
— Je vais faire transférer dix mille solars sur un compte anonyme à la Banque Stellaire et Interstellaire. Tu n’auras qu’à donner ma date de naissance suivie de la tienne et du mois de naissance de Francis pour être payé rubis sur l’ongle sans la moindre question. La B.S.I. sait se montrer discrète. Tu as du nouveau ?
— Sue a été enlevée. Par des agents de Filvini, je pense.
— Celui que tu as liquidé en faisait partie ?
— Possible. Bon, je vais te laisser. Je cours un gros risque en t’appelant. Notre conversation peut être écoutée.
— À ta place, je ne m’inquièterais pas trop. La C.I. de Paris est connue pour son inefficacité. Elle ne génère que des pseudogonzesses adipeuses et boutonneuses. (Son visage devint triste.) Dommage que tu n’aies pas pu obtenir de tuyaux sur le traitement de longévité…
— On ne m’en a pas vraiment laissé le temps.
Je coupai la communication et me rendis tout droit à la plus proche agence de la B.S.I. Lorsque j’en ressortis, j’étais plus riche de dix mille solars en plaques de mille. Je décidai de flâner au hasard des rues, en profitant pour faire quelques escales dans les bars que je rencontrais en chemin. Ma conversation avec Manuel m’avait laissé un goût d’amertume dans la bouche. Il ne s’intéressait à moi qu’en fonction des renseignements que je pouvais lui apporter, et s’il m’avait donné de l’argent, c’était avant tout pour m’inciter à poursuivre mon enquête. Inutile de me leurrer : Manuel, devenu riche et respecté, ne se serait jamais mouillé pour moi s’il n’avait eu l’espoir de me voir lui procurer un moyen de prolonger son existence finissante.
Je bus avec modération, juste assez pour chasser mon anxiété. Les certitudes, les croyances, les espoirs qui m’avaient soutenu durant ma longue solitude s’effondraient peu à peu, mais je n’avais pas l’intention de me laisser abattre. En fuyant le Néo-Puritanisme, j’avais gâché ma vie et celle de Sue. Toutefois, je me refusais encore à l’admettre — il est si difficile de reconnaître ses erreurs —, même si les réflexions qui me hantaient n’avaient pas d’autre origine. C’était pour chasser mon sentiment de culpabilité que j’aiguillais mon esprit vers la réalisation d’un puzzle mental dont les pièces avaient pour nom télépathie, fouinain, antigravité, Néo-Puritanisme, immortalité, conditionnement… Ces différents éléments devaient s’unir, d’une manière ou d’une autre.
Mais que représenteraient-ils une fois assemblés ?
Les Jardins du Luxembourg somnolaient dans ce début de soirée d’été. Le soleil, bulle de savon couleur d’or, flottait au-dessus des arbres, prodiguant une lumière d’une qualité particulière, aussi douce que brûlante. J’avais oublié ce que pouvait être le mois d’août à Paris. Ma pipe neuve au bec — je l’avais achetée dans l’une des boutiques typiques bordant le boulevard Saint-Michel, séduit par son fourneau en forme de tête de taureau —, je me mêlai aux flâneurs.
À l’époque où Paris était encore une ville fière de ses universités, lesquelles se sont aujourd’hui réduites à la Faculté des Farces, Attrapes et Canulars en Tous Genres de la rue Censier, nombreux étaient les étudiants à venir flâner, travailler ou bavarder au Luxembourg. Avec le temps, la moyenne d’âge des promeneurs s’était élevée ; à croire que les vieillards chauffant leurs os sur les chaises et les bancs peints en vert étaient ces mêmes jeunes gens d’autrefois, revenus profiter de la tiédeur de l’air.
L’une des premières décisions culturelles des Expansifs avait été de classer Paris site historique dans son intégralité.
Dès lors, la ville était devenue le principal centre touristique terrestre, que visitaient aussi bien les humains que les voyageurs originaires des Sphères d’Influence voisines. Trois ou quatre importantes manifestations culturelles, dont le Carnaval, attiraient également snobs et m’as-tu-vu, qui profitaient de l’occasion pour se montrer plus encore qu’à l’accoutumée. Les rares Parisiens authentiques étaient les figurants de ce musée en partie apocryphe où les époques se télescopaient ; patrons de café ou de boîte de nuit, employés de la RATP ou de la voirie, valets de chambre ou simplement personnages pittoresques, ils se chargeaient d’assurer l’infrastructure nécessaire à l’accueil des touristes.
Ainsi, cette femme excentrique qui, vêtue d’une longue robe grise, jetait du pain aux pigeons au bord du bassin central. Étrangement, elle m’attirait, malgré son apparence austère. J’avais envie de m’asseoir à ses côtés pour la regarder faire, pour lui parler peut-être — ou sans raison, comme cela, juste le temps d’une courte halte. Les pigeons qui s’agitaient autour de sa silhouette penchée me fascinaient.
La femme en gris s’interrompit et tourna le regard en direction de la coupole du Panthéon. La paix qui m’avait envahi céda la place à une inquiétude diffuse. Les traits de la femme avaient la dureté de la pierre. Elle se mit soudain à trembler, tout en recommençant distraitement à nourrir les pigeons.
L’angoisse montait en moi.
Un adolescent, courant à toutes jambes, déboucha d’une allée adjacente ; il serrait contre sa poitrine un objet que je ne pus identifier. Trois individus vociférants le poursuivaient. Il dévala l’escalier, bousculant plusieurs promeneurs qui ne firent pas un geste pour l’arrêter.
Les poursuivants, que leur teint blafard et la lourdeur de leur pas désignaient comme des touristes venus d’une quelconque colonie astérienne à faible gravité, haletaient une trentaine de mètres en arrière. Un tel effort pouvait leur coûter la vie ; quand l’on a vécu des années sous un quart ou un huitième de g, un sprint prolongé sur Terre a de bonnes chances de provoquer une crise cardiaque. De fait, les trois hommes ne tardèrent pas à abandonner la poursuite, le souffle court, essuyant sur leur front la sueur mêlée à la crème solaire.
Une main de glace écrasait mon cœur. J’avais, moi aussi, du mal à respirer.
Un genre de phénomène d’empathie… Où cette femme joue un rôle ? Mais il y a autre chose.
Des larmes envahirent les yeux de la femme en gris. Elle tendit une main dans la direction du garçon, sans parvenir à lui parler. À l’avertir ? Les mots refusaient de franchir ses lèvres. Autour d’elle, les pigeons se disputaient les dernières miettes de pain.
L’un des touristes, campé sur ses jambes écartées, tenait à bout de bras un thermique, visant avec soin malgré sa colère. Je me refusai à y croire. On ne tue pas pour un simple vol…
La femme, tombée à genoux, sanglotait. J’étais aussi malade qu’au lendemain d’une cuite carabinée.
L’homme pressa la détente. Le rayon ardent emporta l’épaule du garçon, dont le corps auréolé de lumière pourpre eut un sursaut avant de rouler à terre. Odeur de chair brûlée. C’était la seconde fois que je voyais mourir quelqu’un en moins de vingt-quatre heures. S’agissait-il là aussi d’un clone décervelé ?
La femme en gris se tordait sur le sol. Les badauds accouraient de partout pour se presser en piaillant autour du cadavre, cruellement semblables à un vol de pigeons affamés. Le touriste les écarta sans douceur et récupéra son bien — un sac de voyage. Un agent de police à képi et grosses moustaches le prit à parti lorsqu’il se redressa.
Mon index frotteglissant à une vitesse raisonnable — je n’aurais su dire à quel moment j’avais sorti le gadget de ma poche —, j’aidai la femme à se relever. Le phénomène d’empathie avait cessé. Elle me faisait désormais penser à l’héroïne d’un roman de Balzac dont j’ai oublié le titre. Je la fis asseoir sur une chaise, dos à la foule des curieux. Les pigeons s’étaient envolés.
— Vous saviez ce qui allait arriver ?
Elle tressaillit puis, très droite, tourna la tête vers le cercle des badauds. Aucune émotion ne sourdait plus d’elle, mais cette impassibilité apparente trahissait une douleur trop forte pour être exprimable.
— J’aurais dû intervenir.
— Il n’y avait rien à faire.
— Pauvre gosse…
Non loin de nous, le meurtrier et l’agent de police discutaient le plus paisiblement du monde à l’écart de la foule. Je tendis l’oreille dans leur direction.
— Pourquoi n’avons-nous pas été avertis ? s’écriait le touriste.
— Si vous aviez été au courant, votre séjour aurait pu en être gâché… Vous n’appréciez pas l’insécurité ? C’est pourtant l’un des principaux attraits de Paris…
— Chez moi, elle est réelle !
— D’où venez-vous, au fait ?
— De Ferguson, l’un des Troyens. Seize mille habitants dont plus de deux mille délinquants, sans parler des Masonihils — et nous n’avons pas de police… Vous allez m’arrêter ?
— Pensez-vous ! Il suffira d’indemniser la famille de ce malheureux et d’acquitter une amende.
— Lourde ?
— Raisonnable. Attendez que je consulte le barème…
L’agent ouvrit un petit étui et prononça quelques mots devant le micro incorporé.
— Quelle idée, aussi, de faire commettre les délits par des employés municipaux ! poursuivit le touriste.
— Vous n’avez pas de police ; nous, ce sont les voyous qui nous manquent… Ah, voilà ! Cinq cent trente solars pour ce qui est de l’amende. En ce qui concerne la famille, la Cour Prud’Homale d’Inspection et de Gestion du Travail rendra son jugement lors de sa prochaine séance, dans un mois. Vous recevrez une notification…
Une main se crispa sur mon poignet. La femme en gris s’accrochait à moi. Je perçus sa détresse comme si elle était mienne.
— Allons boire un verre, proposai-je.
Elle hocha la tête. La foule se dispersait ; deux hommes en noir portant un B doré sur leur casquette enlevaient le corps ; l’agent relevait l’identité du meurtrier.
— Je m’appelle Jeanne.
— Et moi Kerl.
Nous nous dirigions vers la sortie des jardins. Jeanne m’entraînait, cramponnée à mon bras.
— J’ai remarqué un bar à bières en venant…
— Où vous voudrez.
Un bateleur faisait danser un dragon au milieu de la rue Soufflot, mais rares étaient ceux qui prêtaient attention à ce couple inattendu. Nous croisâmes une grande extraterrestre aux yeux d’or liquide, avec qui j’échangeai un bref regard. Pour elle, je n’étais qu’un homme dans la foule ; pour moi, elle symbolisait un vieux rêve déçu.
L’endroit se nommait La Gueuze. Une affichette placardée à l’entrée racontait qu’il portait déjà ce nom avant l’Ère néopure, ce qu’attestait l’enseigne retrouvée — en piteux état — au fond de la cave.
Nous allâmes nous installer dans une grande salle, tout au fond du bar. Une trentaine de tables étaient occupées par des groupes de gens d’importance variable. Je remarquai plusieurs extraterrestres — dont l’un, détail rarissime, n’avait rien d’humanoïde. J’aurais pu le comparer à une demi-douzaine d’animaux différents sans parvenir à donner une description honnête de son corps slictueux et bourgeonnant ; sa bouche était si minuscule qu’il devait boire la bière à la paille.
— Pourquoi ? demanda Jeanne.
— Je suis aussi bouleversé que vous.
— C’est la première fois que j’entraîne quelqu’un…
— Vous terreur était trop grande ; vous m’en avez généreusement donné une partie.
— Je deviens de plus en plus sensible. Au début… (Elle essaya de sourire.) Au début, les émotions violentes ne provoquaient qu’un vague malaise. Mais depuis quelques semaines, il s’est transformé en souffrance.
— Hyper-empathie ?
— Exacerbée. Oui.
— Vous n’avez pas consulté de médecin ?
— Je suis un peu… désargentée.
— Je croyais qu’à Paris…
Elle me coupa la parole. Les mots jaillissaient par salves de ses lèvres, agglutinés les uns aux autres.
— J’ai le statut de figurante. Cent solars par mois. Parce que je suis parisienne de vieille souche : un de mes ancêtres habitait rue de la Butte-aux-Cailles vers 1920. Sinon, on m’aurait invitée à quitter la ville. Après le classement, on a expulsé près de cinq cents mille personnes, vous savez…
Un serveur qui louchait prit notre commande. Je le désignai tandis qu’il s’éloignait.
— Et lui ?
— C’est une silhouette. Trois, peut-être quatre cents par mois, sans compter les pourboires.
— Comment peut-on vivre avec cent solars par mois ? Jeanne haussa les épaules.
— On vit. Mal, mais il paraît que c’est pour accentuer l’authenticité du personnage. Toute ville a besoin de pauvres, surtout Paris.
— Vous n’avez pas cherché à faire autre chose ?
— Je ne sais rien faire, pas même lire.
Je restai muet. L’analphabétisme avait disparu de la planète cinquante ans avant mon départ. Je n’arrivais pas à croire que les Expansifs avaient pu favoriser son retour, même afin de rendre crédible ce patchwork de décors et d’acteurs qu’était devenu le monde ! Néanmoins, il n’y avait pas d’autre explication. Restaurer les inégalités culturelles était en effet le moyen le plus sûr de parvenir à une réelle différence. Chaque acteur devait avoir le niveau de vie et la culture de son rôle.
Pour que sa personnalité finît par coïncider avec celui-ci ? Le serveur revint, louchant de plus belle. Pendant que je le réglais, Jeanne but la moitié de sa chope sans respirer.
— Il existe un moyen de gagner de l’argent, reprit-elle, mais je n’ai pu me résoudre à l’employer. En divers endroits de la ville, durant les animations comme le Carnaval, se déroulent des spectacles moins culturels… Vous voyez de quoi je veux parler ?
— Pornographie ?
— Pas seulement. Tortures, violences réelles… Et une chose appelée Grand-Guignol.
— Avec d’authentiques exécutions ?
Elle acquiesça en étouffant un rot.
— Ils prétendent qu’il s’agit de criminels, mais j’ai entendu dire que c’étaient en fait des clones.
— Pourquoi employer également des gens ?
— Goût de l’humiliation, peut-être… Ou toujours ce souci de l’authenticité. Seule la mort reste encore choquante, vous savez…
— Vous parlez bien, pour quelqu’un qui ne sait pas lire.
— J’ai eu droit, comme tout le monde, à des cours de diction. (Le ton de sa voix se modifia, un accent gouailleur teintant ses paroles.) Vous pigez, j’suis qu’une pauv’ fille, mon bon monsieur. Pas assez jolie pour tapiner, pas assez costaude pour bosser…
— Je vous préférais avant.
— Moi aussi, mais je commets une infraction si je m’écarte de mon rôle.
— Ce monde est tordu. Aussi tordu qu’un anneau de Mœbius.
— Je ne vous le fais pas dire.
Elle parut hésiter, comme si elle s’apprêtait à aborder un sujet délicat. J’allais l’y encourager, lorsqu’un bonimenteur, sautant sur une table, réclama le silence :
— Mesdames et messieurs, vous allez assister à un spectacle scientifique pur ! À la suite de longues recherches, le Docteur Pétramnésie a réussi à triompher du Mur du Temps, et il vous offre ce soir en priorité un extrait de la démonstration qu’il fera le mois prochain à l’Académie des Sciences, devant le gratin des savants du système !
« Vous avez tous entendu parler de la mémoire des pierres ? Ah, la petite dame n’a pas l’air d’être au courant… Selon cette théorie scientifique, les objets inertes, qu’ils soient de pierre, bois, porcelaine ou plastique, enregistrent, d’une certaine manière, ce qui se passe autour d’eux… Jusqu’à ce jour, une telle idée était considérée comme irrationnelle, et nul n’avait réussi à prouver le contraire. Mais le Docteur Pétramnésie, à la suite de longues recherches commencées voici près de cinquante ans, sous le joug des Néopurs, est parvenu à lire et à reproduire cette mémoire des pierres !
« Certes, la technique en est encore à ses balbutiements, et vous n’aurez droit qu’à de courtes scènes, parfois dépourvues de son, mais — vous en conviendrez comme moi — c’est impressionnant de voir agir des individus morts depuis des siècles ! À terme, ce procédé devrait permettre de reconstituer les archives détruites par les Néopurs.
« Les quelques images que nous vous présentons ce soir ont été extraites d’un bloc de béton retrouvé dans les ruines de Los Angeles. On suppose qu’il s’agit d’un fragment du Whisky À Go Go, une célèbre boîte de nuit qui connut son heure de gloire vers 1940, durant la Première Guerre mondiale.
« À présent, place au spectacle !
Les lumières s’éteignirent, tandis qu’un voile noir opacifiait la verrière. Un vieil homme vêtu d’une blouse blanche, le regard fou et les cheveux en bataille, s’avança dans le faisceau d’un projecteur, salua le public, coiffa un chapeau pointu constellé d’étoiles et se pencha sur un appareil biscornu dont les deux tiers des éléments visibles n’étaient certainement là que pour faire joli. Il manipula un nombre invraisemblable d’interrupteurs, de potentiomètres et de manettes dans le clignotement de centaines de lampes multicolores.
Grotesque, songeai-je.
Une image tridi apparut soudain, tandis que le vieil homme s’effaçait dans l’ombre. Je tressaillis.
Jim Morrison se cramponnait à son micro devant moi, les yeux mi-clos, psalmodiant une mélodie inaudible. Le bateleur parlait, mais je ne l’écoutais pas. J’étais fasciné par cette image arrachée à un lointain passé. Lord Jim…
Morrison disparut, remplacé par un groupe échevelé. Le son était faible, quoique distinct. Je connaissais le morceau… 96 tears. Mais je n’avais jamais entendu cette version.
L’image bascula à nouveau. Love jouait My little red book. Je me laissai emporter par l’illusion. La main de Jeanne trouva la mienne. Nos sensations et nos émotions se mêlèrent brièvement, puis les lumières revinrent et nous nous séparâmes.
— Vous êtes triste, constata-t-elle.
— Je suis vieux.
Elle n’avait pas dû réaliser que le phénomène d’empathie avait joué dans les deux sens. Je me gardai de le lui révéler. Je ne voulais pas qu’elle sût que je connaissais désormais l’intensité de son désespoir.
— Il a raison, reprit-elle. C’est impressionnant.
Je ne dis rien. Je n’avais pas envie de parler. Depuis mon retour, Jeanne était la première personne qui me parût réelle, vivante, palpable. Les autres faisaient figure de silhouettes hostiles ou amicales, d’images analogues à celles projetées par les C.I.
— Je vais vous quitter…
— Déjà ?
Elle détourna le regard.
— Ma présence ne peut que vous encombrer. Vous êtes un riche touriste, et moi une pauvre figurante… Nous ne devrions pas être ensemble.
— Qui vous dit que je suis un touriste ?
— Que pouvez-vous être d’autre ?
— Un criminel en fuite, un inspecteur du travail, un…
— Et je vous plais, c’est ça ?
— Je ne me suis pas posé la question.
Elle ouvrit brutalement sa robe, sous laquelle elle était nue.
Elle avait des seins ronds qui tombaient un peu. Je rabattis les pans du vêtement.
— Vous ne voulez pas de moi ? dit-elle dans un sanglot retenu.
— Ce n’est pas ce que je cherche.
— Vous avez pourtant pris ma main.
— C’est vous qui avez pris ma main.
Elle baissa les yeux.
— Je suis pitoyable, hein ?
— Vous vous vendez souvent comme ça ?
— Rarement. D’ailleurs, je n’ai jamais demandé d’argent. Je le prends si l’on m’en laisse, c’est tout…
— Combien voulez-vous ?
Elle se dressa, soudain très digne.
— Je préfère que vous sachiez ce que j’en ferai.
— C’est sans importance.
— J’achèterai de l’opium.
— Il y a une fumerie par ici ?
— À deux pas, rue de Fossés-Saint-Jacques, mais…
— Peut-être ai-je moi aussi envie de fumer. Que diriez-vous de me tenir compagnie ?
Son regard s’alluma.
— C’est différent… Venez.
A priori, l’idée de goûter à l’opium me séduisait, peut-être parce qu’elle me paraissait en harmonie avec cette époque décadente. Ressentir la mort de l’adolescent par le canal de Jeanne m’avait laissé dans la bouche un goût désagréable que la bière n’avait pas réussi à dissiper. Revenant une fois de plus sur mes résolutions, j’avais envie de m’abrutir — et l’opium valait assurément l’alcool ou le cannabis pour obtenir ce résultat.
Mais dès que je pénétrai dans la fumerie, sise au sous-sol d’un immeuble misérable et donc typique, je n’eus plus qu’une envie, celle de repartir. Les fumeurs cachectiques qui déliraient sur les paillasses me rappelaient trop les descriptions de Malraux ou de Duchaussois. L’odeur me donnait la nausée ; mélange de remugles de corps sales, d’opium et d’humidité, elle s’insinuait en moi, appelant les références, évoquant des images issues de vieux documentaires et de mauvais films sur le sujet. De tout temps, les alarmistes avaient décrit la déchéance des adeptes des opiacés, exagérant parfois les détails au point de les rendre ridicules. Mais la mort par la drogue était trop souvent revenue dans mes lectures pour que mon sens critique pût réagir. En quelques instants, des dizaines de noms et de visages défilèrent dans mon esprit, de Brian Jones à Sid Vicious, de Janis Joplin à Tim Flockenthought… Mais aussi les acteur héroïnomanes des premières années du XXIe siècle, les junkies archétypaux de toutes les époques dont les traits anonymes se succédaient, identiques par leur maigreur et leur pâleur — et surtout cette vision terrifiante de Burroughs — William, pas le père de Tarzan et de John Carter —, devenu vieux et paranoïaque, squelette ironique au regard brûlant. Ils étaient là, autour de moi — ceux qui mourraient et ceux qui survivraient, ceux qui savaient ce qu’ils faisaient et ceux qui n’en avaient même pas conscience. Ils reposaient sur ces grabats, ne sortant de la vape que pour tendre la main vers la pipe toujours prête à leurs côtés.
Jeanne se laissa tomber sur une couche libre. Un enfant d’une dizaine d’années, vêtu comme un Chinois de l’époque impériale bien qu’il fût blond et constellé de taches de rousseur, apporta une soucoupe sur laquelle roulaient trois boulettes brunes. Il piqua l’une d’elles d’une longue aiguille et la promena au-dessus de la flamme d’une petite lampe à alcool avant de la déposer sur la grille d’une pipe au long tuyau de bois noir. Jeanne se saisit de celle-ci et, présentant le foyer à la flamme, inspira longuement. Une bouffée, pas plus. Ses pupilles se rétrécirent à la taille de deux têtes d’épingle. L’enfant préparait déjà une seconde pipe.
Je décidai de m’en aller. Je n’avais rien à faire ici. Mon malaise était né de ces clichés et références qui constituaient l’essentiel de mon bagage, mais sa réalité ne faisait aucun doute. Il est des cas où l’habitude tue.
— Vous partez ?
— J’ai changé d’avis.
— Vous trouvez cet endroit trop sale ? C’est vrai que vous êtes un touriste… On leur cache l’existence de tels lieux.
— Je sais. La misère que l’on montre est un spectacle parfaitement réglé, destiné à dissimuler la vraie pauvreté.
— Hé, les intellos, vous la fermez ? grommela l’un des opiomanes, ouvrant un œil glauque.
— Nous nous reverrons ?
— Je ne sais pas. Je vais quitter la ville.
— À cause de cette fille ?
Je ne fus pas surpris qu’elle eût deviné. Son empathie exacerbée ne devait pas être éloignée de la télépathie.
— À cause d’elle, oui. Je dois la retrouver.
Un sourire apparut sur les lèvres sans couleur.
— Nous nous reverrons.
En partant, je donnai vingt solars à l’enfant. Une manière de m’assurer sur l’avenir ?
Je marchais dans la rue. Autour de moi s’agitait une foule disparate et bigarrée dans laquelle je me sentais déplacé. Je vis quelques extraterrestres aux riches parures, mais surtout d’innombrables touristes humains qui, oublieux des règles et tabous régissant leur vie quotidienne, se laissaient emporter par l’excitation omniprésente.
À l’ancienne École normale supérieure de la rue d’Ulm, je tombai sur un spectacle théâtral au public clairsemé. Le personnage central en était Langevin, qui subissait le feu roulant des questions et arguments de trois individus que j’identifiai comme Robespierre, von Braun et Wertheimer. Ce dernier, fort de la Théorie de la Rationalité, faisait preuve d’une virulence particulièrement intense. Le pauvre Langevin perdait du terrain, lorsqu’un spectateur s’écria :
— Hé, dis donc, c’est bien beau, la Rationalité, mais elle barre plutôt de la caisse, non ?
Wertheimer se tourna vers le contradicteur, le visage rouge, l’air courroucé ; l’interruption faisait partie de la représentation.
— Sachez, mon jeune ami, que la Rationalité est une théorie exacte !
— Qui n’arrête pas de se gourer — l’antigravité, l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière…
— Pour ce dernier point, adressez-vous à mon confrère ici présent.
— Je vous renvoie à ce bon vieil Albert, répliqua Langevin.
Einstein effectua son entrée, jouant le Clair de lune de Werther sur un Stradivarius en mauvais état. Une petite équation à la truffe frémissante le suivait — E = MC2. Einstein cessa de faire grincer les cordes de son violon, caressa distraitement l’impossible créature et murmura, comme pour lui-même mais assez fort pour être entendu :
— La Rationalité est fille de la Relativité. Comment oser remettre en doute l’admirable animal que voici ?
— Ach ! fit von Braun, nous nous éloignons tu proplème…
Robespierre se leva et donna un grand coup de pied à l’équation, qui alla se réfugier en piaillant dans les jambes d’Einstein.
— Voilà ce que j’en fais, de votre sale bestiole ! hurla Robespierre sous les huées du public rassemblé autour du bassin aux Ernest.
Le spectacle était si lamentable que je décidai de m’en aller, malgré mon intérêt pour les questions soulevées. Mais à peine avais-je quitté mon siège qu’une réplique me poussa à me rasseoir :
— Toute remise en cause de la Relativité — et, donc, de la Rationalité — implique une modification du rapport entre la masse et l’énergie. Tout pourrait alors arriver.
Wertheimer, les bras croisés, défiait le contradicteur d’un air hautain.
— Que se passerait-il, par exemple, si E devenait égale à… MC3 ? lançai-je en toute innocence.
Les acteurs se figèrent. Mon intervention les prenait au dépourvu et les mettait dans une situation embarrassante. Les spectateurs n’admettraient pas que l’on élude cette question, qui introduisait un élément intéressant, sinon amusant, dans cette pièce grandiloquente d’un mauvais goût flagrant.
— Je pense qu’Einstein est le mieux placé pour répondre, dit Wertheimer.
— Il faudrait faire des calculs… Les conséquences d’une telle modification ne peuvent être appréhendées immédiatement. Elles frapperaient la matière au niveau atomique lui-même. Toute la physique classique serait remise en question. Quant à la Rationalité…
— La notion de temps subjectif pourrait-elle disparaître ?
— C’est à ma loi que vous vous attaquez ! rugit Langevin.
— Une chose est certaine, coupa von Braun. Nous risquerions de connaître une pénurie d’énergie, car nous ne saurions plus la produire.
— Ouais, à moins que vous vous soyez tous plantés et que E ait toujours été égal à MC3 ! lança un spectateur.
— Vous remettriez en cause nos calculs ?
— Ben… Tout le monde peut se tromper.
L’embarras des acteurs, qui n’étaient pas préparés à affronter une telle situation, avait stimulé l’esprit critique du public, qui les bombardait à présent de remarques et de questions, insouciants de la suite de la pièce. Ne possédant pas les connaissances des personnages qu’ils étaient censés incarner, les acteurs s’embourbaient de plus en plus. Je partis sans regret. Bizarrement, voir aborder un sujet qui me préoccupait par des individus extérieurs, plus naïfs que moi — en ce sens qu’ils n’avaient pas été directement confrontés aux phénomènes impliqués —, m’en avait détourné. Les pensées de surface dont parlait le fouinain avaient cédé la place à d’autres, plus proches de mes véritables inquiétudes…
Quand Sue était-elle devenue une prostituée ? Cette question était importante, peut-être même primordiale. Car la prostitution était illégale jusqu’à la victoire expansive, une vingtaine d’années auparavant. Or, Sue n’avait pas vieilli d’un jour depuis mon départ — et le traitement de longévité était incontestablement lié à son métier. Avait-elle passé en hibernation la période séparant l’envol du Niagara des élections ?
Je rejetai cette idée absurde. L’hypothermie laisse des traces qui ne s’effacent jamais, celles des aiguilles et des électrodes, mais aussi ces rides discrètes qui creusent le cou et crevassent les extrémités. Une conclusion s’imposait donc, aberrante à mes yeux : la prostitution existait durant l’Ère néopure, et le traitement de longévité — le mot immortalité me gênait — était au point depuis cinquante ans au minimum. Il devenait donc, avec l’absence de contraction temporelle durant mon voyage et celui de Vargo, la plus ancienne infirmation de la Rationalité connue de moi.
Dès lors, découvrir qui exploitait les condits revêtait à mes yeux une importance capitale.
Je me dirigeai vers la cabine tridi la plus proche. Il était temps d’appeler quelqu’un qui, peut-être, pourrait me renseigner.
— Jocelyne ? J’ai eu du mal à vous avoir.
— Quelle idée, aussi, de ne pas vouloir vous présenter à la standardiste ! Ces ordinateurs sont terriblement pointilleux.
— Une question de programme… Je suppose que vous comprenez, maintenant, pourquoi je tenais à rester anonyme ?
— On a beaucoup parlé de vous ici, à Alger. Dangereux tueur psychopathe et tout le reste… Il y a du vrai là-dedans ?
— Je n’ai voulu tuer personne.
— Légitime défense ? Ce n’est pas ce que j’ai entendu.
— Il y a eu manipulation.
— Comment vous croire ?
— Dix mille solars pourraient vous y aider.
— C’est un fait. Au tarif syndical…
— Je veux juste un renseignement.
— N’importe quelle C.I…
— Je ne pense pas. Qui s’occupe de protéger les filles de la rue des Fleurs, à Sahara Beach ?
— Écoutez, Coït Intérim est une boîte respectable ; elle n’emploie pas de condits…
— Avez-vous moyen de m’aider ?
— Impossible à dire comme ça, à froid. Pour dix mille solars, je veux bien essayer. Où puis-je vous rappeler ?
— C’est moi qui vous contacterai. Vous avez jusqu’à mardi.
— Et pour le paiement ?
— Je vous envoie mille solars tout de suite. Donnez-moi le numéro de votre infocompte.
— Et le reste ?
— En échange d’un simple nom.
— Je ne crois pas qu’il soit si simple à obtenir…
Sue avait tenu à m’accompagner à Sahara Beach. Je m’y étais tout d’abord opposé, mais j’avais fini par céder devant son insistance ; il était peu probable que nous nous reverrions un jour.
J’aurais pu être accueilli directement dans l’Escale, mais nous avions préféré descendre dans un hôtel de la Bourse, ce quartier où se traitaient la plupart des grandes affaires interstellaires — vente de planètes, location de continents, échanges divers… Comme nous n’étions pas mariés, on nous avait donné deux chambres minuscules, chacune située à un étage réservé aux célibataires du sexe concerné.
Nous avions passé la soirée à dépenser l’argent que l’on m’avait remis à la signature du contrat. Restaurant, cinéma, spectacles… Mais notre esprit était ailleurs. Nous étions rentrés à l’heure du couvre-feu, tous deux obsédés par les mêmes pensées — que je croyais impossibles à concrétiser.
Un quart d’heure après notre retour à l’hôtel, alors que je cherchais vainement le sommeil, Sue avait frappé à la porte de ma chambre. Je n’ai jamais su comment elle avait pu tromper la vigilance des mouchards et franchir les panneaux verrouillés qui nous séparaient.
À peine avais-je ouvert qu’elle me sautait au cou et m’embrassait comme elle ne l’avait jamais fait. En cet instant, la gamine timide était devenue un vrai volcan, un torrent d’érotisme et de sensualité. Je n’avais pas eu la volonté de lui résister. Elle avait pour ainsi dire abusé de moi, déversant en une unique étreinte tout l’amour qu’elle aurait voulu me donner en une vie entière… Bon, pour être franc, j’ai moi aussi abusé d’elle. Il y avait trop longtemps que je me contrôlais.
— Comment peux-tu partir ? m’avait-elle ensuite demandé, alors que nous reposions, épuisés, dans les bras l’un de l’autre.
— Il fallait quelqu’un pour accomplir cette mission. Nous étions des dizaines à présenter ce concours ; les autres ont échoué. Il m’était impossible de refuser.
— Quelle importance peuvent avoir ces bouquins et ces bobines de film ?
— Ils seront détruits si personne ne les emporte outre-espace. Les autodafés se multiplient, ces temps-ci. Il ne restera bientôt plus rien de la culture pré-néopure.
— Et il faut que ce soit toi qui sauves cette culture ? Tu dois être fier de ta mission.
Je n’avais pas voulu relever la pointe d’ironie. Je manquais un peu d’humour, à l’époque.
— Elle est nécessaire, c’est tout.
— Mais pourquoi toi ?
— J’étais le seul à connaître l’informatique parmi ceux des nôtres qui ont présenté ce concours. Une matière éliminatoire…
— Kerl…
— J’ai signé. Il faut que je parte. Nous n’aurions pas dû…
— Pas dû quoi ? Il y a longtemps que j’en avais envie — et toi aussi, ne prétends pas le contraire ! Faire l’amour n’a rien de mal, tu l’as toujours soutenu. Maintenant, on sait même que c’est bon !
— Et que dira ton mari en découvrant que tu n’es plus vierge ?
— Parce que tu crois que je vais me marier et t’oublier ? Non. (Son visage s’était durci ; elle n’avait plus du tout l’air d’une adolescente.) Je t’attendrai.
— Comme les femmes des marins d’autrefois ? Les temps ont changé. Tu seras vieille quand je reviendrai.
— Je trouverai bien un moyen. Oui, je t’attendrai.
Elle délirait, pensais-je, elle se berçait de faux espoirs et d’illusions pour refouler sa tristesse. Nous avions interrompu là notre conversation. Mais plus tard, à bord du Niagara, lorsque j’avais compris que mon voyage allait effectivement durer cinquante ans, j’avais voulu croire à cette promesse, je m’étais raccroché à elle, parce que je n’avais rien d’autre pour m’aider à traverser la solitude de la Longue Nuit… Et, encore plus tard, à ma sortie de la clinique, je m’étais mis à la recherche de Sue, et je l’avais finalement trouvée.
Pour découvrir qu’elle m’avait bien attendu, mais qu’elle n’était plus elle-même.
La nuit était tombée. Autour de moi s’agitait une foule ivre de vin et de musique. Je choisis de me laisser prendre par l’ambiance, bien qu’elle fût en grande partie artificielle, comme tout ce que j’avais rencontré au cours des derniers jours. J’entrai dans le premier bar venu, où j’entrepris de me saouler. J’en avais bien besoin.
Je me souviens de tavernes enfumées où je chantais Ah ! vive le bon vin ou C’est à boire qu’il nous faut au milieu des trognes illuminées d’ivrognes débonnaires, de bistroquets de luxe réservés aux touristes, d’où je me faisais virer au bout d’un verre ou deux, de cafés authentiquement sordides où je buvais des kirs et du calva au son d’un accordéon enroué…
Ensuite, ce fut le trou noir de l’ivresse totale.