CHAPITRE X – TRENTE UNITÉS ASTRONOMIQUES AU LARGE DE PLUTON

Le secteur de l’astroport de Sahara Beach réservé aux vols atmosphériques dessinait une longue bande de bitume séparant les pistes destinées aux astronefs de la ville elle-même. La silhouette fuselée du jet s’immobilisa à proximité des bâtiments, un boyau souple se déroula et les passagers commencèrent à quitter l’appareil.

Je sortis dans les derniers, en compagnie de Sh’ressch. Nous avions d’un commun accord changé de sujet de conversation. Il était en effet évident à nos yeux que ce qui avait détruit Glo-Hezink — quoi que ce fût — ne tarderait pas à atteindre la Terre. Après avoir anéanti Prtvll ? Je crois que Sh’ressch préférait ne pas y penser.

Il y a quelque chose dans l’espace. Quelque chose qui chamboule les lois naturelles, puis ravage les mondes habités.

— Connaissez-vous un bon hôtel ? demanda mon compagnon après avoir récupéré ses bagages, deux lourdes valises dotées de roues, d’un moteur et d’un microprocesseur pour gérer le tout.

— Vous êtes ici à vos frais ?

— Tout est payé par l’ambassade.

— Dans ce cas, prenez une chambre au Gontran Bonheur. C’est le meilleur — mais l’un des plus chers.

— Et vous, où descendez-vous ?

— Je ne pense pas rester longtemps dans cette ville. Je ne l’aime pas. Je règle quelques affaires et je repars pour n’importe où.

— Vous voyagez beaucoup.

— Je n’appelle pas ça voyager. Me déplacer, tout au plus. Un voyage réclame bien plus de temps et d’énergie. (Je me sentis obligé de fournir une explication :) J’ai traversé la Longue Nuit, voyez-vous.

— Vous êtes un naute ?

— Je l’étais. Retraite anticipée. Le temps ne s’est pas contracté durant mon voyage et j’ai vieilli au même rythme que si j’étais resté sur Terre.

— Ce genre de phénomène a été observé du côté de Glo-Hezink.

— Je m’en doutais.

— Que diriez-vous de m’accompagner à mon hôtel ? J’y laisserai mes bagages. Je vous offre un bon repas si vous me faites visiter cette ville que vous n’aimez pas.

Je réfléchis un instant à cette proposition. Peut-être serait-il sage de ne pas foncer tête baissée, comme j’en avais l’intention à l’origine. Passer la soirée avec Sh’ressch me permettrait de faire le point et, accessoirement, de me changer les idées. Je considérai le visage gris souris.

— Entendu, répondis-je. Je crois que je sais où je vais pouvoir vous emmener…


Le Gontran Bonheur dressait ses cent trente étages au bord du lac, à la limite de la Bourse et de l’Éden. Son interminable façade de verre et d’acier poli dominait un décor bucolique, qui jouissait d’un printemps perpétuel. Une plage de sable fin en forme de croissant s’étendait au pied de la tour, entre deux péninsules aux contours torturés, surchargées de restaurants panoramiques et de casinos. Dans la petite baie flottaient des embarcations à fond plat, que les clients de l’hôtel pouvaient emprunter en vue d’une excursion sur les flots paisibles. Dans la lumière chaude et dorée du soleil déclinant, ce paysage façonné par l’homme prenait des allures paradisiaques.

Mais je savais que cette douceur de vivre n’était qu’une façade, que derrière le luxe et l’opulence des quartiers bordant le lac se dissimulaient la misère et le désespoir. Il suffisait de descendre dans le métro pour en acquérir la preuve. Les Expansifs, d’une certaine manière, étaient allés trop loin dans la reconstitution d’un mode de vie anéanti par leurs prédécesseurs. L’abandon du système des castes n’avait fait qu’accentuer, en les déguisant, les inégalités sociales.

Assis sur la plage, je réfléchis à ma conversation avec Sh’ressch. Outre l’histoire de Glo-Hezink, qui ne laissait pas de m’inquiéter, il m’avait également conté celle de son peuple. Issus d’une espèce de grands carnassiers, ses semblables avaient failli s’anéantir à plusieurs reprises ; les guerres rituelles, reconduites d’année en année, avaient provoqué l’extinction de nombreuses tribus, puis la chute de non moins nombreux États, avant l’apparition d’une sorte de religion — une philosophie, plutôt — qui avait proscrit l’usage de la violence, à l’exception de l’automutilation. Pour les Portuvilliens, un pervers était un individu qui agressait ses semblables au lieu de s’en prendre à lui-même.

Sh’ressch était arrivé sur Terre six mois plus tôt, mais il s’agissait de sa première sortie en solitaire. Les structures sociales de sa Sphère d’Influence natale différaient beaucoup trop des nôtres pour que l’ambassade lâchât ses employés dans la nature sans leur avoir fait subir un cours complet sur les mœurs des Terriens. Il y avait eu par le passé trop d’incidents causés par une mauvaise compréhension des coutumes locales. Ainsi, comme je l’avais supposé, les Portuvilliens n’avaient aucun tabou concernant la nudité. Une question de climat, je pense. Sh’ressch m’avait en effet décrit leur planète comme un endroit idéal, où les parasols flamboyants dilatés par la chaleur diurne dérivaient chaque soir dans le ciel rose, masquant parfois le disque vert du soleil… Une image qui appartenait vraisemblablement au passé.

Il m’avait aussi parlé de son travail. L’ambassade, désireuse de mieux comprendre les Terriens, lui avait demandé d’effectuer un genre d’enquête ethnologique sur la vie dans les grandes villes. Il avait choisi de commencer par Sahara Beach, la cité la plus importante de la planète, avec ses trente-huit millions d’habitants répartis sur une surface d’une centaine de milliers de kilomètres carrés. Et il comptait sur moi pour lui servir de guide, ce qui m’arrangeait bien, au fond. Sa compagnie était la meilleure assurance sur la vie. Jamais Filvini n’oserait s’attaquer à un représentant du corps diplomatique — pas même m’enlever ou m’abattre sous ses yeux. Tant que je resterais dans le sillage de Sh’ressch, je serais en sécurité.

— Vous venez ?

Je levai les yeux, battant des paupières à cause du soleil. Mon compagnon se tenait à quelques mètres de là, vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir noir. Une large ceinture cloutée ceignait sa taille fine et nerveuse de grand fauve.

— J’espère passer inaperçu, expliqua-t-il. On m’a dit que dans les Bas-Quartiers…

— Parfait, assurai-je. Tout le monde vous prendra pour un humain maquillé ou biotransformé. Ça ne présente pas que des avantages.

Je songeais aux androïdes de main de l’Office. S’ils ne s’apercevaient pas à temps de l’origine extraterrestre de Sh’ressch, nous étions bons pour un incident diplomatique. Ils le tueraient sans hésiter. Pour ne pas laisser de témoin.

Devais-je le prévenir ? J’hésitai un instant. Ses paroles m’avaient permis de sentir le côté légaliste des Portuvilliens. S’il apprenait que j’étais censé être un criminel en fuite, n’allait-il pas me dénoncer ? Je devais courir ce risque. Inutile de faire partager à qui que ce fût mes ennuis personnels.

— Il y a un problème, dis-je lentement. Enfin, j’ai un problème — et je crains qu’il ne devienne très vite le vôtre.

— Expliquez-vous.

— On cherche à me tuer.

— Et vous craignez que je ne sois victime d’une balle perdue ? répliqua-t-il avec une torsion de la partie gauche du visage qui devait être un sourire.

— Quelque chose comme ça.

— Ne vous en faites pas. Je porte une arme et je sais m’en servir.

— Je croyais que la violence…

— C’est un paralysateur léger. Déconnexion neuronique. Une heure d’inconscience.

— Il n’aura aucun effet sur des androïdes.

Les yeux de Sh’ressch se plissèrent jusqu’à devenir deux minces fentes d’un rose étincelant.

— Je ne connais pas ce mot.

— Des créatures à forme humaine, nées par clonage. Durant leur croissance, on s’arrange pour que les cellules cérébrales ne se différencient pas et, lorsqu’ils sont « adultes », on leur greffe un ordinateur à l’intérieur du crâne. Des robots de chair, si vous voulez.

— Je ne comprends pas que l’on ne m’ait pas averti…

— Leur fabrication est illégale.

Sh’ressch se raidit à ce mot.

— Eh bien, s’il ne s’agit pas de créatures pensantes au sens habituel du terme, je ne crois pas qu’il soit défendu d’user de violence à l’égard de ces… androïdes. (Il me griffa amicalement la joue.) Nous prenons le métro ? Il paraît que c’est une expérience passionnante.


La rame arrivait lorsque je remarquai les six hommes qui s’étaient déployés pour bloquer les entrées de la station. Des androïdes de l’Office ? Je montai dans le wagon central et m’assis à proximité d’une porte qui, je le savais, se retrouverait en face de l’escalator quand le métro s’arrêterait à la gare desservant les Bas-Quartiers. En me retournant, je constatai que deux des hommes que j’avais repérés avaient pris place dans la même voiture que nous.

— Mon problème vient d’arriver, soufflai-je à Sh’ressch qui s’était assis à mes côtés. Ne vous tournez pas vers moi. Faites comme si vous ne me connaissiez pas.

— Où sont-ils ?

— Les deux hommes au fond du wagon. Et quatre autres dans les voitures voisines.

— Des androïdes ?

Le mot semblait lui plaire.

— Difficile à dire. Mais c’est après moi qu’ils en ont. N’essayez pas de m’aider ou de me défendre. Quittez la station le plus vite possible. Nous nous retrouverons à l’entrée des Bas-Quartiers. S’ils me ratent, bien sûr…

Peu après, la rame s’immobilisa et les portes coulissèrent. Je sautais déjà sur l’escalator. Gênés par les autres voyageurs qui tardaient à s’écarter sur leur passage, les agents de l’Office prirent quelques mètres de retard. En haut des marches, j’avisai un groupe de Matraqueurs. Je me dirigeai droit sur eux, espérant qu’ils avaient eu vent de l’incident qui m’avait opposé à l’un d’eux quelques jours auparavant. L’aspect quelque peu tribal de leur organisation me donnait en effet à penser qu’ils m’accorderaient leur aide.

— Je suis Kerl.

Les Matraqueurs me considérèrent sans comprendre, hésitant entre diverses attitudes, puis le chef de la petite bande parut se souvenir. Il posa sur mon épaule une main à laquelle manquait un doigt.

— Rapide. Entendu.

Je respirai. J’étais tiré d’affaire.

— Des hommes me suivent. Je voudrais m’en débarrasser.

— Notre rôle.

J’observai avec curiosité le colosse au crâne peint d’un mandala. L’ennui, avec le langage minimal prisé par ces étranges marginaux, était qu’on avait parfois bien du mal à comprendre la signification exacte de leurs paroles. Mon interlocuteur avait-il voulu signifier qu’il prenait les choses en main ? Ou, d’une manière plus générale, que m’aider faisait partie des obligations des Matraqueurs — de tous les Matraqueurs ?

Ceux-ci, au nombre d’une douzaine, s’éparpillèrent de manière à bloquer chaque issue. Je donnai une bourrade de remerciement au chef de la petite bande, avant de m’éclipser au moment même où les hommes de l’Office débouchaient dans la salle des contrôleurs magnétiques. Dissimulé à l’angle du couloir, j’observai la scène. Malgré le danger, je tenais à attendre Sh’ressch.

— Passe pas, dit le chef des Matraqueurs.

Il faisait sauter un long poignard dans sa main. Les agents de Filvini estimèrent la situation. Ils étaient inférieurs en nombre, mais possédaient des revolvers thermiques. L’un d’eux tenta de dégainer le sien — et tomba à la renverse, une minuscule fléchette anesthésiante plantée dans la joue. Les quelques usagers présents jugèrent plus prudent de redescendre sur le quai.

Sh’ressch apparut en haut de l’escalator. Très calme, très digne, il passa entre deux androïdes, s’excusa avec une politesse excessive d’avoir légèrement bousculé l’un d’eux, franchit d’un pas lent l’espace vide qui séparait les deux groupes, traversa la rangée de Matraqueurs et me rejoignit, le visage déformé par ce rictus qui, chez lui, exprimait la joie.

— Une expérience amusante, commenta-t-il.

— Vous en connaîtrez d’autres, assurai-je. Ne serait-ce que cette nuit…

— Pas tant de promesses, je vous prie. Je pourrais être déçu.


L’enfant vendeur de drogues n’était pas à son poste. Seule subsistait sa banderole bourrée de fautes d’orthographe.

Nous nous enfonçâmes dans les Bas-Quartiers, empruntant un dédale de ruelles obscures et puantes. Les mendiants y étaient plus nombreux que lors de mon dernier passage — et leur attitude s’était teintée d’agressivité. Ils exigeaient plus qu’ils ne réclamaient, ce qui eut le don d’exaspérer mon compagnon. Malgré mes conseils, il refusa à plusieurs reprises de verser l’obole quasi obligatoire.

Nous atteignîmes, après maints détours, le Marché merveilleux.

— Quel endroit fascinant ! s’écria Sh’ressch. Vous avez l’intention d’y acheter quelque chose ?

— Une arme.

— Pour vous défendre ?

— Pour attaquer.

Le Portuvillien eut un geste fataliste.

— Tuer ou être tué ? Nous avons dépassé ce stade.

— Nous aussi. Je n’ai pas l’intention de tuer qui que ce soit.

Pas même Filvini, ajoutai-je en esprit. Surtout pas Filvini.

Je n’eus aucun mal à trouver l’arme que je cherchais, un encombrant revolver tirant, au choix, des balles thermiques, explosives ou tétanisantes, et je pris également une boîte de ces dernières. Je payai le tout beaucoup trop cher, mais grâce à Manuel, l’argent n’avait aucune importance.

— Il nous reste une demi-heure avant la tombée de la nuit. Que diriez-vous de faire escale dans un bar ? proposai-je.

— S’il est possible d’y boire autre chose que de l’alcool.

— C’est toujours possible.

Nous suivîmes une rue rectiligne jonchée de carcasses de glisseurs. Sur notre droite, les immeubles n’étaient que des blocs de béton aux fenêtres aveugles, dont la façade se fissurait peu à peu sous le poids du toit crevé. À gauche s’alignaient boîtes de nuit, restaurants et peep-shows. Des hologrammes criants de vérité se trémoussaient au-dessus des porches violemment illuminés — filles nues et provocantes à la grimace vulgaire, garçons efféminés battant de leurs longs cils dorés, culturistes boudinés affublés de sexes démesurés… Et toujours cette impression qui m’avait envahi lors de ma première visite — celle de traverser un décor peuplé d’acteurs inconscients.

— Je ne comprends pas l’importance que vous accordez au sexe, dit soudain Sh’ressch. Ces mamelles et ces fessiers exhibés… C’est censé vous exciter ?

Je ne répondis pas tout de suite. Je n’étais pas de ce monde. Pourquoi lui chercher une justification ? Dans l’univers où j’avais grandi, bien peu de gens savaient avant le mariage à quoi pouvait bien ressembler le corps d’un individu du sexe opposé — et bon nombre ne le sauraient jamais. On s’accouplait dans le noir, en silence et sans gestes déplacés. Le sexe devait servir à la reproduction, point à la ligne.

— C’est excitant, reconnus-je. Enfin, ça dépend… Personnellement, ça me trouble plus que ça ne m’excite. Mais j’ai été éduqué à la mode néopure ; je sais refouler mes émotions — je ne peux faire autrement.

— Chez nous, le sexe est libre et discret. Il existe d’autres adjectifs pour le qualifier, mais aucun n’est vraiment traduisible dans votre langue. Disons que nous n’avons pas d’attaches que vous appelleriez sentimentales, ni de tabous à ce sujet. Quant à l’excitation… Non, vous ne comprendriez pas.

Nous entrâmes dans un bar qui se prétendait spécialiste des jus de fruits naturels et nous assîmes non loin de la vaste plaque tridi diffusant les informations permanentes de la chaîne BFX. Un présentateur aux cheveux rouges sagement lissés évoquait pour l’instant la remise en service de la ligne Kappa du Réseau express mondial, qui reliait Mexico à Gibraltar.

— Quelles raisons ont bien pu vous pousser à abandonner ce type de transport, puis à le rétablir ? interrogea Sh’ressch.

— Vers 2100, le R.E.M. couvrait la planète d’une vraie toile d’araignée, avec une vingtaine de lignes totalisait plusieurs millions de kilomètres de tunnel. Ce sont les Néopurs qui l’ont fermé. Un phénomène analogue à celui qui s’est produit à Paris lors de l’Occupation…

— Pendant votre Première Guerre mondiale ?

— C’est ça. De nombreuses stations de métro ont été fermées par les Anglais, parce qu’un tel univers souterrain constituait un terrain idéal pour la résistance… Il en a été de même avec le R.E.M. Les groupuscules extrémistes décidés à lutter jusqu’au bout contre le Néo-Puritanisme s’en servaient pour échapper aux recherches. Avec ses centres commerciaux, ses villes troglodytes, ses locaux administratifs et utilitaires, le R.E.M. représentait un monde en soi, beaucoup trop difficile à contrôler.

— Étrange attitude…

— Les Néopurs n’étaient pas des économistes, mais des scientistes puritains. Ils considéraient le R.E.M. comme une réalisation caduque, une œuvre titanesque devenue inutile. Pas une seconde ils n’ont songé à l’aspect financier de la chose.

Je tentai d’interpeller le garçon, mais il détournait obstinément le regard. Trop de travail, sans doute. Je me consolai en me disant qu’il finirait bien par venir prendre notre commande.

— Le R.E.M. est donc rentable ?

— Une fois l’infrastructure amortie, le coût réel d’un voyage Paris-Wellington demeure inférieur à vingt solars.

— Obscurantisme, grommela Sh’ressch. Vous avez dit que les Néopurs n’étaient pas des économistes… Pourtant, les finances terrestres se portaient bien mieux de leur temps.

— À cause de leur principe de nivellement. Pour les dix pour cent de la population qui se partageaient quatre-vingt-dix pour cent des richesses, rien n’a changé. Les Néopurs se sont contentés de répartir le reste plus équitablement. Une démarche qui possédait le double avantage de « hisser » vers des conditions de vie décentes les deux milliards de personnes qui ne mangeaient pas à leur faim, tout en « tirant vers le bas » — et, donc, réduisant à néant — la classe moyenne, où se recrutaient les plus farouches opposants au Néo-Puritanisme.

— Fascinant.

— Ajoutez à cela les réécritures de l’Histoire, le génocide culturel perpétré sur l’ensemble des œuvres d’art, une censure omniprésente, des interdits sexuels d’une sévérité extrême, des châtiments exemplaires pour les criminels, un réseau informatique terrifiant d’efficacité — dont les C.I. sont les dernières traces —, une absorption totale des marginaux, et vous aurez peut-être une idée de la manière dont gouvernaient les Néopurs…

Le garçon surgit de nulle part. Je commandai un extrait de fruits cornevalliens à la chaude couleur jaune-orangé, tandis que Sh’ressch choisissait de goûter un simple jus de pomme à la pureté garantie. Chose curieuse, le service fut incomparablement rapide. À peine le garçon avait-il disparu qu’il était de retour, deux verres sur son plateau. Je remarquai alors qu’il se tenait sur une petite plaque ronde qui paraissait flotter à une dizaine de centimètres au-dessus du sol.

— Antigravité ? m’enquis-je.

Il acquiesça.

— On les a eues la semaine dernière. Une toute nouvelle invention.

— Et ça ne vous gêne pas qu’elle soit irrationnelle ?

— Du moment que ça marche, vous savez…

— Les gens, ici, ne sont pas très curieux, nota Sh’ressch quand le garçon fut reparti. Est-ce particulier à ce quartier ?

— En France, nous avons un vieux dicton qui dit que la curiosité est un vilain défaut…

— Un défaut que vous avez pourtant.

— De là viennent mes ennuis.

Au-dessus de la plaque tridi apparut une nef stellaire de type inconnu, qui évoquait un palais chinois de l’époque impériale avec sa surcharge de dorures et de moulures inutiles. D’autres vaisseaux, plus petits mais pareillement décorés, voletaient tels des moustiques autour de cette monstruosité kitsch. Je tendis l’oreille, intrigué ; ma boulimie d’informations reprenait soudain le dessus.

— … à une vitesse proche de celle de la lumière, trente unités astronomiques au large de Pluton. Il n’a pas répondu aux messages qui lui ont été envoyés et semble vouloir passer au large du Système solaire sans s’y arrêter. L’origine exacte de ce navire demeure donc inconnue, mais divers recoupements ont permis d’établir qu’il viendrait de la constellation du Bouvier…

Je devais être livide. Des larmes avaient envahi mes yeux ; je les essuyai d’un revers de manche, incapable de détacher le regard de la nef étrangère. Des frissons de satisfaction et d’angoisse mêlées montaient le long de mes membres. Ce navire était l’ultime indice, la coïncidence de trop.

Le monde peut changer, avait dit le fouinain.

Le monde est en train de changer, avais-je répondu au discours de Sh’ressch.

La nef baroque fuyait ce changement.

— Tu es prêt, maintenant.


Je considérai le petit extraterrestre au corps aussi malléable que celui d’un personnage de dessin animé. Rien que de très normal. Il avait toutes les raisons d’être à nouveau assis devant moi, son éternel sourire élastique sur ses lèvres ridées. Au fond, si j’étais venu dans les Bas-Quartiers, c’était aussi un peu dans l’espoir de le revoir. Une dernière fois. Sh’ressch n’était qu’un prétexte.

Où est-il passé, au fait ?

— Prêt à accepter la vérité ? murmurai-je.

Le fouinain hocha la tête. Son sourire disparut. Je ne me souvenais pas de l’avoir déjà vu si grave, si sérieux, et cela me renforça dans mon idée qu’après m’avoir précipité dans les ennuis jusqu’au cou, il allait enfin me révéler les dessous de cette affaire.

— En fait, tu as presque compris.

— C’est vrai ? Tu renonces à jouer les oracles ?

— Ce vaisseau est le premier d’une longue série. D’autres vont venir, beaucoup d’autres — et tous fuient la même chose.

— Ce qui a détruit Glo-Hezink ?

— Détruit est un bien grand mot. Changé correspond mieux.

— Ce n’était pas un hasard si j’ai rencontré Sh’ressch.

— C’était le dernier indice. Crois ce que tu veux.

— Je ne comprends pas.

— Tu ne veux pas comprendre. (Il fit une pause ; ses yeux pétillaient.) La Perturbation vient d’atteindre l’orbite de la station Hadès, qui se trouve actuellement à un peu moins de trente heures de lumière de la Terre.

Je vidai mes poumons en un soupir plein de lassitude. Inexplicablement, je me sentais soulagé. Ce qui arrivait à travers l’espace avait un nom. Enfin.

— Sois plus précis.

— Tu n’as jusqu’ici assisté qu’aux prémisses. Désormais, c’est le grand jeu, l’apothéose, l’explosion libératrice ! Oui, le monde est en train de changer. Tu aurais même pu pousser plus loin tes conclusions, mais tu t’es refusé à effectuer la synthèse des éléments que tu as collectés. Parce que tu as peur.

— Peur de quoi, selon toi ?

— De t’avouer la vérité. Tu t’es désespérément accroché au fait que la Rationalité était erronée. Et elle l’est, tu as raison sur ce point… Mais elle ne l’a pas toujours été. Car Wertheimer était dans le vrai quand il a formulé sa théorie.

Les italiques perçaient dans sa voix soudain devenue criarde. Je voulus analyser cette révélation. Jusqu’ici, j’avais simplement cru que Wertheimer s’était trompé. Mais s’il avait raison… S’il avait eu raison…

— Regarde, maintenant ! Vois par les yeux de ton esprit !


La Galaxie, perçue d’une distance d’un demi-million d’années de lumière — spirale dorée épinglée sur le tissu noir du vide. Peut-être suis-je le premier être humain à la contempler sous cet angle.

Je le suis. Le fouinain, dont je sens la présence à la lisière de mon esprit, vient d’ancrer en moi cette certitude.

La Galaxie semble figée et immobile, mais je sais qu’elle vit. À cette distance, les mouvements des étoiles demeurent imperceptibles. Il faudra je ne sais combien de milliers, de millions d’années pour que son apparence se modifie et que le changement devienne évident.

Soudain, le vide s’illumine ! Une sorte de cône monumental se rapproche à une vitesse affolante. Il semble constitué d’une matière éthérée, translucide et phosphorescente, mais ce n’est en fait qu’une vue de l’esprit. Je ne distingue pas sa base ; peut-être n’en possède-t-il pas.

Ce cône est une représentation, qui vaut ce qu’elle vaut, de la Perturbation.

Je suis la proie d’images mentales ne reflétant qu’une partie de la réalité, je ne dois surtout pas l’oublier… Ce cône est invisible, virtuel. Le fouinain ne l’a rendu perceptible que pour mieux m’impressionner.

Mais je m’obnubile sur des détails sans importance alors que la Perturbation vient d’atteindre la Voie lactée.


La vision cessa. Les conversations des consommateurs attablés bruissaient à nouveau autour de moi. Au-dessus du socle tridi flottait à présent un autre vaisseau tout aussi inattendu que le premier — une authentique soucoupe volante dont le dôme devait mesurer plus d’un kilomètre de diamètre. L’escorteur terrien qui l’accompagnait dans sa course paraissait ridicule en comparaison.

— … grâce au nouvel émetteur P.V.Q.L. Ces images sont donc filmées et transmises en direct. Le navire terrien est bien entendu téléguidé ; il lui a fallu accélérer à plus de 5 000 g pour atteindre la vitesse de la nef extraterrestre qui, aux toutes dernières nouvelles, a commencé à répondre à nos appels par des symboles mathématiques…

— Combien sont-ils à fuir ainsi ? demandai-je au fouinain qui se grattait le nez avec nonchalance.

— Des centaines, des milliers, peut-être des millions… Mais tous ne passeront pas si près de la Terre. Ils dessinent un fer de lance cônique légèrement en avance sur la frange frontale de la Perturbation.

— Laquelle a précisément la forme d’un cône à la base infinie ?

— Et dont la pointe passera à un milliard de miles de la Terre. Tu vas être aux premières loges. Tâche de ne rien rater du spectacle.

— Ces nefs n’ont donc qu’une faible avance…

— Pourtant, la plupart d’entre elles fuient depuis des dizaines de milliers d’années, et certaines depuis plus longtemps encore. Elles sont limitées par la vitesse de la lumière, tu comprends ? Pour reprendre cette fameuse équation qui a fait hurler plus d’un mathématicien, mais qui possède le mérite de donner au profane une idée relativement exacte de la situation, ces nefs progressent à C -1/∞, et la Perturbation à C - (1/∞ - 1). Leur fuite est sans espoir. Elle n’a pas la moindre chance de s’achever un jour. Car l’infini moins un, c’est toujours l’infini.

— Depuis le temps, ils auraient peut-être pu découvrir un moyen de dépasser la vitesse de la lumière. Cet émetteur…

— Gros malin ! Un moteur P.V.Q.L. ne fonctionnerait pas en dehors de la zone d’instabilité qui précède la Perturbation ou de l’espace perturbé lui-même !

— Et lorsqu’elle sera sur nous ? Il deviendra possible de rallier en quelques heures n’importe quel monde placé sous son influence ?

— Instantanément. À condition d’inventer le système de propulsion adéquat… Et s’il reste quelqu’un pour effectuer le voyage.


Je flotte entre les astres. Certaines constellations, bien que déformées, me sont familières — le Capricorne, la Croix du Sud. Je dois me trouver quelque part dans la direction du Bouvier, et cette minuscule étoile jaune est le Soleil…

Cette scène est censée se dérouler dans le passé, car tout semble normal. La Perturbation n’est pas encore arrivée.

Il me vient une idée… Et si les fouinains étaient à son origine ? Cela pourrait expliquer les craintes de Filvini et sa réaction de pure paranoïa. Les Néopurs sont peut-être allés plus loin que je le croyais ; s’ils ont découvert la nature du phénomène qui va bouleverser nos existences…

Un vaisseau approche. Un grand voilier solaire dont les ailes photosensibles d’une surface de cent mille kilomètres carrés entraînent le corps massif et les huit containers sphériques qu’il remorque. Je n’ai pas besoin de lire le nom peint sur les voiles pour identifier le Niagara effectuant son voyage aller.

L’univers, autour de moi, commence à subir des fluctuations sans cesse plus importantes. La lumière d’une étoile proche vire du vert au jaune d’or. Un frisson glacé tord mes membres. Je ressens de façon douloureuse un… vertige métaphysique — ce doit être le terme approprié. Le plus proche, en tout cas.

Les prémisses de la Perturbation frappent le navire. À son bord, le temps a déjà cessé de se contracter.

Mon calvaire passé vient de commencer.


La voix du commentateur de la tridi reflétait une intense émotion. Tous les visages étaient désormais tournés, tendus vers le socle, qui suscitait l’image d’une véritable flotte où se côtoyaient des centaines de navires disparates.

— … brefs messages échangés avec les occupants de ces nefs — dont le rythme vital, bizarrement, ne semble pas affecté par leur vitesse voisine de celle de la lumière — indiquent qu’un grave danger menace la Terre. Impossible pour le moment d’en préciser la nature.

« À l’Assemblée réunie en séance exceptionnelle, les trois députés de l’extrême-nadir — que l’on dit manipulés par les Néopurs — ont réclamé l’envoi de nefs de guerre, appuyés par d’autres formations minoritaires réparties entre le nadir, l’est et le nord. Les Expansifs et leurs alliés du zénith-ouest seraient sur le point de céder. Les vieux cuirassés qui rouillent sur la Lune pourraient donc être réarmés en catastrophe et décoller dans les prochaines heures afin de barrer la route à un ennemi éventuel. Un ennemi qui doit être terrible, si l’on en juge par le nombre de peuples différents…

— Les cons ! m’écriai-je. Je dois les prévenir.

— Tu n’en feras rien. Et inutile d’être grossier.

— L’humanité a droit à sa chance — comme eux…

Je désignais les navires d’un index incertain. Je crois que j’étais au comble de la panique. La vision de cette flotte m’avait terrifié. La peur des occupants de ces nefs en fuite était devenue mienne.

Le fouinain fit miroiter ses yeux, dont les pupilles ne cessaient de changer de forme. Il voulait me rassurer, je le sentais.

— Tu te laisses impressionner, dit-il lentement. La Perturbation n’est pas la mort.

— Qu’est-elle, dans ce cas ?

— Tu ne peux pas comprendre. Pas encore. Disons qu’il s’agit d’un mal nécessaire, d’une pirouette de la nature, d’un incident au fond sans importance à l’échelle cosmique, d’une tarte à la crème…

— D’un raton-laveur ? tentai-je d’ironiser.

J’étais de plus en plus mal. Sous ma courte brosse métallique, mon front ruisselait de sueur. Je l’essuyai d’une main tout aussi moite, avant de me perdre un instant dans la contemplation de mon visage, reflété par l’acier poli de la table. Un petit vaisseau avait dû éclater dans mon œil droit car une tache rouge s’étendait sur la cornée, mais je n’avais pas trop l’air halluciné.

Pas encore. Le fouinain dut juger qu’il était temps d’en finir. Une dernière fois, il s’empara de mon esprit.


Je me trouve au même endroit que précédemment, mais le Niagara a disparu et la Perturbation est sur moi. Emporté par un tourbillon, je cherche en vain à m’orienter. Les étoiles valsent autour de moi en longues boucles de lumière.

Le fouinain m’a abandonné.

Je me débats dans une eau ténébreuse qui s’infiltre dans mes poumons. Pourtant, j’ai l’illusion de respirer. Mes sens m’abusent. Synesthésie. Mon corps est demeuré sur Terre ; seul mon esprit s’est déplacé.

La Perturbation modifie la texture même de l’espace, la structure secrète du continuum. L’univers devient méconnaissable, incompréhensible. Je ne suis plus qu’un primitif apeuré. Mon bagage culturel est désormais périmé.

Je suis le seul à savoir de quoi il retourne. Les Néopurs eux-mêmes n’en ont qu’une vague idée. Ils ont utilisé les nouvelles techniques rendues possibles par la Perturbation, tout en ignorant la nature profonde de celle-ci. Sans réaliser l’inéluctable bouleversement qu’elle va provoquer. Le monde que j’ai connu est d’ores et déjà mort et enterré, enfoui dans les limbes du passé ; celui qui va lui succéder — qui lui a déjà en partie succédé — sera fait d’instabilité et d’incertitude.

Pourquoi le fouinain m’interdit-il de lancer un cri d’alarme ?

Peut-être parce que l’adaptation est une solution préférable à la fuite…

Ou que fuir serait inutile, car il est déjà trop tard.


Lorsque je réintégrai la réalité, je gisais au beau milieu d’un parterre de fleurs, sous un ciel obscur. Sur ma gauche s’élevait une bâtisse que je reconnus sans peine : la pyramide de l’Office. Le fouinain m’avait-il téléporté jusque là ? Ou bien avions-nous cheminé de concert, le gnome guidant à travers la ville un Kerl devenu zombie ?

— Des détails, assura le fouinain, de simples détails…

— Quel rôle joues-tu, fouinain ?

— Crois-moi, je n’ai pas suscité la Perturbation. Ce serait plutôt le contraire. Je suis… disons un symptôme avant-coureur, l’équivalent d’un nez bouché ou des frissons annonçant une bonne grippe.

Je considérai son appendice nasal démesuré. Je n’osais plus comparer le minuscule extraterrestre à un personnage de cartoon. Il avait acquis une présence, une identité, une épaisseur inattendues.

— Tu prépares le terrain, en quelque sorte ?

— Si tu veux…

— Mais pourquoi ? La Perturbation a frappé ton monde d’origine ?

Il détourna le regard et je crois qu’à cet instant précis, son visage malléable reflétait un sentiment bien humain — la tristesse.

— Je n’ai jamais eu de monde à moi. Je suis un élément de déstabilisation, tu l’as perçu. Je génère une zone perturbée de taille réduite, aux effets moins marqués, moins radicaux que ceux de la Perturbation elle-même. Sans moi, sans le travail de « préparation » que j’effectue, le changement serait trop brutal. Les habitants de Glo-Hezink ont péri parce qu’ils m’ont chassé dès mon arrivée. Je n’ai pas eu le temps de les aider et leur planète a volé en éclats…

« Je suis né de la Perturbation. Voilà.

Il parlait de celle-ci comme un fanatique religieux de la divinité à laquelle il s’est donné corps et âme. Je fermai les yeux, pris de vertige au souvenir de ces millions d’étoiles parmi lesquelles j’avais passé deux fois vingt-trois ans. Quand je les rouvris, le fouinain s’en était allé.

Je m’assis, cherchant à recouvrer ma lucidité. L’expérience que je venais de vivre m’avait cruellement marqué et secoué. Je me sentais faible et sans volonté. À quoi bon lutter, puisque la Perturbation qui arrivait allait faire table rase des vieilles querelles et des rêves de puissance ?

Mais il y avait Sue, que je devais secourir. C’était désormais ma seule raison de vivre et de me battre. Le monde pouvait changer, le monde pouvait être détruit, c’était sans importance, du moment qu’elle soit à mes côtés jusqu’à la fin.

Je me levai, plein d’une énergie que je puisais dans ma colère, et je me dirigeai vers la pyramide. Sa face visible portait le P d’O.P.E.H.

P — comme Perturbation.