CHAPITRE XI – MON PROPRE VISAGE

J’étais encore sous le coup des révélations du fouinain lorsque j’arrivai au pied du grand escalier aux marches d’un gris sans âme. La pyramide de l’Office, construite durant l’Ère néopure, ne s’embarrassait pas d’une architecture audacieuse, ni de matériaux nobles. Toute de métal inoxydable et de béton armé, elle évoquait un bunker plutôt que le siège social de la plus importante entreprise terrienne. On la disait d’ailleurs capable de résister à une explosion thermonucléaire.

Je levai les yeux vers le portail aux angles nets, mussolinien à souhait avec ses quatre colonnes lisses et son double panneau d’orichalque orné du sigle de l’Office : un voilier stylisé et une planète bleue, le tout sur fond d’étoiles. Derrière ces portes se cachaient les derniers tenants du Néo-Puritanisme — et j’allais les affronter, moi qui n’avais jusque-là su que fuir.

J’avais un plan. Bancal et incertain — mais c’était mieux que pas de plan du tout. De surcroît, le fait que le fouinain m’eût amené à pied d’œuvre m’incitait à penser que j’avais malgré tout de vagues chances de réussite. Ou qu’il avait compris qu’il n’existait pas d’autre solution.

Je redressai la tête, bombai le torse et, m’efforçant de prendre l’air digne et un tantinet supérieur qui sied aux pilotes revenus de la Longue Nuit, j’escaladai les marches d’un pas décidé. Mes hésitations moururent d’elles-mêmes en chemin. Sue m’attendait en haut de cet escalier, quelque part dans cette forteresse ; cette pensée suffisait à me pousser en avant.

En raison de l’heure déjà tardive, il n’y avait qu’un réceptionniste derrière le grand comptoir de métal poli. Il me fallut une dizaine de secondes pour me rendre compte qu’il s’agissait en fait d’un pseudogonze né de l’union contre nature d’une plaque tridi et d’un logiciel.

— Je désire parler à Merteuil Filvini.

— Il est absent.

Je secouai la tête. Merteuil Filvini n’était jamais absent. La légende voulait qu’il ne fût sorti qu’une fois de la pyramide au cours de la dernière décennie. Pour tirer un coup, ajoutaient les mauvaises langues. Le parfait fonctionnaire, au service de ses supérieurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sans doute s’était-il simplement retiré dans sa cellule au confort monacal.

J’insistai :

— Annoncez-moi. Je suis le naute Kerl.

Le pseudogonze cligna des yeux. Je devinai que le programme consultait ma fiche. J’aurais bien voulu savoir ce qui y était inscrit. Fou à lier, sans aucun doute.

— Vous êtes recherché, constata mon interlocuteur de fumée.

— Je suis venu me rendre, mais je tiens que ce soit à Merteuil Filvini en personne.

— Ce cas n’est pas prévu…

— Demandez l’avis de l’intéressé. Comme ça, la prochaine fois…

— Je ne suis pas une I.A., pas même un système expert. Si ce cas de figure se reproduisait, j’aurais le même problème.

— Je sais. Vous l’appelez ?

Vaincu, le pseudogonze décrocha son pseudotéléphone. Je n’écoutai pas ce qu’il disait. Les mots étaient sans importance.

— Vous pouvez monter, annonça-t-il. Quarante-et-unième étage. Vous arriverez…

— Je suis déjà venu. Merci.

Je me dirigeai vers les ascenseurs. L’un d’eux était condamné pour travaux. Une petite pancarte expliquait lesquels. Je la lus en attendant la cabine qui conduisait directement dans le bureau de Filvini. On allait installer un « puits antigrav ». Quelques jours avaient donc suffi pour faire un simple élément de la vie de tous les jours d’une invention empirique, qui donnait des aigreurs d’estomac aux physiciens. Il était temps de renoncer à recenser les applications de l’anti-gravité pour reporter mon attention sur d’autres faits en contradiction avec la Rationalité.

Une cabine spacieuse m’emporta vers le quarante-et-unième étage. Là encore, les Néopurs avaient frappé : pas de cendrier mais une corbeille à papiers, pas de moquette mais un revêtement lisse, facile à entretenir, pas d’éclairage sophistiqué mais deux rampes de néons diffusant une lumière dure et crue.

Lorsque les portes s’ouvrirent, je m’efforçai de ne pas sursauter à la vue des six androïdes qui me barraient la route. Leur présence était une précaution naturelle. Ils me fouillèrent avec rapidité et efficacité. Seul le frotteglisse retint leur attention, et ils voulurent me le confisquer, de crainte qu’il ne s’agît d’une arme.

— Vous pouvez le lui laisser, intervint Filvini.

Les androïdes s’écartèrent. Filvini trônait derrière un grand bureau de bois verni qui avait dû être superbe avant qu’un censeur ne décidât d’en limer les ciselages et d’en poncer les dorures. La vision de son visage creusé me donna la nausée.

— J’ai un marché à vous proposer.

— Aucun compromis n’est envisageable.

Un salvoïde eût rétorqué qu’un compromis est un imbécile sur le point de se passer la corde au cou. Je préférai me laisser tomber dans un fauteuil.

— Rendez-moi Sue.

— Vous avez fait du chemin. Nous aurions dû vous neutraliser dès votre première visite aux Bas-Quartiers. (Il secoua la tête.) Il n’en est pas question.

J’étendis les jambes et posai le frotteglisse sur l’accoudoir.

— Je vais formuler ma proposition différemment. Je me livre à vous et vous libérez Sue — après l’avoir débarrassée de son conditionnement, bien entendu !

— Il est un peu tard pour marchander. Vous êtes ici. Entre nos mains. Vous n’avez aucun moyen de pression.

J’eus envie de le frapper, mais l’heure était plutôt à la comédie. Je libérai au compte-goutte les sanglots que je retenais jusque-là, tandis que ma main rampait sur l’accoudoir pour se saisir du gadget thérapeutique.

Calme. Sois calme.

Fouinain ?

— Vous ne comprenez pas, pleurnichai-je. Je voudrais la voir une dernière fois et obtenir l’assurance qu’elle recouvrera son libre-arbitre… D’accord, vous pouvez m’éliminer tout de suite, me remplacer par un clone et renvoyer Sue dans la rue des Fleurs ! Mais je vous sais juste ; je crois que vous allez tenir compte de ma bonne volonté.

— Êtes-vous à ce point ensorcelé par cette fille ? Vous saviez pourtant ce qui vous attendait en venant ici…

— Je ne crains pas la mort.

C’était faux, mais Filvini n’avait pas besoin de le savoir.

— Peut-être ne mourrez-vous pas, susurra-t-il.

— Un sort pire que la mort ? Vos menaces de roman populaire ne m’impressionnent pas. Où est Sue ?

— Très bien, je vais la faire monter. Cette créature…

— Cette femme !

— Comme vous voudrez.

Il fit courir ses doigts sur le clavier de l’interphone. Je me retournai pour étudier la situation. Les androïdes s’étaient répartis en deux groupes — l’un à ma gauche, l’autre à ma droite. La voie vers l’ascenseur était libre, mais je ne me voyais pas pirouetter par-dessus le dossier du fauteuil. Pas à mon âge.

— Elle sera là dans un instant. Me permettrez-vous de vous poser quelques questions d’ici son arrivée ?

Ironie obséquieuse et teintée de cynisme ou politesse indifférente ? Merteuil Filvini demeurait une énigme pour moi.

— Allez-y.

— Comment avez-vous réussi à quitter Paris ?

— Par la Seine, durant le feu d’artifice.

— Je croyais pourtant la rivière surveillée… Le feu d’artifice ?

— Celui qu’on a tiré dans la stratosphère. L’évolution humaine retracée en je ne sais combien de tableaux…

Le visage de Filvini évoquait un masque de dureté glacée, bien que son expression n’eût pas changé. Ses sentiments demeuraient intérieurs ; on pouvait parfois les deviner — mais il ne fallait pas compter les percevoir.

— Vous mentez à nouveau. Il n’y a pas eu de feu d’artifice semblable. Jamais. C’est techniquement impossible.

Manuel non plus n’ayant pas entendu parler du spectacle en question, je commençais à douter sérieusement de l’existence de celui-ci. Le salvoïde évadé m’avait-il joué un tour ? Et, si oui, comment ? Grâce à l’hypnose ou la fascination ? Les clones aux calembours ravageurs possédaient-ils donc des pouvoirs psi ?

— Je l’ai pourtant vu, m’obstinai-je.

— Et le fouinain n’a fait que jouer les entremetteurs ?

— Vous comptez libérer Sue ?

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Le conditionnement est irréversible.

— À cause de la longue-vie ? (Filvini ne répondit pas.) Êtes-vous conditionné ?

— Je le suis.

— Et ça ne vous gêne pas ?

— Ma personnalité actuelle est identique à celle que j’avais avant le conditionnement.

J’avais du mal à le suivre.

— En quelque sorte, on vous a conditionné à être vous-même ?

— Ce qui assure également ma fidélité au Néo-Puritanisme.

J’entendis coulisser la porte de l’ascenseur. Je jaillis du fauteuil, les mains agitées de tremblements — réaction qui arracha un ricanement sarcastique à Merteuil Filvini.

Sue entra dans la pièce, encadrée par deux miliciens androïdes. Elle portait une robinforme grise et ses cheveux étaient retenus sur la nuque par un austère chignon, mais je réussis à la trouver plus belle que jamais. Il me semblait désormais que les quelques jours que je venais de vivre comptaient plus que ce demi-siècle dont les détails commençaient à s’estomper dans ma mémoire.

Je me ruai vers Sue, les yeux humides. L’un des androïdes fit mine de s’interposer, mais son geste demeura à l’état d’ébauche, Filvini lui ayant sans doute signifié de ne pas intervenir.

Grave erreur. À une vitesse subjective soudain multipliée par dix, je dépassai Sue en une fraction de seconde, écartant d’une bourrade l’androïde. Celui-ci bascula, portant la main à son épaule meurtrie, tandis que je plongeais dans l’ascenseur. Mes doigts explorèrent la poubelle, en tirèrent le revolver acheté au Marché merveilleux. Je l’avais dissimulé sous des papiers froissés pendant la montée, car il me paraissait évident que je passerais à la fouille avant d’être autorisé à rencontrer Filvini.

Je me retournai vivement, faisant feu à plusieurs reprises. La première balle interrompit la course de l’androïde qui fonçait vers moi. Les trois suivantes firent mordre la poussière à deux autres miliciens et une lampe de bureau.

Filvini aboya un ordre. Les cinq androïdes restants levèrent les mains sans se départir de leur impassibilité. Je profitai de ce bref répit pour remplacer les cartouches vides, tandis que ma vitesse subjective redevenait peu à peu normale. Je haletais ; l’effort fourni m’avait épuisé. Une telle accélération de mon rythme vital accroissait démesurément ma consommation d’oxygène ; malgré mes implants, je sortais de chaque période de surexcitation avec une sourde douleur dans les poumons et le sang pourri de gaz carbonique.

— J’emmène Sue avec moi, dis-je.

— Je ne vois plus comment vous en empêcher.

— Vous auriez dû me laisser en paix.

— Vous aviez parlé avec le fouinain.

— Et alors ? Je vous le répète, il n’a rien dit qui puisse vous intéresser ou vous porter préjudice. Pas ce soir-là, du moins…

— Et depuis ?

— Je n’ai pas encore tout réuni. La Rationalité agonise, et les Néopurs le savaient depuis longtemps. (Filvini acquiesça.) Mais ce que vous ignorez, c’est que cette évolution va continuer. Vous avez mis au point certaines techniques irrationnelles, comme le conditionnement ? Elles seront très bientôt dépassées.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous le comprendrez bien assez tôt.

Je vidai mon chargeur sur les androïdes qui s’affalèrent en un tas informe. Puis, à coups de crosse, je rendis inutilisables le terminal tridi et l’interphone avant d’assommer Filvini.

— Viens !

Je poussai Sue dans l’ascenseur qui nous emporta vers le rez-de-chaussée. Je rechargeai mon arme durant la descente. Sue, qui n’avait toujours pas ouvert la bouche, me regardait faire, les yeux vides et les traits mornes.

Le hall de l’Office se voulait un monument à la gloire de la Longue Nuit. Son plafond hémisphérique portait une carte du ciel boréal criante de vérité et, sous le sol de verre, se dessinaient les constellations australes. Chaque étoile possédant une ou plusieurs planètes colonisées par l’homme brillait d’un éclat vert vif.

Je ne m’attardai pas à contempler cette voûte céleste qui, bien qu’elle fût artificielle, me rappelait trop de mauvais souvenirs. J’entraînai Sue vers la sortie, faisant un détour instinctif pour éviter de passer à la verticale du Bouvier.

— Au revoir, Monsieur, au revoir, Madame, nous salua le pseudo-réceptionniste.

Je supposai qu’il ne m’avait même pas reconnu. Son travail était de filtrer les gens qui entraient, pas ceux qui sortaient.

Nous descendîmes l’escalier au pas de course et disparûmes dans le parc qui entourait la pyramide. Sue n’opposait aucune résistance, mais elle ne faisait rien pour m’aider non plus. Poupée de chair sans réactions, elle n’était plus qu’une femme-objet.

Mais elle était là. Enfin. Elle marchait à mes côtés. Le conditionnement abolissait sa volonté et rien ne l’empêchait de me suivre…

De suivre n’importe qui.

J’estimais avoir une heure devant moi, le temps pour Filvini de reprendre connaissance et d’alerter la milice de l’Office. Or il fallait une cinquantaine de minutes pour rallier les Bas-Quartiers par le métro. J’étais donc dans les temps.

— Tu ne pourras pas sortir du métro.

La voix de Sue me tira de mes réflexions. J’essayai de distinguer son visage, sans y parvenir. J’aurais voulu voir ses yeux tandis qu’elle me parlait.

Mais ce n’était pas elle qui parlait.

— Pourquoi ? coassai-je.

— Ils bloqueront ta carte de circulation.

— Il leur faudrait prévenir les flics et je ne crois pas…

— Ils t’auront. Tu es coincé.

Son visage apparut soudain dans la lumière d’une avenue voisine. Une expression de satisfaction sadique en déformait les traits. Une boule nerveuse me noua l’estomac. Je n’avais plus du tout envie de voir ses yeux.

— On dirait que tu as envie d’être reprise.

— C’est la seule solution. Je n’ai rien à faire avec toi.

— Tu as tort, tu t’en rendras compte très vite. Tes sens, tes pensées, tes souvenirs eux-mêmes t’abusent.

— Je suis tout à fait lucide — je le sais mieux que toi !

Je n’insistai pas. Quittant le parc, nous nous engageâmes sur l’avenue de Procyon, qui conduisait des bords du lac aux limites de l’Escale des Nautes. Comme toujours, la circulation y était dense et mouvementée, mais je fus surpris de découvrir que des marchands ambulants s’étaient installés sur ses trottoirs, haranguant les passants. Des camelots, en pleine Bourse ! Malgré son rôle de capitale administrative, Sahara Beach suivait peu à peu la trace des autres grandes cités de la Terre. Les touristes y affluaient déjà. Je comptai plus d’une trentaine d’extraterrestres de races différentes, dont un bon tiers m’étaient inconnues. Quant aux voyageurs de race humaine, ils étaient plus nombreux que les autochtones.

Ralentis par cette foule dense, nous finîmes par atteindre la bouche de métro, qui s’ouvrait au bord d’une place grouillant de monde. L’endroit était à peine moins animé que les Bas-Quartiers. Il régnait un climat de foire et de vacances, de joie et de détente. Les bars débitaient des centaines de chopes couronnées de mousse, que vidaient à un rythme d’enfer des clients sans cesse renouvelés. Je découvrais un aspect de la ville que j’ignorais jusqu’alors. Pour un peu, on se serait cru à Paris durant le Carnaval.

Une adolescente vêtue d’une longue robe bariolée me donna un joint. Je voulus le mettre dans ma poche — je n’avais pas la tête à me défoncer —, mais elle me tendit une flamme pour l’allumer. Je recrachai un épais nuage de fumée, m’étouffant presque, et la fille me sourit avant de s’éloigner. Je passai le joint à Sue.

— Tu en veux ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Marijuana, apparemment.

Elle s’empara du reefer, tira une bouffée, puis une seconde avant de me le rendre. L’herbe aurait-elle un effet quelconque sur son comportement ? J’étais curieux de le savoir. La seule méthode pour combattre le verrou qui bridait l’esprit de Sue consistait à essayer toutes les méthodes possibles et imaginables. Les psychotropes en étaient une, l’hypnose une autre. Mais Filvini m’avait affirmé que le conditionnement était irréversible — et les Néopurs avaient la réputation de ne jamais mentir.

Nous descendîmes dans la station. Le contrôleur magnétique accepta sans sourciller ma carte de circulation. Bon. La C.I. savait désormais que je me trouvais dans le métro ; elle ne m’en laisserait jamais sortir. Et, dans moins de quarante-cinq minutes…

Une rame nous emporta vers le nord. Quand elle s’arrêta à la station Avenue d’Antarès, où la ligne venant de la Bourse croisait celle qui menait aux Bas-Quartiers, je forçai Sue à descendre. Elle m’opposait à présent une résistance passive, mais permanente. Tout d’abord, elle s’était absorbée dans un mutisme obstiné, refusant de me parler ou de répondre à mes questions. Puis, peu à peu, son expression s’était détendue, une brume tiède avait envahi son regard et j’avais compris qu’à sa manière, elle était en train de planer.

Dans le couloir de correspondance tortueux au sol jonché de corps recroquevillés, nous rencontrâmes deux Matraqueurs.

Je comptais leur demander de l’aide, mais ils allèrent au-devant de mes désirs :

— Kerl. Savons. Protéger.

Sans un mot de plus, les deux hommes au crâne peint d’un mandala nous encadrèrent pour nous escorter jusqu’au quai, où une rame ronronnante semblait nous attendre. Nous montâmes tous les quatre dans le wagon de tête. Le convoi ne tarda pas à s’ébranler avec une légère secousse.

Par caprice, je dénouai les cheveux de Sue. Ils se répandirent sur ses épaules en vagues multicolores. Elle me regarda avec indifférence ; elle ne comprenait pas les raisons de ce geste. Refoulant les larmes de rage et d’impuissance qui montaient à mes yeux, j’embrassai vivement ses lèvres pincées. Elle ne me rendit pas mon baiser, et je m’écartai d’elle, pour qu’elle ne vît pas l’eau qui perlait au bord de mes paupières rougies.

— Pourquoi tenais-tu tellement à ce que je t’accompagne ? demanda Sue d’une voix dure.

— Je t’aime.

Pour la seconde fois, ses yeux exprimèrent un sentiment quelconque ; la colère y flamba brièvement, accentuant ma souffrance intérieure.

— De quel droit m’imposes-tu ta volonté ? s’écria-t-elle. Je ne t’aime pas. Tu es vieux. Sale. Mal rasé. Mal habillé… Tu pues la vieillesse, tu pues la mort ! Je ne pourrai jamais t’aimer — jamais ! J’attends quelqu’un, quelqu’un qui reviendra… (Elle parut buter sur un mot ou un concept qui lui échappait.) Qui reviendra un jour !

— Il n’existe pas.

— Comment pourrait-il ne pas exister, puisque je l’aime !

— Condit ? interrogea le plus grand des Matraqueurs.

— Elle m’a oublié… Oui.

— Je n’ai rien oublié du tout ! Rien, ni personne ! Et je n’aime pas ce jeu… Tu es dingue, ou quoi ? Sergei existe ! Je me souviens de chacun de ses traits, je…

— Dessine.

Surprise, Sue prit le stylet et l’ardoise magique des mains du Matraqueur et entreprit avec nervosité de tracer un enchevêtrement touffu de lignes, qui ne tarda pas à s’ordonner de façon à représenter un visage masculin. Quand elle jugea son œuvre achevée, elle brandit triomphalement l’ardoise.

Je détournai le regard. Je ne voulais pas voir les traits de ce rival imaginaire. Mais l’autre Matraqueur m’y força, empoignant ma nuque dans une main puissante.

Je m’étranglai. Sue avait dessiné mon propre visage. Lorsque je levai les yeux vers elle, je compris à son expression qu’elle n’en avait même pas conscience.


Je n’eus pas à utiliser ma carte de circulation pour quitter le métro. L’un des Matraqueurs introduisit un rectangle de plastique nervuré dans le contrôleur magnétique qui nous laissa passer sans réagir.

— Un passe-partout ? demandai-je.

— Oui.

— Vous êtes bien équipés.

— Organisation. (Le Matraqueur désigna Sue.) L’attacher. Menottes. Sinon, fuite.

— Tu veux que je nous enchaîne l’un à l’autre ? m’étonnai-je, tout en me disant que, d’une certaine manière, c’était déjà fait — et depuis fort longtemps.

— Oui.

Arrivés à l’extérieur, nous nous séparâmes. J’entraînai Sue vers les profondeurs des Bas-Quartiers, tandis que nos compagnons de route rejoignaient une dizaine des leurs, qui semblaient méditer dans un square voisin. Ils s’agenouillèrent à leurs côtés et fermèrent les yeux. Aussitôt, j’eus l’impression de sentir un vague attouchement à la surface de mon esprit, comme lorsque le fouinain se manifestait. Le gnome n’apparaissant pas, j’en conclus que les Matraqueurs, dans certaines circonstances, étaient plus ou moins télépathes.

Y avait-il un rapport quelconque avec ce mandala peint sur leur crâne rasé ? Tout en traînant Sue, j’essayai de faire la part des choses. D’après le seul ouvrage sur les Matraqueurs qu’il m’avait été possible de consulter, l’apparition de cet ornement remontait à un an ou deux. Les effets de la Perturbation se faisaient-ils déjà sentir à ce moment-là ?

Cette question était dépourvue de sens. Je n’avais aucun moyen de déterminer quand l’influence de la Perturbation avait commencé à être perceptible, mais sans doute l’était-elle déjà plus ou moins à l’époque de mon départ, car le conditionnement et la longue-vie — eux aussi irrationnels — avaient déjà été découverts lors de la Grande Rafle des Impures.

De toute manière, dater les signes avant-coureurs n’avait pas grand intérêt. D’autant que je n’avais pas la moindre preuve que cette présence à la lisière de mon esprit était bien celle d’un Matraqueur. Je m’étais remis à délirer. Mais n’était-ce pas par le délire que j’avais approché la vérité ? Cette folie qui me rongeait de l’intérieur ne m’avait-elle pas conduit tout droit aux conclusions que je tenais désormais pour inéluctables ?

Le fouinain m’a choisi parce que je suis dingue. Et que seul un dingue pouvait accepter la réalité.

Sue avait apparemment décidé de se taire. Découvrir que celui qu’elle aimait et qu’elle attendait, ce Sergei parti pour un voyage de plus d’un siècle, possédait mes traits, les traits de ce vieillard qui prétendait la connaître, avait entamé son assurance. Mais non sa haine programmée, que je pouvais toujours lire dans ses yeux et sur son visage tendu. Sans doute cette haine était-elle, elle aussi, un corollaire du conditionnement, une protection supplémentaire destinée à rendre inutile l’enlèvement d’une condit.

Tirée de son environnement — biotope, rectifiai-je avec un amusement teinté d’amertume —, Sue s’était transformée en une machine à haïr celui qui l’en avait arrachée. De quoi décourager les volontés les plus obstinées. Mais j’avais la tête dure ; rien ne pourrait me faire renoncer. À mes yeux, libérer Sue de son conditionnement faisait désormais figure d’apogée de mon existence. Pour la deuxième fois, j’aurais alors l’impression de m’accomplir. Pour la deuxième fois, peut-être, je me sacrifierais. J’essaierais simplement de n’entraîner personne avec moi, cette fois.

La traversée du no man’s land séparant la bouche de métro des Bas-Quartiers proprement dits dura un quart d’heure, parmi les immeubles en ruines et les rues jonchées de détritus où erraient des épaves hagardes. Je commençais à connaître le chemin.

Arrivé au Marché merveilleux, j’achetai une paire de menottes chromées parfaitement archaïques. Le vendeur m’assura qu’elles avaient servi à attacher Fantômas le jour d’une de ses fameuses évasions héliportées. Je réussis à faire baisser le prix en arguant qu’il était hors de question qu’un modèle américain du début du XXIe siècle eût été porté par un personnage de fiction de la première moitié du XXe.

Quand je quittai le stand, désormais enchaîné à Sue, je m’aperçus que ce bref marchandage m’avait détendu ; un temps, j’avais réussi même à oublier à quel point ma situation pouvait être désastreuse.

— Tu es fier de toi ? cracha Sue.

— Je ne vois pas pourquoi je me laisserais arnaquer.

— Tu n’es qu’un minable, et ce type l’a senti.

Serrant les dents, je cherchai à l’entraîner en direction de l’entrée vivement illuminée d’un hôtel. Elle poussa un cri de souffrance parfaitement exagéré ; ces menottes étaient conçues pour ne pas meurtrir les poignets, même en cas de violente traction.

— Salaud ! hurla-t-elle, attirant l’attention d’une douzaine de personnes dont les visages se tournèrent vers nous. Salaud ! Tu n’as pas le droit de me forcer à te suivre ! Libère-moi !

Un personnage, que son plastron jaune vif sillonné d’insectes-saphirs me permit d’identifier comme un bourgeois martien venu s’encanailler, se planta soudain devant moi, les poings sur les hanches. Je le dévisageai froidement ; il fit de même, bombant le torse à la manière d’un torero. Le genre de type prêt à défendre la veuve et l’orphelin lorsque la veuve est jolie et que l’adversaire potentiel ne fait visiblement pas le poids.

S’il espérait un témoignage de reconnaissance de la part de la pure et douce et virginale victime, il allait être déçu.

— Lâchez-la, claironna-t-il avec un regard circulaire pour vérifier qu’il était bien le point de mire de l’assistance. Nous ne sommes plus au temps des Néopurs ! Les femmes votent, aujourd’hui.

— Quelque chose me dit que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas…

— Vulgaire, commenta-t-il en se pavanant. Très vulgaire… Il suffit de voir ses vêtements ! Quel goût ! Vous n’avez jamais songé à opter pour des couleurs plus attrayantes ?

— Pour être franc, je songe surtout à vous casser la gueule.

Le Martien recula d’un pas, dégainant un petit revolver thermique. J’aurais dû me douter qu’il était armé. Au bout d’un siècle d’adaptation, les colons de la Planète Rouge ne possédaient plus qu’une musculature d’enfant. Sur Terre, ils étaient tellement affaiblis par la gravité qu’ils n’avaient pas même la force de donner un coup de poing.

Je m’injuriai intérieurement. Le thermique en question n’était qu’un jouet à la portée réduite, mais il pouvait griller un homme à bout portant. Même en jouant sur l’accélération de ma vitesse subjective — et à condition que mon organisme tînt le coup —, je n’avais pas la moindre chance de désarmer mon agressif interlocuteur. Surtout avec Sue attachée à mon poignet.

— Ouvrez ces menottes, intima le bourgeois.

Une main se referma sur sa gorge, une autre écrasa ses doigts. Le thermique rebondit sur le pavé. La foule des curieux se dispersait déjà, avec une précipitation non feinte. La réputation des Matraqueurs n’était plus à faire.

Le colosse fit pivoter le Martien et le força à affronter son regard. L’homme devint mou et s’effondra sur lui-même.

— Merci, dis-je.

— Inutile. Nouvelles données.

— Tu m’avais suivi ?

— Danger perçu.

— Perçu ?

— Nouvelles données. Danger permanent. Liaison psi.

Inutile de m’interroger sur l’origine de l’attouchement psychique. Les Matraqueurs étaient télépathes — et peut-être même précognitifs. Celui qui m’avait tiré de ce mauvais pas n’avait pas eu le temps matériel de parcourir depuis le début de l’altercation la distance séparant l’entrée des Bas-Quartiers du Marché merveilleux.

— Suis, reprit-il. Miliciens. Quitter la ville.

— Comment ? Tout doit être bouclé.

— Doux-Dingues. Gestalt. Je tressaillis. En quoi les pilotes schizophrènes pouvaient-ils m’aider à quitter Sahara Beach ?

Le second mot, Gestalt, m’intriguait encore plus, car j’en ignorais la signification. Je ne l’avais jamais rencontré, ni dans un livre, ni dans un film, ni dans aucune des banques de données que j’avais pu consulter. L’explication ne tarderait certainement pas. J’emboîtai le pas au Matraqueur et Sue se laissa conduire, une moue boudeuse sur ses lèvres pleines.

Nous quittâmes le Marché merveilleux par une venelle puante répondant au doux nom de passage des Guenilles. À nouveau, je me fis la réflexion que les Bas-Quartiers ne pouvaient être qu’un décor ; trop de détails y sonnaient faux. Certes, on avait dû rebaptiser les rues après la déchéance du secteur — mais, à mon sens, ce changement de dénomination faisait partie d’un plan d’ensemble destiné à mettre en scène une ambiance délibérément sordide.

J’interrogeai le Matraqueur à plusieurs reprises ; chaque fois, il se contenta d’un sourire énigmatique pour toute réponse. Comme le fouinain, il avait quelque peu tendance à jouer les oracles, se donnant un côté plein de mystère qui avait le don de m’agacer. Alors que j’avais désespérément besoin d’explications, d’informations précises, je n’obtenais que sous-entendus incompréhensibles et regards ironiques.

La venelle s’acheva sur une avenue plantée de palmiers. J’eus un choc en reconnaissant l’endroit. C’était ici, dans l’un des immeubles décrépis, que Sue et moi avions fait l’amour pour la première fois. Non, impossible : l’hôtel en question se trouvait dans le quartier de la Bourse ; j’étais victime d’une confusion. Bon nombre de secteurs de Sahara Beach, construits à la même époque, se ressemblaient suffisamment pour qu’il fût possible de se tromper.

Puis je vis l’enseigne, HÔTEL D’ÉRIDAN, et je sus que je ne m’étais pas trompé. Le découpage de la ville avait donc changé durant mon absence ; une partie de la Bourse avait basculé dans les Bas-Quartiers, preuve supplémentaire du processus de décomposition dont Sahara Beach était la victime depuis l’arrivée au pouvoir des Expansifs.

— Cet hôtel ne te rappelle rien ? demandai-je à Sue.

Elle contempla, muette, la façade crevée des yeux aveugles de fenêtres brisées.

— Non. Il devrait ?

— Nous y avons passé une nuit.

— Nous n’avons jamais passé de nuit ensemble.

Notre étreinte tarifée ne remontait pourtant qu’à une semaine à peine. Le conditionnement influait-il également sur la mémoire à court terme ? C’était logique, au fond. Une condit n’avait pas besoin de se rappeler ses clients. Mais je ne pensais pas que cet effet secondaire fût programmé. Il devait s’agir d’une conséquence inattendue du traitement auquel Sue avait été soumise. En rapport avec la longue-vie, cet autre corollaire ?

Je n’insistai pas. Il n’y avait pour l’instant rien à tirer de Sue. Plus tard, lorsque j’aurais dormi, je tenterais à nouveau d’éveiller sa mémoire, de faire remonter à la surface sa personnalité bridée. Sans grand espoir, mais je me devais d’essayer.

— Je n’en peux plus, murmurai-je.

Le Matraqueur s’immobilisa et se retourna. Son regard bienveillant jugea mon état en un instant. J’étais à bout de forces ; le manque de sommeil et l’utilisation répétée de mes implants de survie m’avait vidé de toute énergie.

— Partir. Vite.

— Je n’ai pas dû dormir plus de dix heures en trois jours. À mon âge…

Le Matraqueur hocha la tête.

— Bon.

Il obliqua sur la gauche. Une demi-heure plus tard, après avoir traversé une zone délabrée où erraient des groupuscules de mendiants et de noctambules blafards qui s’écartaient sur notre passage, nous atteignîmes un immeuble imposant, dont la silhouette trapue se dressait au bord d’un boulevard jonché de détritus. Le Matraqueur poussa la lourde porte de métal piqueté de rouille et nous entrâmes.

L’intérieur du bâtiment était encore plus délabré que sa façade ne le laissait présager. L’escalier aux murs noircis par la fumée que nous escaladâmes paraissait vouloir s’effondrer à chacun de nos pas. À l’étage, dans une grande pièce sombre, une dizaine de Matraqueurs paraissaient dormir, assis en cercle autour d’un brasero couronné de fumée odorante. Je crus reconnaître le parfum d’une des drogues entrant dans la composition du medley que le fouinain m’avait fait goûter le soir de notre première rencontre.

Le Matraqueur nous fit signe de nous installer où nous voulions, puis il alla s’asseoir parmi ses semblables. Ses paupières s’abaissèrent aussitôt ; il les avait rejoints, songeai-je en m’étendant sur une paillasse.

Sue m’imita sans cesser de maugréer. Plus le temps passait et plus elle devenait vulgaire et insupportable. Le conditionnement comportait autant de protections qu’un logiciel top-secret.

— Sale connard, pousse un peu tes miches de débris !

Je me tournai sur le côté sans répondre. Une lame acérée fouillait mes entrailles. Pourtant, je n’eus aucun mal à trouver le sommeil. Je rêvai, même. Je rêvai de Jeanne, la pauvresse professionnelle.

En fait, je rêvai que j’étais Jeanne, comme si mon esprit libéré par le sommeil avait réellement franchi les milliers de kilomètres qui me séparaient d’elle, pour s’installer dans un recoin de son cerveau, espionnant ses faits et gestes et ses pensées…

Je le rêvai ou je le vécus et, au matin, je savais comment libérer Sue de son conditionnement.