J’ouvris les yeux. Je reposais sur un bat-flanc inconfortable, dans une minuscule pièce dépourvue de fenêtre. La tête lourde, la bouche sèche, je m’assis sur cette couche misérable et constatai que les paillasses voisines étaient toutes occupées par des corps immobiles. À côté du rideau de velours masquant la porte se tenait un enfant blond vêtu comme un Chinois de l’époque impériale. Je reconnus la fumerie d’opium où j’avais laissé Jeanne, trois ou quatre jours plus tôt.
Je découvris, non sans surprise, que je me trouvais dans un corps féminin. Les deux seins un peu lourds qui ballottaient sur mon torse me gênaient imperceptiblement, peut-être parce qu’il s’agissait d’une sensation qui m’était jusque-là inconnue.
Où est passé Kerl ? Sans doute n’a-t-il pas supporté la vision de ces loques…
Je n’avais pas pensé ces mots. Ils avaient jailli du néant — ou, plutôt, de l’esprit de celle dont j’occupais le corps. Jeanne ? En l’absence de miroir, je ne pouvais qu’émettre des suppositions, mais le décor, les vêtements qu’elle portait — que je portais — et l’allusion à une scène que j’avais moi-même vécue suffisaient à me conforter dans cette hypothèse.
— Quelle heure est-il ? m’entendis-je demander à l’enfant.
— Quinze heures. Vous avez dormi longtemps.
— Prépare-moi une pipe.
— Votre compte est épuisé.
— Mon compte ?
— Votre ami avait payé d’avance.
Un pâle sourire sur les lèvres, je me levai pesamment sous le regard sans indulgence de l’enfant. Je ressentais le besoin d’opium, mais j’étais sans le sou. (Je regrettai alors de ne pas avoir laissé plus d’argent à la jeune femme.) Quittant le réduit plongé dans la pénombre, je suivis un couloir à la peinture écaillée, le long duquel couraient d’énormes tuyaux de cuivre et de plastique. Les sous-sols dataient du XXe siècle, l’immeuble lui-même du XVe et la plupart des aménagements indispensables avaient été réalisés au hasard des époques, chacun des propriétaires successifs ajoutant une nouvelle pièce à ce puzzle architectural où la pierre de taille voisinait avec les plaques tridi et le tout-à-l’égout.
Un homme trapu que j’identifiai comme le propriétaire de la fumerie était assis devant la porte. Obèse, le visage boursouflé, il évoquait un poussah de pacotille. Sans doute était-ce son physique qui lui avait valu son rôle.
Ce n’était pas la peine de lui demander de me faire crédit, je le savais. Comme la plupart des Parisiens de fraîche date qui avaient acheté à coups de grosses plaques le droit de résider — et de tenir commerce — dans la vieille cité française, il ne songeait qu’à se remplir les poches et méprisait les figurants. Le dédain que je lisais dans son regard me donna mal au ventre.
Ou alors, c’étaient mes règles.
En sortant de la fumerie, je pris à droite pour descendre la rue Saint-Jacques en direction de la Seine. Le quartier était presque désert ; les touristes s’étaient éparpillés dans les bars et les restaurants. Je haussai les épaules à cette pensée. Manger m’apparaissait sans importance ; une pipe d’opium coûtait bien moins cher qu’un repas et calmait tout autant la faim.
Trouver de l’argent. Dix solars suffiraient.
Je tournai à droite dans la rue des Écoles. Il me fallait de l’opium. Mon corps, le corps de Jeanne pouvait s’en passer — elle n’était pas intoxiquée, pas encore —, mais son esprit, mon esprit en réclamait désespérément. J’avais le moral si bas que seules quelques pipes, même de dross, pouvaient me le remonter.
Les pensées de Jeanne revinrent vers moi. Elle m’avait perçu comme un personnage étrange, hanté par une cruelle souffrance morale. Elle pensait, elle savait que je reviendrais et que je serais à nouveau bon avec elle. Par pitié, certes, mais elle n’en avait cure ; son rôle au sein du théâtre permanent qu’était devenue l’ancienne capitale impliquait qu’elle inspirât ce sentiment. À force, elle s’y était habituée, et ne concevait plus qu’indifférence lorsqu’elle le lisait dans les yeux d’autrui.
C’était une expérience curieuse que d’accéder directement à ce qu’une personne étrangère pensait de moi, et j’avoue que je perdis un instant le contact. Je n’avais pas conscience de rêver. C’était la réalité. Cela se produisait, s’était produit…
Puis la symbiose fut rétablie, et ma seule préoccupation devint de m’offrir à nouveau de l’opium. Il existait un moyen simple et rapide de gagner de l’argent, mais Jeanne s’était toujours refusée à y recourir. C’était si… dégradant ! Cependant, si je voulais fumer, je n’avais pas le choix.
Je marchai d’un pas rapide en direction de Jussieu. L’ancienne faculté, démolie durant l’Ère néopure, avait été remplacée par un bâtiment hideux aux allures de chou-fleur cancéreux, qui avait un temps servi de lieu de réunion à l’Assemblée Européenne des Purs. Après la victoire expansive, cette construction de mauvais goût s’était enrichie d’excroissances vertigineuses — tours tirebouchonnées, mâts enlacés et verrues démesurées —, peintes de couleurs criardes. Elle abritait désormais une soixantaine de salles de spectacle où l’on jouait pièces et saynètes dans lesquelles pornographie, sadisme et bondage régnaient en maîtres. Il y avait aussi des rumeurs au sujet de représentations mettant en jeu des tortures et des meurtres réels, mais Jeanne ne connaissait personne qui eût assisté — et encore moins participé — à l’une d’elles.
Avalant ma salive, je pénétrai dans le bâtiment et me dirigeai vers le bureau des embauches, devant lequel s’étirait une longue file de figurants aux allures misérables.
La fille chargée de recevoir les postulants était jolie et son sourire semblait dessiné de manière indélébile sur ses lèvres pulpeuses. Ses seins nus portaient tatoué un paysage au relief troublant. Les hôtesses d’accueil se devaient d’être sexy, pensait-on. Dans les vieux films plats d’avant l’Ère néopure, elles avaient toujours de longues jambes au galbe proche de la perfection et une poitrine agressive.
Comme toujours, le cliché n’avait eu aucun mal à s’imposer ; copier était si simple.
— J’ai deux petits rôles pour vous, dit la fille en rejetant en arrière ses longs cheveux bruns. Six solars chacun.
Lorsque j’eus acquiescé, elle entreprit de m’expliquer en détail ce que j’aurais à faire. J’acceptai sans hésiter, le cœur légèrement soulevé. L’opium était à ce prix.
Je me dévêtis dans une vaste loge, au milieu d’autres femmes, toutes d’une jeunesse qui commençait à se faner — hormis une petite blonde d’une quinzaine d’années qui promenait fièrement sa nudité juvénile. J’enfilai une longue jupe fendue jusqu’à la hanche et un minuscule chemisier qui me comprimait les seins. J’éprouvais une véritable gêne à me trouver ainsi dans le corps d’une femme. Autour de moi, les figurantes se changeaient en silence, le regard au sol. Devoir accepter ce genre de travail n’avait rien de glorieux ni de valorisant. Seules une svelte rouquine à la voix criarde et l’adolescente impudique paraissaient à leur aise dans cette antichambre de l’avilissement. Il était visible qu’elles ne vivaient pas du tout les choses de la même manière que moi.
La première saynette s’intitulait Gwendoline ou les fortunes de l’inverti. (La double référence que ce titre contenait échappa bien entendu à Jeanne.) Elle avait pour prétexte de conter les problèmes d’un couple dont l’homme éprouvait d’irrépressibles pulsions sadiques. Ce qui obligeait sa femme à lui fournir des victimes pour ne pas subir elle-même ses fantasmes. Dans le rôle d’une de ces malheureuses victimes innocentes, je restai une dizaine de minutes immobile au bord de la scène, dans une posture provocante où la jupe fendue que l’on m’avait demandé d’enfiler dévoilait ma jambe sur toute sa longueur. Puis, au terme d’une longue discussion sans intérêt avec sa femme, le mari passa derrière moi et, d’un claquement de fouet, déchira le dos de mon chemisier qui explosa en un millier d’éclats de miroir brisé, libérant ma poitrine dont le volume sembla presque doubler. La femme prit alors mes seins dans ses paumes et les caressa, les lécha, les mordilla avec une avidité mal feinte — elle y mettait à peine plus d’entrain que moi — tandis que l’homme cinglait mes épaules de coups. Par bonheur, il était assez habile pour se contenter d’effleurer la peau offerte, à la surface de laquelle un maquillage savant, qui se révélait progressivement à la lumière, figurait de profondes balafres sanguinolentes.
Affligeant.
Le second spectacle, conçu comme une succession de très courts sketches pornographiques, avait pour titre Moi, Claudine P. 95-62-89, déchue, prostituée. Jetée à la rue par un logeur cruel, je me voyais obligée de faire le trottoir pour gagner ma vie. Vêtue d’un short de plastique transparent — sans culotte, qu’est-ce que vous croyez ? — et d’un bustier de dentelle à peine moins serré que le chemisier de la première saynète, une expression d’écœurement sur le visage, je devais faire mine de masturber un mannequin obèse qui tirait une langue de deux pieds de long.
L’éclat des rampes de projecteurs m’empêchait par bonheur de voir le public ; je ne l’aurais sans doute pas supporté. À ce stade du rêve, j’étais Jeanne. Totalement. Kerl s’était fondu dans sa personnalité, phagocyté, digéré, anéanti… Une réaction de rejet face à cette situation lamentable ?
Quand le bibendum eut joui, hurlant « Micheliiiiiiiin ! », tandis qu’un long jet de liquide fluorescent jaillissait tel un rayon laser de son faux sexe de résine rose, je n’eus pas la force de prononcer les deux ou trois répliques destinées à donner un ton « humoristique » au sketch ; je me ruai hors de scène sous les huées d’un public frustré et m’empressai de prendre une douche. Je me sentais salie, souillée, et je fus heureuse de retrouver ma robe ample et mes sandales de corde.
Je n’aurais pas dû. Suis-je donc tombée si bas ? Je m’étais pourtant juré de ne jamais… Enfin, c’est fait. Il suffit d’oublier tout ça. Mais quelle est donc cette obsession d’écraser les seins des femmes ? À croire qu’une belle poitrine a quelque chose d’injurieux, qu’elle n’est pas excitante en elle-même et qu’il faut la réduire, la comprimer — voire la mutiler…
L’après-midi finissait et je remontais la rue des Écoles en direction de la fumerie. Le ciel était d’un rose très pâle, presque transparent. Le contrôle climatique avait sans doute laissé passer quelques nuages à haute altitude pour diminuer la pression que le mauvais temps exerçait sur l’ouest de l’Europe.
Je m’immobilisai, soudain consciente de la présence de la foule. Présence physique, mais aussi intérieure. Jusque là, je crois que j’étais trop choquée par ce que je venais de vivre pour percevoir la profonde tristesse qui émanait des passants, mais mon don d’empathie commençait à triompher des traumatismes.
Il va se produire quelque chose. Les gens sont différents, aujourd’hui. Il y a dans l’air…
J’aurais voulu fermer mon esprit, m’isoler au sein de la marée humaine, mais cela m’était impossible pour le moment. Je pressai le pas. Seuls l’opium ou la souffrance pouvaient m’isoler, me libérer des autres.
Ensuite, il y eut une brève coupure, comme si quelqu’un s’était amusé à monter mon rêve à la manière d’un film. Fondu au noir…
Je me trouvais à nouveau dans la fumerie et une pipe éteinte venait de tomber de mes mains. L’enfant au costume chinois la ramassa, m’observa brièvement et décida vraisemblablement que j’avais assez fumé pour le moment. Il emporta le nécessaire à opium.
Du fond de la brume où je flottais, je percevais de vagues émotions que j’identifiai comme celles des autres fumeurs. Émotions sans force ni substance, noyées dans un océan d’indifférence. Un effort de volonté me suffit pour m’isoler. J’étais désormais seule avec moi-même.
Mes perceptions ne cessaient de s’affiner et de s’intensifier. À croire que mon don évoluait, gagnait en puissance et en subtilité. Si seulement j’avais pu le maîtriser…
C’était bizarre… Pendant longtemps, je n’avais perçu que les émotions violentes, celles qui vous bouleversent et vous retournent les tripes. À présent, toutes me parvenaient avec une clarté terrifiante. Il m’avait fallu des années pour que de vagues impressions deviennent nettes ; quelques jours avaient suffi pour multiplier par cent ma sensibilité.
L’opium est bon. J’aime l’opium. Il me permet de moins penser. Mais aujourd’hui, son action semble différente. Ce coton qui m’environne ne demande qu’à se déchirer pour me précipiter à nouveau dans l’univers quotidien. J’ai dû doubler la dose pour obtenir un effet similaire.
Serais-je en train de m’accrocher ?
Je suis tombée plus bas que je l’ai jamais été. Ces bouts de rôle… C’était pitoyable !
Seules me viennent des pensées sinistres. C’est anormal. Inquiétant. J’ai l’impression de gaspiller l’argent de ma honte…
Autrefois, je m’en souviens, j’ai cru en l’avenir. Je ne pensais pas demeurer pauvre toute ma vie. J’avais dix ans lorsque les Expansifs ont pris le pouvoir, et je me souviens parfaitement des deux mois de délire et de liesse qui ont suivi…
Puis la réalité est revenue à la charge, avec son cortège de nécessités économiques, politiques, sociales… L’ascension de la Nouvelle Bourgeoisie et la chute des gens comme moi… Il n’y avait pas de pauvres durant l’Ère néopure. Des riches, oui, mais pas de pauvres. Tout le monde était logé à la même enseigne, sauf les Purs et leur train de vie mêlant faste et ascèse…
Les castes n’étaient qu’une division intellectuelle, une question d’éducation. Née dans la plus basse, je n’avais aucun espoir de m’élever un jour. Mais le Minimum vital certifié aurait suffi à m’assurer une existence décente. Tandis qu’avec mon salaire de figurante…
J’aurais certes pu me tirer de là, devenir une spatienne ou entrer à Coït Intérim — je n’étais pas si mal, du temps de mon adolescence, mes seins étaient fermes et mon ventre plat. Je ne l’ai pas voulu. L’idée de quitter Paris me rendait malade. Peut-être ai-je eu tort. D’un autre côté, vivre à bord d’une station lagrangienne, un cylindre dont l’atmosphère peut s’échapper à tout moment, ou écarter les cuisses contre de l’argent me serait insupportable ! Même s’il m’est parfois arrivé de me vendre à ceux qui me plaisaient.
Il s’est produit un phénomène curieux, tout à l’heure. Je passais devant un restaurant et mon regard est tombé sur le menu, dont la lecture a réveillé la faim en moi. La lecture…
Je n’étais plus analphabète. Cette découverte m’a tout d’abord terrifiée — puis j’ai réalisé que ce n’était au fond qu’un prolongement logique de mes nouveaux pouvoirs. J’ai appris à lire par empathie, voilà tout…
L’opium n’a guère de force. J’en prends trop, depuis que j’ai rencontré Kerl. Il faut que je m’arrête.
Ou que je m’y laisse engloutir.
C’est décidé : j’arrête bientôt. J’arrête demain.
Quelque chose grandit en moi comme une bulle de sang, bulle de souffrance, et je ne peux rien faire pour l’en empêcher. Une impression pénible, effrayante… Douleur. Haine. Violence. Destruction !
Destruction, destruction, des… truc… tion…
Nouveau fondu au noir. Jeanne avait sombré dans le sommeil.
Lorsque je repris connaissance, vers onze heures du matin, j’étais seule dans la fumerie où flottait une entêtante odeur d’opium froid. Je m’assis, les jambes lourdes, la bouche pâteuse. Une main prévoyante avait posé un verre d’eau sur une table basse ; j’en bus le contenu avec avidité.
Il me fallait une autre pipe. Tout plutôt que de rester lucide. Je fouillai les poches de ma robe, où je trouvai trois plaques d’un solar. De quoi durer jusqu’au soir, peut-être jusqu’au lendemain matin. Je quittai la pièce en chancelant. Le propriétaire, qui réparait une pipe brisée dans le couloir, leva vers moi un regard indifférent.
— Je voudrais de quoi fumer.
— Vous n’en avez pas eu assez ? Attention, vous allez vous accrocher si vous continuez à ce rythme…
— Ça n’a pas d’importance.
Ses fanons tremblèrent comme de la gelée.
— Où trouverez-vous l’argent ?
— Êtes-vous un commerçant ou un moraliste ? Je veux une pipe !
J’avais presque hurlé les derniers mots. J’étais au bord de la crise de nerf. De l’opium. Il me fallait de l’opium. Pour faire taire ces voix dans ma tête, pour calmer cette souffrance de chaque instant qui, peu à peu, me rendait folle.
Le poussah se redressa, une expression inquiète sur son visage flasque. Habitué à fréquenter les opiomanes, il les savait capables de véritables crises d’hystérie s’ils n’obtenaient pas leur drogue sur-le-champ lorsqu’ils en réclamaient.
— Calmez-vous, vous l’aurez. Je ne vous demande qu’un peu de patience…
Je souris, apaisée. Bien que percevant avec netteté le trouble de mon interlocuteur, je ne songeais qu’à l’opium, à la fumée caramélisée coulant dans mes poumons, pour ensuite se répandre dans tout mon organisme jusqu’à embrumer mon esprit lui-même. Je retournai m’étendre sur une paillasse. Ça y était. J’avais franchi la frontière. L’opium n’était plus un passe-temps ou un moyen d’oublier mes soucis quelques heures. Il était devenu ma raison de vivre. Mes résolutions… Quelles résolutions ? Quand je sortirais de la fumerie, ce serait pour filer droit à Jussieu et accepter d’autres figurations. Sombrer un peu plus dans cette déprime qui ne songeait qu’à m’engloutir. Tout devient supportable dès lors qu’on est correctement chargé…
L’enfant blond entra, porteur du nécessaire. Il n’avait même pas pris la peine de passer son costume oriental. Je devenais une habituée, et les clients réguliers n’avaient pas droit au décorum réservé aux touristes. L’enfant me prépara une pipe et me la tendit. J’en portai le tuyau à mes lèvres et plaçai le fourneau au-dessus de la lampe à alcool. Mon angoisse se dissipa aussitôt.
L’enfant s’occupait déjà de la seconde pipe.
J’émergeai une fois de plus, la tête lourde. L’horloge murale indiquait seize heures. J’ignorais quel jour nous étions.
La fumerie s’était remplie durant mon abrutissement béat, mais l’ambiance avait changé. Les clients, au lieu de rester passivement allongés sur leurs paillasses, du brouillard plein la tête et plein les yeux, entouraient le propriétaire, le prenant à parti avec une agressivité inattendue.
Je me levai, le corps infiniment pesant, tendant l’oreille pour essayer de comprendre ce qui se passait. Il semblait que l’opium fût de mauvaise qualité. La plupart des clients paraissaient d’ailleurs en manque ; ils reniflaient bruyamment et essuyaient leurs yeux rougis avec des gestes tremblants et imprécis, et l’un d’eux secouait la porte des toilettes en suppliant la personne qui y était enfermée de se dépêcher.
M’avisant, le propriétaire vit en moi un moyen de calmer les opiomanes déchaînés. Il me désigna.
— Attendez, s’écria-t-il. Il y a ici quelqu’un qui n’a pas essayé. Le résultat sera peut-être différent… Certainement. Je vous l’ai dit, cet opium est le même qu’hier ou avant-hier. Il n’y a pas de raison qu’il n’agisse pas.
Il écarta les clients hésitants et entreprit de préparer une pipe qu’il me tendit. Je l’allumai immédiatement, inspirant une bouffée monstrueuse. L’odeur et le goût étaient ceux de l’opium — mais d’effet, point.
— De la camelote, décrétai-je.
— Vous voyez ! hurla l’un des clients en se ruant vers le poussah, aussitôt imité par les autres.
Je ne participai pas à l’agression, je ne restai même pas pour regarder. Je détestais la violence physique. Puisque l’opium de cette fumerie n’avait plus les qualités voulues, j’irais ailleurs. Je connaissais un autre établissement, vers Port-Royal, et il me restait encore deux solars.
Mais lorsque j’y arrivai, je rencontrai une demi-douzaine d’opiomanes en proie aux affres du manque, qui m’apprirent que, là aussi, la drogue ne faisait plus le moindre effet. Ils comptaient se rendre rue Saint-Jacques ; je leur évitai cette peine inutile en leur relatant la scène dont j’avais été le témoin.
— Reste plus qu’à essayer celle de Bastille, dit l’un d’eux.
— M’étonnerait que la défonce y soit meilleure, objecta un autre. C’est tout l’op’ de Paris qu’est pourri !
— Moi, j’y vais, intervint un troisième, essuyant la sueur qui coulait sur son visage blême. Je suis trop malade.
Je les laissai à leur discussion. Subitement, le besoin d’opium, qui n’avait pas quitté mon esprit depuis des jours, se faisait moins pressant, moins obsédant. Je me sentais différente, plus libre et détachée des choses matérielles. Je n’avais pas envie de fumer. Je n’avais envie de rien, en fait. J’étais une femme d’une trentaine d’années, ni laide ni jolie, ni grosse ni maigre, ni stupide ni intelligente — et plus rien au monde ne présentait d’intérêt pour moi.
Je remontai à pas lents vers le Panthéon. Le soleil baissait sur l’horizon. Je me pris à songer à Kerl, à cette fin d’après-midi paisible qui avait tourné au drame, dans les Jardins du Luxembourg. Depuis la soirée que j’avais passée avec le vieux naute, quelque chose avait imperceptiblement changé en moi.
Je ne suis plus la même. Je n’ai plus honte, ni de m’être dénudée sur une scène, ni d’avoir failli sombrer dans l’opium… Je ne suis plus triste de n’avoir ni argent, ni éducation. Ces sentiments appartiennent au passé ; c’est à moi d’agir pour que l’avenir ne lui ressemble pas. À moi seule.
Enfin, je le crois.
J’étais au bord d’une route et la nuit s’étendait sur la ville. Je reconnus une rocade désaffectée de la banlieue sud, dont les douze voies encerclaient Paris d’un anneau incomplet. Autour de moi s’agitait une foule composée en majeure partie d’enfants et d’adolescents. Je regardais passer la caravane du Barnum-Pinder Circus, considérant avec étonnement les cages emplies d’animaux exotiques et les artistes qui paradaient en tête du convoi — acrobates aux mouvements coulés, clowns aux démarches improbables, danseuses dépourvues de poids et écuyères agiles.
Le crucifié qui planait au-dessus des glisseurs colorés adressa à la foule un signe de sa main percée et une ovation monta dans le ciel indigo du soir. Cette époque était cruelle. Les clowns ne faisaient plus rire, les animaux n’avaient droit qu’à un intérêt poli, mais un homme cloué sur un cerf-volant excitait tout le monde, des enfants aux vieillards. Parce qu’ils croyaient qu’il souffrait ? Ou parce que ce saltimbanque avait su — pensaient-ils — triompher de la douleur ?
Les pensées des gens autour de moi m’apparaissaient comme une flaque nauséeuse étalée à la surface de mon esprit ; je m’écartai de la foule pour me joindre aux quelques centaines de personnes qui suivaient la caravane. Celle-ci revint sur Paris par l’autoroute longeant la Seine au sud-est de la ville, puis s’engagea sur le Périphérique.
Une heure plus tard, elle s’immobilisait à l’entrée du cours de Vincennes.
Les gens du voyage s’éparpillèrent aussitôt comme des moineaux affairés. Les costumes lumineux disparurent dans les malles, les animaux qui avaient agrémenté la parade réintégrèrent leur ménagerie. Je m’assis sur un banc pour observer l’érection du chapiteau, qui ne tarda pas à dresser sa forme caractéristique à mi-chemin entre la Porte de Vincennes et la Nation. Les curieux s’étaient amassés à la limite du périmètre de sécurité. Devant cette subite affluence, de nombreux vendeurs de friandises, sandwiches et boissons avaient abandonné leurs emplacements habituels pour venir s’installer aux abords du cirque, au-dessus duquel planait un long dirigeable couronné de projecteurs dont les faisceaux diversement colorés dissipaient la nuit qui avait recouvert Paris.
Monsieur Loyal apparut soudain au sommet de l’immense tente, un micro à la main. Il annonça d’une voix de tonnerre répercutée par des dizaines de hauts-parleurs que le spectacle commencerait à minuit.
À l’heure dite, le chapiteau était plein à craquer. La plupart des spectateurs, je le percevais, avaient déjà épuisé les principales attractions du Carnaval ; le cirque constituait à leurs yeux un dérivatif original et, peut-être, intéressant. (Mais je savais que cet intérêt tomberait très vite et que ces gens préféreraient, par exemple, assister au show multisensoriel de Manuel plutôt que de revenir pour la représentation du lendemain ou du surlendemain.)
Monsieur Loyal s’avança au centre de la piste, très droit dans son uniforme écarlate. Une brève ovation salua son entrée, tandis que la pieuvre-orchestre jouait l’indicatif du spectacle, un genre de marche au son cuivré que je me souvenais d’avoir déjà entendue dans un film de Salvatore Technilli.
— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, vous êtes ici ce soir pour assister à un type de spectacle assassiné par l’audiovisuel avant même l’Ère néopure. Mais que l’on ne s’y trompe pas : le cirque est toujours actuel ! Nous avons repris une tradition oubliée et nous œuvrons actuellement à l’enrichir. C’est pourquoi je ne vous demanderai ni complaisance, ni indulgence. Ce n’est pas une quelconque reconstitution à accueillir avec un attendrissement passéiste ! Applaudissez si vous appréciez, huez si vous vous ennuyez — mais n’oubliez jamais que ces hommes, ces femmes et ces animaux qui vont se produire devant vous ont travaillé de longues années pour votre plaisir et qu’ils recommencent chaque soir la performance qu’est leur numéro.
« Place au spectacle !
La pieuvre-orchestre attaqua un air joyeux et entraînant, tandis que les clowns, au nombre d’une quinzaine, faisaient leur entrée sur la piste en criant à l’unisson : « Bonzour les ’tits zenfants ! ». Vêtus de couleurs criardes, affublés de coiffures ridicules et de chaussures bien trop grandes, ils étaient pour la plupart juchés sur des véhicules aussi invraisemblables qu’une bicyclette sans roues ou une planche de surf dégravitée, mûe par réaction.
Les premiers rires fusèrent. Bien faibles, il est vrai.
Le début de la représentation se déroula sans anicroche. Je découvrais avec un intérêt poli mais restreint ce qu’était réellement le cirque. J’étais Jeanne. Pleinement. De la pointe des orteils au sommet du crâne. Kerl s’était effacé, recroquevillé dans un recoin sombre. Rien dans mes pensées n’indiquait que j’avais déjà assisté à un spectacle identique.
Le chanteur extraterrestre plongea le public dans l’extase. Je restai subjuguée. Je n’avais jamais pensé que l’art pût être si simple. Bien que née durant une ère de rigueur extrême, j’étais fille d’une époque dominée par la surcharge et la surenchère ; seul spectacle auquel j’avais assisté jusque-là — nécessitait, croyais-je, un génie que seuls des sortes de demi-dieux pouvaient maîtriser. Découvrir qu’il était possible de procurer un plaisir analogue sans user d’artifices multipliait le plaisir en question, l’élevait au carré ou au cube.
Durant l’entracte, je dépensai un quart de solar pour une barbe-à-papa. Ce cirque devait être le seul endroit au monde où il fût possible d’en déguster une. La friandise n’avait pas les effets apaisants de l’opium, mais son goût suffit à me faire oublier que je ne fumerais vraisemblablement jamais plus. Je ne savais pas qu’on pouvait s’abîmer à ce point dans la gourmandise.
Le spectacle reprit. Éléphants roses et lilliamill dressés, prestidigitateurs et acrobates se succédèrent sans relâche — puis, soudain, les lumières s’éteignirent, tandis qu’un obsédant roulement de tambour faisait monter la tension. Je savais et je ne savais pas ce qui allait arriver. Les trapézistes dansèrent dans les airs, suivis par les faisceaux des projecteurs, puis Monsieur Loyal annonça qu’Éléonore allait effectuer « son célèbre triple saut périlleux vrillé » et se retira dans l’ombre.
Elle s’élança, tournoya sur elle-même. Curieuse, je me détendis en pratiquant une technique de respiration contrôlée enseignée par ma mère ; elle avait en général pour effet d’affiner mes perceptions intérieures, et je désirais savoir ce que l’on ressentait en prenant un tel risque. (J’aurais voulu empêcher Jeanne de suivre Éléonore, mais je n’avais aucune influence sur elle ; d’une certaine manière, je n’étais pas là.)
Le contact empathique s’établit au moment où les mains de la jeune femme manquaient celles de son partenaire. Je détournai le regard, cherchant à retirer mon esprit du psychisme embryonnaire qu’il venait de pénétrer. Le corps délié s’écrasa dans la sciure avec un bruit répugnant. Il y eut un grand éclair mental de souffrance et de terreur. En coulisses, près de Monsieur Loyal, une femme s’effondra. L’homme en rouge se précipita.
Elle respirait à peine et son cœur battait la chamade.
Je le savais. Je savais tout. Je percevais mêlées l’horreur de la foule et sa jubilation involontaire, la surprise de Monsieur Loyal et le désespoir qui venait d’envahir Maciste, le géant à la musculature de héros de péplum. Je connaissais tout des personnes présentes, de leur premier cri de nourrisson à leur numéro d’identité universel… J’étais devenu ces gens. Je n’étais plus Jeanne, ni Kerl, ni les deux réunis — j’étais chacun de ces individus et je n’étais aucun d’eux.
Les regards des spectateurs convergeaient vers le corps brisé qui était en fait celui d’un clone — cela aussi je le savais.
Monsieur Loyal s’agenouilla près de lui. Il vivait encore. Un espoir subsistait peut-être.
— Un médecin ! Il faudrait un médecin !
Un homme d’un certain âge aux dents incrustées de brillants se leva. Monsieur Loyal lui demanda de le suivre dans les coulisses. Deux clowns au maquillage ravagé par les larmes avaient glissé un matelas gonflable sous le corps désarticulé du clone. Ils l’emportèrent hors de la vue du public.
— Nous sommes désolés, mais vous comprendrez qu’il nous faut interrompre notre représentation, déclara Monsieur Loyal. Merci. Bonsoir.
Je me levai, luttant pour recouvrer ma personnalité propre. L’impression d’être la foule avait cessé, remplacée par des milliers de murmures intérieurs, que dominait la plainte de souffrance de la trapéziste agonisante.
Je ne comprenais pas ce qui s’était passé. Comment l’esprit d’Éléonore avait-il pu se retrouver prisonnier du clone qui tombait vers la piste ? Je devais l’aider à regagner son corps d’origine, c’était plus qu’une obligation — une nécessité.
Je me dirigeai vers la sortie, ballottée par une foule surexcitée. La mort a parfois le même effet que les amphétamines.
Maciste gardait l’entrée du glisseur où reposaient les deux corps d’Éléonore. J’eus un pincement au cœur en voyant les larmes dans les yeux du colosse.
— Je peux peut-être vous aider ?
Il leva vers moi un regard désespéré.
— Vous ne savez pas…, commença-t-il.
— Au sujet du clone ?
Sa surprise fut telle que ses reniflements cessèrent.
— Comment êtes-vous au courant ?
— Vous croyez que c’est le moment ?
Il haussa les épaules et entra dans la caravane. Je le suivis sans attendre son autorisation. Le temps pressait ; le clone s’affaiblissait sans cesse.
Sans même accorder un regard aux personnes présentes, je m’agenouillai près du corps brisé et posai une main sur son front brûlant. C’était la première fois que je choisissais d’utiliser mes talents.
Immédiatement, je perçus la terreur d’Éléonore. Elle n’était que peur, horreur et désespoir. Jamais je n’avais ressenti avec tant de netteté un sentiment étranger.
Je me raidis, ma colonne vertébrale se tendit, se tordit jusqu’à former un arc. De l’écume montait à mes lèvres tandis que je me mettais à trembler comme une épileptique — mais ma main ne quitta pas le front du clone.
— L’autre…, articulai-je avec peine. Il me faut… l’autre…
Maciste tira un rideau. Le corps originel de la trapéziste reposait sur un matelas d’eau. Sa poitrine se soulevait par saccades à peine perceptibles. Ce corps était privé d’âme ; j’allais lui rendre la sienne.
J’agis. J’ignorais moi-même ce que je faisais exactement, quels obscurs processus je mettais en œuvre, mais j’agis. Mon esprit devint un pont, une interface, une ligne à très haute tension psychique, par laquelle Éléonore transita lorsqu’elle quitta le clone pour réintégrer son véritable corps. Son passage me brûla de l’intérieur et je m’effondrai lorsque tout fut fini, vidée, à bout.
Éléonore ouvrit les yeux à l’instant précis où le clone expirait. Maciste la prit dans ses bras, la cajolant et couvrant de baisers le visage encore déformé par l’effroyable expérience qu’elle venait de vivre.
Ce fut ma dernière vision. Je perdis connaissance, un sourire béat sur mes lèvres irritées.
Jouer les guérisseuses était encore plus efficace que fumer de l’opium.