J’avais connu des réveils désagréables — des milliers, à bord du Niagara —, mais celui-ci fut le pire de tous. À peine avais-je ouvert les yeux que Sue se mit à m’invectiver, les traits déformés par la haine. Elle n’avait pas dormi, la maison était pleine de rats et de cafards, elle ne supportait pas la présence muette et immobile des Matraqueurs… Elle voulait retourner sur son carré de trottoir pour y attendre Sergei en vendant son cul.
Je fis la sourde oreille à cet étalage de grossièreté. Autant la laisser s’épancher. Ça lui passerait… Ça ne lui passerait pas. Cette attitude était gravée au plus profond d’elle-même, inscrite dans la structure complexe de son cerveau. Elle ne faisait que réagir à un stimulus, suivant un itinéraire synaptique programmé.
Ce n’était pas Sue. Pas tout à fait. Je ne devais jamais l’oublier. À aucun moment. Sue — douceur, tendresse, amour — n’avait rien à voir avec cette mégère déchaînée aux yeux exorbités, aux lèvres tordues, qui ne savait que crier et injurier…
— Je vais te guérir, dis-je lentement, espérant que derrière cette face tordue par la colère subsistait un fragment de la conscience de la véritable Sue. Je sais comment m’y prendre, désormais. Il y a une femme, à Paris, qui possède le pouvoir de te libérer de…
Elle cessa de se plaindre et de hurler. Ses traits s’apaisèrent, il me sembla même distinguer un vague intérêt dans ses pupilles dilatées… Le conditionnement faiblissait, j’en avais la certitude.
Mais cet état de grâce ne dura pas et ce furent des lèvres crispées en un rictus de mépris qui m’interrompirent sèchement :
— Me libérer de quoi ? Je suis libre ! Libre ! Tu m’entends ? Arrête, avec ton mauvais roman ! « Il y a une femme qui possède le pouvoir… » Qu’est-ce que tu crois ? Que ta folie est contagieuse et que tu vas réussir à me contaminer ?
— Je crois que ce n’est pas Sue qui parle.
Mon index caressait à un rythme effréné la surface incurvée du frotteglisse. Il devait rester deux heures de nuit environ. Nous avions peu dormi et je n’avais guère récupéré. Je me sentais presque aussi fatigué qu’en me couchant.
Le Matraqueur qui nous avait servi de guide la veille au soir choisit ce moment pour s’éveiller. Je dis bien « choisit », car les hurlements de Sue avaient dû le tirer du sommeil — ou de sa transe — depuis un bon moment. Son regard était trouble, comme celui d’un homme qui s’arrache contre sa volonté à un rêve agréable. J’éprouvai un bref sentiment de jalousie au souvenir de mon rêve — cauchemar ? — de la nuit passée.
Ce rêve qui n’en était pas un. Pour des raisons inconnues, j’avais vécu quelques heures glanées au hasard dans l’existence de Jeanne. Fallait-il y voir une intervention du fouinain ? Ou bien une conséquence des pouvoirs qui avaient échu à la jeune femme ? J’avais hâte de la revoir pour m’assurer que tout ceci était réel. Et qu’elle possédait effectivement la capacité de rappeler l’esprit éteint de Sue du fond de l’abîme où il gisait. Ce qu’elle avait fait pour Éléonore n’était pas très différent, au fond.
L’accident dont avait été victime la trapéziste me confortait dans l’idée qu’il ne s’agissait pas d’un rêve et que Sue était curable. Si le lien télépathique — impensable du point de vue de la Rationalité — qu’Eleonore entretenait avec son clone s’était soudain transformé en un piège mortel, cela signifiait que les modifications engendrées par la Perturbation elles-mêmes n’avaient rien de permanent. Les paradigmes sur lesquels reposaient les techniques irrationnelles étaient provisoires ; parmi ces dernières, certaines deviendraient donc très vite caduques. J’espérais simplement que le conditionnement appartenait à cette catégorie.
— Partir, dit le Matraqueur.
— Pour aller où ? Chez les Doux-Dingues ?
— Les Doux-Dingues ! s’écria Sue. Encore des malades, des détraqués ! Y en a marre !
Le Matraqueur la fixa intensément, mais elle ne parut pas s’en apercevoir et continua à vitupérer haineusement, les yeux étincelants, s’en prenant au monde entier en général et à moi en particulier.
— Assez ! coupai-je, moi-même surpris de la violence qui perçait dans ma voix.
Une manipulation, songeai-je. C’est une manipulation. Si le kidnappeur est assez fou ou amoureux pour continuer à s’encombrer d’une telle furie, tout est étudié pour qu’elle devienne de plus en plus agressive… Jusqu’à essayer de me tuer ? Je dois faire attention. Me contrôler, maîtriser mes nerfs. Plus question d’entrer dans leur jeu. La violence est un engrenage inéluctable. Ne pas y mettre le doigt, ne pas y mettre le doigt…
— Il faut que j’aille à Paris. Vite.
— Pourquoi ?
— C’est une idée fixe, trancha Sue. L’écoute pas.
— Doux-Dingues pourront aider.
— À quitter la ville ?
— Oui.
— Je ne vois pas comment…
— Verras.
Le Matraqueur alla ramasser dans un coin une lourde masse d’armes. Craignait-il un affrontement ? Je vérifiai la présence du revolver à ma ceinture. J’irais jusqu’à le charger de balles explosives si j’en trouvais en chemin. Je voulais vivre et je n’avais aucun scrupule à tirer sur les agents de l’Office, puisque ce n’étaient que des androïdes — à peine plus que des machines et bien moins que des hommes.
Nous marchâmes une bonne demi-heure, puis notre guide s’immobilisa. Nous étions au bord de l’avenue séparant les Bas-Quartiers de l’Escale. Un glisseur passa, silhouette étincelante dans la lumière des lampadaires. Traînant toujours Sue, je rejoignis le Matraqueur qui, les poings sur les hanches, contemplait la voie de béton aussi large qu’un terrain de football.
— Tu comptes traverser ? demandai-je.
— Nécessaire. (Il désigna les immeubles bas de l’Escale.) Doux-Dingues.
— Il a fini de parler petit-nègre ? grogna Sue.
— Les avenues sont trop surveillées, objectai-je au Matraqueur. Nous serons immédiatement repérés.
Il posa sur mon épaule une main rassurante.
— Confiance.
Il nous entraîna en direction de l’astroport, le long du grillage qui interdisait l’accès de l’avenue. Quelques centaines de mètres plus loin, une tour d’une trentaine d’étages dressait sa forme élancée. Je constatai que toutes les fenêtres, sans exception, avaient été brisées. Un cadavre de métal rouillant peu à peu en face des constructions audacieuses et bigarrées de l’Escale.
Le Matraqueur poussa la porte et entreprit de gravir les premières marches d’un escalier de secours.
— Qu’est-ce qu’il fout ? s’écria Sue. C’est pas en montant qu’on…
— La ferme, laissa tomber le Matraqueur avec une telle douceur que Sue lui obéit, interloquée.
Au sixième étage, dans une vaste pièce, on avait peint sur le sol sept cercles concentriques, au centre desquels était posé un éclat de béton censé figurer une montagne. La représentation de l’univers selon le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain. J’avais lu tous les ouvrages sacrés disponibles dans la banque mémorielle clandestine du Niagara, comme on dévore des romans à deux sous — pour me distraire et sans y attacher une quelconque valeur spirituelle. N’ayant aucune conviction religieuse, à l’instar de la plupart des enfants de l’Ère néopure, je ne voyais dans ces livres mystiques que des aspects folkloriques et parfois amusants de la culture terrienne.
Mais à présent, le contenu du Bardo Thödol prenait une toute autre signification à mes yeux. Les Matraqueurs étaient-ils donc des mystiques ? Ou utilisaient-ils de très anciens symboles à des fins détournées, grâce à l’influence de la Perturbation ?
Le Matraqueur se plaça au centre des sept cercles, enjambant l’éclat de béton, et nous fit signe de le rejoindre. Sue était si impressionnée qu’elle ne résista même pas. Lorsque nous fûmes tous trois réunis, le colosse entoura nos épaules de ses bras de culturiste. Je lui arrivais à peine à l’aisselle ; il sentait fort la transpiration.
La pièce vacilla, se troubla, fut remplacée par une autre, plus petite, sur le sol de laquelle était dessinée une figure identique.
— Téléportation ? interrogeai-je quand j’eus accepté ce que je venais de vivre.
Le Matraqueur hocha la tête.
— Mais comment ?
— Forces. L’oignon aux quinze couches. De l’une à l’autre.
— Tu veux dire que nous avons traversé une… « couche inférieure » de l’univers ? Emprunté une sorte de raccourci ?
— Oui.
— Et tous les Matraqueurs peuvent le faire ?
— Symbole essentiel. Mais oui.
— Qu’est-ce qu’il débloque ? intervint Sue.
— Venir. Doux-Dingues.
— Nous sommes dans l’Escale ?
Il ne répondit pas mais, lorsque nous sortîmes du bâtiment — un vieil immeuble promis à la démolition —, je reconnus les rues tirées au cordeau et les petits scooters blancs de l’Escale des Nautes.
Bizarrement, aucun Doux-Dingue n’était en vue. Je fronçai les sourcils. Il devenait de plus en plus difficile de classer et d’ordonner les informations que j’avais recueillies ces derniers temps — et plus difficile encore d’en tirer les conclusions qui convenaient. Il y avait toujours un Doux-Dingue — au moins — dans le coin quand on traversait l’Escale. Entre deux voyages, ils n’avaient rien d’autre à faire que d’errer au hasard des rues, une expression de béatitude sur leur visage lunaire. Leur absence, soudain, me parut inquiétante.
— Et maintenant ? m’enquis-je d’une voix qui laissair deviner mon trouble.
Le Matraqueur fit tournoyer sa masse d’armes. On eût dit qu’il lançait un défi aux étoiles qui émaillaient la nuit saharienne finissante.
— Là-Haut. Doux-Dingues. Venir. Suivre.
Ces quatre mots exigeaient visiblement un effort surhumain de sa part, car son front s’était couvert de gouttes de sueur.
— Il ne sait dire que ça, grinça Sue. « Doux-Dingues ! Doux-Dingues ! » Il est aussi frappé qu’eux, t’as pas encore compris ? (Elle grimaça.) Ouais. C’est vrai que tu l’es, toi aussi !
Je fis à nouveau la sourde oreille. Le Matraqueur semblait avoir depuis longtemps fait abstraction de la présence de Sue et de ses paroles. Sans doute n’était-elle pas une personne à ses yeux.
— Pouvoir, reprit le colosse. Téléportation. Sans support.
— Hé ! rugit Sue. Tu peux pas causer normalement, espèce de tas de graisse ?
— Il ne peut pas, intervins-je. Ses centres de la parole sont trop occupés… Mais par quoi ?
Par le Gestalt, me souffla une voix intérieure.
Qui n’était pas celle du fouinain.
Mon esprit était devenu une mécanique implacable, un engrenage d’idées et de concepts qui me conduisait peu à peu vers une conclusion inéluctable. Le demi-siècle passé dans la solitude de la Longue Nuit avait altéré mais aussi modelé mon mode de pensée ; j’étais en quelque sorte conditionné à réfléchir, à mettre mes découvertes bout à bout pour en tirer une explication globale. L’intervention du fouinain n’avait fait que me pousser dans cette voie. Le petit extraterrestre au corps malléable et à l’ironie féroce avait joué le rôle d’un aiguillage, s’arrangeant pour orienter mes pensées dans la direction qu’il avait choisie.
Il s’était servi de moi comme on se sert d’un logiciel pas tout à fait adapté au travail demandé — en rectifiant les erreurs que je pouvais commettre. J’étais un traitement de texte qui ne coupait pas les mots ; le fouinain s’était contenté de rajouter une poignée de tirets. Car quelqu’un devait comprendre ce qui se passait. Quelqu’un devait prendre conscience de l’arrivée de la Perturbation et des changements qu’elle allait apporter.
Mais il m’avait également interdit — ou, du moins, déconseillé — d’avertir le reste de l’Humanité. Parce qu’il savait que personne ne me croirait, avec mon passé psychiatrique ? Ou parce qu’il était de toute manière inutile de pousser un cri d’alarme ?
Je penchais pour cette seconde explication. Rien ne pouvait arrêter la Perturbation. Le monde était de toute manière appelé à changer — et tout le reste relevait du domaine des futilités. Sauf, peut-être, ce désir qui me rongeait de forcer les verrous posés sur l’esprit de Sue.
— Voilà, dit le Matraqueur en désignant une petite porte noire.
Celle-ci s’ouvrait dans un long mur incurvé que je reconnus comme celui du Foyer des Pilotes, une construction massive et sans grâce fermée depuis bien des années.
— Les Doux-Dingues sont là ?
Le Matraqueur hocha la tête et poussa le panneau de métal. Je le suivis, tirant une Sue qui avait choisi de se taire — pour l’instant — le long d’un couloir peint en rose vif, au bout duquel se trouvait une cage d’escalier mal éclairée. Nous nous enfonçâmes dans les profondeurs. Les claquements de nos talons se répercutaient à travers toute la colonne creuse. Une odeur biologique inidentifiable flottait dans l’air. Nous étions une trentaine de mètres plus bas que le niveau du sol lorsque les marches s’interrompirent sur une pièce cubique aux murs couverts de graffitis incompréhensibles.
Je m’arrêtai un instant pour les étudier. J’avais déjà vu de tels symboles, en me promenant à travers la banque de données clandestine du Niagara, mais j’avais oublié à quoi ils correspondaient… Puis j’identifiai cette écriture, et une nouvelle pièce du puzzle se mit en place.
Sténographie… Logique. Utilisant un langage raccourci, fragmentaire, les Matraqueurs devaient se trouver une écriture équivalente. Et comme il était plus simple d’exhumer la sténo que de créer de toutes pièces un système de notation, ils ont succombé au grand travers de l’époque.
Le Matraqueur ouvrit l’unique porte de la pièce et je vis enfin les Doux-Dingues.
Au nombre d’une bonne centaine, ils étaient assis en cercle autour de la représentation tridi d’une portion du ciel, amas d’étoiles artificielles qui constituait la seule source lumineuse de l’immense cave voûtée. Le blanc de leurs yeux révulsés semblait étinceler dans la fente de leurs paupières mi-closes. La plupart d’entre eux étaient nus ou ne portaient qu’un pagne. Tous s’étaient enduit le corps de substances colorées qui dessinaient des mandalas incandescents et des arabesques éclatantes. Seul le chuintement des respirations s’élevait dans la pénombre tiède.
— Complètement givrés, décréta Sue.
— Vous vous trompez, intervint Sh’ressch en sortant de l’ombre. Ils ne sont nullement givrés. Ils observent la Sphère d’Influence terrestre. Chaque centimètre représente un quart d’année de lumière. Regardez… Voici votre soleil — et cette petite étoile rouge…
Je serrai la main au Portuvillien. Bien que sa présence en ces lieux me fût pour le moins inattendue, j’étais heureux de le retrouver, après son inexplicable disparition. Lorsque je lui demandai ce qui lui était arrivé, il fronça le sourcil droit et cligna de l’œil gauche, puis se lança dans le récit de ses pérégrinations dans les Bas-Quartiers.
Au départ, Sh’ressch était simplement allé aux toilettes — ce qui lui avait permis de constater une fois de plus que les lieux d’aisance terriens étaient à la hauteur de leur déplorable réputation. À son retour, j’avais disparu, mais il ne s’était pas inquiété outre mesure. Je n’étais pas obligé de lui servir de guide, estimait-il. Puisque j’avais décidé de lui fausser compagnie, il visiterait seul les Bas-Quartiers. Il avait donc réglé nos consommations et s’était dirigé vers le Marché merveilleux. En route, intrigué par l’architecture d’une villa qu’il devinait au fond d’une impasse, il s’était écarté de l’avenue — pour se retrouver soudain encerclé par un groupe de mendiants loqueteux équipés d’armes hétéroclites. Son refus obstiné de faire l’aumône se retournait contre lui. Les misérables des Bas-Quartiers n’avaient pas pour habitude de s’en prendre aux touristes, mais il leur arrivait de sanctionner une attitude par trop déplaisante à leurs yeux.
Sh’ressch s’était lacéré la nuque et les avant-bras pour ne pas céder à son instinct, qui lui commandait d’attaquer avant qu’il ne fût trop tard. Il n’était pas question de transgresser le tabou concernant les actes de violence. Mais, tandis que le cercle des mendiants se refermait sur lui, il avait réalisé qu’il ne pourrait résister bien longtemps à la pulsion atavique qui montait en lui. Les Bas-Quartiers n’étaient-ils pas le domaine du vice sous toutes ses formes — y compris pour un Portuvillien ?
Ses agresseurs s’apprêtaient à se ruer sur lui, quand une voix puissante et laconique avait tonné dans la nuit :
— Suffit !
Un petit groupe de Matraqueurs venait de déboucher d’une ruelle adjacente. Sh’ressch avait contemplé leurs crânes peints et leurs oreilles surchargées de pendentifs, leurs poitrines tatouées et les ornements barbares qui hérissaient leurs vêtements… Les nouveaux venus avaient-ils l’intention de prendre le relais des mendiants qui battaient déjà en retraite ?
L’un des Matraqueurs s’était planté devant Sh’ressch, les poings sur les hanches.
— Venir.
— Que me voulez-vous ? Je ne suis qu’un touriste.
— Touriste ? (Ricanement du Matraqueur.) Non. Savons. Venir.
Il avait forcé Sh’ressch à le suivre. Le Portuvillien m’avoua qu’il n’en menait pas large. Un sentiment qu’il dénommait amusement inquiet s’était emparé de lui. Pourtant, les Matraqueurs ne paraissaient pas hostiles.
— Pourquoi cette inquiétude ? lui demandai-je.
— Il n’existe pas d’équivalent dans votre langue. Comme toujours, traduire revient à user et abuser d’approximations. Nous avons marché près d’une heure, reprit-il. Puis les Matraqueurs m’ont fait entrer dans une ancienne salle de spectacle. Ils devaient être des centaines là-dedans, assis en demi-cercle autour d’une sphère translucide où se tordaient des formes colorées. La situation m’échappait complètement. Ces brutes plongées dans une profonde méditation…
— Ce ne sont pas des brutes, intervins-je.
— Excusez-moi, vous avez raison. C’est votre langage… Il est impropre !
— Comme nos toilettes ? ironisai-je.
Sh’ressch eut un haut-le-corps indigné. Apparemment, ce n’était pas un sujet de plaisanterie correct.
— J’ai essayé d’interroger plusieurs Matraqueurs, mais aucun n’a répondu. Puis l’un d’eux, sortant de sa transe, m’a désigné — et j’ai eu l’impression qu’un cyclone se refermait sur moi pour m’emporter. J’ai eu quelques secondes de privation sensorielle totale… Lorsque tout est redevenu normal, je me trouvais dans cette salle, avec ces illuminés… Et vous êtes arrivés.
Notre guide vint se planter devant nous, caressant l’astragale pendu à son oreille, entre une tête humaine réduite suivant la méthode jivaro et un crucifix renversé.
— Fusion, dit-il. Le Gestalt en extension.
Je fermai les yeux. Quoique récente, ma pratique du dialogue mental me rendait apparemment hypersensible aux effluves télépathiques. Je percevais sans peine la formidable énergie virtuelle dépensée dans la cave voûtée ; seulement, ce que je ressentais n’était en aucune façon exprimable.
— Qu’est-ce qu’un Gestalt ? interrogeai-je.
— Les Matraqueurs en constituent un, ainsi que les Doux-Dingues, commença Sh’ressch. Si j’ai bien compris les explications qui m’ont été fournies, cela signifie qu’ils possèdent, en fait, un esprit unique.
— Un seul esprit pour tous les Matraqueurs ? Et les Doux-Dingues ?
— Givrés, givrés, givrés, répétait Sue à voix basse. Tous aussi timbrés les uns que les autres…
Une certitude s’implanta en moi. Les Doux-Dingues ne se contentaient pas de communier dans le cadre du Gestalt évoqué par le Matraqueur ; ils agissaient également, intervenant sur la représentation tridi pour approcher de la plus grande fidélité possible. Ils avaient besoin d’une carte identique, ou presque, au territoire figuré. Dans quel but ?
— On dirait qu’ils ajustent la réalité.
— Vous sentez quelque chose ? interrogea Sh’ressch.
— Contact, dit le Matraqueur. Relation Doux-Dingues/univers.
— Ils appréhendent mentalement la réalité ? murmurai-je.
— Et l’adaptent.
— Qu’est-ce qu’il raconte, ce con ? intervint Sue.
Douce, froide et distante, sa voix était malgré tout teintée d’un vague accent d’agressivité. On lui avait greffé la haine comme s’il s’était agi d’un implant de survie. Elle était en elle, et seule une opération quasi chirurgicale pourrait l’en libérer.
— Les Doux-Dingues perçoivent les modifications du continuum et les retranscrivent sur cette représentation, expliquai-je.
— Quel intérêt ?
— La causalité est-elle inversée ? demanda Sh’ressch au Matraqueur.
— N.S.P.
— Causalité ? fit Sue.
— Les changements pourraient provenir d’ici, de cette pièce, et affecter l’univers dans son entier…, tentai-je d’expliquer. Ils ont trouvé comment voyager sans se séparer.
— J’y comprends rien.
— Les Doux-Dingues aiment être ensemble. Ils ne parlent pas, n’agissent pas, se contentent de rester là, mais être réunis semble d’une importance capitale pour eux… D’un autre côté, ils aspirent à retrouver la Longue Nuit et sa solitude. Difficile, jusqu’ici, de concilier ces deux désirs… Pourtant, ils y sont parvenus !
— Vous voulez dire qu’ils voyagent par la pensée ? intervint Sh’ressch.
— J’en ai bien l’impression.
Peu à peu, ma théorie prenait tournure — grâce à ce simple mot, Gestalt, dont la définition m’avait été fournie par un extraterrestre. Les Doux-Dingues, comme moi, étaient victimes de la Perturbation. Il en allait de même pour les Matraqueurs. Mais pourquoi notre guide avait-il parlé de fusion ?
L’agression psychique me prit par surprise. Je n’étais pas préparé à un tel déferlement d’énergie mentale, à l’explosion de cette véritable bombe nucléaire intérieure qui ravagea soudain mes pensées. Je tombai à genoux, des larmes plein les yeux, aveuglé par une souffrance ardente.
Puis toute impression sensorielle cessa et je plongeai dans un néant qui se déchira sous mon poids, me libérant dans le vide de l’espace.
Je me déplaçais plus vite que la lumière dans un secteur que j’identifiai comme celui d’Altaïr. Je volais, libre et nu, à travers la Longue Nuit, et mes sensations n’avaient rien à voir avec celles que j’avais éprouvées quelques heures plus tôt, lorsque le fouinain s’était emparé de mon esprit pour me montrer la Perturbation.
J’étais seul, mais cette solitude qui m’avait traumatisé autrefois ne me pesait nullement. Les amas stellaires éparpillés autour de mon esprit libéré de toute entrave ne m’inspiraient aucune crainte ; l’agressivité que je leur attribuais autrefois, pendant mon trop long voyage, avait cédé la place à une indifférence glacée mais splendide. Mon champ de vision, étendu à 360 degrés, me permettait d’englober la totalité de la sphère céleste et d’en percevoir les moindres détails, les plus infimes modifications.
Comme la disparition subite d’une petite étoile verte dans la constellation du Bouvier.
Veux-tu aller plus loin ? chuchota une voix mentale — celle du Gestalt formé par les Doux-Dingues.
Non. J’en ai assez vu. Ramène-moi !
Tu sais à présent qui je suis. Le tairas-tu ?
Si tu me le demandes…
Une autre étoile disparut. Un grand froid me gagna. Les Doux-Dingues essayaient-ils de me tuer ? Je rejetai cette idée.
N’aie crainte, ce n’est qu’une conséquence de ce que tu appelles Perturbation, et nous Libération, reprit la voix du Gestalt. La mort d’une étoile est accompagnée, pour les Libres-Voyageurs, d’un sentiment d’angoisse — absurde, car la mort n’a désormais plus rien de définitif.
Ramène-moi ! hurlai-je.
Je me retrouvais soudain dans l’état d’esprit qui avait été le mien un demi-siècle durant, à bord du Niagara. Terreur face à l’infini. Ciel mental sans limites. Pour éviter d’affronter l’univers en face, je m’étais à l’époque réfugié dans l’absorption d’informations — une attitude régressive et infantile, qui était pourtant mon seul abri contre la Longue Nuit bruissant aux sas du navire.
Tu aurais pu finir comme les Doux-Dingues, mais il te restait trop d’années de solitude pour céder à la première attaque. Et tu as déjoué les suivantes sans même le savoir, en t’abreuvant de sons et d’images, de concepts et de sensations, jusqu’à ne plus être capable de penser par toi-même, jusqu’à devenir un ensemble d’informations pures, coupé d’une réalité non médiatisée… Tu aurais pu entrer dans le Gestalt, mais quelque chose en toi t’en empêchait.
Ramène-moi ! répétai-je en agitant désespérément mes membres qui n’étaient plus là. J’aurais tout donné pour sentir sous mes doigts les courbes apaisantes du frotteglisse.
Reste, insista le Gestalt. Reste avec nous. Accepte l’intégration, c’est ta seule chance de quitter Sahara Beach. Dans certains cas, le corps peut suivre l’esprit. Il suffit d’accomplir une ellipse dont l’un des foyers est la Terre et l’autre Dzêta Bootis…
Non ! hurlai-je dans le vide hostile, subitement en proie à la panique la plus intense. Je ne veux pas revivre ça ! Ramène-moi !
Il y eut un moment de flottement. Le Gestalt réfléchissait. Je tentai d’épier ses pensées, mais il m’était impossible de les recevoir en l’absence d’une émission volontaire. Par contre, il me sembla percevoir la présence d’une seconde entité virtuelle, tapie à la lisière de l’esprit unique des Doux-Dingues… Les Matraqueurs ?
Tu tiens vraiment à retomber aux mains de l’Office ? reprit le Gestalt. Je peux t’aider. Te sauver. Il te suffit de vaincre ta peur du vide ; tu l’as déjà fait. Et cette fille te suivra, car le lien qui vous unit est plus résistant encore que les menottes ceignant vos poignets.
Les constellations tourbillonnaient autour de moi, et les étoiles qui les composaient étaient devenues de longs traits de lumière. Je voulus hurler, supplier les Doux-Dingues de mettre fin à ce cauchemar ; mais je n’avais plus de bouche et mon cri de pure terreur fit voler en éclat le continuum. Empoigné par la Perturbation, je commençai à tomber à travers la Longue Nuit, esprit perdu et apeuré.
Au secours ! Je suis perdu !
Des violons pleins d’emphase et une guitare sursaturée naquirent de mon effroi. Leurs notes hindouisantes dessinèrent des grappes de noyaux cristallins qui explosèrent une à une en une pluie d’éclats étincelants. Synesthésie — je commençais à en avoir l’habitude.
La présence tapie à proximité se révéla soudain au grand jour. Il s’agissait bien du Gestalt formé par les Matraqueurs — du Matraqueur soi-même. Il s’approcha de l’esprit unique des Doux-Dingues, l’effleura, s’y fondit…
Les deux Gestalten venaient de s’unir. Matraqueurs et Doux-Dingues constituaient désormais les fragments d’une même entité mentale, impossible à appréhender. La fusion dont parlait notre guide venait d’avoir lieu.
Je ne peux rien pour toi, émit le Gestalt. Tu résistes, tu t’opposes au transfert. Désolé.
Je me retrouvai dans la grande cave, recroquevillé en position fœtale sur le sol de terre battue. Le Matraqueur m’aida à me relever.
— Échec, dit-il.
— En quoi a-t-il échoué ? demanda Sh’ressch.
— Fuite impossible — peur.
— Ma terreur face au vide ? m’enquis-je.
Le Matraqueur hocha la tête, avant de tourner les talons. Je le suivis, le ventre noué. Sue regardait ses pieds et ne disait mot. Je l’attirai contre moi, passai un bras autour de ses épaules. Elle ne réagit pas.
— Tu as une autre idée ? demandai-je.
— Non. Ville bouclée. L’Office.
Je fermai les yeux. Tout ceci n’avait servi à rien. Sahara Beach se refermait autour moi comme la coquille d’une huître sur un crabe imprudent. Il me semblait déjà sentir la couche de nacre qui commençait à se déposer sur moi. Encore quelques heures, et les androïdes de l’Office n’auraient plus qu’à venir me cueillir.
Je redressai la tête. Tout n’était peut-être pas perdu. Là où le Gestalt avait échoué, le fouinain pouvait encore réussir. Mais où se trouvait-il en ce moment ? À quelles manipulations machiavéliques se livrait-il ? Se souciait-il toujours du vieux naute dont il avait bouleversé l’existence ?
Fouinain… Si tu m’entends, où que tu sois, viens à mon secours. J’ai besoin de toi. Besoin que tu m’indiques comment échapper aux tueurs de l’Office…
Mais il ne répondit pas et, pour la première fois, je me demandai si le gnome au nez proéminent ne m’avait pas purement et simplement abandonné.
Les Doux-Dingues n’avaient pas bougé. Ils avaient découvert comment se déplacer à travers l’espace sans support matériel, et cela avait contribué à les rendre indifférents vis-à-vis de leur corps. Ce pouvoir était-il lié au Gestalt ? Vraisemblablement. Mais dans ce cas, pourquoi les Matraqueurs ne voyageaient-ils pas également par la pensée ?
Parce qu’ils n’étaient pas des nautes, mais des zonards terrestres, que l’espace n’intéressait pas. Ils n’avaient donc pas encore exploré cette possibilité offerte par le Gestalt.
— Partons d’ici, dis-je. Nous n’avons plus rien à y faire.
— D’accord, acquiesça le Matraqueur.
— Je vais rester, annonça Sh’ressch. Nous finirons bien par nous retrouver. J’ai très envie d’expérimenter ce nouveau mode de transport…
— Comment savez-vous de quoi il retourne ? demandai-je.
— Je crois que le Gestalt va m’intégrer. Je le sens.
— Mais vous n’êtes pas humain ! Votre structure mentale…
— L’esprit est unique et il emplit le cosmos. Vous n’avez donc pas compris ? Les modifications des lois naturelles, la mort de la Rationalité… Tout cela n’est que de la poudre aux yeux. Le véritable effet de la Perturbation est d’unifier la pensée. De réunir les créatures intelligentes en Gestalten sans cesse plus vastes. Tant qu’ils formaient deux entités distinctes, Doux-Dingues et Matraqueurs ne disposaient que de pouvoirs réduits. Voyage mental pour les premiers — téléportation pour les seconds. Unis, ils deviennent une Reine sur l’échiquier, un territoire sur le Go-ban… Le Gestalt qu’ils constituent désormais n’est en fait que l’embryon d’une structure psychique bien plus importante, appelée à réunir l’Humanité tout entière…
— Tu votes communiste, le bougnoule ? s’écria Sue.
Le Matraqueur lui décocha une gifle mémorable et elle fondit en larmes. Je m’efforçai de la consoler ; s’il subsistait la moindre trace de l’esprit de Sue, au fond de ce cerveau trafiqué, je savais qu’elle m’en serait reconnaissante. Mais la personnalité de surface — l’expression venait de s’imposer à moi — née du conditionnement méritait cette punition.
Je me demandai où cette entité qui la dominait avait pu aller chercher des références si obscures. Pas dans sa mémoire, en tout cas. Le jour où nous nous étions séparés, la culture historique de Sue était à peu près aussi inexistante que la mienne ; notre connaissance du passé et de ses mouvements politiques se réduisait à ce que les Néopurs nous en avaient appris — à savoir : pas grand-chose, et ce peu que nous savions avait tout d’un tissu de mensonges.
— Voilà pourquoi les gens de Glo-Hezink ont péri, continua Sh’ressch sans paraître remarquer l’interruption. Parce qu’ils ont refusé leur intégration dans le Gestalt en formation.
— Venir, dit le Matraqueur.
— Pour aller où ? geignit Sue. J’en ai assez d’être trimballée de droite à gauche. Foutez-moi la paix et laissez-moi retourner travailler…
— Au revoir, Kerl, reprit le Portuvillien. J’essaierai de vous aider, si j’en ai la possibilité. Le Gestalt est puissant, bien plus puissant que vous ne pouvez l’imaginer. Et sa force ne va cesser de croître dans les jours à venir, à mesure qu’il grandira.
— Au revoir, dis-je. Je ne trouve pas cette idée sécurisante. Que notre avenir soit de nous fondre dans un esprit unique… Brrr ! Je préfère rester moi-même.
— Je crois malheureusement que vous n’aurez pas le choix.
— L’intégration ou la mort ?
— Plutôt mort que rouge ! rugit Sue.
Le Matraqueur la gifla à nouveau. Le Gestalt n’aimait visiblement pas les allusions au communisme. J’aurais bien aimé savoir la définition qu’il donnait à ce terme, mais ce n’était pas vraiment le moment, et je mis de côté les questions qui m’assaillaient. Il était temps de partir.
Nous quittâmes l’Escale par la même voie qu’à l’aller. Avant la téléportation, je demandai à notre guide pourquoi il ne profitait pas de ce mode de transport pour m’expédier hors de la ville. Il m’expliqua dans son langage minimal que cette technique nécessitait un point de départ et un point d’arrivée, tous deux préparés suivant le schéma voulu ; or, il n’existait aucun lieu de transfert hors de Sahara Beach, pour la bonne raison que ni les Matraqueurs, ni les Doux-Dingues ne pouvaient s’éloigner de la ville sans risquer de perdre le contact.
— Et les Doux-Dingues que l’on renvoie dans l’espace ? m’enquis-je.
— Autres Gestalten.
— L’esprit qui emplit le cosmos ?
— Oui.
Nous nous enfonçâmes dans les Bas-Quartiers. Nous devions avoir parcouru deux ou trois kilomètres, et nous approchions du Marché merveilleux, lorsqu’une phrase s’inscrivit dans mon esprit :
Ton rôle a pris fin, Kerl.
Le fouinain trottinait à mes côtés, le visage fendu d’un large sourire édenté.
— Qu’est-ce que c’est que cette baudruche ? grogna Sue. Encore un bougnoule ?
C’était la première fois que quelqu’un d’autre que moi paraissait s’apercevoir de la présence du fouinain. Sans doute avait-il décidé de se montrer.
— Tais-toi, ordonnai-je. Quel était ce rôle ?
— Découvrir. Tu n’as désormais plus rien à faire — sinon réveiller l’esprit endormi de Sue.
— Jeanne peut m’y aider.
Le fouinain agita ses pédoncules auditifs — un geste que je ne lui avais encore jamais vu faire. On en apprend tous les jours.
— Évidemment. Sinon, je ne t’aurais pas envoyé ce rêve… Si l’on peut parler de rêve, puisque chaque détail en était authentique. Mais attention : rien ne prouve que le conditionnement soit déjà réversible. Il existera un moyen, un jour, et Jeanne saura l’employer, voilà tout.
— As-tu lu en elle ?
— En elles, répliqua le gnome, accompagnant le second mot d’une image mentale pour bien insister sur le pluriel. Sue est coupée en deux, et l’une des deux moitiés doit l’emporter sur l’autre.
— Voilà qui me rappelle…
— Ras le bol des références ! coupa Sue. Qui c’est, ce nabot ?
L’injure n’eut aucun effet sur le fouinain. Quant au Matraqueur, il marchait en tête, perdu dans ses pensées, plongé dans la tiédeur du Gestalt.
— Elle a raison, reprit le gnome. Assez de références ! Assez de regrets, de retours en arrière, de nostalgie mal placée ! Le passé est mort et l’avenir n’a vraiment aucune chance de lui ressembler.
— Quels indices, quelles vérités es-tu venu m’apporter, cette fois-ci ?
— À t’entendre, on dirait que tu me considères comme un dieu — ou un messager des dieux, ce qui revient presque au même. Ce n’est pas du tout le genre de la maison. Je suis un symptôme ; je te l’ai déjà dit, mais il semble qu’il faille te répéter les choses plusieurs fois avant que tu comprennes. Cela dit, je suis vraiment heureux d’avoir réussi à t’ouvrir les yeux.
— Mais dorénavant, tu es hors jeu. Tu ne peux plus influer sur le cours des événements. D’autres sont là pour prendre la relève : ceux qui, à ton contact, ont acquis une perception différente… Et qui, intuitivement, sentent l’approche du changement.
— Comme les Doux-Dingues ou les Matraqueurs ?
— Leur cas est différent. (Le fouinain plissa ses paupières tombantes.) C’est compliqué. Très compliqué. Nous ferions mieux de nous asseoir quelque part. Holà, l’homme au mandala !
Le Matraqueur s’immobilisa et se retourna. Il ne parut éprouver aucune surprise à la vue du fouinain. Je supposai que le Gestalt avait déjà eu affaire au nain élastique.
À quelle occasion ?
— Oui ? fit-il.
— Emmène-nous dans un bar. Celui où j’ai rencontré Kerl fera l’affaire.
Le Matraqueur acquiesça et obliqua vers la droite. Nous ne tardâmes pas à retrouver des quartiers plus fréquentés. La foule emplissait désormais les rues de son flot coloré et de son bavardage indistinct. Je me sentais mal à l’aise, à l’étroit dans ma vieille peau ridée. Et les invectives de Sue n’étaient pas faites pour me remonter le moral.
— Que dirais-tu d’un peu de calme ? interrogea le fouinain.
Sa main à quatre doigts effleura le bras de Sue. Elle se tut instantanément.
— N’est-ce pas mieux comme ça ? Je te disais donc que tout ceci était horriblement compliqué. Doux-Dingues et Matraqueurs formaient deux consciences collectives nées sous l’influence de la Perturbation. La fusion de ces entités en a créé une autre, bien plus importante, bien plus puissante, noyau central du futur Gestalt qui, un jour, réunira la totalité de la population de ce système solaire, puis l’Humanité dans son ensemble.
« Les gens que tu as « contaminés » ignorent encore l’existence du Gestalt. Mais en les côtoyant, en leur parlant, tu as sans le savoir modifié leur mode de pensée. Prends Jeanne, par exemple. Tu as pu sentir à quel point elle accepte l’idée d’un changement radical, non ? Il en va de même pour les autres, tous les autres, du chauffeur de taxi de Grande-Isle à la fille de Coït Interim, de Manuel aux salvoïdes… Tous sont préparés à la venue de la Perturbation, même s’ils ne savent pas encore qu’elle arrive. Et c’est ça qui compte, pour éviter que la Terre devienne une deuxième Glo-Hezink. Tu as agi comme il fallait que tu agisses.
— Comme tu voulais que j’agisse.
— Voilà, dit le Matraqueur. Adieu.
Il s’inclina en une brève courbette et s’éloigna tandis que nous entrions dans le bar aux mille bières. Nous allâmes nous asseoir au milieu de la salle, à une table grise couverte de débris de verre. Un serveur vint la nettoyer et prit nos commandes. Le fouinain était un atout indispensable lorsqu’on voulait être servi d’urgence. Il n’avait aucun scrupule à utiliser son don de fascination pour se simplifier la vie.
— Ce n’est pas seulement une question de volonté de ma part, reprit-il. Plutôt une nécessité. Je t’ai contaminé et, à ton tour, tu as contaminé d’autres personnes sans le savoir. À présent, ces individus dispersés à travers la planète forment un noyau « dur » autour duquel se développeront d’autres modes de pensée… Non, ne me demande pas d’être plus précis. Tout ceci se passe sur un plan dont tu n’as pas encore conscience. Pourquoi crois-tu que les Matraqueurs se dissimulent derrière une image de violence et de délinquance ? Pour se protéger. Ils n’ont jamais utilisé la force.
— Tout le monde croit le contraire.
— Le Matraqueur l’a voulu. Tout comme le Doux-Dingue a voulu qu’on le croie maboul. Protection. Défense. Ce monde n’est pas tendre avec les « gentils », c’est pourquoi ils se font passer pour des « méchants »…
— Ou des psychopathes.
— Ou des psychopathes.
— Tu m’avais caché tout cela. Pourquoi ?
— Il n’était pas utile que tu comprennes ce qui se passait. Tu ne me servais que de vecteur.
— J’ai pourtant fini par comprendre.
— Considère que c’était un cadeau.
— En récompense de mes bons, loyaux et surtout aveugles services ?
— Tu avais le droit de savoir, même si cette connaissance ne peut aider personne. Il n’y a rien à faire — sinon s’adapter, et je crois que les Terriens sont bien partis pour réussir. Un Gestalt de cette importance alors que la Perturbation se trouve encore à un jour de lumière constitue un excellent présage. Vous allez vous en tirer.
Ce « vous » désignait à l’évidence l’espèce humaine.
Le serveur posa une Santaclara devant moi. Je le réglai, lui laissant un pourboire correct. Mais lorsque je voulus reprendre la conversation avec le fouinain, je découvris qu’il avait une fois de plus profité de la diversion pour me fausser compagnie.
— Tu es coincé, railla Sue. Même tes potes bougnoules te laissent tomber.
— Je suis encore libre.
— Plus pour longtemps.
— Si tu m’entends, je t’aime malgré tout. Je sais que ce n’est pas toi qui parle.
— Tu recommences avec tes conneries ?
— Je suis dans le vrai. Le fouinain me l’a assuré.
Le visage de Sue se tordit, comme sous l’effet d’une violente douleur intérieure. Une ébauche de sourire apparut — pour être aussitôt remplacée par une expression de haine féroce, qui s’effaça elle aussi lorsque le masque d’indifférence se remit en place.
— Libère-moi. Ma rue est à deux pas.
— Tu n’y retourneras pas. Jamais.
La porte du bar s’ouvrit. Je jetai un coup d’œil machinal aux arrivants — un couple d’âge moyen pauvrement vêtu. Ce n’étaient pas des agents de l’Office ; celui-ci, fidèle à la mentalité phallocrate des Néopurs, n’employait pas de femmes.
— Et si j’ai envie d’y retourner ? insista Sue.
— Ce n’est pas la fille nommée Sue qui en a envie.
— Je ne suis pas Sue. Mon nom…
— Bien sûr que tu n’es pas Sue. Sue me connaît. Sue m’aime — tandis que toi… Pourquoi ne pas la laisser remonter à la surface ?
— Il n’y a pas de Sue.
— Qui a dessiné mon portrait, hier soir ? Toi ?
Elle ne répondit pas. Je me tournais vers le serveur pour commander une nouvelle bière, lorsque la porte s’ouvrit à nouveau. J’entrevis le canon d’un lourd fusil à rayons.
Je me levai précipitamment, sourd aux protestations de Sue. Une dizaine de miliciens androïdes, commandés par un Néopur au visage blafard, firent irruption dans le bar. Ils ne m’avaient pas encore repéré. Profitant des zones d’ombre, j’entrepris de m’éloigner vers le fond de la salle, bâillonnant Sue d’une main.
Il n’y avait pas d’issue. Ma seule chance aurait consisté à passer inaperçu, mais il ne fallait pas y compter.
Sue, qui se débattait comme une furie, commençait à attirer l’attention des clients. Ses dents se refermèrent sur mon index, et je retirai ma main par réflexe…
— Il est ici ! Ici !
Le Néopur aboya un ordre. Alors que les androïdes se ruaient vers nous, j’avisai un adolescent plongé dans l’extase d’un jeu multisensoriel. L’idée qui venait de germer en moi était grotesque, aberrante, mais je voulais m’y raccrocher, parce qu’il s’agissait peut-être d’une suggestion — déguisée — du fouinain, et que je n’avais de toute manière aucun autre espoir d’échapper aux miliciens.
La Perturbation était là. Toute proche. Peut-être allait-elle me sauver après m’avoir causé tant d’ennuis.
Traînant une Sue échevelée qui me bourrait de coups de poing, j’arrachai les électrodes des tempes de l’adolescent. Celui-ci, brutalement tiré de son aventure, demeura sans réaction ; les bras ballants, le regard vide, il paraissait incapable de réintégrer la réalité. Priant pour que le traumatisme qu’il venait de subir ne fût pas trop grave, j’appliquai de part et d’autre de mon crâne les deux disques de métal conducteur.
Le bar s’effaça aussitôt, et je me retrouvai dans une tranchée, poilu misérable vers qui s’élançait une horde de soldats nazis emplumés. Sue était là, elle aussi, enchaînée à moi, se démenant comme une furie. Sur son crâne rasé était tatouée une croix gammée.
Le jeu s’ajustait à la réalité. Étonnant. Mais il fallait sortir de là également.
Les nazis se rapprochaient dangereusement. Sue bondit sur moi, me donna un coup de genou dans le bas-ventre. Je me pliai en deux, aveuglé par la souffrance, tandis qu’elle abattait vers mon visage un éclat d’obus aux arêtes vives.
L’accélération subjective fut instantanée. Je roulai sur le côté, évitant le morceau de métal qui s’enfonça profondément dans la boue. Sue voulut l’en arracher, mais je stoppai son geste à temps. Les soldats nazis semblaient voler vers nous au ralenti, souriant avec férocité. J’empoignai un fusil-mitrailleur.
Ce n’était peut-être pas la bonne solution. Les Matraqueurs n’usaient pas de violence.
Je jetai l’arme. Dans le ciel roulaient des nuages obscurs. Je les contemplai un court instant, toujours à la recherche d’une inspiration miraculeuse. Un Fokker triplan rouge jaillit des nuages, piquant droit sur la tranchée…
Voilà. C’est ça, souffla le Gestalt. Tu as trouvé la solution et nous allons t’aider. Maintenant, nous le pouvons.
J’étais aux commandes de l’avion ; Sue gesticulait sur mes genoux. Je tirai vers moi le manche à balai. L’appareil se cabra, se redressa et repartit vers le pladfond trop bas. Deux Spitfires apparurent au ras de la couverture nuageuse. Je les mitraillai sans résultat. Je n’avais jamais été très bon à ce genre de jeu.
Le Fokker s’enfonça dans une substance analogue à de la glu. Sue se débattait comme une hystérique. Un mouvement plus violent que les autres la fit basculer par-dessus bord. Elle resta pendue par le poignet le long du fuselage. Un hurlement qui semblait ne jamais vouloir finir s’échappait de ses lèvres crispées. Je tentai de la hisser dans l’habitacle, mais je manquais de force. Une rafale de balles traçantes creva les nuages, lacérant les ailes de toile du triplan. L’un des projectiles frappa le moteur qui s’éteignit avec un hoquet. L’avion oscilla, puis glissa sur la gauche en un long virage sur l’aile — que j’eus bien du mal à empêcher de se transformer en tonneau —, avant d’entamer un piqué vertigineux.
Souviens-toi… Comment s’est produite la première transition ?
Le Fokker sortit des nuages à quelques centaines de mètres du sol. Les tranchées avaient disparu. Deux armées médiévales s’affrontaient parmi les champs de blé en flammes…
Comme ceci.
Je marchais parmi les soldats aux armures rouillées, une lance à la main. Sue trébuchait à mes côtés. Elle avait visiblement perdu toute velléité de révolte. Un guerrier barbare à la barbe flamboyante tenta de s’emparer d’elle. Je lui plongeai ma lance dans le cœur. Le barbare roula à terre, Formule 1 folle cascadant en une série de tonneaux sur une piste luisante d’huile. Je donnai un coup de volant pour l’éviter, et ma voiture dérapa sur le bitume graisseux avant de partir en un tête-àqueue étourdissant. Elle en sortit sur une ultime poussée de ses réacteurs chimiques, tandis qu’un missile frappé d’une étoile rouge passait au ras de la carlingue bosselée de la fusée. J’esquivai l’amibe gigantesque qui se ruait sur moi et lui assenai un coup de matraque électrique. L’énorme organisme unicellulaire se liquéfia, mais un dragon noir apparaissait déjà dans le ciel. Je braquai sur lui les canons anti-aériens dont j’avais la charge. Le Zéro explosa en plein vol au-dessus des étendues glacées de la planète à l’atmosphère empoisonnée. Chacun de ses éclats devint un extraterrestre velu pourvu de tentacules lumineux. Je les grillai à coups de thermique sous les flèches des Indiens qui se ruaient à la rencontre du détachement de cavalerie que je commandais.
— Foutu ! Tu es foutu ! hurla Sue.
J’avisai une vedette amarrée au bord de la jetée. Je mis le contact et tirai à moi la manette des gaz. L’embarcation s’éloigna du rivage où des G.I. équipés de lourdes épées médiévales à double tranchant affrontaient une armée composée de guerriers zoulous en uniforme de lanciers anglais.
Un tourbillon apparut sur la mer d’huile. Je tentai de l’éviter — en vain. La vedette fut aspirée dans les profondeurs de l’océan déchaîné. Une main métallique m’empoigna, ainsi que Sue, pour nous déposer dans le sas d’un sous-marin tarabiscoté, dont l’esthétique évoquait une cathédrale gothique revue et corrigée par Gustave Eiffel. Une fois que l’air eut remplacé le chlore, j’ôtai mon scaphandre, nullement gêné par les menottes et j’entraînai Sue dans le dédale des coursives, en quête du poste de pilotage. Un homme se tenait devant les commandes, prêt à mettre en route les moteurs. Il se retourna. C’était Filvini.
— Comment êtes-vous arrivé ici ? s’écria-t-il.
Je dégainai mon poignard et menaçai le sultan au maigre visage ; il se recula précipitamment pour se réfugier parmi les femmes de son harem, dont le graphisme était celui d’un mauvais dessin animé. J’entrepris de taillader les murs souples du labyrinthe ; le sang coulait à flots des blessures que je leur infligeais. Une sphère luisante d’au moins trois mètres de diamètre fonçait droit sur nous. Je l’esquivai, mais elle effleura le mollet de Sue qui poussa un cri de souffrance. Une ecchymose violacée s’épanouissait déjà sous sa peau. Un flipper monumental renvoya la balle vers un trio de bumpers illuminés. Un fracas insoutenable emplit l’air. J’eus la sensation de traverser une vitre. L’univers explosa autour de moi. J’atterris lourdement sur une surface jonchée de gravats. À mes côtés, Sue se lamentait.
— C’est fini, dis-je. On s’en est sortis.
Elle me regarda. Ses yeux ne reflétaient plus la haine, mais la peur. Mes doigts caressèrent brièvement sa joue. J’aurais voulu la prendre dans mes bras, la serrer contre moi pour la réconforter, mais je savais que sa personnalité de surface me repousserait quoi que je fasse.
— D’accord, murmura-t-elle, d’un air égaré. Mais où sommes-nous ?
J’avisai le billard électrique éventré, dont quelques lampes clignotaient encore. C’était grâce à cette machine, à travers elle, que nous avions quitté l’univers changeant des jeux d’arcade. Un sourire naquit sur mes lèvres. Mon idée avait marché, aussi étrange que cela pût paraître. Dédiant un remerciement muet au fouinain, je répondis :
Loin de la rue des Fleurs, en tout cas.
— Alors, tu as réussi ?
Il y avait du respect dans sa voix.
— Honnêtement, je n’y croyais pas. Surtout de cette manière.
— Moi non plus, marmonna-t-elle en secouant la tête. Que comptes-tu faire ?
— Il va commencer par lui rembourser le flipper ! tonna une voix désagréable, teintée d’un fort accent espagnol.