CHAPITRE XV – LA MARIJUANA NE DÉFONCE PLUS

Pour les salvoïdes, tout paraissait d’une simplicité confondante. Un serpent ne pouvait désigner qu’une ceinture, un condescendant un imbécile dans un ascenseur en route vers le rez-de-chaussée, et une poubelle une jolie femelle de parasite. Clones d’un célèbre humoriste des dernières années du XXe siècle, ils possédaient tous le même esprit tordu et la même conception de l’humour, qui devait bien plus à l’Almanach Vermot ou Pierre Dac qu’à Molière ou Courteline.

Celui que nous venions de rencontrer n’échappait pas à la règle. Barbu blond vêtu de bleu, il s’exprimait essentiellement à l’aide de calembours plus qu’approximatifs, dont je ne saisissais pas la moitié. Par recoupements, je réussis pourtant à reconstituer son histoire, tandis que le magnétotrain filait vers le nord à plus de trois cents kilomètres à l’heure.

On l’avait tiré du sommeil la veille, pour l’amener aussitôt devant Victor Maguet. Celui-ci paraissait soucieux, et le salvoïde avait deviné, à ses traits tirés et ses yeux cernés, qu’il ne devait pas avoir beaucoup dormi ces derniers temps. Leur dialogue, tel qu’il me le rapporta, constituait un véritable modèle du genre…

— Où sont tes frères ?

— Ailleurs.

— Tu savais qu’ils allaient partir.

— Non.

— Tu mens !

— Ils ne m’ont rien dit. Rien de neuf non plus.

— Épargne-moi ce genre de réplique ! Ce n’est pas drôle.

— D’applique.

— Pardon ?

— A, préfixe privatif…

— C’est bon, je connais.

— Vous avez un frère jumeau ? Ben oui, co, préfixe…

— Tu songes à fuir toi aussi, avoue-le !

— Encore eût-il fallu que je me fusse voué.

— A, préfixe privatif ? Je sais.

— Vous pourriez dire je gîs…

— Et pourquoi pas je vais ?

Maguet s’était mordu les lèvres, réalisant soudain qu’il venait d’entrer dans le jeu du salvoïde.

— C’est une hypothèse intéressante…, avait commenté celui-ci. Plusieurs téressantes, même…

Dès qu’un mot commençait par in ou im, les affreux barbus considéraient qu’il s’agissait de l’article un placé devant un terme le plus souvent imaginaire. Si j’ai bonne mémoire, le calembour de référence, positivement abominable, était quelque chose du genre « imperméable vaut mieux que deux tu l’auras », mais je n’en garantis pas l’authenticité.

— Cesse de jouer, avait repris Maguet. Si tes frères font des conneries, l’Agence ne s’en remettra pas. Et sais-tu ce qui arrivera ? On vous grillera tous dans un incinérateur !

— On ne tue pas des hommes comme ça.

— Vous n’êtes que des clones.

— Nous sommes humains et nous le prouverons.

— Des clones ? Non : des clowns !

— Le rire est le propre de l’homme, dit sentencieusement le barbu. Et l’avidité en est le sale…

Arrivé à ce stade de son récit, le salvoïde eut un ricanement satisfait avant d’embrayer sur la soirée de la veille, qu’il avait littéralement laminée en quelques minutes. Il était arrivé encadré par quatre gardes du corps, qui avaient reçu pour consigne de ne pas le lâcher d’une semelle et de le rappeler à l’ordre en cas d’écart de conduite ou — surtout — de langage. Embarrassé par cette surveillance incessante, il s’était tout d’abord assis dans un coin et avait entrepris de vider une bouteille de calva pour se donner du courage. Puis, lorsque les invités avaient commencé à critiquer son attitude — une attraction n’était pas censée se comporter d’une manière aussi ennuyeuse —, il s’était soudain déchaîné, débitant des chapelets de jeux de mots en une montée apocalyptique. Le fou-rire était très vite devenu général. Mais le barbu ne s’était pas arrêté en si bon chemin. Sans laisser à ses auditeurs une seule seconde de répit, il avait enchaîné sur la fameuse histoire du souprolo…

Ç’avait été le coup de grâce. Ce récit inepte et dépourvu de tout intérêt avait provoqué une hilarité impossible à endiguer, à laquelle ses gardes du corps eux-mêmes avaient fini par succomber. Le salvoïde avait brodé un moment autour de la trame bêtifiante, multipliant digressions et calembours tirés par les cheveux ; comme il ne cessait de boire, ses propos n’avaient pas tardé à devenir inintelligibles, discours désarticulé d’ivrogne, mais nul n’avait paru le remarquer. Les rires cascadaient, hystériques et suraigus.

Un vieil homme avait soudain porté les mains à sa poitrine avant de tomber, le visage violacé. Nul ne lui avait accordé la moindre attention. Tous étaient subjugués par le salvoïde qui commençait à se prendre pour une sirène des temps modernes.

Plusieurs autres personnes avaient perdu connaissance, haletantes, les abdominaux contractés en un spasme douloureux. Luttant pour contenir les soubresauts spasmodiques de ses zygomatiques, l’organisateur de la soirée avait alors voulu intervenir. Le salvoïde l’avait dévisagé un instant avant de se taire. Les rires avaient cessé. Le silence retrouvé avait brutalement fait prendre conscience aux invités de la stupidité sans égale de l’histoire que leur narrait le barbu.

Tous avaient désormais honte d’avoir tant ri.

— Savez-vous pourquoi on donne de l’ail aux moutons ? avait lancé le salvoïde.

— Tais-toi ! avait hurlé le haut fonctionnaire en se ruant sur lui, le poing levé.

— Pour qu’ils aient l’haleine fraîche, parbleu ! La laine…

L’organisateur s’était figé. Le salvoïde, tombé à quatre pattes, s’était approché de lui pour se frotter en bêlant contre ses jambes nues. Il pouvait sentir la réalité se déformer autour de lui. Une énergie inconnue avait envahi ses neurones. Il savait que les personnes présentes le voyaient sous la forme d’un gros mouton blond à la laine fraîche et délicieuse au toucher.

Il avait alors craché une gousse d’ail, qui avait explosé en répandant un nuage de protoxyde d’azote. Les rires avaient repris, plus hystériques encore. Le salvoïde en avait profité pour s’éclipser, plantant là ses cerbères trop occupés à se taper sur les cuisses pour songer à le prendre en chasse.

— Je ne comprends pas, dis-je. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de mouton et de gousse d’ail ?

Le salvoïde hésita. Je crois qu’il devait lutter contre sa nature profonde pour me répondre sans calembour.

— Ben, c’est simple…, finit-il par murmurer. Faut croire qu’on est devenus hallucinogènes.

Je frémis à la pensée de ce que pourrait donner la matérialisation de certains jeux de mots. Si le barbu ne nous avait pas raconté de bobards, cette nouvelle faculté que la Perturbation octroyait à ses semblables les rendait infiniment dangereux. J’imaginai une horde de gros moutons blonds déferlant dans les rues de Paris, balayant tout sur leur passage à l’aide de mots détournés et pervertis. Rien ne leur résisterait s’ils décidaient de passer à l’action — ce qui ne devrait plus tarder, car près de cinq cents des leurs étaient encore couchés dans leurs hibernacles, à la merci de la volonté de Victor Maguet. Il était urgent de les libérer.

— D’accord, dis-je. Les salvoïdes, maîtres de l’illusion ? Pourquoi pas, après tout ? Tant de choses sont en train de changer… Tu sais où s’arrête ce train ?

— À Lorient. Ensuite, j’irai à pied.

— Et où iras-tu ?

— Ailleurs.


Yeurs, charmant petit village oublié quelque part au cœur de la Bretagne, dans une région désertée cent cinquante ans auparavant, à la suite de l’emballement du surgénérateur de Plougastel-Daoulas, n’avait pas toujours porté ce nom propice aux calembours ; il lui avait été donné par ses nouveaux habitants — un groupe de barbus joviaux vêtus de bleu, qui nous accueillirent avec enthousiasme lorsque nous fîmes notre apparition dans la rue principale.

Je reconnus parmi eux le clone en compagnie de qui j’avais fui Paris, à son costume trois-pièces façon cadre (Fin du XXe siècle). Nous nous serrâmes la main avec chaleur, tandis que ses frères se rangeaient bien sagement derrière lui pour attendre leur tour.

Une trentaine de poignées de main plus tard, je remisai dans ma poche mes doigts en compote, non sans un certain soulagement. Sue, qu’ils avaient embrassée chacun à quatre reprises, frottait avec une vague grimace ses joues irritées par les barbes hérissées. Ce n’était guère plus qu’un mouvement réflexe.

Le soleil descendait sur les bois environnants, teintant d’or roux les feuillages. Comme il était l’heure de dîner, nos hôtes nous conduisirent dans l’ancienne salle de réunion du conseil municipal, où tout était prêt pour un banquet royal. Sur une table basse trônait le grand sac de ganja que le clone déguisé avait acheté à Paris — avec mon argent.

— Mauvaise affaire, commenta-t-il en suivant mon regard. La marijuana ne défonce plus.

— Je sais. Mais les salvoïdes sont hallucinogènes. Ça équilibre.

Il me donna une grande claque entre les épaules.

— Alors, tu as deviné. Lorsque tu étais aviné ?

— Qu’ont vu passer les patrouilles fluviales ?

— Un tronc d’arbre.

— Qui remontait le courant ?

— Personne ne s’en est rendu compte. J’y veillais.

Il tira de sa poche un petit sachet de poudre verte et entreprit de rouler un énorme joint. Je le regardai faire, tandis qu’arrivaient des cuisines deux sangliers entiers sur un lit de pommes de terre. Lorsqu’il alluma le cône amoureusement façonné, l’odeur qui envahit la pièce ne ressemblait à rien de connu.

— Feuilles de platane, expliqua le salvoïde.

— Et ça fait de l’effet ?

— Évidemment. La salsepareille n’est pas mal non plus — mais difficile à trouver dans le coin.

Le joint fit le tour de la table, suivi d’un second, puis d’un troisième. Les salvoïdes fumaient et mangeaient en même temps, ne s’interrompant dans l’une de ces deux activités que pour avaler de grandes rasades de cervoise. L’un d’eux, déjà ivre, voulut pousser la chansonnette en s’accompagnant d’un genre de harpe rudimentaire. Il en fut empêché, aux cris de « Tu ne chanteras pas ! », par l’un de ses frères qui l’immobilisa en suscitant l’illusion de liens se refermant sur lui.

Une fois les sangliers réduits à l’état de carcasses soigneusement nettoyées, les cuisiniers apportèrent le plat de résistance, un chevreuil tout à fait appétissant, qui fut englouti à une vitesse incroyable. Les salvoïdes étaient visiblement atteints de boulimie. J’appris d’ailleurs lors du repas que le clonage n’avait pas été une réussite totale ; les barbus avaient besoin d’une quantité de nourriture trois fois plus importante que la normale, ainsi que de plusieurs litres de lait par jour.

Le repas achevé, les conversations reprirent au rythme des joints de feuilles de platane. Je tirai quelques bouffées sur l’un d’eux, et je dois avouer que l’effet n’avait rien de désagréable. Je fis même fumer Sue. Tout ce qui pouvait affaiblir sa personnalité de surface devait être tenté. Elle ne tarda pas à sombrer dans un profond sommeil — potentialisation dûe à l’alcool, je suppose. Curieusement, celui-ci demeurait efficace, bien que son action fût voisine de celle des opiacés.

— Je vais la coucher, dit le salvoïde déguisé en cadre.

Il prit Sue dans ses bras puissants pour l’emmener hors de la pièce. On me tendit un joint. J’aspirai une longue goulée de fumée et il me sembla que je m’élevais au-dessus de mon tabouret. Baissant les yeux, je découvris que je lévitais bel et bien à une dizaine de centimètres du siège. Je me tournai vers l’un de mes voisins pour l’interroger, mais trop de pensées se bousculaient sous mon crâne pour qu’il me fût possible de prononcer le moindre mot. J’en étais réduit à écouter les incompréhensibles bavardages des salvoïdes.

— Maguet est en air conditionné, dit notre compagnon de voyage.

Je supposai qu’il assimilait, non sans audace, « colère » et « cool air ».

— N’empêche que tu es libre, puisque tu es arrivé.

— A suffixe privatif. Je connaissais déjà.

— Les autres, eux, risquent de rester rivés.

— Maguet renoncerait à nous complimenter ?

À nous louer ? Vraisemblablement.

— Je le cheveu.

Je le crains… Je le crin… Je le cheveu… Celui-là avait de quoi faire hurler n’importe qui.

— Et les autres resteraient dans la Glacière ?

— Tirons sur la gamelle.

— Autant s’asseoir beurré sur une lunette…

— Repasse-moi de cette cervoise.

— Faute de grives on boit des cerfs.

J’avais renoncé à décortiquer le multilogue. Effondré sur la table, je somnolais, baignant dans une brume diaphane où les paroles des salvoïdes se paraient de teintes impossibles. Plutôt amusant, dans l’ensemble. J’avais déjà entendu une couleur, mais je n’avais jamais vu un son. Au bout d’un moment, je finis par m’assoupir, exténué et surtout complètement défoncé.

À mon éveil, le lendemain matin, une vieille locomotive à vapeur, évoquant celles de l’âge du western, se dressait sur la place du village. Ses roues à rayons avaient été remplacées par d’autres, pleines, montées sur des suspensions tarabiscotées et pourvues d’énormes pneus crantés. Le tout était peint de couleurs criardes, avec une très nette dominante bleue. Où les salvoïdes avaient-ils bien pu trouver un engin pareil ? Il avait sa place dans un musée. Ou dans un cirque.

Je changeai la pastille hypnotique collée à la saignée du coude de Sue. Cette drogue possédait-elle encore une quelconque efficacité ? Je n’avais aucun moyen de le vérifier pour le moment. Quand elle sortit du sommeil, peu après, ma délicieuse bombe à retardement semblait toujours aussi distante — mais il était possible qu’elle jouât la comédie.

Dehors, un salvoïde nous tendit quelques galettes bretonnes desséchées que nous grignotâmes en silence. Il n’y avait pas de café.

Les barbus s’activaient sans nous prêter attention autour de l’étrange locomotive. Il régnait une ambiance fébrile, du genre de celle qui précède un grand départ. Je décidai de me renseigner. Avisant le salvoïde déguisé en cadre, je lui demandai ce qui se passait. Après une demi-douzaine de jeux de mots dont je ne compris pas la moitié, il m’expliqua qu’ils avaient discuté tard dans la nuit, pour arriver à la conclusion qu’il leur était impossible de laisser leurs frères hibernés à la merci de Maguet. Ils avaient donc mis sur pied un plan qui, d’après mon interlocuteur, ne souffrait aucune parade. Car ils comptaient utiliser leur meilleure arme, la seule dont l’idée ne leur inspirait aucun dégoût.

Eux-mêmes.

Aujourd’hui, je crois que cette locomotive n’existait pas, qu’il s’agissait en fait d’une hallucination supplémentaire, suscitée pour les besoins de la cause par l’esprit tordu des clones à l’humour ravageur.

Une hallucination par ailleurs tout à fait tangible, qui se mit en route vers onze heures, soufflant d’épais nuages de fumée noire. Nous nous étions installés comme nous le pouvions, dans des positions en général assez inconfortables. Il y avait des barbus partout — dans le tender, sur la chaudière, dans la cabine, à l’avant, à l’arrière… Et ils ne cessaient de se déplacer, bien que la machine filât à plus de soixante kilomètres à l’heure à travers la campagne bretonne.

Les salvoïdes avaient inventé la première locomotive tout-terrain.

Vers Rennes, ils se décidèrent à emprunter une route régionale abandonnée. Nous n’avions encore rencontré personne et je me demandais comment réagiraient ceux qui verraient passer ce délirant équipage.

La réponse vint aux abords du Mans, lorsque la locomotive s’engagea sur la Provinciale 17, qui menait droit à Paris. Comme dans un mauvais film comique, le premier glisseur que nous croisâmes quitta la route pour s’immobiliser dans le fossé ; le second percuta un mur ; le troisième passa sans nous voir, et je devinai que les salvoïdes avaient une fois de plus utilisé leur pouvoir de dissimulation.

En chemin, j’en appris un peu plus sur les salvoïdes et sur leur propriétaire — un néo-capitaliste sans scrupules, que seul l’argent motivait. Non seulement il paraissait imperméable à toutes les formes d’humour — un point rédhibitoire aux yeux des clones —, mais il traitait ces derniers comme des esclaves.

L’histoire de l’A.L.S. commençait peu après la victoire expansive, à l’époque où l’Humanité redécouvrait avec surprise les fragments dispersés de la culture pré-néopure. Maguet fouillait les ruines d’une petite ville de la grande banlieue parisienne, à la recherche d’artefacts monnayables — livres, disques, peintures —, quand il avait exhumé les restes d’un laboratoire abandonné. Son compagnon, un intellectuel désargenté, avait parcouru les nombreuses notes classées dans une pile de chemises défraîchies. C’était à lui que revenait le mérite d’avoir identifié les cellules conservées sous vide et les enregistrements mémoriels du salvoïde originel. Il avait également, fabriqué de toutes pièces les couveuses destinées à assurer la croissance des clones, et remis en état de marche l’appareil permettant d’imprimer dans leur cerveau vierge une copie de la mémoire de leur modèle.

Lorsque tout avait été au point, Maguet avait fait disparaître discrètement ce gêneur avant de fonder l’A.L.S.

Durant quinze ans, tout avait marché à merveille. Les salvoïdes étaient devenus la coqueluche de la Nouvelle Bourgeoisie et leur popularité n’avait cessé de croître, malgré les grincements de dents qu’ils provoquaient chez certaines personnes. Certes, au début, Maguet avait commis des erreurs. Il avait notamment très vite compris que mettre plusieurs barbus en présence avait toutes les chances de déboucher sur une catastrophe. Il y avait eu des crises de nerfs, des cas de folie spontanée, des dépressions nerveuses en série, et même quelques suicides lors de soirées où trois ou quatre clones s’étaient livrés à l’un de ces duels verbaux dont ils avaient le secret. Les gens n’avaient plus l’habitude de rire, et l’humour dévastateur des clones ne semblait pas connaître de limites.

Contraints et forcés, ces derniers s’étaient pliés aux désirs de Maguet, jouant les bouffons pour qu’il puisse se remplir les poches. Jusqu’au jour où, trois semaines plus tôt, deux salvoïdes éveillés simultanément avaient découvert qu’ils pouvaient communiquer par télépathie. Il ne leur avait pas fallu longtemps avant de choisir la fuite — et les autres barbus leur avaient emboîté le pas à mesure qu’ils sortaient de l’hibernation.

Nous nous trouvions quelque part dans la banlieue sud-ouest de Paris, lorsque le salvoïde qui pilotait la locomotive serra les freins. L’engin parcourut encore plusieurs centaines de mètres avant de s’immobiliser en travers de la route, par bonheur déserte.

— Que se passe-t-il ? m’enquis-je.

Pour toute réponse, les salvoïdes me communiquèrent une vision. Un peu brutalement, peut-être.


Je suis Victor Maguet et je contemple mon visage blafard, reflété par un miroir tridi. Loin de s’arranger, la situation de l’A.L.S. ne cesse d’empirer. L’évasion du salvoïde envoyé à Gibraltar n’est qu’une goutte d’eau dans une mare, un océan d’emmerdements.

Les salvoïdes sont des monstres. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte plus tôt ? Je leur ai donné la vie, je les ai nourris… Ils ont fini par devenir comme mes enfants. Pourquoi se retournent-ils contre moi ? Ai-je été injuste ?

Non. Les cellules à partir desquelles ils ont grandi étaient humaines, mais les salvoïdes, eux, ne le sont pas. Tel ce savant du XXe siècle — Einstein, Frank Einstein, je crois —, j’ai créé des monstres et je me retrouve dépassé par mes propres créations.

Je dois les détruire. Immédiatement. Il n’y a pas d’autre solution.

Je quitte mon bureau pour descendre dans la crypte où reposent les salvoïdes hibernés. Ce sera simple ; il suffira de couper le courant. Les barbus monstrueux glisseront du sommeil vers la mort sans même s’en apercevoir.


— D’accord, dis-je, un peu sonné. Mais arriverez-vous à temps ? Le salvoïde au costume anachronique s’empara d’un bâton et dessina sept cercles concentriques dans la poussière. Puis il posa un gros caillou au milieu du rond central, reproduisant ainsi la représentation du monde qu’utilisaient les Matraqueurs pour se téléporter.

La lumière se fit en moi. Je savais désormais qui étaient les membres de cet autre Gestalt « impossible à appréhender » dont m’avaient parlé les Matraqueurs et les Doux-Dingues réunis. Les clones barbus se ressemblaient trop pour ne pas se rapprocher. Cela rendait également moins surprenants les pouvoirs dont ils jouissaient désormais ; la Perturbation était passée par là. Combien d’autres communions d’intérêts étaient-elles en train de conduire leurs membres vers la fusion en une entité psychique unique ?

— Téléportation ? m’enquis-je.

— Téléporte à Bagneux ! répliqua l’un des barbus.

— Mais vous n’avez pas de… « station réceptrice » !

— Point n’est besoin d’un second point.

Ils s’accroupirent le long du cercle extérieur en se tenant par la main. Sue et moi prîmes place au centre, de part et d’autre de la montagne symbolique. Il y eut un bref ondoiement de l’air, la luminosité changea, et nous nous retrouvâmes dans une grande cave aux parois de béton. Des centaines d’hibernacles s’y alignaient en rangées monotones. Le givre sur leurs capots transparents empêchait de distinguer les traits des clones plongés dans le sommeil sans rêve de l’animation suspendue. À quelques mètres de nous, un homme d’âge mûr au visage barré d’un pli revêche s’apprêtait à manipuler les commandes d’un tableau mural.

— C’est un crime que vous vous préparez à commettre, tonna l’un des barbus.

Victor Maguet fit volte-face. Je lus la panique dans ses yeux. Il avala sa salive. Il devait se demander comment nous avions pu entrer.

— Mais nous vous en empêcherons, affirma un autre salvoïde.

Maguet tenta malgré tout de couper le courant. Il tendit la main vers le tableau de commandes…

Un salvoïde me boucha les oreilles. Je voulus me dégager, mais il me maintenait solidement la tête. Du coin de l’œil, je constatai qu’un de ses frères en faisait autant à Sue. Désiraient-ils nous épargner un calembour pire que les autres ?

Les lèvres du salvoïde déguisé s’agitèrent, prononçant une brève phrase, et Maguet se mit à rire, en dépit de la situation où il se trouvait. Ses lèvres s’écartèrent sur une sorte de bêlement qui se transforma vite en un rire franc, montant crescendo vers l’aigu avant de s’éteindre sur une série de hoquets. Il voulut reprendre sa respiration, en fut incapable. Bien que vides, ses poumons demeuraient comprimés par l’hilarité. Il riait en silence — et même la pensée qu’il était en train de mourir ne put calmer son fou-rire. Il tomba à la renverse en agitant les bras, sa bouche happant désespérément l’air sans parvenir à l’envoyer dans ses poumons contractés.

Les salvoïdes demeuraient immobiles, l’air grave, les traits figés. Quand Maguet eut cessé de bouger, le clone déguisé enfouit son visage dans ses mains. Les autres l’entourèrent, rivalisant de calembours pour essayer de chasser son désespoir. Lorsqu’il releva la tête, ses yeux étaient rouges mais secs.

— C’est je ne sais combien de gueulasses, dit-il.

— Au moins, il est mort de rire, lançai-je, mais le cœur n’y était pas

En dépit de leur horreur de la violence, les salvoïdes avaient donc fini par user d’une arme mortelle. Et cette arme était un jeu de mots, ou peut-être une — mauvaise — blague.

S’éparpillant à travers la crypte, les clones entreprirent d’éveiller leurs frères. Les techniques d’hibernation avaient elles aussi bien évolué, car il ne fallut que quelques minutes aux salvoïdes endormis pour revenir à la conscience. Ils se levaient un à un de leurs sarcophages, tendaient leur bras gauche pour l’injection revitalisante, puis se joignaient au multilogue qui reprenait peu à peu.

Quand tous furent remis sur pied, ils décidèrent de tenir une parodie d’assemblée extraordinaire. Ne possédant pas plus de chef que de conscience des notions de commandement ou de hiérarchie, ils avaient négligé de désigner un président de séance, et il ne fallait pas compter sur moi pour jouer ce rôle. Pas au milieu de ce joyeux désordre ponctué de calembours et de joints où la salsepareille avait remplacé les feuilles de platane, dont ils avaient épuisé leur réserve.

Je supposais qu’ils devaient néanmoins communiquer plus sérieusement par télépathie, car le but de cette réunion était d’importance. Il ne faisait aucun doute que les salvoïdes étaient bons pour jouer les victimes de pogrom dès que le corps de Maguet serait découvert ; l’hostilité latente d’une partie de la population à leur égard n’attendait qu’une occasion de ce genre pour se manifester. Ils devaient donc déterminer comment échapper aux persécutions qui s’annonçaient à l’horizon.

Malgré l’ambiance franchement délirante — typiquement salvoïde —, ils réussirent assez vite à mettre sur pied un plan d’action. Le recours au terrorisme s’imposait de lui-même — mais il s’agirait de terrorisme intellectuel, peu susceptible de causer la mort de qui que ce fût. À moins, bien sûr, que leurs futures victimes ne mourussent de honte. On ne sait jamais.

Les salvoïdes avaient horreur de la violence. Une horreur physique, qui les poussait à se défiler dès qu’ils y étaient confrontés. La fuite leur avait toujours semblé préférable à la lutte. L’élimination de Maguet avait causé un traumatisme qu’ils n’étaient à mon sens pas prêts d’oublier ; on sentait que leur bonne humeur collective en avait été altérée. Quant à l’auteur de ce meurtre surprenant, il demeurait depuis muet et prostré, comme accablé par un fardeau métaphysique.

— Il faut agir, insista l’un des clones.

— Tu veux dire se lever ? répliqua un autre.

— Levons-nous et demain…, chantonna un troisième.

— Deux mains ? Et pourquoi pas deux pieds ?

La discussion continua un moment sur ce ton, association abrutissante de mots pervertis et détournés, jusqu’à ce qu’un salvoïde prononçât une phrase que nul autre que lui ne comprit. Sans doute avait-il oublié de lui joindre une traduction télépathique. L’un de ses frères, qui lui demandait un éclaircissement, reçut en réponse une salve de syllabes agglutinées à la signification plus obscure encore, qui provoqua une réaction massive de la part de l’assemblée des barbus, sous la forme de jeux de mots à tiroirs et de contrepèteries douteuses.

Le salvoïde qui se trouvait à l’origine de la dispute se leva soudain, jeta au loin le joint à peine entamé qu’il tenait et quitta la réunion sous les huées de ses semblables. Ces derniers tentèrent alors de reprendre la discussion — en vain. Dès que l’un d’eux ouvrait la bouche, il s’en trouvait toujours un autre pour l’interrompre d’une plaisanterie lamentable ou d’une phrase si triturée qu’elle en devenait incompréhensible.

Les clones barbus commencèrent à s’éclipser par groupes entiers, tandis que fusaient les premières injures. J’avais l’impression de plus en plus nette que quelque chose n’allait pas sur le plan de la transmission de pensée. Au lieu de fusionner en un Gestalt, les salvoïdes étaient en train de s’écarter les uns des autres.

Parce qu’ils venaient de découvrir qu’ils étaient incapables de supporter leurs semblables ?

Le dernier d’entre eux parti, Sue et moi restâmes seuls dans la crypte, parmi les hibernacles vides d’occupants. Je me tournai vers la vieille jeune femme et la pris dans mes bras. Son regard chavira et elle me tendit ses lèvres. J’allais les embrasser, lorsqu’elle me frappa sèchement au creux de l’estomac, avec une précision de karatéka. Je tombai à genoux, plié en deux, tandis qu’elle s’enfuyait vers l’escalier menant à la surface.

Alors, seulement, je vis sur le sol les restes de la pastille hypnotique.

Je me relevai, terriblement las et découragé. Je ne parvenais pas à admettre que j’avais fait tout ça pour rien. Un nœud de souffrance lancinante palpitait sous mon crâne, un autre me tordait le ventre ; il n’y avait pas que de la somatisation là-dedans. Je ramassai un joint incomplètement fumé. Je n’avais plus qu’une idée en tête : me défoncer. Me défoncer jusqu’à tout oublier.

À peine avais-je rallumé le mégot qu’une grosse patte couverte d’un duvet blond me l’ôta des lèvres.

Le salvoïde déguisé se tenait à mes côtés. Il avait un air très digne dans son costume trois-pièces, mais son regard pétillait de malice. Le corps inerte de Sue était jeté sur son épaule.

— N’eût-il pas été dommage d’échouer si près du but ? dit le barbu.

Je vous fais grâce du second vers et de la rime d’une infinie délicatesse qui allait avec.