La brève scène qui venait de se dérouler modifiait du tout au tout les données du problème. Il n’était désormais plus question pour moi de changer quoi que ce fût en cette ère, sous peine de ne jamais retrouver Sue, dont j’espérais qu’elle était simplement demeurée en arrière dans le futur, et non perdue hors du temps. De toute manière, je n’avais déjà plus la possibilité d’agir sur le destin de mon moi passé, qui voguait déjà à bord du Niagara vers la Planète de Montgomery, vers cinquante années de solitude. Par contre, si je parvenais à me couler dans cette époque sans me faire remarquer, peut-être parviendrai-je à obtenir certain renseignement qui possédait une grande valeur à mes yeux. Car, si je ne me trompais pas, Francis serait exécuté d’ici quelques heures.
En tout état de cause, ce n’était pas le moment de réfléchir à ce genre de choses. Un groupe d’une dizaine de Miliciens néopurs venait en effet d’apparaître à l’extrémité du quai, là où Luc avait surgi quelques instants auparavant.
Je partis à toutes jambes, accélérant par paliers ma vitesse subjective — ce qui me permit de remarquer que mes implants ne fonctionnaient pas aussi efficacement que dans l’univers perturbé. Néanmoins, les Miliciens ne tardèrent pas à abandonner la poursuite. À leurs yeux, je ne devais guère avoir plus de substance qu’un ectoplasme ou une hallucination. Nul homme ne pouvait se déplacer aussi vite. Dans un continuum rationnel, du moins.
Lorsque je fus certain qu’ils avaient perdu ma trace, je laissai mon rythme vital revenir à la normale, puis je me laissai tomber sur un banc, hors d’haleine.
Un certain temps me fut nécessaire pour remettre de l’ordre dans mes pensées ; tant de nouveaux facteurs étaient entrés en jeu que j’éprouvais certaines difficultés à les appréhender dans leur ensemble. Sans compter que, pour être franc, je me sentais plutôt inquiet, voire angoissé, à l’idée de me retrouver seul dans l’Ère néopure, et que cette anxiété gênait également ma concentration.
Je savais à présent pourquoi Manuel n’avait plus jamais entendu parler du quatrième membre de notre petite bande après le soir où Francis s’était fait prendre par les Néopurs ; emporté par les Transylvaniens, Luc avait franchi une distance temporelle d’un demi-siècle pour se retrouver à l’époque d’où je venais. Un sourire naquit sur mes lèvres en imaginant sa réaction lorsqu’il découvrirait qu’il venait d’échapper définitivement aux Néopurs, qu’il haïssait au moins autant que moi-même. Mais cette expression de joie se transforma en une grimace quand je songeai au destin tragique qui attendait Francis.
Le conservateur. Il me faut sa référence.
Je me levai et fis quelques pas pour dégourdir mes jambes parcourues de crampes. Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’un terminal connecté à l’ordinateur de la prison où aurait lieu l’exécution. Je n’aurais même pas besoin d’agir ; il me suffirait de rester en attente jusqu’à l’intervention de Manuel, et de noter quel produit celui-ci substituerait alors au poison.
Ensuite, je pourrais rentrer tranquillement chez moi — ce qui ne devrait pas poser de problèmes majeurs puisque je m’étais vu en train de discuter avec Luc au milieu des Transylvaniens, lors du bref saut vers l’avenir qui avait précédé le grand bond en direction du passé. Même sans cette confirmation inattendue, d’ailleurs, la question du retour ne m’avait à aucun moment inquiété.
Une horloge lumineuse indiquait minuit un quart. J’avais toute la nuit pour résoudre les problèmes de base qui se posaient à moi. Tout d’abord, il était indispensable de me procurer une robinforme. Habillé comme je l’étais, je ne ferais pas dix pas avant d’être arrêté et emprisonné pour outrage à la Pureté. Par bonheur, le couvre-feu instauré par les Néopurs me laissait un délai suffisant pour me préparer. Sauf, bien entendu, si je tombais nez-à-nez avec une bande de Miliciens.
Je réfléchis une dizaine de minutes, tournant et retournant dans ma tête les éléments du problème, pour en arriver à la conclusion que je ne pouvais agir seul. Sans papiers ni argent, je ne parviendrais jamais à mettre la main à temps sur un terminal relié à l’ordinateur de la prison. Par bonheur, j’avais un allié tout trouvé en cette époque — ainsi qu’une idée de l’identité du « type du M.L.C. » qui avait rendu… allait rendre visite à Manuel d’ici quelques dizaines de minutes.
Je remontai la rue en direction de la place du Purificateur Initial. L’immeuble jadis construit par le Parti communiste, rasé l’année précédente avait été remplacé un cube de béton noir qui abritait l’annexe locale de la Milice. Quatre hommes armés de fusils à aiguilles montaient la garde à l’entrée, le visage dur et fermé. Dissimulé par un muret, je fis le tour de la place avant de m’engager sur le boulevard menant à Belleville.
J’atteignis le Père-Lachaise trois bons quarts d’heure plus tard, durant lesquels je passai autant de temps à marcher qu’à jouer à cache-cache avec les patrouilles. Si ma mémoire était bonne, Manuel occupait un minuscule studio avec vue sur le cimetière. Je n’eus aucun mal à trouver l’immeuble, mais la porte en était verrouillée, comme l’imposaient les règles du couvre-feu. De plus, il n’y avait pas d’interphone, et j’avais bien entendu oublié le code d’entrée — ce qui n’avait au fond rien d’étonnant au bout d’un demi-siècle.
Découragé, je m’assis au bord du trottoir. Il était hors de question d’appeler Manuel alors que des dizaines de personnes pouvaient également m’entendre — et prévenir la Milice qu’un individu suspect se promenait dans les rues durant la nuit.
Face à cette situation apparemment sans issue, il ne me restait qu’une solution. Pour la première fois, je choisis de revivre une scène contenue dans ma mémoire…
Le jour où Manuel avait pendu la crémaillère, nous avions décidé de passer la nuit chez lui, à cause du couvre-feu. Arrivés vers huit heures, nous avions vainement tenté de nous soûler à l’aide de la bière fade que vendait sous le manteau un épicier de la rue de la Butte-aux-Cailles. Elle n’avait réussi qu’à nous rendre malades.
Vers minuit, je m’étais souvenu de l’existence d’un revendeur d’euphorisants qui exerçait son petit commerce du côté de la place Gambetta. Malgré l’heure tardive, j’étais quasiment certain de pouvoir mettre la main sur lui. J’avais donc collecté quelques plaques de dix solars avant de quitter le studio pour braver le couvre-feu. Manuel m’avait noté le code de la porte sur un morceau de papier, afin de me permettre de rentrer sans ameuter la populace.
Le revendeur avait installé son petit commerce dans la cave d’un immeuble ancien, à laquelle on accédait par un soupirail qu’une caméra cachée surveillait en permanence. S’il ne connaissait pas la personne qui utilisait cette voie d’accès, le dealer quittait promptement sa boutique souterraine pour s’enfoncer dans le dédale des carrières qui s’étendait sous le quartier.
L’affaire avait été vite réglée — une poignée de solars contre deux plaquettes de comprimés rosâtres. J’étais ensuite revenu par les rues désertes, me dissimulant chaque fois que j’entendais un bruit de pas.
Arrivé au pied de l’immeuble où Manuel venait d’emménager, j’avais sorti le papier de ma poche et mes doigts avaient couru sur les touches, composant le code d’accès…
La porte s’ouvrit en silence. Sur la pointe des pieds, je traversai le hall et escaladai les trois étages avant de gratter à la porte de Manuel. Je dus insister durant deux ou trois minutes avant d’obtenir une réponse.
— Voisin ?
— Ami, répondis-je.
— Ton nom ?
— Ouvre, c’est au sujet de Francis !
La porte coulissa sur un Manuel au visage blême. Il ne dormait donc pas encore, ce qui n’avait rien d’étonnant eu égard aux circonstances. Sans doute n’avait-il cessé de se demander ce qu’avaient bien pu devenir ses complices ; il ignorait encore qu’il ne les reverrait pas de sitôt.
— Qu’est-ce que c’est que cette dégaine ? s’écria-t-il en ouvrant de grands yeux. Et qui êtes-vous ? ajouta-t-il d’un air suspicieux.
J’entrai sans prendre la peine de répondre. Le studio était bien comme dans mon souvenir : une pièce rectangulaire de six mètres sur quatre, meublée d’un matelas, d’une paire de fauteuils défraîchis — que nous avions ramassés ensemble dans la rue, quelques mois auparavant — et d’un petit bureau où trônait un micro-ordinateur O’Malley pourvu d’un disque dur amovible.
— Francis a été arrêté, déclarai-je. Tu dois le sauver.
Manuel secoua la tête, méfiant et incrédule.
— Comment êtes-vous au courant ? souffla-t-il, atterré.
— Ne t’occupe pas de ça.
— Et Luc, qu’est-il devenu ?
— De ça non plus, répliquai-je en prenant place dans l’un des fauteuils.
— Vous m’en demandez beaucoup, non ?
— Pourquoi te tracasser au sujet de détails ? Francis va mourir, il n’y a que ça qui compte pour l’instant. Il faut que tu découvres où il a été incarcéré et que tu trouves un moyen de le tirer de là.
— Facile à dire.
Je désignai l’ordinateur.
— Tu sais t’en servir, non ?
— Il n’est pas connecté à un réseau — vous devriez être au courant, puisque vous savez tout.
— Eh bien, tu n’as qu’à en trouver un autre !
Son visage s’assombrit.
— Facile à dire. Les accès aux réseaux sont sévèrement contrôlés…
— N’essaye pas de me faire croire que ça t’a gêné jusqu’ici ?
Je comprenais sans peine ses doutes et ses hésitations. L’Ère néopure était celle du mensonge, de l’hypocrisie et de la délation. Tout le monde dénonçait tout le monde, à tort ou à raison. Et les coups montés destinés à faire tomber les individus gênants ne se comptaient plus. Manuel me prenait-il pour un provocateur chargé de le piéger ? Sans doute cette hypothèse lui avait-elle effectivement traversé l’esprit, mais il l’avait rejetée, comme je l’aurais fait moi-même en de telles circonstances ; les Néopurs n’avaient pas besoin d’échafauder une quelconque machination pour coincer Manuel, alors que la seule présence de l’ordinateur aurait suffi à lui valoir l’exil Outre-Espace.
Je devais pourtant le rassurer — et gagner sa confiance. Je savais désormais avec certitude pourquoi il fallait que je remonte jusqu’à cette époque — non pour la modifier, mais bel et bien pour assurer que les événements y suivraient bien le cours qu’ils avaient déjà suivi.
— C’est vrai, je sais tout de toi, repris-je d’un ton que j’espérais solennel. De toi — et des autres, les fameux Programmeurs sauvages… (J’hésitai. Le moment était venu de choisir entre un mensonge crédible et une réalité invraisemblable.) J’appartiens au Mouvement de Libération Culturelle — tu as dû en entendre parler ?
Son long soupir de soulagement me réchauffa le cœur. Il me croyait. À présent, je n’aurais aucun mal à le pousser à l’action. Manuel avait toujours été influençable ; il suffisait simplement de trouver les arguments appropriés, et je le connaissais assez bien pour y parvenir.
— Le M.L.C., murmura-t-il en regardant autour de lui d’un œil inquiet, comme s’il s’attendait à voir des Miliciens surgir des murs. Il existe donc… Mais pourquoi s’intéresserait-il à nous ?
— Parce que vous êtes de petits génies de l’informatique et que nous pourrons avoir besoin de vous un jour, lâchai-je d’un trait. Le Néo-Puritanisme ne régnera pas éternellement. Le M.L.C. n’est pas la seule organisation qui œuvre dans l’ombre pour mettre fin à la dictature… (Je m’interrompis, cherchant mes mots.) En ce moment même, à bord d’un voilier solaire, des dizaines de péta-octets de culture voguent vers un monde du Bouvier. Ailleurs, des copistes travaillent à répandre les connaissances interdites. Il nous faudra bientôt des programmeurs capables de lancer virus et bombes logicielles à l’assaut du Réseau mondial…
— Et vous avez pensé à nous ?
— Potentiellement, vous nous intéressez, affirmai-je. C’est pour cette raison qu’il faut sauver Francis.
— Ne pouvez-vous le faire vous-même ?
— Nous n’avons pas le temps d’organiser quoi que ce soit. La justice est plutôt expéditive, en ce moment. Il sera vraisemblablement jugé, condamné et exécuté demain — enfin, aujoud’hui. Tu es le seul à pouvoir agir assez vite.
— Mais comment ? Même si je trouvais un chemin d’accès au réseau, comment voulez-vous que j’intervienne sur une décision de justice ? Sans même parler de faire évader Francis…
— Tout d’abord, tu dois trouver un moyen de te connecter à l’ordinateur de la prison. Tu as de l’argent ? Bon. Il reste encore assez d’individus avides de grosses plaques pour que tu puisses espérer soudoyer un pupitreur. Ensuite, tu n’auras qu’à trafiquer le programme afin que le poison employé pour l’exécution soit remplacé par un conservateur — ils ont ça en stock. Racheter le pseudo-cadavre ne sera qu’une formalité. C’est une pratique courante, paraît-il — mais ne me demande pas ce qu’en font leurs acquéreurs !
Il hocha la tête. L’adolescent au visage mince et au regard perçant que j’avais en face de moi ne ressemblait guère au vieil homme obèse qui atteindrait un jour le sommet des charts solaires. La dureté des lèvres pincées deviendrait mollesse, paresse, le menton s’empâterait de fanons flasques, la graisse noierait les yeux… Mais pour l’instant, c’était encore le Manuel énergique et quelque peu casse-cou avec qui j’avais effectué mes premiers piratages. Ce Manuel-là ne laisserait pas tomber Francis.
— D’accord, dit-il lentement. Je marche dans votre combine. Et tant pis pour moi si c’est un piège — ou une blague.
— C’est une combine, assurai-je avec un sourire. Une drôle de combine, tu comprendras un jour pourquoi…
Nous quittâmes le studio vers neuf heures sans avoir dormi. Sans mes implants et les molécules qu’ils libéraient dans mon organisme, je crois que je n’aurais plus été qu’une loque somnolente, tout juste capable de marcher. Mais avec leur assistance, il m’était facile de faire bonne figure ; Manuel devait se dire que j’avais une sacrée résistance pour un homme de mon âge.
Il m’avait prêté une robinforme, condition essentielle à la réussite du plan que nous avions passé la nuit à mettre sur pied. Il m’avait également procuré l’un de ces bonnets pointus qu’affectaient les Purifiés de fraîche date, pour dissimuler ma coupe de cheveux qui me désignait inévitablement comme un membre de la confrérie des nautes. Je devais être aussi anonyme que possible. Manuel croyait que c’était pour passer inaperçu, mais la véritable raison de cette grisaille où je désirais me fondre était bien sûr la crainte de causer un paradoxe.
Il n’était décidément plus question de changer le passé, mais bel et bien de boucler un cycle, de refermer un cercle, de permettre à un serpent aztèque de se mordre la queue à travers le temps. Et pour cela, je devais faire attention à ne pas marcher sur un papillon, métaphoriquement parlant.
Nous traversâmes Paris à pied, pour éviter les contrôles incessants que subissait tout usager du métro. Manuel emportait sous sa robinforme son disque dur bourré à craquer de logiciels prétendument capables de forcer les protections du Cœur du Réseau lui-même. Il lui suffirait de le connecter à n’importe quel terminal relié à l’ordinateur de la prison pour entrer dans le système d’exploitation. Ayant moi-même conçu quelques-uns des programmes en question, j’avais toute confiance en eux.
Nous arrivâmes Porte de Saint-Cloud peu après dix heures et demie. Il n’existait qu’une seule façon de découvrir dans quelle prison Francis était retenu prisonnier : interroger le réseau latent de la Milice, accessible à partir de n’importe quel poste de veille. Celui de l’avenue de Versailles étant en travaux depuis la fin du mois précédent, nous avions bon espoir de pouvoir y pénétrer sans nous faire repérer.
Nous nous y introduisîmes par un vasistas donnant sur des toilettes typiquement néopures. Cabinets à la turque — pas d’urinoirs, générateurs de « mauvaises pensées » — et lavabos séparés par de hautes cloisons. Même un simple lavage de mains était considéré comme obscène à cette époque.
Le terminal trônait sous une bâche de plastique au milieu d’un chantier interrompu pour le week-end. Par bonheur, la connexion au réseau latent n’avait pas été coupée, nous le constatâmes lorsque le masque de présentation au système s’afficha à l’écran. Sans doute s’agissait-il d’un oubli ; à moins que ce poste en travaux ne servît de temps à autre. Dans tous les cas, il fallait faire très vite.
Manuel brancha son disque dur et essaya trois ou quatre logiciels différents avant de réussir à triompher des protections du réseau. Ensuite, quelques instants lui suffirent pour retrouver la trace de Francis. Celui-ci avait été incarcéré à la Bastille, dans l’ancien opéra transformé en maison d’arrêt. Son procès était encore en cours, mais la note post-it « collée » sur la fiche de notre compagnon de maraude signalait que sa condamnation était d’ores et déjà acquise. Il était question de faire un exemple pour dissuader les petits malins dans notre genre de trafiquer les sacro-saints ordinateurs néopurs.
— La Bastille…, murmura Manuel. Nous ne pourrons jamais y entrer.
— Il doit bien exister des terminaux extérieurs.
— Bien sûr, mais de là à les localiser…
— Utilise tes neurones ! Le réseau latent doit bien en conserver les coordonnées quelque part.
Il se mit au travail. Je restai un moment à le regarder jouer avec les protections, puis j’allai boire un verre d’eau. Sans mes implants, qui entretenaient la production d’adrénaline, je me serais écroulé sur place. Mes jambes flageolaient, mes paupières vibraient désagréablement, des étincelles lumineuses ne cessaient de traverser mon champ de vision.
Du calme, me dis-je. Tu as besoin de dormir, d’accord, mais tu peux bien attendre quelques heures. Ce soir ou demain, tu auras l’occasion de récupérer tout le sommeil en retard — et même de prendre un acompte !
— J’ai recensé six terminaux hors de la prison, annonça Manuel quand je le rejoignis.
— Tu penses pouvoir accéder à l’un d’eux ?
— J’ai de l’argent. Il suffit de trouver qui, parmi les pupitreurs extérieurs, serait susceptible de se laisser corrompre… J’ai effectué une demande de renseignements ; le résultat ne devrait plus tarder.
Il ne se trompait pas. Trois des responsables des terminaux étaient des Néopurs convaincus, comme l’indiquait leur inscription sur les Listes de Purification permanente. Deux autres ne nous inspiraient guère confiance, pour diverses raisons. Le dernier, un nommé Hercule Stooge, était à l’évidence notre homme. Il habitait à Montreuil, non loin du métro Croix de Chavaux. Nous nous mîmes immédiatement en route, toujours à pied.
Nous n’échangeâmes pas dix répliques durant le trajet, qui nous prit pourtant près de trois heures. Aussi soucieux l’un que l’autre, nous nous refermions sur nous-mêmes, les traits durs, le regard inexpressif. L’intervention que nous nous apprêtions à effectuer pouvait nous mener tout droit sur la table d’exécution, une aiguille plantée dans le bras. J’avais beau me dire que notre réussite était assurée, que rien de fâcheux ne nous arriverait, je ne pouvais me départir d’un certain sentiment de malaise. Inadaptation physiologique à l’époque ?
C’était possible. Je venais d’un univers touché par la Perturbation, j’étais moi-même perturbé, alors que le monde où je me trouvais demeurait encore rationnel ; il était logique que cela engendrât un certain nombre de conflits, perceptibles ou non. Je préférais ne pas chercher à imaginer ce que cela donnait au niveau quantique.
En chemin, je pris un plaisir masochiste à étudier le Paris d’alors, cette ville grise et monotone où l’on avait cherché à gommer tout ce qui sortait de l’ordinaire, tout ce qui était, d’une manière ou d’une autre, remarquable. Les Néopurs étaient allés plus loin que quiconque dans le nivellement, la mise à plat des choses et des hommes. Comment distinguer les unes des autres ces silhouettes vêtues de robinformes que nous ne cessions de croiser sur les trottoirs ? Comment différencier un immeuble à la façade style Nouille noyée sous le béton d’un bâtiment récent aux arêtes vives ? Les points de repère avaient disparu, balayés par la Réduction À Une Image Unique — les Purificateurs adoraient les majuscules, ils en mettaient partout, en dépit du bon sens et des règles grammaticales — qui était, depuis plus d’un siècle, la seule norme acceptable.
Je redécouvrais ce monde uniforme avec des sentiments flous et mitigés. J’avais autrefois éprouvé de la haine pour ces lignes droites bien nettes, ces fenêtres-miroirs aveugles, ces vêtements flasques, ces visages tous identiques, qui symbolisaient pour moi la chape de plomb idéologique pesant sur l’Humanité… À présent, je me contentais de les ignorer. Mais le malaise ne me lâchait pas d’une semelle. Je n’aurais pas dû chercher à revenir en arrière. Pourtant, je devais agir ainsi, pour assurer la continuité de la causalité bouleversée par la Perturbation.
Pour que Francis eût un jour une chance de revivre.
Je laissai Manuel s’occuper de soudoyer Stooge ; il avait toujours été bien meilleur baratineur que moi, même si je faisais ces derniers temps des progrès fulgurants. Il entra au milieu de l’après-midi dans l’immeuble où habitait le pupitreur, pour en ressortir une heure plus tard, alors que je commençais à sérieusement m’inquiéter.
Tout s’était bien passé, mais il avait dû discuter pied à pied pour faire baisser les prétentions de Stooge, qui était d’une incroyable gourmandise financière. Ils avaient fini par tomber d’accord sur une somme — importante mais non disproportionnée — et un créneau d’utilisation. Les exécutions ayant en général lieu à la tombée de la nuit, nous étions censés revenir vers vingt heures.
— Restons ici, dis-je en désignant un milk-bar. S’il essaye de nous donner, nous verrons arriver les Miliciens.
— Si la Milice doit débarquer, ce sera pour nous prendre la main dans le sac. Vous n’aurez qu’à guetter en bas.
— Je monte avec toi. Je dois superviser toute l’opération… (Je laissai flotter ma voix, pour donner plus de poids à l’horrible mensonge que j’allais être obligé de proférer.) Ce sont les ordres.
Manuel eut un geste fataliste.
— Si ce sont les ordres, alors…
Nous entrâmes donc dans le bar, où nous commandâmes deux shakes à la vanille — l’unique parfum disponible. Très vite, nous devinâmes qu’il serait difficile de rester là durant cinq heures sans éveiller les soupçons du serveur, qui arborait fièrement l’écusson argenté signalant son appartenance à la Milice — comme un bon tiers des citoyens du système, mais tous ne l’affichaient pas avec une telle ostentation.
D’après ce que les historiens avaient réussi à reconstituer, les origines de la Milice remontaient aux décennies qui avaient précédé l’avènement du Néo-Puritanisme. Vers 2070, le monde était dominé par quatre États, qui phagocytaient peu à peu les petits pays encore indépendants. Deux de ces puissances planétaires, les États-Unis d’Europe et la Grande Ourse eurasiatique, avaient décidé un jour de s’associer sur le plan économique. Leurs concurrents avaient bien essayé de faire échouer cette alliance qui mettait leur puissance en danger, mais ils n’étaient parvenus qu’à un résultat plus catastrophique encore : l’union militaire et politique des deux nations.
Le régime adopté, un socialisme assez « doux », autorisait l’entreprise individuelle tout en conservant certains monopoles, comme les transports ou les télécommunications. Seul point révolutionnaire de ce système : la réduction des forces de police à quelques milliers d’enquêteurs assistés d’un nombre à peu près égal de fonctionnaires. La baisse de la criminalité, la mise en vente libre des dérivés du chanvre indien — déjà vieille d’un demi-siècle — et l’apparition de traitements efficaces pour les détraqués de tout acabit permettaient en effet d’espérer un abandon total des méthodes répressives, vers lequel la diminution des effectifs de la police était un premier pas.
Les Milices n’avaient eu aucun mal à se développer sur un terrain aussi instable. À nouveau, la peur de l’insécurité poussait les gens à s’unir et à se faire justice eux-mêmes. Je me souvenais d’avoir lu que trente-quatre personnes avaient été torturées et exécutées, après leurs « aveux » arrachés de force, pour un unique crime dont aucune d’elles n’était coupable. Le Néo-Puritanisme et ses abus pointaient peu à peu le bout de leur nez.
Vers 2085, les Milices constituaient la première force armée du pays, et des organisations similaires commençaient à apparaître au Japon et aux États-Unis, ainsi que dans de nombreux petits pays. Les bavures et les erreurs judiciaires ne se comptaient plus, tandis que les coupables des crimes les plus odieux continuaient à agir en toute impunité ; il suffisait en effet d’arborer un badge de Milicien pour devenir insoupçonnable.
Vers cette époque, des hordes de braves gens surexcités avaient commencé à saccager les hypnopornos, à mettre le feu aux maisons closes et à lapider les filles trop court vêtues ou les garçons à l’apparence provocatrice. Rien de spontané là-dedans : ces foules déchaînées étaient en fait manipulées par les maîtres des Milices, qui voyaient dans ce vaste mouvement populaire un excellent moyen de prendre le pouvoir pour imposer leur volonté au monde.
Un schéma classique, celui de la montée de la dictature.
À présent, dans ce passé que je vivais pour la seconde fois, les Milices constituaient la seule force de police du système. Une force organisée, chapeautée par les Néopurs, qui avait tout d’un savant mariage entre la sinistre Gestapo et la non moins sinistre Inquisition. Les porteurs de l’écusson argenté avaient tout pouvoir sur les simples citoyens — et il ne se passait pas de jour sans que ces derniers en fissent les frais. La Quête de la Pureté, cet « Idéal Profond De L’Homme », passait avant la liberté individuelle et le bonheur.
— Les Milices seront vaincues, assurai-je à voix basse. Elles disparaîtront — et le Néo-Puritanisme avec elles !
— Vains espoirs, commenta Manuel.
— Tu verras que je dis vrai… un jour.
— Vous n’êtes pas le seul à espérer.
Nous restâmes dans le secteur jusqu’à l’heure fixée. Un petit square nous permit de continuer à surveiller l’entrée de l’immeuble sans nous faire trop remarquer. Nous nous assîmes sur un banc, à l’ombre d’un châtaignier dont les feuilles commençaient à jaunir, et nous attendîmes en discutant de choses et d’autres. J’en profitai pour décrire les événements des cinquante prochaines années — au conditionnel, bien entendu —, dont la chute des Néopurs et le retour de la démocratie. Manuel me donnait la réplique de temps à autre, lorsque mon scénario — pourtant réel, ou plutôt appelé à le devenir — lui semblait trop farfelu.
— Mais enfin, s’écria-t-il soudain, pourquoi les Néopurs organiseraient-ils des élections qu’ils seraient certains de perdre ?
— À la suite d’un mauvais calcul. Tu sais qu’une attestation de fidélité au mouvement est nécessaire pour devenir colon, non ? Plus des neuf dixièmes des individus qui traversent la Longue Nuit dans les soutes des voiliers sont des Néopurs convaincus. Le reste est essentiellement composé de « criminels » qui n’ont échappé à la castration ou à la lobotomie qu’en acceptant l’exil.
— Vous voulez dire qu’à force d’envoyer les leurs Outre-Espace, les Néopurs vont se retrouver en minorité sur Terre — et dans le système solaire ?
— Exactement. Les chiffres l’indiquent déjà.
— N’empêche que je ne comprends toujours pas ce qui pourrait les inciter à organiser des élections.
— L’orgueil. Après cent cinquante ans de pouvoir absolu, ils voudront prouver à leurs adversaires — qui, en théorie, n’existent pas — que c’est par la volonté du peuple qu’ils gouvernent…
— Complètement crétin.
— C’est ainsi que ça se passera, tu verras…
À vingt heures précises, nous sonnions à la porte d’Hercule Stooge. C’était un homme d’une quarantaine d’années, dont la robinforme portait la bande mauve délavé des divorcés. Quoique légale, la rupture des liens du mariage était assez mal vue des Néopurs, sauf lorsqu’un membre du couple concerné avait commis un acte répréhensible. Néanmoins, nous n’eûmes guère le temps de nous poser de questions à ce sujet, car Stooge mit les choses au point dès notre arrivée :
— Mon ex-femme a été arrêtée dans une tenue obscène l’année dernière. Elle n’a été condamnée qu’à deux ans de prison, mais elle m’a conseillé de demander le divorce. Vous savez ce qu’on fait aux femmes à la Petite Roquette ?
— Masculinisation ? fit Manuel avec une grimace compatissante.
— C’est ça. On supprime les caractères sexuels féminins susceptibles de susciter le désir, puis on injecte des doses massives d’hormones cancérigènes. Vous avez déjà vu ce que ça donne au bout du compte ? Des tas de graisse informes, barbus, avec deux cicatrices à l’emplacement des seins… Et je ne vous parle pas de l’odeur ! On leur trafique les glandes sudoripares… (Stooge baissa les yeux ; sa lèvre inférieure tremblait.) Espérance de vie, deux à six ans… Lucy préfère mourir seule. Et vite.
Je lui tapotai l’épaule en un vain geste de réconfort. J’avais beau me dire que ce n’était qu’un drame courant durant l’Ère néopure, je ne pouvais pas empêcher les larmes de me monter aux yeux.
— C’est à cause d’elle que vous nous aidez ?
— Si vous voulez. Oui. À cause d’elle. Si vous pouvez sauver quelqu’un de l’injustice néope, ça sera un genre de compensation. Oh, ça ne me la rendra pas, ça ne sera même pas une vengeance — mais ça lui fera plaisir d’apprendre que j’ai contribué à sauver la vie d’un pauvre type…
— Qu’attendons-nous ? intervint Manuel d’un ton impatient en s’asseyant devant le terminal posé sur un bureau de métal gris.
Stooge alluma la machine et tapa son mot de passe, masquant le clavier d’une main pour nous empêcher de voir quelles touches il utilisait. C’était de bonne guerre : nous n’avions payé que pour accéder au système.
— À vous de vous débrouiller, dit le pupitreur. Je ne suis qu’un opérateur de saisie. La programmation…
— C’est mon rayon, assura Manuel en connectant son disque dur. Vous travaillez en batch ou en temps réel ?
— Aucune idée.
— Les données que vous saisissez sont accessibles à d’autres dès que vous les avez validées ?
— Non, bien sûr. Il y a une mise à jour quotidienne.
— À quelle heure ?
— Je termine en général vers vingt-deux heures. Ça doit se faire durant la nuit…
Manuel hocha la tête. Un pli soucieux barrait son front. Il se gratta la tête d’un index distrait, puis tapa quelques instructions en assembleur. Pour que notre intervention réussît, il était nécessaire de passer en temps réel — ce qui signifiait que les commandes employées auraient un effet immédiat, et non différé, comme c’était le cas en batch.
Il ne tarda pas à obtenir la fiche de Francis. Celui-ci avait été condamné vers treize heures et serait exécuté à vingt-et-une heures trente.
— Quarante-huit minutes pour « craquer » les protections…, soufflai-je. Ça risque d’être juste.
Manuel ne répondit pas. Il paraissait si concentré que je n’étais même pas sûr qu’il eût entendu ma remarque. Ses doigts voltigeaient sur les touches, tandis que défilaient des écrans toujours plus compliqués. Par bonheur, le système d’exploitation était d’un modèle déjà ancien, que nous avions rencontré à plusieurs reprises. Les obstacles tombèrent un à un, renversés par les logiciels — conçus dans ce but — que recelait le disque dur de Manuel.
— J’y suis, annonça-t-il soudain.
L’horloge, dans le coin supérieur gauche de l’écran, indiquait vingt-et-une heures vingt-sept. Francis devait être déjà allongé sur la table d’exécution, les membres entravés ; peut-être même lui avait-on planté dans le bras l’aiguille par laquelle devait venir la mort. J’imaginai sa terreur, ses efforts pour se libérer, ses yeux roulant dans leurs orbites…
Je serrai les dents. J’avais vraiment trop d’imagination.
— Il y a cent vingt produits disponibles, dit Manuel. Pas le temps de les détailler. Ce truc-là, le GR-004 (modifié), devrait faire l’affaire.
Je me répétai dix fois le code du conservateur. Il était désormais gravé dans ma mémoire, de manière indélébile. Je faillis conseiller à Manuel de le noter ; la crainte de créer un paradoxe me fit repousser cette idée. Tout devait être comme tout avait été.
Des coups violents ébranlèrent la porte. Stooge se tourna vers nous, le visage livide.
— La Milice ! souffla-t-il. Vite ! Assommez-moi !
— Tu as accepté notre argent, répliqua Manuel.
— Me faire arrêter avec vous n’arrangerait rien, souligna Stooge.
— Vous avez raison, intervins-je.
Et je lui envoyai mon poing dans la mâchoire. Il tomba à genoux, groggy. J’abattis sur son crâne une règle en plastique. Il se tassa sur lui-même, inconscient.
— Pendant que vous y êtes, assommez-moi aussi, ricana Manuel. Vous pouvez bien prendre ça sur vous. Après tout, c’était votre idée…
La poignée de la porte commençait à rougir. Rayon thermique. La serrure ne tiendrait pas bien longtemps.
— Ça y est, annonça Manuel. L’injection est faite — pour ce que ça va être utile, maintenant…
— On va s’en tirer, assurai-je. Puisque je t’ai mis dans le pétrin, je vais t’en sortir. Je m’occupe des Miliciens ; tire-toi dès que tu en auras la possibilité — c’est ta seule chance.
— Et vous ?
— Je ne peux pas mourir. Pas maintenant.
La porte céda soudain, et deux Miliciens se ruèrent dans la pièce. L’un d’eux brandissait le thermique qui avait servi à forcer la serrure. L’autre, qui restait un pas en arrière, nous menaçait d’un revolver classique, sans doute chargé de balles dum-dum ou explosives.
— Contrôle fructueux, dit celui qui tenait le thermique.
— Je les élimine tout de suite ? s’enquit son compagnon.
— Non. Arrêtons-les. On pourra toujours les faire parler…
— Mais on sait déjà…
Cette comédie me mit hors de moi. Je n’avais jamais supporté la forme d’humour, éminément désagréable pour qui en était la cible, que pratiquaient certains Néopurs… disons extrémistes. Jusque-là, j’avais toujours fait la sourde oreille, par crainte du châtiment guettant ceux qui osaient se rebeller contre les représentants de l’autorité. Mais ce temps était fini pour moi. Je défoulai en une fraction de seconde cinquante années de frustration, ce demi-siècle que la Longue Nuit m’avait volé, tant par la faute des Néopurs qu’en raison de ma propre stupidité.
Je ne frappai même pas les Miliciens ; je me contentai de foncer droit devant moi, les bousculant au passage. Ils tombèrent à la renverse, battant ridiculement des bras en une vaine tentative pour conserver leur équilibre. GR-004 (modifié), GR004 (modifié)…, ne cessais-je de me répéter. Il devenait urgent de quitter cette époque. Je pinçai brièvement la gorge des deux hommes, selon la bonne vieille technique des Lurons d’Altaïr ; ils en avaient bien pour deux heures d’inconscience.
Je me tournai une dernière fois vers Manuel, pour contempler son jeune et mince visage — ce visage que je ne reverrais plus que profondément marqué par l’âge et la sénescence accélérée. Je ressentais l’envie de tout lui dire, de lui avouer la vérité à mon sujet. Mais il ne m’aurait sans doute pas cru, puisque le voyage dans le temps était irrationnel.
— Bonsoir, ami, souhaitai-je lorsque ma vitesse subjective fut redevenue normale.
— Comment avez-vous fait ça ? Je n’ai jamais…
— Implants de survie. Tous les nautes en sont pourvus.
— Mais il n’y a pas de vieux nautes !
— Il y en aura un jour.
— Vous m’avez menti. Vous n’êtes pas du M.L.C.
Ma réplique jaillit toute seule d’entre mes lèvres :
— Eh bien, non : je suis un Expansif. Mais quelle importance, du moment que Francis est sauvé ?
Il baissa les yeux.
— Vous avez raison, reconnut-il.
Appliquant la stratégie préférée du fouinain, je profitai de ce qu’il ne me regardait plus pour m’éclipser. J’avais déjà descendu deux étages lorsqu’un juron sonore m’apprit qu’il venait de se rendre compte de ma disparition.
Arrivé en bas de l’immeuble, je frottai mes yeux rougis avant de me hâter en direction du métro. Pour peu que la dernière rame ne fût pas encore partie, j’aurais atteint avant l’heure du couvre-feu le sanctuaire inviolable où j’allais passer les cinquante prochaines années.
Le moment était venu de dormir. Enfin.