CHAPITRE XXI – UN OUROBOROS TEMPOREL

Je vis. C’est impossible, mais je vis.

Je garde le souvenir de ma mort, de l’arrêt de mes fonctions vitales. Le cœur qui se bloque au milieu d’une contraction, les poumons qui cessent de palpiter, le sang qui devient épais et refuse de continuer à couler…

Je me souviens de chaque détail, avec une précision clinique. L’aiguille luisante reliée au tuyau par où la mort va venir, l’aiguille qu’un anonyme plante à la saignée du coude, tandis que, derrière la cloison, un autre anonyme se prépare à presser le piston…

C’est une image ; tout est automatisé, de nos jours.

Je me souviens de ma terreur, de ce froid qui m’a envahi avant même que le poison ne s’infiltre en moi. Je me souviens de tout cela — et, pourtant, je vis.


Je m’éveillai au milieu d’un cauchemar, assis dans un cercueil de plastique froid — et humide. Une pellicule tiède collait mes paupières closes. Je voulus l’ôter, mais quelqu’un retint ma main.

— Restez tranquille. Vous êtes encore très faible.

Je me laissai retomber au fond du sarcophage couvert de buée. Le mauvais rêve s’éloignait peu à peu, tandis que la mémoire me revenait. Je tentai de parler, ne parvins à émettre qu’un coassement rauque.

— Vous avez très bien supporté l’hypothermie, reprit la voix. Et la date est bien celle que vous aviez choisie pour votre éveil.

Des mains habiles entreprirent de me masser énergiquement. Mes muscles noués ne tardèrent pas à se détendre. Puis je sentis une piqûre à la saignée du coude et une vigueur nouvelle s’infiltra en moi.

— Je vais essuyer vos yeux. Il est possible qu’au début, vous ne puissiez pas voir grand-chose. C’est normal. Vous n’avez pas de raison de vous inquiéter. Tout s’est passé comme prévu. Cette date est bien celle que vous aviez choisi pour votre éveil…

Je battis des paupières. Tout d’abord, je ne distinguai que des taches de couleur qui se déplaçaient sur un fond blanc, puis les détails commencèrent à apparaître. Cette flaque brunâtre était le visage d’une infirmière africaine et cette autre, blafarde, la face lunaire d’un médecin — aux incisives incrustées de saphirs, découvris-je lorsque mon cerveau se décida enfin à reconstruire l’image correctement.

— Tout s’est bien passé…, reprit le médecin.

— Je m’en rends compte, coupai-je sèchement. Quelle heure est-il ?

La question le surprit ; tous ses patients devaient s’enquérir de la date, mais c’était vraisemblablement la première fois qu’on lui demandait l’heure.

— Dix heures du matin, répondit-il doucement en me lançant un étrange regard. Vous avez dormi cinquante ans. Nous sommes le…

— Parfait, murmurai-je.

L’infirmière s’approcha, un papier à la main. Je crus que j’allais avoir droit au sermon sur la réinsertion qu’on infligeait aux hibernés ; il n’en était rien. La jeune femme me demanda mon identité, ma date de naissance et les raisons pour lesquelles j’avais choisi la Fuite en Avant, comme on l’appelait parfois. Je me présentai sous le nom de Gilbert Gomad, né cent vingt ans plus tôt à New York, et j’expliquai brièvement que j’avais opté pour la cryogénisation afin de retrouver mon fils à son retour de la Longue Nuit. Ces arguments furent reçus et notés sans la moindre trace de suspicion.

— Venez, dit le médecin en me tendant la main pour m’aider à me relever. Vous avez besoin d’un bon repas.


Une fois rassasié, je dus attendre près d’une heure avant d’être reçu par le psychologue. Midi approchait lorsque je fus admis dans son coquet bureau tendu de toile bleue, dont les fenêtres ogivales donnaient sur les jardins de la Salpêtrière. Le réducteur de têtes était un homme d’une trentaine d’années, à la longue chevelure noire réunie en un chignon ébouriffé donnant asile à un couple de leptisrans. Je tentai d’imaginer la réaction d’un vieil homme sortant tout droit de l’Ère néopure en face d’un tel personnage. Étais-je censé m’offusquer ou bien en rire ? Je choisis de me composer un air ahuri en essayant de ne pas trop charger.

— Nous avons vérifié votre identité. Pas de Gilbert Gomad né à New York. Pourquoi avoir utilisé un pseudonyme ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Je dissimulai ma déconvenue. Les archives new yorkaises n’avaient donc pas été détruites, comme je l’escomptais.

— Par pudeur. Je ne tenais pas à ce que ma famille apprenne que j’avais choisi la cryo.

Le psychologue hocha la tête. Je savais cet argument imparable. Quoique légale, la Fuite en Avant avait très mauvaise réputation durant l’Ère néopure, où l’on considérait généralement comme honteux de démissionner ainsi.

— Quel est votre véritable nom ?

Je lui donnai celui de mon père. Il pouvait toujours vérifier ; les archives parisiennes, elles, n’avaient pas survécu au changement de gouvernement. Par malheur, je n’avais pas songé que mon identité avait été révélée dans son intégralité ; rayé des cadres, je n’étais plus protégé par l’anonymat dont jouissent les nautes en activité. Le psychiatre fit la relation grâce au nom de famille :

— Seriez-vous le père de Kerl Kasperl ?

J’ouvris de grands yeux étonnés, comme j’étais censé le faire à ce moment-là. Il ne fallait surtout pas qu’il vînt à l’idée de qui que ce fût de relever mes empreintes digitales ou rétiniennes.

— Vous le connaissez ?

— Je suis désolé, dit-il d’un ton très officiel, mais je dois vous retenir. Raison d’État.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

Il se passa la langue sur les lèvres d’un air d’écolier embarrassé.

— Votre fils défraye la chronique.

— Comment cela ?

— Il serait mêlé à un certain nombre d’affaires étranges, au sujet desquelles la police aimerait beaucoup l’interroger… (Il plissa les yeux.) La ressemblance est frappante. Si je n’avais pas la certitude que vous sortez d’un demi-siècle d’hibernation…

— S’il a traversé la Longue Nuit, Kerl doit être bien plus jeune que moi.

— Détrompez-vous. Pour une raison inconnue, il a vieilli au rythme terrestre durant son voyage. Aujourd’hui, il doit avoir votre âge biologique, ou à peu près.

— Mais qu’a-t-il fait ? Pourquoi la police le recherche-t-elle ?

L’un des leptisrans s’envola, battant de ses petites ailes nervurées. Le psychologue lui offrit un doigt pour perchoir. Je n’étais pas à l’aise ; on racontait en effet que ces insectes à sang chaud qui se reproduisaient comme des mammifères pouvaient jouer le rôle de détecteurs de mensonges.

— Apparemment, Kerl souffre d’une maladie mentale voisine de la paranoïa. Vraisemblablement traumatisé durant l’Ère néopure, il…

Je lui coupai la parole. Il fallait que je le fasse.

— Que voulez-vous dire par ce « durant l’Ère néopure » ?

— Que le Néo-Puritanisme n’est plus. Le pouvoir est désormais détenu par les Expansifs. C’est d’ailleurs la seconde raison qui m’incite à vous garder ici. Vous n’êtes pas préparé à la nouvelle société qui s’est développée durant les vingt dernières années. Un temps de réadaptation est de toute manière nécessaire.

Je me mordis les lèvres. Pas une seule seconde, je n’avais pensé que le paradoxe pourrait se produire à mon retour. Allais-je donc demeurer prisonnier du centre de réanimation ? Non, c’était impossible, puisque je m’étais vu parmi les Transylvaniens après leur retour à leur époque de départ.

Je devais me tirer de cette situation. Le spectacle de Manuel aurait lieu dans une dizaine d’heures à peine, et il fallait que j’y assiste. Mais comment obtenir du psychologue qu’il me laissât partir ? Il paraissait fermement décidé à me garder.

Je l’interrogeai sur ce monde nouveau dont j’étais censé ne rien savoir. Il m’en fit une description dithyrambique et parfaitement mensongère ; son discours ne comportait aucune allusion aux récents événements irrationnels. Il ne me parla pas non plus du culte du passé, qui se manifestait à tous les coins de rue et imprégnait toutes les couches sociales. Sans doute n’en avait-il même pas conscience.

— Eh bien, dis-je avec un large sourire, cette époque me semble tout à fait sympathique. J’ai hâte de la découvrir.

Il eut une grimace ennuyée.

— Je crains qu’il ne vous faille attendre quelques jours.

— Je n’y tiens pas vraiment. Ce Carnaval que vous m’avez décrit se termine bien ce soir ? (Il acquiesça.) Ne pourriez-vous me libérer quelques heures pour que j’en profite ? Je vous assure que je…

— Cela n’est plus de mon ressort. Seule la police peut prendre une telle décision. L’inspecteur Yetz, qui s’occupe du cas de votre fils, est d’ores et déjà prévenu de votre réveil. Il sera là dans un quart d’heure tout au plus. Vous n’aurez qu’à vous arranger avec lui.


Yetz était un homme trapu d’âge moyen, au large visage orné d’une épaisse moustache noire. Une raie piquetée de pellicules séparait ses cheveux sombres, plaqués sur le crâne par une véritable chape de brillantine. Avec son costume ridicule d’une coupe évoquant la Belle Époque, il ressemblait à un Hercule Poirot au rabais.

— Je n’irai pas par quatre chemins, déclara-t-il après m’avoir salué. Il y a actuellement un dangereux malade mental qui menace de faire sauter les réservoirs d’eau de Montmartre si votre fils ne lui est pas livré. Nous devons retrouver Kerl d’urgence.

— Pour le remettre à cet homme ?

Il regardait ailleurs d’un air grave.

— Nous n’avons encore rien décidé. Cette affaire comporte trop d’inconnues pour nous puissions choisir un moyen de la régler tant que votre fils ne nous aura pas révélé pourquoi ce Filvini lui en veut.

— Qu’attendez-vous de moi ?

Yetz se tortilla dans son fauteuil, ennuyé.

— Nous avons tout d’abord songé à faire diffuser un communiqué dans lequel vous demanderiez à Kerl de vous joindre d’urgence…

— Il flairerait le piège, d’autant plus qu’il ignore que je me suis fait hiberner pour le retrouver.

J’éprouvais un plaisir certain à accumuler les mensonges. Ce dialogue était un jeu. En affinant mon personnage de vieil homme désireux de revoir son fils, j’avais trouvé un moyen efficace d’obtenir bon nombre d’informations intéressantes.

— C’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés, reprit Yetz. Nous avons donc opté pour une autre tactique, qui nécessite votre collaboration.

— Je ne veux pas causer de tort à Kerl.

— Nous non plus. Céder au chantage qu’exerce Filvini serait une grave erreur de notre part. Ce n’est pas le seul terroriste en activité, voyez-vous…

Je compris qu’il faisait allusion aux salvoïdes, bien qu’il n’y eût aucune comparaison possible entre les barbus faiseurs de calembours et l’austère Néopur hanté par le Gardien.

— Vous allez passer à la tridi, poursuivait Yetz. Au bulletin de seize heures. Nous savons que Kerl est un maniaque de l’information ; il sera donc très vite au courant. Et il cherchera à vous contacter.

Je fronçai les sourcils. Tout ça me paraissait si tortueux que je ne pus m’empêcher de remarquer :

— Ce plan ne me paraît guère plus efficace que le premier.

— La différence est pourtant de taille. Dans un cas, vous avez un appel qui sent plus ou moins le soufre ; dans l’autre, un simple reportage noyé dans une masse d’informations. Kerl ne se méfiera pas — enfin, nous l’espérons.

Je me demandai comment Yetz aurait réagi s’il avait connu ma véritable identité. Sans doute aurait-il refusé d’y croire. De toute manière, il était hors de question de la lui révéler. Tant qu’il me prenait pour mon père, j’avais une chance de retrouver ma liberté à temps pour rejoindre les Transylvaniens au bord du canal Saint-Martin. Alors que s’il apprenait que j’étais précisément celui qu’il cherchait…

— D’accord, dis-je. Je marche pour le reportage. Mais, ensuite, je serai libre ?

Yetz fronça les sourcils. Il ne s’attendait sans doute pas à une telle obstination de ma part.

— C’est délicat. Vous comprenez…

— Je ne comprends rien du tout ! Je viens de passer cinquante ans dans un sarcophage et je voudrais profiter un peu de la vie, c’est tout. Je suis un vieil homme, la totalité de mon existence s’est déroulée durant l’Ère néopure ; j’aimerais découvrir ce monde dès que possible.

— Les circonstances…

Je me levai, les poings serrés, le visage dur. J’étais totalement dans la peau de mon rôle.

— Je n’accepte qu’à cette condition, c’est mon dernier mot.

— Je dois en référer à mes supérieurs. Nous n’avions pas prévu un tel arrangement. Nous pensions…

— Vous pensiez que je serais complètement abruti par l’hibernation et que je me laisserais manipuler sans réagir, c’est bien ça ?

Yetz détourna le regard. C’était bien ça.


Il était un peu plus de quinze heures lorsque je quittai le centre de réanimation. L’enregistrement du reportage n’avait duré qu’un quart d’heure. On m’avait filmé sous tous les angles, un journaliste fumeur de pipe m’avait posé quelques questions — puis l’équipe était repartie avec son matériel et Yetz m’avait lui-même guidé jusqu’à la sortie. J’avais eu du mal à ne pas éclater de rire quand il m’avait remercié pour ma collaboration. Il ne se doutait pas que je venais de l’embobiner dans les grandes largeurs.

Comme je n’avais pas le temps matériel de rejoindre à pied le quai où dansaient les Transylvaniens, je décidai de prendre un taxi. Une quinzaine de petites voitures électriques y attendaient sagement le client à la station la plus proche, située à l’angle du boulevard de l’Hôpital et du quai d’Austerlitz. Je voulus monter dans la première, mais quelqu’un me héla au moment où je m’apprêtais à en ouvrir la portière. Je me retournai — et découvris Stanislas Djougatchvili, le faux Russe blanc à l’accent de titi parisien.

— Vous ici ? s’écria-t-il avec une emphase feinte. Alors, c’était vrai, vous avez réussi à vous en tirer ?

— Apparemment, laissai-je tomber. Et vous ?

Il baissa la tête, une expression de tristesse sur le visage.

— J’ai été viré de Grande-Isle… Vous cherchiez un sapin ? Montez dans l’mien, j’vous racont’rai tout ça en route.

Je m’installai à l’arrière de la voiture, sous les imprécations des autres chauffeurs, furieux de voir un nouveau venu leur ravir un client. Stanislas leur expliqua que j’étais un ami et qu’il ne me ferait pas payer la course, ce qui ne les calma pas mais nous donna le temps de démarrer sur les chapeaux de roues.

— Où qu’c’est-y qu’vous allez ?

— Du côté de Stalingrad, je vous indiquerai.

L’électrauto s’engagea sur le pont d’Austerlitz, coupant la route à un puissant glisseur peinturluré dont le klaxon émit un ricanement sarcastique.

— Ça va comme vous voulez ? interrogea Stanislas. Vous avez mis un peu d’ordre dans vos affaires ?

— Je m’y emploie, mais ça n’a rien d’évident.

— Allez, j’vais vous raconter pourquoi j’me suis fait éjecter d’mon boulot, ça va vous faire marrer…

— Je n’en suis pas si sûr, murmurai-je pensivement.


Stanislas entama son récit par une longue digression. Il travaillait surtout la nuit, m’expliqua-t-il, pour la bonne raison qu’il ne pouvait guère espérer trouver de courses durant la journée, sa clientèle était quasi exclusivement composée par les invités des fastueuses réceptions qui avaient lieu tous les soirs ou presque chez l’un ou l’autre des résidents privilégiés.

Le jour où tout avait commencé à aller de travers, Stanislas s’était levé vers dix-huit heures pour prendre un solide brunch agrémenté de cigarettes roulées main. Puis il avait entrepris d’astiquer sa voiture, comme il avait l’habitude de le faire chaque soir avant de partir au travail. La Bugatti était l’unique amour de sa vie. Malgré sa langue bien pendue, son langage parfois ordurier et son attitude extrovertie, le chauffeur de taxi était plutôt timide et peu liant. Il n’avait jamais eu de rapports autres que superficiels avec ses semblables. Il m’avoua que sa sexualité elle-même reposait sur ce principe : il avait toujours payé pour aimer.

Encore une victime du Néo-Puritanisme, songeai-je. Toutefois, à l’inverse de Manuel, dont la conduite était induite par un exhibitionnisme forcené, Stanislas ne se montrait jamais. Il cultivait sa différence pour lui-même — et son personnage pour les autres.

Il avait donné un ultime coup de peau de chamois pour effacer une trace de polish à peine visible et s’était reculé de quelques pas pour admirer la Bugatti. Il avait reporté sur elle toute l’affection dont il était capable, en hommage à cet artefact sans égal à ses yeux. La ligne sophistiquée de la vieille voiture, ses ailes au dessin aérien, ses finitions délicates, ne pouvaient avoir d’équivalent. Même les glisseurs « précieux » apparus ces dernières années n’arrivaient pas aux essieux de la Royale.

Stanislas avait rangé polish et peau de chamois avant d’aller boire un verre de Gros-Rouge-Qui-Tache, comme le voulait la suite du rituel. Tout chauffeur de taxi se respectant devait en absorber au minimum deux litres par jour, croyait-il. Cigarettes roulées main et Gros-Rouge-Qui-Tache étaient indispensables à son travail, puisqu’il était lié à son personnage. Il était un acteur ; il ne pouvait se permettre d’oublier le moindre détail.

Son verre achevé, il avait quitté précipitamment sa cuisine et s’était installé au volant de la Bugatti. Comme toujours, sa gorge s’était quelque peu serrée au moment de mettre le contact. Cette voiture était si ancienne, si fragile… Une panne risquait fort de se révéler définitive. Certes, Stanislas aurait pu sans problème se procurer des pièces calquées sur les originales, mais la Royale ne comportait à ce jour que des éléments authentiques, manufacturés au XXe siècle ; y introduire des corps étrangers aurait pris à ses yeux une allure de sacrilège. Il avait tourné la clef de contact. Rien ne s’était produit. Deux heures plus tard, il était assis sur le sol du garage au milieu d’un fatras de pièces de moteur soigneusement démontées, tenant sa tête douloureuse dans ses mains maculées de cambouis. C’était à n’y rien comprendre. Tout semblait en ordre ; Stanislas n’avait pu trouver la moindre panne. Il avait vérifié chaque point faible, des durites aux fusibles, des joints aux vis platinées, pour finalement découvrir qu’il n’y avait aucune raison pour que la voiture ne fonctionnât pas. Le problème était ailleurs…

Le petit combiné intérieur avait soudain grésillé. Stanislas, enveloppant sa main d’un chiffon, avait ouvert la portière et s’était assis à la place du conducteur avant de répondre. Les traits du Conseiller Wolter s’étaient matérialisés au-dessus du volant.

— Je viens de recevoir une plainte de la part du Président du Comité pour la Réforme des Cartes de Circulation… Il paraît qu’il a attendu trois quarts d’heure au métro sans vous voir… Qu’est-ce que vous fichez ?

— Ma caisse est en rade, avait répliqué Stanislas.

— Eh bien, réparez-la !

— Qu’est-ce que vous croyez qu’je fous d’puis tout à l’heure ?

— Gardez votre vulgarité pour les clients que ça amuse. Quand pensez-vous avoir fini ?

— J’arrive pas à trouver l’origine de la panne.

— Je vous croyais expert en mécanique…

— Là est le hic. Y a pas de panne. Cette bagnole devrait tourner comme une horloge — mais elle tourne pas !

— Voulez-vous l’assistance d’un spécialiste ?

Stanislas n’avait pu s’empêcher de ricaner.

— Un spécialiste ? Y en a qu’un, et il crèche à l’aut’ bout de la planète !

— Eh bien, appelez-le !

Stanislas avait hésité. Avoir recours aux services de Pforzheim — l’homme qui avait remis en état la Royale — lui coûterait un véritable fortune. Propriétaire d’une île corallienne quelque part dans l’Archipel Bismarck, l’Allemand y avait aménagé une piste faisant le tour de l’atoll, pour tester les véhicules qu’il retapait. Porté sur la bouteille, il était néanmoins l’expert mondial en ce qui concernait les moteurs à explosion, dont il ne restait pas plus de quelques centaines d’exemplaires en état de marche sur toute la planète.

— D’accord, je vais le faire. Mais les frais seront à votre charge.

— Entendu. Bon, pour cette nuit, un glisseur vous remplacera. Mais, demain, il vous faudra être à votre poste.

— Tout dépend de Pforzheim.

— S’il est aussi efficace que vous le dites, il n’y aura aucun problème, avait conclu le Conseiller avant de couper la communication.

Stanislas avait abandonné la Bugatti avec un dernier regard attristé. Une fois rentré chez lui, il avait tiré d’un placard une bouteille de Gros-Rouge-Qui-Tache. Il ne voyait rien d’autre à faire que de se saouler à mort.

Comme je m’en doutais, Pforzheim ne pouvait rien pour Stanislas, qui était au moins la cinquantième personne à l’appeler pour la même raison. Tous les moteurs à explosion de la planète avaient apparemment cessé de fonctionner dans l’après-midi. En conséquence, le pseudo-Russe blanc avait été limogé, au profit d’un opportuniste qui prétendait posséder une Rolls-Royce Phantom II d’un modèle rarissime — et en parfait état de marche ! Sans doute le moteur à essence avait-il été remplacé par une turbine électrique, mais le Conseiller ne se préoccupait guère d’authenticité ; le taxi de Grande-Isle devait être une belle voiture qui parût ancienne, point à la ligne.

La merveilleuse mécanique à laquelle Stanislas avait voué ses jours était condamnée à finir ses jours dans un musée quelconque. Le Conseiller lui avait assuré qu’on trouverait un acquéreur prêt à payer le prix fort.

Démoralisé et à moitié ivre, Stanislas avait jeté quelques vêtements en vrac dans une valise. Puis, sans prendre la peine de verrouiller la porte, il s’était dirigé vers le métro. Il avait envie de boire et de fumer, de rire et de chanter pour oublier sa tristesse. À cette époque de l’année, il n’y avait que Paris pour s’payer une vraie éclate. Il avait donc acheté une place sur le prochain vol à destination d’Orly. Sa prime de licenciement suffirait à alimenter quatre jours de fête. Ensuite… Il verrait bien. L’avenir lui apparaissait désormais comme un nuage de brume où il n’aurait aucune peine à se perdre.

Il était arrivé à Paris aux environs de minuit. Le tramway qui effectuait le trajet entre l’aéroport et la ville l’avait déposé Porte des Lilas, devant un garni si miteux que les touristes s’en tenaient à l’écart. Il y avait loué une chambre, heureux de cette bonne aubaine — il avait en effet craint de devoir coucher sous les ponts ou dans un square, les hôtels affichant en général complet pendant toute la durée du Carnaval — puis il avait pris le métro.

Ce voyage était pour lui un pèlerinage, un retour aux sources. Des images ne cessaient de défiler dans sa mémoire, tandis que la rame l’emportait vers le centre de Paris… L’immeuble solitaire du Jour se lève, le pont métallique d’Hôtel du Nord, la guinguette au double destin de La Belle Équipe… Des années durant, Stanislas avait rêvé Paris, et c’était peut-être pour cette raison qu’il ne s’y était jamais rendu. Par crainte d’être déçu, de découvrir que la ville qu’il croyait connaître n’était plus, n’avait peut-être jamais été.

À la station République, un sosie de Jules Berry haranguait les voyageurs à l’aide d’un porte-voix à l’émail écaillé :

— Grand bal musette ce soir de minuit à l’aube, place de la République ! Venez nombreux ! Totor de Ménilmuche, Jo Escriva et bien d’autres vous y attendent. On dansera toute la nuit au son de l’accordéon !

Stanislas s’était rué hors du wagon. Inutile d’aller plus loin. Il venait de trouver ce qu’il cherchait. Et tant pis s’il ne s’agissait que d’une reconstitution, d’un spectacle pour touristes. Il ne pouvait de toute manière espérer mieux…

Le bal musette l’avait effectivement déçu. Sur les deux cents personnes présentes, une trentaine à peine faisaient mine de danser, gigotant au hasard sur des rythmes qui leur étaient inconnus. Quant à l’orchestre, composé d’une demi-douzaine de musiciens en complet lamé, il semblait plutôt s’ennuyer à jouer devant un public si clairsemé et peu intéressé. La java qui sortait des haut-parleurs était molle et dépourvue de tout entrain.

Stanislas avait malgré tout fait le tour des spectateurs, à la recherche d’une cavalière. Il s’était longuement entraîné à danser la java, le tango, la polka piquée et la valse musette, seul devant un miroir ou serrant dans ses bras un mannequin mobile, mais n’avait jamais eu l’occasion de mettre ses connaissances en pratique avec une véritable partenaire.

Il avait finalement avisé un couple qui se tenait à l’écart. L’homme, âgé et ventripotent, lui rappelait quelqu’un, mais il n’eût su dire qui. La femme portait une courte jupe de cuir, des bas fluorescents et un T-shirt moulant ; ses longs cheveux noirs ondulaient dans la brise nocturne. Stanislas, estimant qu’elle devait être bonne danseuse, l’avait invitée, bien qu’elle n’eût pas tout à fait la dégaine adéquate.

La java achevée, l’orchestre avait embrayé sur un tango de Carlos Gardel. Un frisson de plaisir avait parcouru l’échine de Stanislas. Gardel était l’une de ses idoles, tant à cause de son immense talent que de sa fin tragique. Comme bon nombre de ses contemporains, le faux Russe blanc accordait autant d’importance — sinon plus — à la qualité de la légende qu’à celle de l’œuvre. Entraînant la jeune femme dans une danse saccadée, il avait engagé la conversation :

— V’connaissez l’créateur d’ce morceau ?

— Non. De qui s’agit-il ?

— Carlos Gardel, l’type qu’a inventé l’tango argentin. Un gars pas possible, pour sûr ! L’est né à Toulouse, c’qu’est déjà pas très normal pour un Sud-Américain…

— Qu’y a-t-il de pas possible là-dedans ?

— En fait, c’est surtout sa mort… (Stanislas avait rejeté sa casquette en arrière d’un coup de pouce nonchalant.) L’était dans un zinc…

— Un zinc ?

— Un avion, quoi ! L’pilote, qu’avait eu un chagrin d’amour, s’est tiré une balle dans la tête et l’zinc s’est planté avec Gardel et tous ses musicos…

— Cet homme n’aurait-il pu se tuer seul, sans entraîner d’autres personnes avec lui ?

— C’était l’vingtième siècle, ma p’tite dame ! Les gens étaient pas comme nous, v’savez… D’curieux zigues… Où avez-vous appris à danser l’tango ?

La jeune femme n’avait pas répondu. Le morceau s’achevant, elle avait pris la main de Stanislas pour l’entraîner vers son compagnon.

— Tu ne t’es pas trop ennuyé ?

— Je vous regardais. Vous dansez très bien.

Stanislas s’était fendu d’un sourire. Il venait de reconnaître l’homme — Manuel Garvey, le façonneur…


— Manuel Garvey ? le coupai-je.

— Lui-même. V’savez, les multisensos, ça m’a jamais trop branché… L’art moderne, j’y pige que dalle ! Mais voir ce type dans c’bal, ça m’l’a rendu vach’ment sympa.

Il continua à parler, mais je ne l’écoutais plus. Mon esprit engourdi par l’hibernation venait en effet de se remettre à fonctionner. L’essentiel du récit de Stanislas n’avait guère d’intérêt pour moi ; ses mésaventures n’étaient que des conséquences de la Perturbation. Qu’il eût rencontré Manuel la veille au soir, par contre, était un élément d’information tout à fait intéressant. D’autant plus que la fille qui l’accompagnait…

— Votre cavalière…, soufflai-je. Vous connaissez son nom ?

— Changeling, ou un truc comme ça…

Je restai sans voix. Que faisait Jeanne dans ce bal musette — surtout en compagnie de Manuel ? Et pourquoi ne m’en avait-elle pas soufflé mot ? Je pris soudain conscience que la jeune femme ignorait tout de mes relations avec le façonneur. Contrairement à Sue et au salvoïde, elle ne connaissait qu’une partie de mon histoire. Il était donc compréhensible qu’elle n’eût fait aucune allusion à ses activités de la nuit passée… Mais de quelle manière avait-elle rencontré Manuel ?

Nous étions arrivés au métro Jean Jaurès. Je consultai l’horloge du tableau de bord. Les Transylvaniens commenceraient à danser d’ici un quart d’heure. Tout s’était donc passé comme je le prévoyais. Il n’y aurait pas de paradoxe. Ouf.

— Z’êtes arrivé, dit Stanislas. On pourrait p’têt’ s’revoir, non ? Vous pensez aller au show de Garvey ? Il m’a donné une invite.

— J’y serai, oui. Mais il y aura sûrement trop de monde pour que nous puissions nous retrouver.

— Jusqu’ici, le hasard a bien fait les choses. Y a pas de raison que ça change, pas vrai ?

— C’est bien ça qui m’inquiète, conclus-je en sortant de l’électrauto. Peut-être à ce soir…

Je descendis la rampe qui menait au quai. La chaleur me tournait la tête. Dans le ciel uniformément bleu flambait un soleil trop blanc, qui m’obligea à acheter une paire de lunettes noires à un vendeur à la sauvette. J’étais encore affaibli par mon demi-siècle d’hypothermie, mais la fatigue accumulée depuis ma première fuite de Sahara Beach paraissait m’avoir enfin quitté, comme si le sommeil glacé de l’hibernation m’avait permis de récupérer.

— C’est sûr : tu en avais bien besoin.

Je ne pris même pas la peine de me retourner pour identifier le propriétaire de cette voix ironique.

— Te voilà, toi ! Avec une nouvelle fournée d’explications ?

Le fouinain me dépassa, virevoltant avec agilité au-dessus des pavés du quai. Le soleil se reflétait sur son crâne lisse, allumait une lueur sarcastique dans ses yeux aux pupilles fendues horizontalement comme celles d’un personnage de Carl Barks.

— Bien sûr. Je n’apparais jamais sans raison, tu devrais le savoir.

— Alors, vas-y, je n’ai pas de temps à perdre.

— Il y avait longtemps que tu ne m’avais pas rabroué…

— Tu recommences à me taper sur les nerfs, fouinain. Pourquoi ne m’as-tu pas fourni ces explications avant mon retour en arrière ?

— Parce qu’elles n’étaient pas encore en ma possession, tiens ! C’est ton voyage qui me les a apportées.

— Je ne comprends pas.

— Tu ne comprends jamais rien. C’est pourtant simple… (Il cligna des paupières, comme si la violente luminosité le gênait, lui aussi.) Ton saut dans le temps est la clef de toute l’affaire, mais je ne pouvais pas le deviner tant que tu ne l’avais pas effectué. À propos, bravo pour la façon dont tu es revenu à cette époque ! L’hibernation était une fine idée.

— Je n’ai aucun mérite. C’est un vieux bouquin qui m’en a donné l’idée.

— Un bouquin qui t’a permis de quitter l’hiver intellectuel de l’Ère néopure pour t’ouvrir une porte sur l’été ?

La formulation était élégante, mais je ne me sentais pas d’humeur à complimenter le fouinain sur la finesse de ses références culturelles.

— J’attends toujours tes fameuses explications.

Le gnome sauta vivement sur une bitte d’amarrage. Il n’avait toujours pas de jambes visibles. J’étais de plus en plus persuadé qu’il ne portait rien sous son vêtement informe — pas même un corps.

— Chaque chose en son temps. Bon. Premier point : tes petits copains de l’Ère néopure. Le mystère de la disparition du premier est d’ores et déjà élucidé. Bravo pour la rapidité avec laquelle tu as réagi. Splendide réflexe de ta part. Pour Francis, je ne peux que te renouveler mes félicitations. Tu as su pallier la défaillance de Manuel d’une manière admirable.

— Tu fais dans le lèche-cul ? C’est suspect !

— Je vois que ton copain salvoïde commence à déteindre sur toi… Fais attention à ne pas devenir hallucinogène, toi aussi.

— Pas de danger. J’ai les pieds sur terre, maintenant. Je crois que ce petit retour en arrière m’a ramené à la réalité.

— Je dirais plutôt qu’il l’a rendue réelle.

— Je ne comprends pas.

— Tant pis pour toi. Bon, deuxième point : le manuscrit…

Je tressaillis et portai la main à la poche où j’avais glissé la liasse de feuilles jaunies par le temps. Elle n’y était plus. Sans doute me l’avait-on prise au centre d’hibernation. Ce qui signifiait que…

— Exactement, cher ami. Le type qui a rangé tes vêtements a été intrigué par ces papiers ; alors, il y a jeté un coup d’œil. Le reste est facile à deviner. Il a emporté le manuscrit, bien qu’il fût inachevé, et il en a fait un certain nombre de copies — dont l’une d’elles a été retrouvée par Jeanne, ce matin.

— Mais ça n’explique pas comment ce texte pouvait décrire des événements qui ne se sont pas encore produits !

Le fouinain détourna le regard. J’avais mis le doigt sur le seul point de sa théorie qu’il avait négligé d’élucider.

— C’est une boucle fermée, Kerl. Un ouroboros temporel, un effet sans cause. Nul n’a jamais écrit ce texte. Certains l’ont recopié, mais personne ne l’a rédigé.

— Et tu trouves que ça justifie son existence ?

— Tu voulais un paradoxe ? Tu en as un, et un superbe ! Mais c’est ce paradoxe qui a rendu possible ton voyage temporel. Si tu ne l’avais pas déjà effectué, ton saut dans le passé n’aurait jamais pu avoir lieu. Et le Gardien n’aurait pas pris possession de Sue.

— Que vient-il faire là-dedans ?

— Rappelle-toi, je t’ai dit qu’il était apparu à une époque où l’existence d’un Gestalt était impossible, pour des raisons purement physiques et bassement matérielles. Seule la Perturbation crée les conditions nécessaires à la fusion des esprits. Mais un crétin romantique, issu d’une ère perturbée, a eu l’idée saugrenue de retourner une cinquantaine d’années en arrière… Remarque, je ne te le reproche pas ; tu ne pouvais pas agir autrement, ton voyage était de toute manière inscrit dans l’Histoire.

Cette nouvelle digression acheva de me mettre en colère. Le fouinain ne changerait jamais ; il lui faudrait toujours emprunter des chemins détournés pour arriver à son but.

— Vas-y, dis-moi tout. Dis-moi que c’est moi qui ai créé cette saloperie en retournant dans le passé !

— Inutile de te le dire, puisque tu as compris tout seul.

Ma gorge se serra.

— C’est donc vrai ? Sans moi, il n’y aurait pas eu de Gardien ?

— Vraisemblablement. Ces deux Néopurs que tu as bousculés… Tu n’as pas eu l’impression de reconnaître l’un d’eux ?

Je commençai par secouer la tête avec énergie. Je n’avais jamais vu ces deux hommes. D’ailleurs, j’avais toujours évité de fréquenter les membres de la Milice, bien qu’il fût de bon ton, à l’époque, d’en avoir quelques-uns dans ses relations.

Puis les traits de celui qui tenait le thermique se superposèrent à un autre visage, bien plus âgé, que j’avais entrevu récemment. Je dus faire un effort pour retrouver dans quelles circonstances. Je ne l’avais vu qu’une fois, et ma mémoire avait quelque peu tendance à faiblir, ces derniers temps. Voyons… C’était à la tridi, lors d’une émission d’informations — de toute façon, je n’en regardais jamais d’autres — et cet homme se nommait…

Hector Danteres, Pur des Purs, Purificateur des Purificateurs — l’actuel leader des Néopurs !

Je fus tiré de mes réflexions par le clap-clap des mains à quatre doigts du fouinain mimant un applaudissement enthousiaste.

— Bon, tu vois le tableau ou il faut que je te fasse un dessin ?

— Un dessin ne serait pas superflu.

— En bousculant ces deux Néopurs, tu les as « contaminés », comme tu l’avais déjà fait pour Stanislas Djougatchvili, Jocelyne ou les gens du cirque — et aussi Manuel, bien entendu… Le premier effet de cette contamination a été la naissance d’une « micro-Perturbation » dont ils étaient le noyau. Quant au second, tu as pu l’apprécier à sa juste valeur.

— Le Gardien ?

— Lui-même. Les esprits de ces deux Miliciens se sont tout d’abord unis, créant un embryon de Gestalt qui n’a pas tardé à s’étendre à d’autres individus — ceux qu’ils fréquentaient le plus assidûment, c’est-à-dire des Miliciens et des Néopurs… Jusque là, le Gestalt se développait de manière relativement normale, si l’on ne tient pas compte de l’époque à laquelle remonte cette genèse. Puis un jour, pour des raisons inconnues, il a… « pris son essor ». Cessant d’être soumis à la volonté de ceux qui le composaient, car il était devenu une entité autonome, il leur a soudain imposé la sienne.

« En fait, il semblerait que ce soit le Néo-Puritanisme lui-même qui se soit soudain incarné.

— Mais… Les doctrines ne pensent pas !

— Qu’est-ce que tu en sais ?

Je demeurai sans voix. Le fouinain avait le goût des révélations sensationnelles, mais celle-ci était la plus bouleversante de toutes. Pour la première fois dans l’histoire humaine, un concept, une idéologie avait quitté le domaine de l’abstraction pour devenir consciente, vivante, agissante… L’acharnement du Gardien contre moi était à présent parfaitement compréhensible ; toute ma vie durant, j’avais, à ma manière, combattu le Néo-Puritanisme, dont il était l’incarnation. J’étais l’Ennemi majuscule, l’adversaire tout désigné de cette créature impossible dont le but…

Quel était son but, au fait ?

— Tu ne le devines pas ? Aujourd’hui, le Gardien a compris qu’il avait commis une erreur en lançant ses supports principaux dans une fuite sans fin. Il aurait pu les rappeler, les inciter à faire demi-tour… Il a préféré les abandonner à leur sort pour se rabattre sur Filvini. Les Néopurs ne l’intéressent plus ; leur temps est révolu. Il s’est servi d’eux parce qu’ils lui avaient donné le jour et qu’ils acceptaient son emprise.

— Sue ne l’avait pas acceptée, pas plus que les autres condits.

— Le conditionnement est une technique lourde et complexe, qui nécessite la création d’une personnalité artificielle. Jusqu’ici, le Gardien était incapable de s’emparer d’un individu qui n’était ni consentant, ni pourvu d’une personnalité de surface.

— Et maintenant, il peut le faire ?

— Oui, grâce à la Perturbation — il en bénéficie lui aussi. C’est ça qu’il a compris trop tard. Que l’Humanité était à sa merci, pour peu qu’il se donne la peine de l’asservir. C’est un très vieux Gestalt, eu égard à l’état actuel du continuum. Il connaît toutes les ruses et les subtilités des affrontements psychiques. Même l’union des Matraqueurs et des Doux-Dingues ne pourrait pas grand-chose contre lui… Le retarder, peut-être… Et encore !

Je m’aperçus que je tremblais. L’idée d’une humanité soumise au Gardien me terrifiait, me rendait malade. J’ôtai mes lunettes, fixai le soleil une fraction de seconde. J’avais besoin de souffrir, d’être ébloui, brûlé par cette lumière étincelante. Tout était bon pour chasser ce malaise qui montait en moi, me rongeant peu à peu de l’intérieur.

— Le Gardien n’a qu’un but, reprit le fouinain. S’imposer à tout prix, il y va de son existence. Né d’une foi athée, il en est devenu le dieu, en quelque sorte. Mais les dieux eux-mêmes meurent si l’on cesse de croire en eux.

Je tournai vers le gnome mon regard brouillé par une danse de phosphènes colorés, sachant avant même de le constater qu’il s’était éclipsé, me laissant seul avec mes interrogations et mes angoisses.

J’arrivai en vue des Transylvaniens avant leur grand bond vers le passé. Toujours par souci de ne causer aucun paradoxe, je choisis d’attendre pour me manifester, mais je m’étais déjà trop avancé, et le salvoïde me vit. Réagissant avec une promptitude surprenante, il empoigna le bras de Sue et l’entraîna hors du groupe des Danseurs, au moment même où ceux-ci m’emportaient vers l’Ère néopure.

Le clone me désigna à Sue. Une fraction de seconde, son visage se décomposa lorsqu’elle m’aperçut — puis elle comprit que j’étais de retour, que j’avais réussi — et elle se précipita dans mes bras, des larmes plein les yeux.

Nous restâmes un long moment enlacés, sans parler, sans même nous embrasser. Sentir le corps de l’autre, goûter sa chaleur, son odeur, nous suffisait amplement. Nous étions ensemble et, cette fois-ci, rien ni personne ne pourrait nous séparer à nouveau.

Puis les Transylvaniens nous entourèrent. Je les avais quittés quarante heures — ou cinquante ans — plus tôt, mais pour eux, mon absence n’existait tout simplement pas. Répondant par des onomatopées aux questions qu’ils me posaient, je cherchai Luc du regard. Je le découvris à quelques mètres de là, qui se débattait pour échapper à la poigne ferme d’un puissant travesti à la poitrine velue et aux joues tatouées de symboles mathématiques.

— Pourquoi avez-vous poussé cet homme parmi nous ? demanda Igor d’un ton agressif.

— C’est mon ami. Je devais le sauver.

— Vous avez créé un paradoxe ! accusa un autre Transylvanien.

— Absolument pas. Luc avait disparu ce soir-là. Nous savons désormais ce qui lui est arrivé.

— Je ne vous crois pas ! s’écria Igor. Aucun d’entre nous ne vous croit ! Vous nous avez trompés, abusés !


— Sue !

Nous nous tournâmes tous vers Luc, qui courait dans notre direction, poursuivi par le colosse à l’étreinte de qui il venait d’échapper. Songeant que la situation devenait décidément bien compliquée, j’envoyai au diable les Transylvaniens pour aller accueillir en personne mon ancien complice.

— Sue…, répéta-t-il en se plantant devant elle. Qu’est-ce que tu fiches là ? Ça fait bien six mois que tu as disparu…

— Pas six mois, Luc : cinquante ans.

Il se figea, tandis qu’une expression d’incrédulité envahissait son visage.

— Cinquante ans ? répéta-t-il.

— Tu viens de faire un saut à travers le temps, expliquai-je.

Il me toisa sans aménité. Il ne m’avait toujours pas reconnu.

— Qui c’est, ce type ?

— Tu ne reconnais pas les amis ? repris-je.

Il me dévisagea longuement, le regard suspicieux, jusqu’à ce que Sue décidât de mettre fin à sa perplexité :

— C’est Kerl, dit-elle d’une voix étranglée.

— Kerl ? Ce vieux ?

— Si tu veux mon avis, intervint le salvoïde que je n’avais pas remarqué jusque-là, va falloir passer un certain temps à tout lui expliquer…

Il n’avait pas tort. Je me lançai donc une nouvelle fois dans le récit de mes aventures, tandis que les Transylvaniens préparaient un pique-nique avec les vivres qu’ils avaient emportés. Je ne devais pas être très rapide, ce jour-là, car j’en étais à peine arrivé à ma fuite à travers les jeux d’arcade lorsque le salvoïde s’écria :

— Si tu veux te contempler, c’est le moment.

Comprenant que les Danseurs venaient de réémerger à l’issue du saut vers le futur où je m’étais vu en train de parler avec Luc, je voulus me retourner, mais j’en fus empêché par une violente douleur qui explosa dans mon cerveau. Je tombai à genoux, le visage dans les mains. Il me semblait que des millions de voix hurlaient en moi, et chacune d’elles était comme une piqûre d’épingle à la surface de mon esprit. Je tentai de les repousser, mais il en arrivait sans cesse de nouvelles, qui se joignaient à ce chœur grégorien couleur de souffrance.

— Kerl…, gémit Sue. Qu’est-ce qui se passe ?

Je levai les yeux vers elle, mais l’obscurité qui rongeait mon champ visuel m’empêcha de distinguer son visage. Je balbutiai d’une voix brisée :

— Manuel… Appelle Manuel… Francis… Le conservateur… GR-004 (modifié)… GR-004 (modifié)…

Puis je tombai dans un gouffre qui n’était autre que l’esprit enfoui de Filvini.