CHAPITRE XXIII – UN CHANT DU CYGNE

La fatigue était de retour, écrasante. Elle pesait sur moi comme une accélération de plusieurs g, tiraillant les muscles de mes jambes et de mon dos. Les articulations de mes mains et de mes poignets me faisaient également souffrir, de même que ma hanche et mon œil droit. Je ressentais l’impression d’avoir cent ans, et sans doute n’étais-je, en un sens, pas très loin de la vérité. Ce corps était victime d’un processus de vieillissement accéléré.

Je contemplais mon visage dans le miroir de la loge lorsqu’un mouvement attira mon attention. Levant les yeux, je vis Bergson se découper dans l’encadrement de la porte. Il portait une redingote noire et des chausses grises enfoncées dans des bottes de métal souple. Mon regard rencontra le sien par l’intermédiaire de la surface réfléchissante ; il y avait de l’inquiétude dans ses pupilles dilatées par quelque drogue excitante. Il semblait ne pas avoir digéré la manière dont je l’avais envoyé promener la nuit précédente.

— Vous entrez en scène dans dix minutes, annonça-t-il d’une voix tendue. Au moment précis où le soleil disparaîtra derrière Passy, comme vous l’aviez demandé. (Il hésita, avant d’interroger d’une voix aigre :) J’espère que vous êtes content ?

Je ne pris même pas la peine de tourner la tête pour lui répondre. Notre dispute me l’avait montré sous son vrai visage, celui d’un commercial certes avisé, mais pour qui la création artistique en elle-même était sans valeur si elle ne lui permettait pas de se remplir les poches. Je n’éprouvais désormais plus que du mépris pour cet homme à qui j’avais si longtemps accordé ma confiance — un mépris qui se muait en indifférence à mesure que le début du show se rapprochait.

Bergson avait cessé d’être utile. Il avait rempli son rôle ; à présent, c’était à moi de jouer le mien. Jusqu’au bout.

— Je suis aux anges, ironisai-je, essayant d’oublier ce corps qui me causait tant de souffrances. Vous avez transmis mes consignes ?

Il renifla. Son assistante avait déjà tiqué à la vue de ma liste d’invités, et je supposais qu’il avait dû lui-même sauter au plafond en découvrant les indications qui y étaient portées. Ignorant en effet combien de personnes Kerl et Changeling comptaient amener avec eux, j’avais donné pour instruction de laisser passer tous ceux qui se réclameraient de l’un ou de l’autre. Accessoirement, cela signifiait que quelques resquilleurs audacieux allaient profiter de l’occasion pour entrer sans payer, mais cela ne me dérangeait pas. Ce soir-là, j’aurais été prêt à jouer pour la gloire.

— Vos petits copains pourront entrer à l’œil, si c’est à ça que vous faites allusion.

— Parfait. (Je me levai et me tournai vers lui ; à l’endroit, il n’avait pas tout à fait le même visage.) Vous devriez aller faire un tour dans le public, cette fois-ci, ne serait-ce que par curiosité.

— Je me contente des coulisses. On y est très bien.

— Vous manquerez les deux tiers des effets spéciaux.

— Je ne suis pas ici pour profiter du spectacle.

— Vous vous contrefichez de ce que je peux bien faire, hein ? Seul le pognon compte, pour vous !

Bergson se raidit sous l’accusation.

— J’irai peut-être faire un tour pour étudier de plus près les réactions des spectateurs, concéda-t-il. Pour essayer de comprendre quel intérêt ils peuvent trouver à une telle confusion sensorielle…

— C’est votre problème, conclus-je en m’éloignant.

Tandis que je me dirigeais vers l’immense scène inclinée que l’on avait dressée entre les quatre piliers de la tour Eiffel, je me demandai pourquoi je n’avais pas le moral, alors que l’unique représentation de l’œuvre de ma vie était imminente. Changeling se trouverait-elle dans le public, comme elle me l’avait promis ? Pourquoi n’était-elle pas venue m’encourager avant le show ? Je ne parvenais pas à lui en vouloir, mais j’aurais préféré lui avoir déjà fait l’amour.

Dissimulé par un miroir sans tain situé au point le plus élevé de la scène, je considérai la foule réunie sur le Champ de Mars. Ces centaines de milliers de personnes étaient venues pour moi, mais cette pensée ne me procurait aucun plaisir particulier. Jusqu’ici, je m’étais senti une star, j’avais aimé être aimé. L’absence de Changeling me rendait incapable de jouir de cette gloire que j’avais tant recherchée. J’aurais donné toutes les ovations du monde pour la serrer dans mes bras…

Je chassai la jeune femme de mon esprit. Rien ne m’empêcherait d’assurer ce spectacle — mon dernier spectacle.

Le ballon sanglant du soleil avait commencé à disparaître derrière les immeubles kitsch de Passy. Il était temps d’y aller.

J’adressai le signal convenu aux techniciens éparpillés sur la scène, à l’abri des regards ; bien que tout fût contrôlé par ordinateur, la présence d’une soixantaine de roadies était indispensable à la bonne marche du spectacle. Le moindre incident, le plus petit retard, le décalage le plus infime pouvaient en effet tout gâcher, et précipiter le show dans une confusion bien pire que celle évoquée par Bergson un instant plus tôt.

Regrettant de ne pouvoir tout contrôler seul, je gagnai mon poste de contrôle — une bulle de verre blindé qui flottait au-dessus de la scène. Ma souplesse ayant considérablement diminué au cours des derniers jours, j’éprouvai quelques difficultés à me glisser dans l’habitacle, pourtant conçu pour un homme de ma corpulence.

(Dans un éclair de lucidité, je tentai de reconstituer ce qui s’était passé, d’évoquer le souvenir du moment où j’avais quitté mon corps pour intégrer celui de Manuel, mais l’image la plus récente que je pus retrouver était celle de l’enfant mongolien cajolant le mouton de pierre.)

Le son pur et délié d’une guitare sonna dans le soir, créant peu à peu une musique lente et angoissante, toute en arpèges de cristal. Le guitariste, géant de plus de dix mètres, était assis dans le vide à hauteur du premier étage de la tour Eiffel. Ses cheveux orange se tordaient dans la lumière d’un projecteur, tentacules enflammés d’une méduse illusoire. Il commença à grandir, à croître démesurément tandis que la mélodie se précisait, lugubre ballade que j’avais empruntée à un obscur compositeur du XVIIIe siècle.

La foule poussa un cri de surprise. Les doigts du guitariste étaient eux aussi des tentacules — mais d’un rose obscène, répugnant, qui évoquait les chairs mises à nu d’un écorché.

Le grondement d’une basse au son atrocement trituré fit trembler les vitres dans un rayon de plusieurs kilomètres. Un bassiste dégingandé, dont le corps semblait dépourvu d’articulations, était apparu sur le second pilier. Son visage n’était qu’un masque de zombie, une face blafarde et émaciée à la peau tendue sur des os saillants. Un cœur gigantesque battait au fond de la plaie sanglante qui béait dans sa poitrine dénudée.

Un batteur et son instrument se matérialisèrent au centre de la scène à l’instant précis où le premier coup de baguette résonnait sur le tom basse. Le percussionniste sans visage possédait quatre bras aussi velus que ceux d’un gorille.

J’eus un haut-le-corps. (Mais qui étais-je ?) Cette mise en scène pompeuse, ces artifices grossiers ne faisaient que confirmer mon impression selon laquelle l’« art » multisensoriel n’était qu’une bouffonnerie, un assemblage factice d’éléments hétéroclites destinés avant tout à

FRAPPER !

Effet facile. Il n’y avait rien là-dedans, sinon une habileté commerciale voisine de la démagogie. Le cirque, lui…

(J’étais donc Monsieur Loyal, mais je ne le restai pas longtemps.)

Un coup de tonnerre explosa subitement. Malgré l’absence de nuages dans le ciel, le public parut vraiment croire qu’un orage était imminent. La lumière sanglante du soleil semblait ne jamais vouloir s’éteindre, comme si l’astre incandescent demeurait caché juste en-dessous de l’horizon — à la suite, par exemple, de l’interruption de la rotation de la Terre.

Les musiciens s’évaporèrent lentement, comme digérés par l’atmosphère. La tour Eiffel ne tarda pas à les imiter. Il ne subsistait plus qu’une lande déserte et grise, où le vent secouait de dérisoires bouquets d’ajoncs. Dans le lointain se dessinait une silhouette trapue, inquiétante, qui titubait d’épuisement.

Sang. Il est en quête de sang. Tout comme moi.

Cette pensée appartenait indubitablement au Gardien. Je regardai autour de moi, à la recherche de Filvini. Il était difficile de distinguer les visages dans la pénombre rousse, mais je savais qu’il était là, quelque part au sein du public, et qu’il me cherchait pour me tuer.

Les ténèbres s’imposèrent brutalement. Même les lumières de Paris avaient disparu. D’autres lueurs naquirent çà et là, étoiles rougeoyantes d’une galaxie agonisante. La silhouette obscure se dirigeait d’un pas lourd vers un arbre mort d’une taille démesurée…

Un loup-garou monumental apparut soudain. Il évoquait pour moi cette image publicitaire représentant un homme masqué en habit de soirée en train d’enjamber les toits de Paris. Image qui fut reprise pour la couverture du premier Fantômas.

La créature tendit ses bras décharnés vers les branches squelettiques de l’arbre mort, poussant un hurlement qui n’avait rien d’humain.

Stupide. Complètement stupide. Tu espères retrouver Kerl dans cette foule ? C’est du délire à l’état pur ! Il y a au moins trois cent mille personnes autour de nous…

(Filvini, s’adressant au gardien. Je tentai de les localiser, mais la voix mentale de la personnalité enfouie avait déjà été engloutie par le brouhaha ambiant.)

La lumière glissait doucement vers l’orangé. Dégradation chromatique. La musique se déchaînait, rutilante et sauvage. Un orchestre symphonique au grand complet flottait sur la droite de la scène, plaquant un arrangement wagnérien sur l’instrumental rock façon Shadows.

J’avais peur. Je savais que ce n’était qu’un spectacle conçu par Manuel Garvey, le plus grand des façonneurs, mais je ne pouvais refouler cette terreur qui montait en moi, nouant ma gorge et mon estomac, gonflant telle une bulle ardente à l’intérieur de ma poitrine.

Je décidai de m’éloigner de la scène. Arriver tôt pour être le plus près possible de la tour Eiffel avait été une erreur. Il fallait battre en retraite, pour refouler cette terreur, échapper à cette odeur de sang qui emplissait désormais l’air.

Je me penchai vers Sue et criai dans son oreille que je ne pouvais supporter cela. Elle hocha la tête et nous nous éloignâmes. Le salvoïde s’était fondu dans la foule ; il nous retrouverait plus tard.

(Je compris que j’étais Luc au moment même où je redevenais Manuel.)

— He was hungry, but he couldn’t find no prey — no food…

La voix sépulcrale avait tonné avec autant de violence que l’orage factice.

— La faim lui rongeait les entrailles.

Tous auraient voulu fuir, je le sentais, mais les grilles magnétisées tendues autour du Champ de Mars les en empêchaient. Il y eut un début d’agitation au sein de la foule. Je souris. Les nouveaux générateurs d’hallucinations fonctionnaient à la perfection. Mes fans avaient peur ? Ils ne savaient pas ce qui les attendait…

La musique devint Apocalypse. Du sang dégoulinait des énormes nuages pourpres qui flottaient au-dessus des spectateurs. L’immense loup-garou plongea vers eux, ses yeux de braise jetant des éclairs meurtriers, son haleine puante soufflant comme une tornade chargée de miasmes.

Les ténèbres, à nouveau. Et un synthétiseur pleurant dans le lointain.

Et dire que c’est ça qui marche… Les gens sont vraiment trop primaires. Prêts à aimer n’importe quoi, du moment que ça les prenne aux tripes. Même si c’est artificiel, même si c’est de la merde. Il suffit que ça les sorte de leur quotidien, que ça leur donne l’impression d’exister… L’odeur du sang les fait bander, la vue de la mort les surexcite. Ils n’ont qu’à se mettre à tuer ! Ce serait plus honnête.

Enfin… Du moment que ça rapporte…

(Bergson, assurément. Manuel ne s’était donc pas trompé sur son compte. Le phénomène s’étendait peu à peu. Allais-je donc visiter ainsi les pensées intimes de toutes les personnes présentes, pendant que mon corps…

(Mon corps ! Où se trouve-t-il ? Que lui est-il arrivé ? Et que fait Sue ici si je n’y suis pas ?)

Des pas lourds faisaient trembler le sol. Plongée dans une obscurité totale, la foule retenait son souffle. Ceux qui s’étaient assis ou allongés découvrirent que l’herbe du Champ de Mars avait disparu pour être remplacée par un sable fin à l’odeur de cendre et de sel. De nouveaux instruments s’étaient joints au synthétiseur. Une Gibson Les Paul gémissait sous les doigts d’un guitariste au bord du suicide, dont la silhouette de junkie se découpait dans un halo de lumière d’un blanc éblouissant.

Sur une série d’écrans tendus dans le ciel apparurent des images répugnantes. Opérations, dépeçages, autopsies, tortures, mutilations… Des dizaines de loups-garous dansaient désormais parmi la foule, déchirant corps et visages à l’aide de leurs griffes acérées.

Je ressentis une douleur cuisante à l’épaule. L’un des lycanthropes s’en était pris à moi. Sans hésiter, malgré le tabou qui pesait sur la violence à l’égard d’autrui, je lui lançai un coup de griffe.

Une jeune fille blonde porta la main à son épaule blessée. Je reculai, paisiblement affolé. Je m’étais laissé piéger. Elle me regarda avec de l’horreur plein les yeux, avant de s’enfuir à toutes jambes sans me laisser le temps de présenter mes excuses. Ces Terriens avaient décidément de bien curieuses manières. Me tournant vers le Matraqueur qui m’accompagnait, je lui criai, pour couvrir le vacarme omniprésent :

— Pourquoi sommes-nous ici ?

— La fusion.

Des quartiers de viande furent projetés dans les airs, puis retombèrent en pluie sur la foule terrifiée. L’orage de sang avait cessé.

(La présence de Sh’ressch confirmait le message mental — du fouinain ? — que j’avais reçu au moment de quitter le cirque. Tous ceux que j’avais rencontrés au cours de ma quête se trouvaient là. Tous. Y compris l’astronome contrefait de Basse-Californie ?

(Je voulus pénétrer plus avant dans l’esprit du Portuvillien, pour découvrir les raisons de sa présence ; le phénomène qui me faisait ricocher d’un corps à l’autre ne m’en laissa pas le temps.)

Je hurlai en recevant sur le crâne un foie encore palpitant. Mon voisin saisit le viscère gorgé de sang et le jeta au loin d’un geste rageur. Il s’évapora en cours de route.

Ce n’était qu’une illusion. De mauvais goût.

Le calme avait fini par revenir. L’orchestre symphonique planait à nouveau sur la droite de la scène, faisant face à une formation d’une trentaine de musiciens qui évoquait un combo de samba ou de salsa. La musique tenait du folklore breton et du punk rock, malgré la présence de nombreux instruments rythmiques africains et d’un sitar électrifié ostensiblement mixé en avant au milieu d’une profusion d’effets.

Des fleurs géantes dérivaient au-dessus des spectateurs, corolles lumineuses au centre desquelles cillaient des yeux à facettes. Le rythme de la musique ralentit progressivement, tandis que s’effaçaient les musiciens aux allures de pingouins. Une odeur douceâtre succéda à celle du sang. La terreur fut remplacée par une quiétude béate.

— I will be there/I will be there/I will be there/At the love-in !

L’air était peuplé de formes souples et imprécises. Des halètements presque imperceptibles se superposèrent aux percussions. Une voix s’imposa à la foule hypnotisée :

— Touchez-vous… Opposez vos mains ouvertes… Sentez les vibrations…

— Good, good, good vibrations…, chanta une voix visiblement repiquée car elle ne tenait compte ni du rythme, ni de la tonalité du morceau.

— I’m happy just to be with you, répondit une autre voix, soutenue par les accords luxuriants d’un orgue Hammond.

Je joignis ma paume à celle de ma voisine, une fille aux cheveux gris perle. (Jocelyne était donc là, elle aussi…) Nous restâmes un long moment à nous dévisager, muets et recueillis.

Puis elle dégrafa son bustier et bomba le torse, tendant vers moi ses seins menus. Je me penchai en avant et refermai délicatement mes lèvres sur la pointe encore tendre, qui durcit aussitôt.

C’était la première fois qu’une fille s’offrait à moi.

(Étais-je donc Stanislas ? Les vêtements que je portais, en tout cas, pouvaient tout à fait appartenir à sa garde-robe de pseudo-apache.)

— SUPERZAP THEM ALL WITH LOVE !

Des hommes en uniforme sillonnaient la foule, matraquant à tour de bras les spectateurs agglutinés qui leur répondaient en leur jetant des fleurs et en les invitant à se joindre à eux. Le Christ géant qui survolait le public larguait une pluie de joints et de pilules pyramidales de toutes les couleurs. Des couples faisaient l’amour avec des gestes lents pleins d’affection. Chacun cherchait à donner du plaisir plutôt qu’à en prendre.

Une pluie de pétales de roses vint éponger les dernières traces de sang.

Je venais de constater que le mandala peint sur le crâne du Matraqueur s’était illuminé, lorsqu’une femelle nue se pendit à son cou et l’embrassa à pleine bouche, posant les mains sur le symbole coloré. Le colosse voulut la repousser, mais elle s’accrochait à lui, frottait son pubis contre la boucle métallique de son ceinturon en écrasant ses seins lourds contre les puissants pectoraux couverts de sueur.

Je souris lucidement en me souvenant que la vue et le contact de ces mamelles ballottantes étaient censés susciter l’excitation chez les mâles terriens. Je restais par bonheur imperméable aux suggestions hypnotiques qui étaient à l’origine de ce déferlement de sensualité exacerbée. Ce Garvey faisait preuve d’une grande habileté dans la construction de son spectacle. Tout d’abord l’horreur, la violence aveugle et surnaturelle — puis l’amour, la douceur, la paix… Je me demandais bien ce qui allait suivre.

À mes côtés, la fille copulait avec le Matraqueur, mais seul le sexe de celui-ci semblait participer à l’acte. Son esprit était de toute manière intégré à ce Gestalt que j’avais moi-même quitté quelques heures auparavant — à regret, en me promettant de le rejoindre dès que possible.

— Lucy in the sky with diamonds…

Ciel de confiture dégoulinant sur la foule. Visages froissés, déchirés, imprimés de fausses nouvelles et de gros titres déliquescents. Voix vertes et violettes escaladant les piliers de la tour Eiffel, surgissant des murs qui avaient soudain divisé la foule en groupes d’importance variée, tous obnubilés par l’idée de l’Amour.

Du sexe ? Guitares distordues. Epiphone ravageuse et Gibson geignarde. Nappes d’orgue. Voix psychotropes de psychopathes psychopompes faisant éclater la musique en gerbes bariolées, brisant les fragiles arabesques d’amour pour leur en substituer d’autres, dont l’aspect n’était au fond guère différent.

La musique se fit caresse, tendresse, plaisir. Harmonie. Les uniformes noirs avaient disparu, ainsi que les murs.

Je manipulai quelques commandes et chargeai un sous-programme. Il n’était pas question de laisser le spectacle dégénérer en orgie. Tout reposait sur le principe de la douche écossaise. Une construction faite d’oppositions tranchées renforçait la puissance de chaque morceau.

J’achevais de régler le rythme auquel se succédaient les hallucinations quand Bergson surgit des coulisses. En sueur, haletant, il se mit à tambouriner sur la paroi de verre courbe en remuant les lèvres. Je branchai les micros extérieurs pour entendre ce qu’il me criait.

— Vous êtes complètement dingue ! Arrêtez ça tout de suite !

— Il ne reste que quelques secondes. La scène suivante…

— C’est du spectacle tout entier que je parle ! Vous êtes en train de les rendre mabouls ! Regardez !

(C’est la Perturbation qui les rend fous. La seconde vague doit être sur nous. Il faut que je trouve Filvini.)

— Je dois reconnaître que ça n’a jamais aussi bien marché…

— Un irresponsable — voilà ce que vous êtes ! Le Champ de Mars transformé en baisodrome… Vous n’imaginez pas les ennuis que ça va vous attirer !

Mon regard affronta le sien sans ciller.

— Je vais crever — vous l’ignoriez, hein, Bergson ? Je vais crever dans quelques jours, parce qu’un salaud de Néopur a décidé, juste avant ma naissance, qu’il fallait limiter l’espérance de vie ! Bien sûr, cette idée stupide a été presque aussitôt été abandonnée, mais ça ne m’a pas empêché d’en faire les frais — et je ne suis pas le seul !

Le moment était venu de susciter un sentiment d’oppression au sein de la foule. Je manipulai une commande. Les corps enlacés se désunirent sans avoir, pour la plupart, réussi à atteindre l’orgasme. Un peu de frustration ne leur ferait pas de mal, surtout à ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de connaître l’Ère néopure et ses interdits. L’angoisse était à nouveau omniprésente, écrasant les poitrines et nouant les gorges bien qu’elle n’eût aucune origine visible — ou audible.

— Cinq millions, poursuivis-je, incapable de me taire. Cinq millions de pauvres types vont crever dans les six mois qui viennent… (L’un de mes bras traversa la paroi de la bulle et empoigna le col de dentelle rose de Bergson.) Il faut un an au minimum pour monter un show multisenso. Si je ne meurs pas d’ici là, je serai sénile, irrémédiablement gâteux. C’est ma dernière œuvre, mon chant du cygne — et vous voudriez que j’arrête tout ? (Je repoussai vivement le producteur ; il trébucha et tomba assis parmi les câbles enchevêtrés.) Allez, cassez-vous, Bergson. Et, mettez-vous bien ça dans la tête, le spectacle continuera jusqu’au bout !

Il se releva, s’épousseta du bout des doigts, les lèvres tordues en un rictus dédaigneux.

— Vous l’aurez voulu, Garvey. Je vais vous couper le courant.

L’angoisse ne cessait de monter, bien qu’il ne se passât rien d’anormal. La musique était douce, presque langoureuse. Il s’agissait d’un air traditionnel irlandais réarrangé pour deux synthétiseurs et un saxophone ténor. La scène demeurait plongée dans l’ombre. Un unique écran plat, dressé du côté du Champ de Mars opposé à la tour Eiffel, montrait un paysage anodin, peut-être trop anodin : un vaste champ de blé aux épis agités par une brise légère.

Je rabattis les pans de ma robe, rajustai mon soutien-gorge et remontai mes bas. C’était la première fois que je me donnais ainsi en public à un homme, mais la tension érotique imposée par le show était trop violente pour que quiconque pût y résister.

Pauvre Manuel, songeai-je, tu viens de m’inciter à te cocufier avant même de m’avoir touchée…

— Je n’aurais jamais pensé que vous portiez ce genre de vêtements sous votre robe…, commença le jeune homme qui m’avait étreinte un instant auparavant.

(Francis ? Il était donc éveillé ?)

Je lui fus reconnaissante d’essayer de dédramatiser la situation.

— Chacun ses secrets, répondis-je.

Rien n’avait vraiment changé, mais l’ensemble des sensations déversées par mes appareils portait peu à peu une histoire à la connaissance du public. Ce passage était l’un des morceaux de bravoure du show. Sans recourir le moins du monde aux effets spéciaux sophistiqués ou à l’outrance qui avaient fait ma renommée, j’étais parvenu à communiquer aux spectateurs un récit « off », qui se frayait un chemin dans leur subconscient sans avoir jamais été évoqué ouvertement.

Le champ de blé ondulait, paisible. C’était un champ de blé tout ce qu’il y avait de plus banal, sans intérêt ni particularité discernable. Dans le ciel d’un bleu cassé voletaient des oiseaux noirs — mais peut-être leur couleur était-elle due à l’éloignement. Le filtre utilisé pour filmer la scène donnait bien au soleil un aspect quelque peu étrange, mais sans rien de choquant.

Pourtant, l’angoisse ne cessait de monter. Apercevant l’un de mes frères, je fus tenté de le rejoindre, avant de décider de n’en rien faire.

Les salvoïdes que nous étions n’avaient plus rien à se dire.

Les épis ployant sous le poids des grains ondulaient toujours dans la brise. Les oiseaux étaient plus nombreux, plus noirs aussi, et peut-être la sensation d’angoisse naissait-elle de leur présence.

Le soleil avait décidément l’air d’une tache de peinture.

Des centaines de corbeaux tournoyaient à présent au-dessus des épis alignés. Leur nombre ne cessait d’augmenter, à tel point qu’ils masquaient presque le soleil lorsqu’ils s’abattirent sur le champ. Un cadavre y était caché, et ils le cherchaient pour s’en repaître.

Tu as honte, hein, saleté de Gardien ? Honte de ce que tu viens de faire… Honte d’avoir eu peur de projections holographiques et, surtout, de ne pas avoir su résister quand cette main a soulevé ta robinforme pour empoigner ton sexe !

Elle était bien mignonne, cette fille. Et ses doigts si doux, si agiles…

Tu as joui presque aussitôt, et c’est peut-être ça qui te rend encore plus malade. Car tu aurais voulu que ça dure, tu aurais voulu qu’elle referme ses lèvres sur ton sexe… Tu aurais voulu la prendre, la pénétrer… Ah ! Tu te serais alors senti si fort, si viril ! Mais non. Deux ou trois allers-retours, un liquide tiède qui tache l’intérieur de ta robinforme…

Frustrant, non ?

Tu rêves de sexe, même si tu refuses de l’admettre, mais ta nature même te l’interdit. Tu rêves de sexe et c’est bien normal… Car dans puritain il y a putain.

Un coup de feu retentit. Les corbeaux s’égayèrent. Mais cela ne dissipa nullement l’angoisse, qui se muait lentement en un effroi irrépressible.

— Nous sommes manipulés, dis-je.

Si quelqu’un m’avait dit que j’allais mourir puis revenir à la vie, et que le jour de ma résurrection serait aussi celui où je perdrais mon pucelage, je ne l’aurais pas cru ; c’était pourtant ce qui s’était passé, et j’avais encore dans la bouche le goût du sein de cette fille qui m’avait dit s’appeler Jeanne.

— Oui, répondis-je en rajustant mon bustier. Manipulés. Abusés. Bernés.

— Cette ère est malade. Malade à crever.

— Il faut partir ! m’écriai-je. La suite va être pire, je le sens !

Nous entreprîmes de nous frayer un chemin vers la sortie. Les lourds épis ondulaient dans la brise. Le soleil à la rotondité imprécise flottait dans le ciel bleu. Le dernier corbeau disparaissait au bord de l’écran. Le poids de ma haine m’étouffait. Je la sentais gonfler en moi comme un cancer, comprimant peu à peu mes organes, écrasant mon cœur et mes poumons.

(Qui étais-je ? Un inconnu, cette fois ?)

Je levai mon arme. Pour tuer. J’étais venu dans ce but. Tuer. Tuer cette foule que je haïssais. Tuer ce façonneur qui me rendait cinglé…

Soudain, je ne fus plus aussi certain de ce que je voulais. Mon index se crispa sur la détente, mais ne l’actionna pas. Il y avait un vieil homme dans ma ligne de mire. Un vieillard comme je les détestais, bavant et chevrotant, avec un crâne poli et des yeux vicieux.

Haine trop forte, trop intense, devenue un sentiment abstrait, sans cause ni effet. Haine.

Nul ne peut vivre avec une telle chose en soi, songeai-je en retournant vers mon visage le canon du revolver.

Cymbales et cuivres brisèrent brutalement la tension, chassant l’angoisse.

Un clown peinturluré se dressait à l’emplacement de la tour Eiffel, ses quatre jambes encadrant la scène. Son nez rouge de la taille d’une montgolfière clignotait sur un 7/4 endiablé, adaptation douteuse d’un morceau de Dave Brubeck, dont je crois que le titre est Unsquare dance.

Des myriades d’homuncules se lancèrent à l’assaut des jambes du clown, pitoyables parodies aux corps contrefaits.

Leurs traits, que les écrans montraient en gros plan, étaient calqués sur ceux des Marx Brothers. Un Groucho ricanant qui avait atteint la ceinture jeta son cigare dans le pantalon béant. Le clown se mit à gesticuler ; plusieurs dizaines d’homuncules lâchèrent prise, mais en tombant, ils devinrent des ptérodactyles roses aux yeux ornés de faux-cils d’une longueur démesurée.

La musique s’enrichit d’instruments extraterrestres, dont les sonorités appelaient irrésistiblement le rire. Une odeur de caramel s’abattit sur le public.

Ridicule, songeai-je en redressant mon huit-reflets. Lamentable pastiche.

— Il ne sera jamais aussi drôle que notre Auguste, cria Maciste, approuvé par Éléonore qui se blottissait contre sa poitrine massive.

— Ça n’a rien de drôle, de toute façon, dis-je en éclatant de rire, bien malgré moi.

C’est même lugubre, renchérit Éléonore en m’imitant. Autour de nous, la foule rigolait franchement.

— Tiens, fit Maciste, voilà Changeling…


Une demi-douzaine de Chico escaladaient la veste bariolée du clown géant, suivis par deux Harpo, une quinzaine de Groucho et un nombre indéterminé de Karl — le quatrième frère, celui qui avait préféré écrire Le Capital plutôt que de tourner des films. La foule essayait de marquer le rythme en tapant dans ses mains, mais rares étaient ceux qui y parvenaient ; un 7/4 n’est pas exactement simple à suivre.

J’eus un triste sourire en considérant le corps sans tête du psycho-killer. Le pousser au suicide avait été moins pénible, moins traumatisant que de causer la mort de Maguet, mais c’était toujours désagréable de tuer quelqu’un, même de manière indirecte. Je regrettais de m’être laissé convaincre par Sue d’assister à ce spectacle — d’autant plus que bon nombre de mes frères avaient eu la même idée et que je ne tenais vraiment pas à leur parler.

D’ailleurs, qu’eussé-je pu leur dire ?

— Alors, tu te marres pas ? lança une voix hilare. Les salvos, normalement, c’est plutôt rigolo…

Je me retournai. Le vieil homme au corps agité de soubresauts que le tueur avait voulu abattre gesticulait devant moi, pantin écarlate.

— C’est mon spécialiste livide, répliquai-je en m’efforçant d’adopter un ton aussi sinistre que possible.

Le rire du vieillard monta dans les aigus.

La plupart des Marx Brothers s’étaient transformés en ptérodactyles. Seuls un Harpo et un Groucho poursuivaient leur ascension. Le premier venait d’atteindre l’épaule du clown lorsque celui-ci le chassa d’un revers de main.

Le 7/4 devint un 11/2, le genre de rythme dont on se dit qu’il ne peut exister tant qu’on ne l’a pas entendu — et même ensuite, d’ailleurs. La base rythmique était assurée par des caquètements de poulets et des rires allant du soprano au baryton. La partie solo avait été confiée à une viole électrifiée. L’ensemble, parfaitement insupportable et à la lisière de l’inaudible, évoquait la rencontre d’une basse-cour et d’Erik Satie placée sous l’aile destructrice d’un Brian Jones aborigène.

Les jets invisibles de gaz hilarants cessèrent. Il n’était plus question de faire rire le public.

J’atteignis enfin le poste électrique qui contrôlait la totalité de l’alimentation du spectacle. J’avais le souffle court et des douleurs dans les mollets. Mon cœur rythmait frénétiquement la colère qui bouillait dans mes veines. Ce petit con de Garvey allait voir ce qu’il en coûtait de me traiter comme il l’avait fait.

— Arrêtez-moi ça, ordonnai-je aux techniciens qui se trouvaient sur place.

— Enfin quelqu’un de sensé, dit l’un d’eux en soupirant.

Et, se tournant vers le panneau de contrôle, il entreprit de commuter les disjoncteurs.

Je vais te briser, Manuel Garvey. Ton chant du cygne ? Tu parles ! C’est un service que je te rends en t’empêchant de continuer !

Le Groucho s’accrochait à la chevelure jaune et violette du clown, harcelé par les ptérodactyles qui le bombardaient de crachats lumineux. Il avait démesurément grandi et battait désespérément l’air de ses bras. Sa main heurta l’un des reptiles qui tomba en vrille vers le public et s’écrasa au sol, broyant sous son corps une demi-douzaine de spectateurs qui se redressèrent pourtant, morts-vivants dépourvus de squelette.

Il était désormais totalement impossible de distinguer la réalité de l’illusion.

Je ne faisais plus qu’un avec le formidable assemblage de circuits qui gérait le spectacle. Mes doigts couraient toujours sur les multiples tableaux de commandes, sur les claviers et les rangées d’interrupteurs et de potentiomètres, mais je sentais que j’aurais pu me passer de ces stupides intermédiaires et contrôler directement le show.

(Il en avait le pouvoir, je le sentais. La seconde vague de la Perturbation qui s’amplifiait le lui avait donné.)

Je perçus une soudaine chute de tension. Bergson mettait ses menaces à exécution. L’image du clown vacilla.

Non ! Le spectacle doit continuer !

Les câbles, les ordinateurs, les mécanismes et les structures électroniques devinrent des prolongements de mon système nerveux. La machinerie tout entière s’était transformée en un corps artificiel, dont j’étais le cerveau.

Néanmoins, l’intensité du courant ne cessait de baisser.

Il faut que je trouve de l’énergie.

J’étendis le réseau dont j’étais le centre, englobant la totalité des sources disponibles. Vampire électronique, j’entrepris de voler la puissance qui m’était indispensable là où elle se trouvait, aussi bien sur les lignes électriques que dans les cerveaux des spectateurs.

(L’énergie est devenue unique — une autre conséquence de la seconde vague ?)

Le show reprit après une interruption de moins d’un centième de seconde.

Une volée de ptérodactyles s’abattit sur le Groucho. Becs et serres s’enfoncèrent dans le corps sans défense. L’éternel sourire moustachu s’effaça, le cigare tomba, bientôt suivi par une silhouette désarticulée.

La fille qui s’était empalée sur le sexe du Matraqueur gisait sur le sol, pleurant à chaudes larmes. Elle n’avait même pas pris la peine de se rhabiller. J’aurais voulu la consoler, mais les sentiments humains me restaient inaccessibles ; je ne comprenais pas la raison de son désespoir.

— Fusion. Bientôt, dit le Matraqueur.

— Mais quelle fusion ?

— Verras.

Le mandala palpitait toujours sur le crâne rasé. J’eus la vision mentale d’un bulbe végétal dont les différentes peaux se détachaient une à une, fragments d’univers où gesticulaient de minuscules silhouettes terrifiées.

Un chevalier vêtu de papier hygiénique parfumé à la fraise se dressa face au clown dont la bouche s’ouvrit, révélant des crocs d’une blancheur parfaite, avant de vomir un jet de flammes. La veste à carreaux multicolores, le pantalon trop large et le visage peinturluré s’évanouirent.

Je songeai que tout ceci commençait à devenir franchement lassant, mais les spectateurs, eux, paraissaient fascinés par ces images hétéroclites, par cette cahotique compilation de clichés glanées dans les profondeurs de l’inconscient de leur espèce.

Le chevalier au glaive de lumière porta un coup d’estoc au dragon rageur qui avait remplacé le clown. L’animal chimérique l’esquiva et répliqua par une gerbe de feu pourpre qui embrasa l’armure de papier rose. Transformé en torche, le chevalier se dilua en une pluie de cendres qui mit longtemps à retomber, au son du Poème de Chausson réarrangé pour biniou et xylophone.

L’armure était vide.

Le dragon poussa un rugissement qui dut porter jusqu’aux banlieues les plus lointaines, et cracha une boule de feu qui se déforma dans le ciel sans étoile, pour finalement exploser telle une nova. Quand l’effroyable lumière s’éteignit, un Père Noël souriant survolait la foule à bord d’un traîneau tiré par des ornithorynques affublés de bois de renne, jetant des brassées de cadeaux enrobés de papier coloré.

Des plates-formes dégravitées surgirent de tous les azimuts. Sous leurs ventres peints de scènes tirées de la Bible pendaient de grossières sculptures représentant des créatures fabuleuses — griffons, harpies, licornes, pégases… Tout un bestiaire fantasmatique taillé dans la pierre crayeuse du Bassin parisien.

S’arrachant à son abrutissement, la foule s’écarta pour permettre aux plates-formes de déposer leurs fardeaux. Plusieurs centaines de statues s’érigèrent bientôt sur le Champ de Mars.

Je regardais autour de moi, dévisageant les spectateurs figés dans des postures le plus souvent grotesques. Un mouvement attira mon attention. Un couple se déplaçait à travers la foule fascinée. La femme lui était inconnue, mais l’homme…

Ainsi, on l’a déjà réveillé ?

— Francis ! hurlai-je à pleins poumons. Francis ! C’est moi, Luc !

Il se retourna, m’aperçut, me reconnut et se mit à courir dans ma direction, traînant la jeune femme. Sue émit un cri étouffé.

— Qu’est-ce que Jeanne fiche avec Francis ? Et comment se sont-ils rencontrés ?

— Le hasard…, commençai-je.

— Il n’y a plus de hasard.

Les paquets cadeaux contenaient des objets sans nom ni usage définissable. Vistemboires ou léonarques, abasiles ou saffoniants, ils suscitaient des cris d’extase et déclenchaient des bagarres rageuses. Chacun voulait son cadeau — et il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Comme autant d’enfants pauvres d’une ville misérable se battant pour une poignée de monnaie, les spectateurs se disputaient les joujoux du Père Noël.

Je m’approchai d’un hippogriffe particulièrement affreux et l’étudiai sous tous les angles en me demandant si je réussirais à réitérer le coup du mouton, comme j’avais décidé de l’appeler.

La jonction de l’aile droite attirait irrésistiblement mon regard. J’y posai la pointe d’un stylo, pressai doucement…

L’hippogriffe vibra, perdant une partie de sa substance. Lorsque les derniers gravats furent tombés sur le sol, une statue représentant mon original agenouillé, une bouteille de calva à la main, avait remplacé la hideuse bestiole.

Je me ruai vers la statue la plus proche avec un calembour de joie. La musique, demeurée trop longtemps douce et langoureuse, commença de monter en un crescendo qui n’augurait rien de bon. Manuel avait mêlé l’ouverture du Vaisseau fantôme et une accélération typique du hard rock en une escalade qui semblait ne jamais vouloir finir, analogue à cet effet expérimental qui permet de donner à l’auditeur l’illusion d’une perpétuelle montée vers l’aigu.

Le traîneau du Père Noël avait disparu avec ses ornithorynques cornus, de même que les plates-formes. Les écrans et les plaques tridi demeuraient vides. Seules les statues et la musique rappelaient qu’un spectacle était en train de se dérouler.

Je vais t’avoir, saloperie de Gardien… Je sais désormais comment te forcer à m’abandonner le contrôle de ce corps, comment te rejeter dans les limbes pour que tu y pourrisses à jamais…

À quelques mètres sur ma gauche, le salvoïde qui avait découvert les points de sculpture venait de frapper du poing l’œil d’une licorne couchée dont la matière s’était effritée, révélant un sexe fourchu d’une taille fabuleuse, dont seule l’une des deux verges était en érection.

— Pour l’amour de Dieu ! hurla le clone en mettant le cap sur une autre statue.

Je profitai de la surprise du Gardien pour tenter de reprendre les rênes. J’échouai une fois de plus, mais cet échec, loin de me décourager, me remonta le moral. Je finirais par l’avoir, j’y parviendrais ; ce n’était qu’une affaire de temps et de volonté.

La musique explosa, si baroque qu’il était impossible d’en identifier les différentes influences. Il y avait là-dedans de l’œuf au plat qui frétille et de la bouteille de vin qui glougloute, avec quelques bruits de gorge et des gémissements de gourmand frappé d’indigestion. Cela dura une minute ou deux, dans la lumière hachée d’innombrables stroboscopes synchronisés à la perfection.

— Emportés par la foule…, chanta soudain une voix qui me disait quelque chose.

Le public se dressa comme un seul homme dans l’odeur aigre de la sueur. Au-dessus de chaque plaque tridi, une petite femme maigre vêtue de noir tendait ses mains tordues et crispées vers l’accordéoniste saoul qui titubait au sommet de la tour Eiffel.

Autour de moi, les spectateurs se mirent à verser de chaudes larmes. Je supposai que l’alliance de cette chanson à l’orchestration hétéroclite et des ondes déprimantes distillées par les générateurs d’hallucinations les avait emplis de désespoir. Pourtant, aucun d’eux ne savait pourquoi il pleurait.

— Fusion. Commence, dit le Matraqueur.

— Enfin ! m’écriai-je avec un agacement joyeux.

— Fusion en route. Pivot en place. Roue tourne. Observe.

La tristesse du public s’accentua. Une jeune morte flottait dans le ciel, le visage tourné vers le sol ; la vision de ses traits paisibles qui ne s’animeraient jamais plus aurait poussé au suicide le plus jovial des boute-en-train.

Une fille s’arracha les yeux pour ne plus voir ce visage géant, un homme d’âge mûr se précipita la tête la première contre une statue ; un autre, plus jeune, s’ouvrit la gorge avec ses ongles…

— Je n’y comprends rien, disait le technicien. Il n’y a plus un watt qui parvienne à la scène. Tout aurait dû s’arrêter.

— Que fait ce crétin ? s’écria un autre technicien.

Il désignait un homme au visage baigné de larmes qui courait vers le poste électrique. Par où avait-il pu s’introduire dans la zone réservée ? J’ouvris la bouche pour donner l’ordre de l’intercepter, mais les techniciens n’avaient pas attendu pour essayer de s’interposer. L’intrus ne les repoussa même pas ; il se contenta de continuer à foncer droit devant lui, les bousculant si violemment que deux d’entre eux, déséquilibrés, tombèrent à la renverse. Puis, sans cesser de courir, il plongea sur les contacts à nu.

Son corps se tétanisa, s’enflamma dans une étincelle violacée.

Les lumières de Paris s’éteignirent.

La transition entre les deux parties du spectacle fut d’une brutalité sans nom. Un beat synthédisco des premières années du XXIe siècle s’imposa, mettant un point final à la vague de suicides, tandis que des éclairs kaléidoscopiques trouaient la nuit qui s’étendait autour du Champ de Mars, devenu une île de clarté dans une ville baignée de ténèbres. Chaque lumière était comme un Champ de Mars miniature où se tordaient des silhouettes hystériques, en transes, l’esprit laminé par le rythme répétitif et psychotrope du synthédisco.

(Seuls le Matraqueur et le salvoïde ne se laissaient pas entraîner. Pour le premier, la raison en était simple : l’essentiel de son cerveau étant occupé par le Gestalt, il ne lui restait tout bonnement pas assez de neurones libres pour appréhender les séquences sonores enchevêtrées. Le second, quant à lui, paraissait en quelque sorte immunisé ; je supposai que les gens de son époque étaient moins sensibles à l’hypnose que ceux des temps actuels. Ou alors, c’était encore son esprit particulier qui faisait des siennes.)

Kerl est là, songeai-je. Il est là, quelque part, partout… Il vit ce spectacle, alors que nous nous contentons d’y assister.

(Cette réflexion de Jeanne me rappela plus ou moins à la réalité. Jusqu’ici, je n’avais pas résisté contre le phénomène qui me ballottait de corps en corps ; je n’avais même pas eu le réflexe de me demander ce qui m’arrivait ; je m’étais contenté de subir cet étrange jeu de saute-esprit. Mais à présent, quelque chose en moi se rebellait instinctivement contre cette polyphonie psychique. Je ne voulais pas demeurer un simple observateur impuissant.

(Seulement, je n’avais pas le choix.)

En regardant de plus près les lumières qui tournoyaient, on voyait qu’elles étaient constituées de myriades de lumières plus petites, qui tourbillonnaient également, et dont je supposais qu’elles étaient elles aussi composées d’autres lumières infinitésimales, qui elles-mêmes…

Entre ces taches de clarté s’étendaient de vastes plages de ténèbres qu’occultait en grande partie l’intensité des sources lumineuses. Comme la matière, essentiellement composée de vide, ces lumières étaient avant tout faites d’ombre.

— Partons, décidai-je, essayant de dissimuler ma nervosité.

Maciste acquiesça, aussitôt imité par les autres. Nous étions d’accord : demeurer sur place commençait à devenir dangereux. À n’en pas douter, le créateur de ce spectacle dantesque avait perdu la raison. Enjambant les corps qui jonchaient le sol, morts ou inconscients, nous nous dirigeâmes vers la sortie. La pieuvre-orchestre nous ouvrait la voie, écartant la foule à l’aide de ses multiples tentacules. Elle seule paraissait avoir conservé son calme.

Les lumières se rassemblèrent, pour dessiner dans le ciel une galaxie naine, représentation trouble de la Voie lactée. Leur éclat vira au rouge, tandis que le synthédisco agonisait, cédant peu à peu la place à une valse musette endiablée. Les spectateurs formèrent des couples pour continuer à danser, comme possédés : c’était avec des gestes d’automates qu’ils secouaient la tête et agitaient leurs membres sur le rythme à trois temps perverti.

— Il y aura un Jugement Dernier ! rugit une voix féminine.

Je flottais dans ma bulle de verre. Je n’avais plus besoin des tableaux de commandes, ces stupides et serviles intermédiaires dont j’avais si longtemps dépendu ; mon rêve de contrôler directement la totalité du spectacle était à présent devenu réalité.

J’étais une araignée sénile blottie au cœur d’une toile technologique, que j’alimentais en énergie, et dont je maîtrisais désormais jusqu’aux extensions les plus insignifiantes.

Vertigineux sentiment de puissance.

Nul ne peut plus m’empêcher d’aller jusqu’au bout, maintenant.

Le contrôle absolu que j’exerçais désormais sur le show me permettait de donner libre cours à mes fantasmes les plus fous, sans avoir à me soucier des impératifs techniques et des contraintes diverses dont je devais tenir compte en temps normal.

Toutes les limites étaient abolies ; mon spectacle pouvait désormais rayonner jusqu’aux confins de l’univers.

J’avais conscience de réaliser un chef-d’œuvre, et cette certitude augmentait mon excitation. On parlerait de moi durant des siècles, des millénaires… Pour des générations innombrables, je serais l’Artiste majuscule, le Créateur dont le souvenir ne disparaîtrait jamais de la mémoire collective de l’Humanité.

J’avais toujours rêvé de passer à la postérité, de laisser une empreinte indélébile dans les strates de l’histoire, et la conception de mon spectacle était tout entière sous-tendue par ce rêve. Mais jamais je n’aurais imaginé que je me rapprocherais à ce point de la perfection. L’accident qui avait fait de moi le maître absolu de la toile virtuelle était l’un de ces heureux hasards qui, ajoutés au génie, donnent naissance aux chef-d’œuvre.

— Un Jugement Dernier/Châtiment des péchés/Punitions des erreurs/Ça ne me fait pas peur ! poursuivait la voix de femme, derrière laquelle montaient des chants grégoriens passés à une vitesse bien trop lente.

Deux infirmiers venaient d’emporter sur un brancard le corps de l’homme qui avait déclenché le court-circuit, lorsqu’un immense filet de lumière verte recouvrit l’esplanade dont l’herbe avait apparemment cédé la place à une dalle de béton. Je vis les danseurs s’engluer dans les rets phosphorescents comme des insectes pris au piège d’un immense rouleau de papier tue-mouche. La panique était à son comble, visqueuse et noire. Des formes imprécises naquirent de la nuit, goules et jabberwocks. Le spectacle dérivait progressivement vers l’abstraction, tendait à devenir non-figuratif.

Garvey avait perdu la raison.

— Je vais essayer de l’arrêter moi-même, décidai-je.

— Mais merde, où peut-il trouver l’énergie ? gémit l’un des techniciens en roulant des yeux effrayés.

— Là où elle est, je pense. Partout. N’importe où. (J’englobai d’un geste la ville plongée dans les ténèbres et les constellations méconnaissables.) C’est irrationnel, je sais — mais que reste-t-il de rationnel, à présent ?

(Je me demandai jusqu’à quel point je ne lui avais pas soufflé cette réplique. Comment Bergson, avec ses connaissances scientifiques quasiment inexistantes, aurait-il pu en arriver par lui-même à une telle conclusion ?)

Je me dirigeai vers la scène d’un pas décidé. Je sentais sur ma nuque les regards pensifs des techniciens, mais lorsque je me retournai, un instant plus tard, tous avaient déserté leur poste. Ça risquait de chauffer, comme l’avait fait remarquer l’un d’eux un peu plus tôt, et ils tenaient sans doute à rester au frais.

Le ciel était devenu un immense écran courbe où dansaient des silhouettes inhumaines. La valse-musette ralentissait imperceptiblement, tandis que de nouveaux instruments venaient en enrichir l’orchestration. Les spectateurs se débattaient toujours dans les rêts lumineux. Il n’y avait rien qui ressemblât à une pensée cohérente à l’intérieur de leur esprit collectif terrifié.

(J’eus soudain l’intuition que le phénomène qui me drossait d’un individu à l’autre allait bientôt cesser. La conscience me revenait peu à peu, par vagues lentes et puissantes. Me déplaçant sans peine à travers la marée humaine fascinée, je m’insinuai dans le cerveau de Manuel, le temps de rajouter une touche personnelle au spectacle.)

Une voix grondante couvrit soudain la musique :

— ORDRE À TOUS LES DÉTACHEMENTS DE BOUCLER LE CHAMP DE MARS ET DE RETROUVER MERTEUIL FILVINI.

Des hommes en uniforme noir tombèrent du ciel devenu solide, brandissant des armes meurtrières.

Tu vois, Gardien de mes deux, tu es coincé…

— Peut-être, répliqua le Gardien entre ses dents, mais Kerl l’est aussi !

Une mygale monstrueuse allait et venait sur la toile fluorescente, enrobant les spectateurs dans des cocons de soie blafarde. Les hommes en noir tentèrent de l’encercler, mais elle se déplaçait trop vite. La musique oscillait, fluctuait en vagues sonores dépourvues de continuité, qui évoquaient le halètement asthmatique d’une machine à vapeur sur le point de faire explosion.

(Je voulus de nouveau agir — cette fois pour pousser le Gardien à l’erreur — mais toute énergie m’avait soudain quitté. Mon corps m’appelait, je le sentais confusément. Mais où se trouvait-il donc ?

(Tout à côté d’ici.)

La mygale s’effaça, tandis que la toile lumineuse virait au rouge sombre. La musique n’était plus que bruit, mixage aléatoire de bandes incompatibles. Un grondement de marteau-piqueur développait un semblant de rythmique où se greffaient des violons au son inexplicablement rétréci. Des instruments inidentifiables lacéraient cette toile de fond déstructurée, coups de scalpel dans une chair à vif.

La tour Eiffel fluctua, se transforma en un colosse obèse dont le visage portait de profondes blessures ensanglantées.

La mort d’un Géant, songèrent au même moment trois cent mille personnes subjuguées d’horreur.

(Ça commençait à bien faire. J’en avais jusque-là des fantasmes malsains de Manuel. Je bandai ma volonté — sans résultat.)

Je me demandai subitement comment se déroulait la retransmission sur les autres mondes du Système solaire. Suivant le fil d’Ariane d’une liaison P.V.Q.L., une partie de mon esprit se déplaça le long d’une portion de la toile qui s’étirait vers l’espace extérieur aux abords du plan de l’écliptique. La Lune recevait bien la totalité du spectacle, de même que Vesta et les autres C.S.S. astériennes connectées, mais la liaison avec Mars était coupée.

Intolérable, songeai-je. S’ils croient que je vais leur permettre de me censurer !

Je n’eus aucun mal à rétablir le faisceau en puisant dans la formidable réserve de puissance qui était désormais à ma disposition. Je pouvais absorber l’énergie sous toutes ses formes, des trains de micro-ondes émis par les voiles solaires en orbite aux impulsions mentales qui emplissaient, semblait-il, le Cosmos tout entier.

L’énergie était bel et bien devenue unique.

Mars se trouvant de l’autre côté du soleil, je dus contourner celui-ci pour assurer la retransmission. Pour ce faire, il suffisait d’utiliser n’importe quel objet errant, météorite ou astéroïde décroché de son orbite, afin de répercuter le faisceau P.V.Q.L.

Je ne tardai pas à repérer un objet qui semblait pouvoir convenir ; lorsque je le vis, je sentis sur ma langue le goût du métal dont il était composé — et ce goût était le bon. Comme il tombait vers le soleil sur une trajectoire en spirale, je supposai qu’il s’agissait d’un fragment de comète, bien qu’il ne possédât pas de traîne.

Le faisceau brillant de l’onde supraluminique sur laquelle je surfais illumina soudain les coques multiples et bosselées d’un vaisseau à l’évidence extraterrestre.

La transmission rétablie, je réintégrai ma bulle de verre, un peu assommé par l’expérience cosmique que je venais de vivre. Mes propres pouvoirs me sidéraient, me donnaient le vertige. Jusqu’où cela irait-il ?

La soucoupe volante de plus d’un kilomètre de diamètre qui apparut dans le ciel de Paris me rappela à des considérations plus terre-à-terre. Ce passage du spectacle, intitulé La Venue des Extraterrestres bienveillants, était inspiré d’un très vieux film oublié, dont je possédais la dernière copie disponible.

— Klaatu barada niktö ! rugit une voix métallique.