— Wags barada niktö !
Mon intérêt s’éveilla d’un coup. Le jour où la Terre s’arrêta était en effet l’un de mes films préférés. Je me l’étais projeté des centaines de fois durant mes nuits d’insomnie à bord du Niagara, peut-être parce qu’il symbolisait pour moi la grande fraternité de tous les êtres du Cosmos, cet esprit d’entraide qui avait tant surpris les premiers explorateurs. L’Humanité courbant l’échine sous le joug néopur avait été sidérée d’apprendre qu’il n’existait pas d’extraterrestres hostiles ou belliqueux. Les monstres d’Outre-espace dont on l’avait menacée existaient bel et bien, mais au lieu de s’abattre comme comme des sauterelles affamées sur le Système solaire, ils s’étaient spontanément poussés pour faire de la place aux Terriens, car toute nouvelle race accédant au voyage interstellaire avait droit à sa Sphère d’Influence pour s’y développer librement.
À ma connaissance, Le jour où la Terre s’arrêta était le premier film à l’avoir pressenti ; cela pouvait donc paraître logique que l’appel au secours qui venait de retentir sur le Champ de Mars, articulé par une voix étrangère grondant comme le tonnerre, fût calqué sur celui de Klaatu, le paisible ambassadeur de la Fédération galactique victime de la brutalité humaine. Peut-être même cette référence constituait-elle un indice… Quoi qu’il en fût, je comprenais la signification de cette phrase en un langage prétendument extraterrestre.
Les Wags ont besoin d’aide.
Je secouai la tête. J’étais assis au pied d’une statue représentant un griffon. Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont j’étais arrivé là, ni des raisons pour lesquelles Sue ne se trouvait plus avec moi. Étrangement, cette amnésie ne suscitait en moi qu’une inquiétude modérée ; pour l’instant, ce n’était pas le plus important. Car les Wags avaient besoin d’aide.
J’étudiai les environs. Je me trouvais approximativement au milieu du Champ de Mars, non loin de l’endroit où Jeanne et Francis avaient rencontré Sue et Luc. Je les cherchai un instant du regard, mais il faisait trop sombre pour espérer les reconnaître parmi la foule subjuguée.
Il s’était produit quelque chose. Quelque chose qui m’avait coupé du monde. Quelque chose qui m’avait séparé de mes compagnons, séparé de Sue. Encore sous le choc de ce ping-pong psychique où j’avais joué le rôle de la balle, j’étais trop sonné pour formuler la moindre hypothèse.
J’aperçus un Matraqueur à quelques mètres de moi, le regard vitreux. La transe où il était plongé n’avait rien de commun avec celle qui s’était à nouveau emparée des spectateurs. Contrairement à ces derniers, qui avaient tous levé des yeux bovins vers la soucoupe volante factice, le colosse au crâne peint d’un mandala ne fixait que le vide.
À côté du Matraqueur se tenait Sh’ressch. Je le hélai. Il se retourna, me découvrit. Je ne fus pas étonné de mon incapacité à identifier son expression — surprise résignée ou acceptation inquiète ? Il se fraya un chemin jusqu’à moi à travers les statues humaines qui donnaient au Champ de Mars un faux air d’île de Pâques.
— Que faites-vous ici ? lui demandai-je.
Ses yeux roses me considérèrent un instant, inquisiteurs.
— Ce sont les Matraqueurs qui m’ont amené avec eux quand ils se sont téléportés depuis Sahara Beach, au début du spectacle. (Il eut un geste vague.) Ils sont tous là, dispersés dans la foule. J’ignore ce qu’ils font.
— Je croyais que vous aviez intégré leur Gestalt.
— J’en ai fait partie, oui, mais j’en suis revenu… (Il émit un soupir qui me parut teinté d’ironie.) Il semblerait que, pour l’instant, je sois plus utile en tant qu’individu.… Ne me demandez pas pourquoi ; le Gestalt lui-même l’ignorait.
— Curieux, commentai-je. Et les Doux-Dingues ?
— Ils sont là eux aussi. En esprit, bien entendu — il ne faut pas compter sur eux pour quitter Sahara Beach. J’ai appris que vous avez réussi à libérer votre amie ?
— Je la cherche, justement. Vous m’accompagnez ?
Sh’ressch jeta un coup d’œil au Matraqueur toujours plongé dans sa transe.
— Entendu. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que je reste à proximité d’un Matraqueur. Maintenant que j’ai fait partie du Gestalt, je peux m’y unir à tout moment.
Nous nous éloignâmes du colosse figé. J’accomplissais des efforts considérables pour demeurer sourd et aveugle au spectacle qui se poursuivait autour de nous. Pas question de me laisser entraîner dans le délire collectif auquel j’avais assisté de façon plurielle durant mon décrochage. Par bonheur, j’étais aidé dans mon combat par la présence de Sh’ressch, qui semblait imperméable aux innombrables stimuli ambiants — stimuli conçus, il est vrai, pour subjuguer des êtres humains, et non un félin intelligent de Prtvll.
Sentant soudain ma volonté faillir, je haletai d’une voix rauque :
— Si vous voyez que je me fais avoir, secouez-moi, giflez-moi, mais ne me laissez pas partir, d’accord ?
Il acquiesça en silence, une lueur de détermination dans ses pupilles ovales. Nous dépassâmes une pile de corps atrocement mutilés qui commençaient déjà à se décomposer. Le show de Manuel était une véritable catastrophe. De combien de victimes était-il déjà responsable ? Plusieurs milliers au minimum. À moins, bien sûr, que ces cadavres ne fussent que des illusions — mais comment le déterminer, alors que des myriades de générateurs d’hallucinations crachaient leurs mirages de mort autour de nous ?
— Je ne comprends pas très bien l’intérêt d’un tel art, grogna le Portuvillien d’un ton de réprobation suspicieuse.
— Moi non plus, si ça peut vous rassurer. Manuel voulait que ce show soit son chant du cygne… Il est en train de devenir celui de la Rationalité — et de l’Ère expansive dans son ensemble.
Mon esprit engourdi se remettait progressivement à fonctionner. Je devais découvrir quel était l’effet exact de la seconde vague de la Perturbation. À priori, j’avais en main tous les éléments nécessaires ; à moi de les ordonner pour aboutir à une conclusion sans doute inéluctable.
La première vague a bouleversé les lois scientifiques au point de rendre caduque la Théorie de la Rationalité. Le mur de la lumière n’est plus, l’antigravité devient banale, les pouvoirs parapsychiques ont fait une apparition en force… Inutile de comptabiliser ces modifications ; elles ne constituent que des symptômes.
L’apparition des Gestalten était à mon sens bien plus importante. Si l’on exceptait le Gardien, qui était la — pas si — simple conséquence d’un accident de parcours, toutes les entités collectives étaient nées de façon identique : des individus déjà unis par des convictions ou des intérêts communs finissaient par fusionner, chacun d’eux devenant alors un fragment d’un esprit global, d’un tout plus grand que la somme de ses parties. Cela s’était produit pour les Matraqueurs et les Doux-Dingues, mais aussi pour les spectateurs du numéro de Jeanne, réunis le temps d’un bref combat mental par leur désir de voir Miss Changeling réussir à libérer Sue du conditionnement.
Il était donc possible de susciter plus ou moins la naissance d’un Gestalt, à condition de disposer d’une motivation assez forte, partagée par un grand nombre de personnes. Premier point à retenir.
Les effets de la seconde vague me semblaient plus diffus que ceux de la précédente. J’avais beau examiner sous tous les angles les récents événements, je ne voyais rien de vraiment marquant, sinon une accentuation des conséquences du premier front de la Perturbation ; les nouveaux Gestalten auraient donc plus de facilité à se constituer, mais cela ne représentait pas, à mon sens, un changement majeur. Mon errance mentale elle-même pouvait être comparée aux autres expériences parapsychiques par où j’étais passé ces derniers jours ; comme le fouinain, ces manifestations n’étaient que des indices, des signes avant-coureurs d’un phénomène d’une ampleur bien plus considérable. Qui ne tarderait plus, désormais.
L’univers présentait de toute évidence une tendance à l’unification. Les transformations subies par l’énergie, la soudaine maîtrise que Manuel avait acquise sur son spectacle, l’apparition de Gestalten sans cesse plus nombreux en témoignaient. Néanmoins, le processus rencontrait encore des écueils — comme la séparation des salvoïdes et des Transylvaniens, mais il ne s’agissait peut-être que de l’ultime réaction d’egos qui se refusaient à adbiquer leur singularité. Lorsque les barbus aux épouvantables calembours et les travestis qui dansaient à travers le temps avaient senti leur personnalité commencer à se dissoudre, ils avaient instinctivement interrompu le processus à ses débuts, sans même réaliser ce qu’ils faisaient. Second point à retenir.
Tout cela était bien beau, mais ne me menait encore nulle part. Il me manquait un détail, un déclic, une illumination. Inutile de chercher du côté du manuscrit qui n’avait jamais été rédigé.
Quoique…
En remontant jusqu’à l’Ère néopure, je n’avais fait que perpétuer un ensemble de boucles temporelles, que je ne pouvais évoquer sans une perplexité inquiète — voilà que je commençais moi aussi à éprouver des sentiments portuvilliens ! Il y avait bien entendu le manuscrit, mais aussi le bond en avant de Luc, le sauvetage de Francis et la genèse du Gardien. Tout cela découlait de mon voyage dans le passé — que je n’aurais jamais pu accomplir si…
J’avais perdu le fil de mes réflexions. De toute manière, je n’arriverais à rien ainsi. J’étais confronté à un cycle qui n’avait ni fin, ni commencement. Un ouroboros.
Cela a toujours été. Cela sera toujours.
Cela est.
Les mots demeuraient impuissants à décrire une telle perversion de la causalité. Mon rôle, dans cette affaire, avait été tout à la fois essentiel et sans la moindre importance. Essentiel, parce que j’étais devenu l’acteur principal de celle-ci par la force des choses — et sans importance, car je n’avais eu à aucun moment la possibilité de choisir. L’ouroboros ne m’avait pas demandé mon avis.
Mais désormais, le cercle était refermé, la boucle bouclée et le libre-arbitre reprenait ses droits.
Enfin, je pouvais toujours l’espérer.
La Perturbation n’est qu’une accélération de l’évolution, l’équivalent d’une mutation brutale. Mais au lieu de concerner une espèce, cette mutation frappe l’univers lui-même, comme s’il s’agissait d’un être vivant dont les lois physiques seraient les gènes…
Fouinain ?
Tu patauges, Kerl. Et tu n’en as plus le temps.
C’est toi qui m’as projeté dans les esprits de tous ces gens ?
En un certain sens. Ce que tu appelles ton « décrochage » était une conséquence de la Perturbation. Et comme je suis la Perturbation…
Que dois-je comprendre, fouinain ? Et surtout, que dois-je faire ?
Ce qui s’est produit sur Terre constitue un événement sans précédent. Il n’y a jamais eu de boucle temporelle avant le passage de la seconde vague — et encore moins de la première. C’est la première fois que quelqu’un remonte jusqu’à une époque antérieure à celle où la structure du continuum autorise le voyage dans le temps. Je ne peux l’expliquer. Tu as toi-même trouvé la formulation la plus adéquate : cela a toujours été, cela est.
Tu me donnes l’impression de patauger, toi aussi…
Le petit extraterrestre sourit avec gentillesse à l’intérieur de mon esprit. Où était donc passée sa condescendance ?
Moins que toi. Parce que, vois-tu, ce cercle sans queue ni tête n’aurait été qu’une anecdote dépourvue de gravité s’il n’avait engendré le Gardien. Je comparais tout à l’heure la Perturbation à une mutation — positive, bien entendu. Dans le même ordre d’idées, tu peux considérer que le Gardien est une anomalie génétique. Ou un cancer. Ou n’importe quoi d’autre, du moment que l’image corresponde.
Il est la réaction sous sa forme la plus hideuse. Celle qui torture et qui oppresse, qui castre et qui tue.
Il est l’essence même du Néo-Puritanisme.
— Ça ne va pas ?
Sh’ressch me secouait avec vigueur. Je retins un mouvement de mauvaise humeur. Sans doute avait-il cru que j’étais en train de me laisser subjuguer par le spectacle qui continuait autour de nous dans un chaos total.
— Si, si… Je… bavardais avec le fouinain.
Il tiqua. Confusion intriguée me paraissait l’expression juste pour qualifier la lueur au fond de ses yeux pastel.
— J’aurais dû peut-être vous…
— Ne vous en faites pas. Il est toujours là. Si vous voulez bien m’excuser…
Quelle politesse ! railla le fouinain. On se croirait dans un salon avec des gens de bonne compagnie — alors que le Gardien vient de lancer une O.P.À. sur l’Humanité !
Comment ça ?
Il n’a plus de support, vois-tu ? Il a abandonné les Néopurs, et les condits se sont libérés. Il ne lui reste que Filvini — mais plus pour longtemps. Alors, avant d’être anéanti, il va essayer de profiter des nouvelles conditions et de la panique qu’elles ont suscitée pour étendre son emprise au plus grand nombre possible de créatures intelligentes. Seul un Gestalt puissant et efficace peut encore l’arrêter.
Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. Tu as prévenu les Matraqueurs ? Les Doux-Dingues ?
Ce Gestalt a besoin de toi. Pas seulement de toi, d’ailleurs, mais aussi de tous ceux que tu as contaminés, et qui se retrouvent de ce fait légèrement « en avance » sur le reste de vos semblables. Souviens-toi de ton décrochage…
À ce propos, que s’est-il passé entre l’épisode du mouton de pierre et le moment où je me suis — euh — réveillé dans le corps de Manuel ?
Le fouinain émit un petit rire mental.
Tu ne t’en doutes pas ? Tu es mort, évidemment.
Je sentis mes jambes se dérober sous moi. Quelqu’un — Sh’ressch ? — m’empoigna par les aisselles juste à temps pour m’éviter de m’effondrer. Une voix résonna à mes oreilles, mais je ne compris pas un mot de ce qu’elle disait — puis mon ego se dilua dans le Gestalt pour l’ultime confrontation avec celui qui était à la source de tous mes cauchemars.
Désespoir.
Je flottais quelque part dans l’espace entre la Terre et Jupiter. Je ne ressentais aucune terreur face au vide et aux étoiles innombrables qui tapissaient la voûte céleste, peut-être parce que le traumatisme laissé par la Longue Nuit n’affectait plus qu’une infime partie de moi-même. J’étais devenu plusieurs, multiple — et, pourtant, je n’étais qu’un.
Violence.
Profitant d’un rayon laser, j’entrepris de me rapprocher de la source des ondes mentales qui agaçaient la surface de mon esprit collectif.
En chemin, j’eus soudain l’impression fort curieuse de prendre du poids, tandis que d’affreux calembours, tant en français qu’en mondelangue, me traversaient de part en part comme des aiguillons destinés à me rappeler l’enjeu du combat imminent. Les salvoïdes venaient de me rejoindre.
Nous allons mourir.
L’épave d’une nef stellaire faite de bric et de broc tombait en direction du soleil. J’étendis un pseudopode virtuel. Le chaos régnait à l’intérieur de ces caissons étanches disloqués. Les occupants du vaisseau en perdition se battaient à mort pendant que leur fragile univers plongeait vers sa destruction.
Je m’étendis à nouveau. Grossi par les gens du cirque et les esprits d’origines variées qui affluaient en moi, inéluctablement réunis par l’influence de la Perturbation, je m’élançai vers la nef. Je devais sauver les Wags, mais j’ignorais comment m’y prendre.
Tuons les hérétiques !
Ainsi, les événements décrits dans le manuscrit qui n’avait pas d’auteur avaient bel et bien fini par se produire. Toutefois, je ne m’attardai pas à réfléchir aux implications de cette nouvelle boucle temporelle. Tout indiquait en effet que la nef ne tarderait plus à se désagréger. Je traversai la coque du caisson étanche le plus proche et sondai l’esprit des Wags. Quelques instants me suffirent pour tout savoir d’eux — du moins, ce qu’eux-mêmes savaient à leur propre sujet : il s’agissait de télépathie étendue, et non de divination.
D’ailleurs, à ce moment crucial, quelques instants avant le déferlement du second front, la divination n’était pas encore possible.
Comme le suggérait le manuscrit, les Wags étaient un pauvre peuple, dont les ancêtres avaient préféré fuir plutôt qu’affronter la Perturbation. Mais rien ne servait de m’apitoyer sur les erreurs passées de ces malheureux. C’était de leur avenir que je devais prendre soin.
D’autres esprits se joignirent à moi. Il en arrivait en permanence, mais cette vague était de loin la plus importante. Parmi eux se trouvaient Sue, Luc, Francis, Stanislas, Jocelyne — et tous les autres, tous ceux que Kerl avait contaminés.
Dont Filvini. Celui-ci avait-il donc réussi à échapper à l’emprise du gardien ?
L’agression me prit par surprise. Filvini avait échoué et je m’étais laissé surprendre. En l’intégrant sans réfléchir, j’avais ouvert la voie au Gardien.
Je dus quitter précipitamment la nef wag pour faire face à mon adversaire. Jusqu’ici, je constituais un Gestalt homogène, dont tous les éléments se fondaient en un seul être. Le Gardien avait introduit la dissidence en moi.
Par bonheur, il avait commis l’erreur d’attaquer sans attendre ni réfléchir. Il eût été plus subtil et efficace d’accepter l’intégration puis de tenter de prendre le contrôle de l’esprit collectif.
L’un des compartiments étanches se détacha de la nef wag, crachant son air par ses sas éventrés. Des corps humanoïdes désarticulés furent projetés dans l’espace. Je n’eus que le temps de recueillir les fragiles étincelles de vie avant qu’elles ne s’éteignent à jamais.
Je décidai de me diviser. Un Gestalt peut résoudre plusieurs problèmes à la fois. Un important fragment de moi-même — qui comprenait notamment Jeanne, Sue, les salvoïdes et le véritable Filvini — se détacha pour tenir tête au Gardien, tandis que le reste de ma conscience hypertrophiée s’occupait du cas des Wags.
Je ne voyais aucun moyen de préserver leurs corps, mais leurs esprits, en revanche, pouvaient être sauvés. Je devais les intégrer, il n’y avait pas d’autre solution.
La délégation qui combattait le Gardien ne cessait de croître. J’y aiguillais en effet tous les nouveaux venus — et ils étaient légion. Néanmoins, la bataille était loin d’être gagnée. Le Gardien n’était plus seulement un Gestalt, mais l’incarnation du Néo-Puritanisme. C’était contre une idée que je me battais, et les idées sont ce qu’il y a de plus difficile à anéantir.
Une idée, une idéologie, une doctrine incarnée.
Lorsque j’eus absorbé — avec une avidité qui me surprit moi-même — l’ensemble des Wags, j’éprouvai une sensation troublante, qui évoquait les premiers haut-le-cœur d’une indigestion carabinée. Les extraterrestres, refusant de jouer le jeu du Gestalt, grouillaient en moi comme autant de parasites. Si je les laissais faire, ils finiraient par me morceler, pour le plus grand plaisir du Gardien.
Je me réunifiai. Autant mener les deux combats de front. Puis j’étendis un pseudopode en direction de la Terre, afin de me procurer un maximum d’esprits en vue d’accroître ma puissance — je commençais à devenir franchement gourmand. J’avais l’impression de danser pieds nus sur un fil aussi coupant qu’un rasoir tendu à des milliers de mètres d’altitude, au-dessus d’un immense champ de pieux aiguisés. Mais Éléonore était en moi, d’autres acrobates étaient en moi — et le bref vertige qui m’avait envahi disparut comme il était venu.
Le Gardien rompit l’engagement, sans doute pour préparer l’assaut suivant. J’en profitai pour me gaver. Je grossis, j’enflai, je me dilatai comme la grenouille de la fable — jusqu’au moment où je me heurtai à un nouvel ennemi, presque aussi dangereux que le Néo-Puritanisme lui-même.
Un ennemi qui avait pour nom Manuel Garvey.
Je crus tout d’abord qu’il avait perdu la raison, mais je ne tardai pas à réaliser qu’il était juste dépassé par les événements. Il avait absorbé toute l’énergie qu’il avait pu trouver, sans aucun discernement, sans même réaliser qu’il affaiblissait les psychismes où il puisait. Bien qu’il fût seul, il possédait des capacités équivalentes à celles d’un Gestalt, et mon intervention, en le privant d’une partie de ses sources de puissance, l’avait mis dans une colère noire.
Il fallait régler au plus vite la question des Wags, afin de me concentrer sur le nouveau problème qui se présentait à moi. Je commençai par créer un genre de filet dépourvu de susbtance, dont je me servis pour emprisonner le navire. Puis, étendant un pseudopode jusqu’au Champ de Mars, pont virtuel enjambant près d’un milliard de kilomètres d’espace glacé, j’expédiai les Wags vers la Terre, à une telle vitesse qu’ils n’eurent ni le temps de souffrir, ni celui d’avoir peur.
Sans cesser de maintenir Manuel à la lisière de mon territoire mental, je sondai les environs à la recherche du Gardien, mais il demeura introuvable. Avait-il renoncé à lutter ? Ou bien préparait-il quelque coup de Jarnac ?
Puis le façonneur enfonça mes défenses, et je compris à quel point j’avais pu être aveugle et stupide lorsque nous entrâmes en contact.
Car derrière Manuel se dissimulait le Gardien. À quel moment l’entité psychotique s’était-elle emparée de lui ? Lors du spectacle ? Si c’était bien le cas, cela permettait d’expliquer la manière dont celui-ci avait peu à peu dégénéré : les fantasmes sexuels et les obsessions morbides de l’un et de l’autre avaient tout simplement fusionné pour déboucher sur les scènes d’orgie et d’horreur auxquelles j’avais assisté pendant que je jouais à saute-esprit.
Il fallait avant tout séparer le façonneur et le Gardien, mais je ne voyais pas trop comment m’y prendre. Alors, choisissant ce qui me paraissait une solution de facilité, je décidai d’attaquer Manuel sur ce qu’il avait de plus cher au monde : son art.
Ton spectacle était lamentable, Manuel !
Il ne demandait qu’à tomber dans le panneau, sans doute parce qu’il éprouvait des doutes — à mon sens légitimes — quant à la valeur de son chant du cygne.
Lamentable, l’œuvre de ma vie ?
Tu parles de cette déjection intellectuelle sans originalité que tu as exécutée ce soir ? D’accord, tu as assez habilement réuni les idées que tu as piquées à droite et à gauche… Mais ça ne donne pas un chef-d’œuvre — rien qu’une grosse merde répugnante, un étron pseudo-artistique déposé par un cerveau puant la décomposition.
Je continuai un moment sur ce ton, alignant grossièretés et images répugnantes. En apparence, mon rejet du spectacle était total. En réalité, mon opinion demeurait assez partagée — je dirais même qu’elle ne cessait de fluctuer d’un extrême à l’autre, en fonction des mouvements d’opinion qui se produisaient dans ma conscience hypertrophiée. Le méta-consensus résultant de l’union de ceux qui me composaient ne possédait aucune stabilité. Mais ma volonté, elle, demeurait d’une fermeté inébranlable. Quelle que fût la qualité du show, il devait cesser le plus tôt possible.
Tu n’as pas le droit…, gémit Manuel. Qui es-tu, d’ailleurs, pour oser me parler ainsi ? reprit-il plus agressivement. Bergson ?
Kerl, répondis-je.
Kerl ! rugit le Gardien. Je vais te broyer une bonne fois pour toutes !
Exit Manuel Garvey. Le Néo-Puritanisme en personne avait pris les commandes.
Je crachai une série de jeux de concepts typiquement salvoïdes qui eurent pour effet de décontenancer mon adversaire. Les Néopurs ne supportaient pas ce type d’humour ; je crois même qu’il les déstabilisait. Manuel, par contre, éclata d’un rire hystérique qui se répandit sur le plan mental comme un incendie dévastateur.
Écœuré, le Gardien le rejeta.
Je remplaçai les jeux de concepts par des injures et des images pornographiques. Comme la vulgarité, tout ce qui avait trait au sexe constituait une arme contre le Néo-Puritanisme, et je possédais en réserve une quantité impressionnante de fantasmes.
Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même ; car c’était lui qui avait engendré la frustration où ces fantasmes plongeaient leurs racines.
Tu penses vraiment ce que tu dis ? demanda Manuel d’une voix psychique humide de larmes.
Ne t’occupe pas de ça. Le Gardien s’est joué de toi, il t’a manipulé… Tu n’es pas responsable de ce qui est arrivé.
Qui est-il ?
J’hésitai un instant, tout en projetant vers l’ennemi une succession de prises de vues répugnantes issues de quelque snuff movie. La logique du combat aurait voulu que le façonneur vînt s’intégrer à moi, m’apportant toute la puissance qu’il détenait à présent, mais je craignais qu’il ne fût incapable de la retourner contre le Néo-Puritanisme, à cause de la petite opération qu’on lui avait fait subir autrefois. Seulement, je n’avais pas le choix, je le compris en sentant mon adversaire revenir à la charge, tout auréolé de haine.
Rejoins-moi et tu le sauras.
Il se joignit à moi, et je pus sentir toute l’énergie dont il était imprégné — dont j’étais désormais imprégné. Toutefois, je ne tardai pas à constater que cela demeurait insuffisant pour triompher du Gardien. Celui-ci était en train de prendre le contrôle de ma volonté, et je ne voyais pas comment l’en empêcher. Il avait eu un demi-siècle pour apprendre à asservir — et l’arrivée de la Perturbation ne faisait que renforcer ses pouvoirs.
Je luttai néanmoins pied à pied, ne cédant du terrain que lorsque ma position devenait intenable face à la pieuvre visqueuse qui insinuait ses tentacules jusqu’au fond de moi-même. En cet instant, j’étais l’Humanité tout entière. Je ne me souvenais pas plus d’avoir été un naute du nom de Kerl qu’une condit prénommée Sue, un façonneur appelé Manuel, une guérisseuse surnommée Changeling ou quelques milliards d’autres individus prisonniers de leur ego.
J’étais l’Humanité, mais je possédais également une part extraterrestre, qui induisait en moi d’étranges sentiments et suscitait parfois de surprenants réflexes. Je crois que c’est elle qui m’a permis de résister si longtemps aux assauts du Gardien — elle, et aussi les incessantes modifications de la nature même du continuum consécutives au déferlement de la seconde vague. J’agissais à tâtons, dans une confusion totale, et il semblait que mon adversaire ne fût pas mieux loti.
Il vint néanmoins un moment où ma défaite me parut inéluctable. Une chape de plomb pesait sur ma volonté, ma pensée elle-même subissait des gauchissements inattendus.
Ne te laisse pas envahir ! Tu dois tenir — tenir jusqu’à la crête de la seconde vague !
Pourquoi ? Que se passera-t-il alors ?
Le fouinain ne répondit pas.
Je n’avais plus la moindre chance de triompher, mais je continuai pourtant à résister, comme ces cow-boys encerclés qui, dans les westerns, se battent jusqu’à leur dernière cartouche sans cesser d’espérer que la cavalerie va arriver à temps.
À temps.
Grâce aux Transylvaniens qui étaient en moi, cela ne constitua qu’une formalité ; j’enjambai tout simplement la période qui me séparait du point où le phénomène atteignait son intensité maximale. Je m’enfuis à travers le temps, entraînant avec moi le Gardien qui s’accrochait à ma conscience — mais cela n’avait plus d’importance, puisque la cavalerie était là.
Chaque peuple touché par la Perturbation avait développé son Gestalt personnel. Rien d’étonnant à cela : la genèse de telles entités collectives constituait sa véritable raison d’être. Comme je l’avais supposé, les modifications des lois naturelles, les étoiles qui s’éteignaient, les cataclysmes à plus ou moins grande échelle n’étaient que de la pyrotechnie. De la frime. De la poudre aux yeux.
Car il y avait une volonté derrière la Perturbation, celle du plus grand des Gestalten, qui réunissait tous les autres. L’esprit emplissait bel et bien le Cosmos, comme l’avait dit Sh’ressch à Sahara Beach… Et cet esprit était unique — la conscience universelle. Appelez-la dieu si ça vous chante ; moi, je ne m’y risquerai pas.
Dire que cette vertigineuse communion psychique, émanation de milliards de races intelligentes, dont chacune comptait des milliards d’individus, ne fit qu’une bouchée du Gardien serait un euphémisme. Que pouvait une idéologie contre la réunion de tous les peuples de l’espace-temps perturbé ? Le méta-Gestalt la prit. L’écrasa. La jeta.
Puis il m’absorba et, une fraction de seconde, j’entrevis tous ces mondes, ces individus innombrables dont la fusion s’étendait jusqu’aux galaxies les plus lointaines.
Une fraction de seconde, je fus l’univers.
Lorsque nous redevînmes nous-mêmes, seuls dans notre tête, seuls avec nos petites pensées, nous n’avions plus besoin d’explications. Toutes celles que nous pouvions désirer nous avaient été fournies par l’immense mémoire collective du plus grand de tous les Gestalten.
Nous ne pouvions pas gagner le combat qui nous opposait au Gardien. C’était pour cette raison que le fouinain nous avait encouragés à tenir jusqu’à la crête de la seconde vague ; sachant que nos chances étaient nulles, il craignait de notre part un abandon prématuré. Alors, il nous avait fixé un but — et nous l’avions atteint, en trichant à travers le temps, et le méta-Gestalt était venu, car toutes les conditions étaient désormais réunies pour qu’il pût se manifester et nous débarrasser à jamais du Néo-Puritanisme.
Quoi qu’il en fût, la naissance d’une entité de ce type, cette incroyable prise de conscience d’une doctrine, ne se reproduirait vraisemblablement plus jamais. Il avait fallu la convergence d’un nombre considérable de facteurs pour que cela arrivât ; la probabilité en était si faible que même l’ordinateur le plus performant l’aurait estimée égale à zéro, faute de pouvoir comptabiliser assez de décimales.
Soutenu par Sh’ressch, je me dirigeai en chancelant vers la sortie du Champ de Mars. Il y avait des cadavres partout. Mais je savais désormais que la mort avait cessé d’être un total anéantissement. La Perturbation avait également rendu la survie de l’âme effective, réelle, vérifiable. La mort ne représentait plus que la perte définitive de l’individualité. Après son décès, chacun allait dorénavant se fondre dans le méta-Gestalt, dont il devenait un composant parmi une infinité d’autres.
Je ne pouvais m’empêcher de songer à la fabuleuse banque de données qui était à présent à notre disposition. C’en était fini des réécritures de l’Histoire ; le Savoir ne se perdrait plus jamais. Chacun pouvait avoir connaissance du passé — et donc se consacrer à l’avenir. Un avenir que je — et ce je recouvrait autant le méta-Gestalt que l’Humanité ou moi-même — voyais ouvert, faisceau infini de possibilités.
En chemin, nous rencontrâmes Filvini. Il se planta devant moi, m’observa un instant, puis se fendit d’un sourire et me tendit la main. Je la serrai sans un mot. Nous nous comprenions, désormais. Nous avions participé à la même individualité collective.
Filvini aida Sh’ressch à me soutenir et nous repartîmes au milieu des spectateurs tout aussi hagards et hébétés que nous-mêmes. Les difficultés que j’éprouvais à mouvoir mes membres me rappelèrent que j’étais censé être resté mort un certain temps dans le courant de la journée, et que le fouinain ne m’avait pas expliqué comment j’avais pu revenir à la vie.
On dit merci à son vieux copain.
Ironie et gentillesse, sarcasme et attendrissement — le fouinain était là, à l’intérieur de ma tête.
Encore un de tes tours de passe-passe ?
Tu as eu une crise cardiaque. Le truc bête, imprévisible. Tu n’aurais pas dû autant utiliser tes implants pendant ta balade dans l’Ère néopure. Normalement j’aurais dû te laisser là, bon pour le cimetière, mais ça m’a fait trop de peine de voir Sue se coucher sur toi en pleurant comme une madeleine trempée dans une tasse de thé, et je me suis dit qu’après ce que vous avez traversé tous les deux, vous avez bien gagné le droit de vivre ensemble quelques centaines d’années !
Quelques centaines ?
Je vois que tu n’es pas encore très habile lorsqu’il s’agit de rechercher des informations dans la Mémoire… Ça viendra. Enfin, toujours est-il que l’un des effets de la Perturbation est d’accroître l’espérance de vie des peuples qu’elle touche. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Manuel aussi, au fait. Le bidouillage génétique dont il a été victime est désormais sans effet. Bon, il va rester bloqué à son âge actuel, mais on ne peut pas tout avoir, hein ?
Beaucoup de choses vont changer.
Énormément. Maintenant, je vais te dire adieu, j’ai du pain sur la planche…
D’autres mondes à Perturber ?
Et de nouveaux amis à découvrir. Salut, mon pote. Il sourit dans mon esprit, baissant ses paupières tombantes en une expression de bienveillance. Au fait, je garde ton frotteglisse en souvenir. Tu n’en auras plus l’usage, désormais.
Je sentis disparaître de ma poche le petit gadget montgomeryl, et je sus que le fouinain était parti. Mais, avant de s’éclipser, il avait indiqué à Sue où elle pourrait me trouver. Elle me rejoignit quelques instants plus tard, en compagnie d’une bande impressionnante dans laquelle je reconnus bon nombre de visages — Transylvaniens, enfants de la balle, Matraqueurs, et d’autres, bien d’autres… Nous nous étreignîmes sous leurs regards attendris, supportant sans réagir les plaisanteries qui fusaient çà et là.
— Effarant, dit Manuel, que soutenait une Changeling rayonnante. Ce Gestalt qui semble n’avoir d’autre volonté que de s’étendre sans fin…
— Sans faim, peut-être, mais avec une de ces soifs ! gouailla un salvoïde à la barbe en broussaille.
Il ricana lorsque je lui demandai s’il savait où je pourrais trouver celui de ses frères qui portait un costume trois-pièces façon cadre (Fin du XXe siècle).
— Il est là, en moi, comme tous autres.
— Tu veux dire que tu es tous les salvoïdes ? s’écria Sue.
— Mieux que ça. Les salvoïdes n’auraient jamais dû exister. Me faire revivre à des centaines d’exemplaires était pire qu’une erreur — un crime ! Nous ne voulions pas être des individus, comme tout le monde le croyait, mais un individu. Moi. Je suis celui que vous nommeriez le « salvoïde originel »… (Il nous adressa un clin d’œil malicieux.) Appelez-moi Alvaro, c’est plus simple…, conclut-il en rotant pour bien souligner le rot.