ou Cold, Dark and Yesterday
Un mois et un jour avaient passé, sans péripétie notable.
Je n’avais pas fait grand-chose, franchement. A part me trouver un petit appartement sur Blackstock Road. Déménager avait été assez simple. Neuf cartons, une petite télé, un ordinateur portable, et un sac de couchage. Soit pas grand-chose pour prouver une vie vécue, mais quand le tout rentre à l’arrière d’un taxi monospace, on s’en fiche un peu.
Mes économies avaient diminué, évidemment. Elles avaient toujours été douées pour ça, mes économies. C’était chez elles une pente naturelle. Et il me semble que moins on est payé, plus vos économies anticipent leur courbe descendante.
Bon, je suis en train de tergiverser. Parce que comme je le disais, un mois avait passé, ponctué par très peu d’événements marquants. Encore que, en insistant bien, on pourrait peut-être en isoler deux.
Le premier a été ce coup de téléphone.
« Jason ? »
La voix me disait quelque chose.
« C’est Estonia Marsh.
— Oh », avais-je fait.
Et c’était le mieux que je pouvais faire.
« Désolée de vous appeler de but en blanc. Mais je me suis procuré votre numéro à London Now. Vous n’y êtes plus ?
— Je… je travaille toujours pour eux en free-lance, mais non, je n’y suis plus vraiment.
— Ecoutez… »
J’avais donc appris qu’Estonia avait dîné avec ses producteurs, que la conversation avait dérivé sur les circonstances de leur rencontre, aux uns et aux autres, avec leur partenaire, et Estonia avait dit : « Ah, j’ai croisé ce type, récemment… », et maintenant, les producteurs de Wake Up Call voulaient m’inviter aux studios de la South Bank pour me donner un coup de main dans mes recherches.
« Ce serait fantastique ! avait insisté Estonia. Un million de spectateurs ! Vous avez une photo, l’un d’eux la connaîtra forcément, et nous vous réunirons sur le plateau !
— Oh ! avais-je répété pour gagner du temps. Eh bien, c’est intéressant…
— Comme votre ami a dit que vous aviez déjà passé une petite annonce, et tenté de la retrouver par plusieurs moyens, ce serait juste passer la vitesse supérieure, n’est-ce pas ? Ce serait drôlement amusant !
— Ouais, ouais… mais je ne sais pas trop.
— Il y aurait sans doute un peu d’argent à la clé, aussi – parfois, on signe des partenariats avec des quotidiens ou des hebdomadaires, et ils achètent l’histoire des participants pour la publier. Je suis sûre qu’on pourrait négocier un pourcentage avec le Mail ou autre.
— Je… Est-ce que je peux y réfléchir ?
— Oui, bien sûr, pas de problème. »
Elle était visiblement déçue que je ne déborde pas d’enthousiasme, comme eux après leurs trois bouteilles de pinot noir.
« Mais de mon point de vue, vous devriez vraiment le faire. Parce que c’est là tout le truc : vous ne connaissez pas encore la fin de votre histoire ! »
Et même si j’ai joué avec l’idée – même si je pensais que peut-être ma vie pouvait encore finir comme une de ces histoires qu’on lit dans les tabloïds, et qui se concluent sur une phrase merveilleusement ringarde –, je savais d’ores et déjà que ça resterait un jeu.
Car quelques heures plus tard à peine, tandis que la journée touchait à sa fin et que je vaquais à mes occupations au fin fond de Poland Street, l’univers m’avait envoyé un avertissement. Un Non, tu ne vas pas faire ça.
Là, juste devant moi, en train de sortir d’un parking, je venais d’apercevoir les feux arrière, reconnaissables entre mille, d’une Facel-Vega vert d’eau dont le pot d’échappement fredonnait. La condensation qui voilait la lunette arrière me dissimulait à la vue de Damien, et dissimulait Damien à la mienne.
Mais j’avais tout de même gardé la tête baissée et accéléré le pas vers la bouche de métro.
Revenons-en à ce matin.
Il y en avait encore une dans les tabloïds du jour.
Lorsque Jon Bindham, livreur chez Interflora, vint remettre un bouquet romantique à Laura Davis, à son bureau, ce fut le coup de foudre.
Et un coup de foudre tel que le lendemain il y retourna avec un autre bouquet – dont il était cette fois l’expéditeur !
Aujourd’hui, ils vont se dire oui pour la vie à Limpley Stoke, Wiltshire.
« J’ai pris un risque ! » concède Jon, trente ans.
Ce qu’il ignorait, c’est que le premier bouquet n’avait pas été envoyé par quelque soupirant – mais par le père de Laura, qui tenait à la féliciter de l’obtention de son permis de conduire. « J’imagine que c’est la preuve que, parfois, il faut effectivement le dire avec des fleurs ! » plaisante Jon.
J’adore ce genre de chute. Je me demande si les gens les remarquent vraiment.
J’ai sorti un mug du placard et me suis aperçu que c’était un de ceux de Dev.
Je ne l’avais pas vu depuis mon déménagement, en partie parce que j’avais eu pas mal de trucs à régler, et en partie aussi parce que j’étais gêné. Gêné de la façon dont je m’étais comporté, de mon égocentrisme puisque pas une seule fois, alors qu’il se débattait contre ces problèmes, je n’avais songé à lui demander s’il allait bien, si les affaires marchaient bien à la boutique. Gêné aussi parce que j’avais été piégé – et ce uniquement parce que je faisais plus ou moins une fixette sur une fille que je n’avais jamais rencontrée et ne rencontrerais maintenant jamais – et que je me sentais bête.
Je me disais que ce serait peut-être bien de prendre un verre ensemble, de lui présenter des excuses pour ne pas l’avoir épaulé dans l’épreuve, et de finir éventuellement la soirée au Den, en souvenir du bon vieux temps.
Ce n’était cependant pas à l’ordre du jour.
Les Kicks passaient sur T4. Même si le son de ma télé était parasité, j’entendais que Rick Edwards les aimait bien. Il les appelait « la fine fleur de Brighton ».
Ça marchait plutôt bien, pour la petite bande. Je sais que je ne les avais vus que deux ou trois fois, et qu’ils avaient rencontré depuis une centaine de journalistes – des journalistes qui écrivent pour de vrais titres, comme le
Times ou le
Guardian, et qui tressent des couronnes aux groupes de rock qui ont percé –, mais je continuais à sentir comme un lien entre eux et moi. Et je scrutais les
bords de l’écran, au cas où j’apercevrais Abbey, ou une chaussure bleu électrique.
Je n’avais plus reparlé à Abbey depuis ce fameux soir. J’avais essayé, mais en vain. Cela m’avait pris un petit moment mais j’avais fini par comprendre, lentement et sans joie, que je n’avais aucun droit d’agir comme je l’avais fait. Pas un jour ne passait sans que j’aie envie de me mettre des baffes. Evidemment qu’elle m’en voulait ! Si elle avait souhaité que les gens soient au courant, pour ses chansons, elle aurait… Eh bien, elle les leur aurait chantées. Mais sur le moment, quelque chose – la façon dont le CD dépassait de son sac, comme s’il cherchait à se faire remarquer, et ce immédiatement après notre discussion sur la vie, l’ambition, les rêves… – m’avait porté à penser que c’était une bonne initiative. Une faveur.
Maintenant, je voyais bien qu’il n’en était rien, et que j’avais empiété sur la vie privée d’autrui – ou plutôt non, pas empiété, parce cela pourrait sous-entendre un mouvement accidentel, mais pénétré par effraction. J’avais défoncé la porte à coups de pied ; comme un cambrioleur, j’avais fouillé dans ses secrets, je m’en étais emparé et le pire… c’est que je les avais divulgués au monde entier. Ce n’était pas juste.
Donc, après plusieurs messages demeurés lettre morte et quelques coups de fil auxquels elle n’avait pas répondu, j’avais résolu de me retirer dans ma grotte. Cela n’avait rien de désagréable. Je lisais davantage. Je me nourrissais de plats cuisinés en portion individuelle, dont je lisais distraitement la composition tout en écoutant Play For Today sur Radio 4. C’était le calme plat, et j’étais résigné. Parce qu’une fois de plus j’avais vu où l’espoir pouvait me conduire. Mieux valait vivre sans espoir, me disais-je. Mieux valait être pris de court par une bonne surprise, plutôt que d’essayer de la faire advenir, et échouer.
J’ai éteint la radio. Pour la première fois, depuis des jours et des jours, on m’attendait quelque part.
— Depuis combien de temps avez-vous quitté le circuit ? a demandé l’homme.
— Un an et demi environ.
— Ça n’a pas donné les résultats escomptés ?
— Si. Mais je suis prêt pour un nouveau défi.
— Quelle est votre approche d’un défi ?
— Eh bien, j’ai l’esprit d’équipe, tout en étant également doué pour faire cavalier seul.
— Et vous étiez en poste à Saint John ?
— Oui.
— Vous avez décidé d’en partir. Pourquoi ?
— Tout devrait être là, dans mon dossier.
— Ah, oui.
Un silence.
— Des faiblesses ?
— Le chocolat.
— Ha ha ha, j’adore votre sens de l’humour.
— Merci. Plus sérieusement, je suis perfectionniste, et c’est probablement ma principale faiblesse.
— Formidable.
L’homme m’a dévisagé.
— Donc, seriez-vous disponible lundi en quinze ?
J’allais être professeur remplaçant.
Il n’y a rien de mal à ça, je le sais. J’avais la formation, les qualifications, l’expérience, et personne ne se bousculait au portillon pour enseigner à Saint John. Certes, ça ressemblait un peu à une marche arrière, et qui ne partait pas dans la direction que j’avais souhaité prendre, mais c’était du travail. Un travail qui était dans mes cordes, en plus.
Et le fait d’être de retour à Saint John m’a remémoré quelqu’un.
Pas Dylan Bale, comme je le redoutais. Vous imaginez mon embarras, si je m’étais effondré sitôt de retour ? Si j’avais tressailli chaque fois que je passais devant une fenêtre, et tout ça à cause d’un gamin et d’une carabine à air comprimé ?
Non, je pensais à Matt.
Ou était-il passé ? Je lui avais envoyé quelques SMS, et l’avais même appelé une fois, mais son numéro n’était plus attribué, et je ne savais plus quoi faire. L’avais-je vexé ? Déçu, lui aussi ?
Je voulais lui parler, cependant. De cette histoire avec Dev, de ma brouille avec Abbey… Il les connaissait. Il pouvait me conseiller.
Et ensuite, en rentrant de Saint John, je me suis retrouvé, par hasard ou à dessein, au Sainsbury à côté de la station Angel, en train de reluquer les falafels, et je me suis aperçu que j’étais à deux pas de Chapel Market.
Il était 10 heures du matin et des types en maillot de foot de l’équipe d’Angleterre descendaient des bières sous une croix de Saint-Georges devant The Alma avec leurs chiens.
Je savais où se trouvait le garage : niché dans une petite rue, juste après les magasins de bricolage et les barres de cages à poules, il était signalé par une immense enseigne peinte à la main directement sur le mur.
Sitôt arrivé, j’ai été assailli par ce malaise, cet inconfort et ce sentiment de doute qui me fondent dessus, jusqu’à la nausée, chaque fois que je me retrouve entouré d’hommes. Pas des hommes en général. Pas des hommes qu’on croise dans les pubs, ou des hommes en costume, ou des hommes comme votre père ou le mien. Non, des vrais hommes, aux ongles noircis par des coups de
marteau ou de portière, qui ont des hirondelles tatouées sur le poignet et de grosses chaînes en or autour de leur cou de taureau.
Je me suis préparé à laisser tomber les coquetteries de langage.
— Bonjour, ça va ? ai-je lancé à celui qui me semblait le plus gradé puisqu’il surveillait les autres.
Il a reposé un outil que j’étais incapable d’identifier et il s’est essuyé la main sur la jambe de sa salopette. Il était le portrait craché du mécanicien tel que l’aurait dessiné un gamin.
— Matt est dans les parages ? ai-je demandé en essayant de prendre l’air désinvolte, ou tout au moins distrait par la voiture perchée sur cet engin qui sert à soulever les voitures et que je n’ai jamais vu que dans des endroits tels que celui-ci.
— Matt ?
— Fowler ? ai-je ajouté, reconnaissant de ce que Matt ait un patronyme droit sorti de Eastenders. Matt Fowler ?
— Matt Fowler ? a répété le type. Vous le connaissez ?
J’ai compris à ce moment-là que ce serait une de ces conversations qui, pour rester fluides, doivent se dérouler exclusivement sur un mode interrogatif.
— Il est dans le coin ? ai-je demandé en espérant qu’on débouche rapidement sur des faits concrets.
— Warren ? a crié le type en se retournant. Matt est là ?
J’ai regardé Warren, qui a commencé à rire.
— Dean ? a-t-il crié en direction d’un autre homme qui tripotait une radio au fond du garage. Où est Matt ?
Dean a rigolé à son tour et a hoché la tête.
— Il est avec ses copains de l’université ! a-t-il lancé.
Tout le monde s’est mis à rire.
— Il est où ?
— Matt n’a pas mis les pieds ici depuis au moins un mois. Il a eu une révélation !
Les rires ont redoublé. Warren a repris son travail en secouant la tête et en souriant à cause du mot « révélation ».
— Savez-vous où il est ?
— Je suppose qu’il est allé bêcher, a répondu le type. Non, comment ils disent déjà… Bâcher. Non, non – pas bâcher. Bûcher. Pour ses « exams » !
Je ne savais pas trop si c’était du foutage de gueule, et si c’était le cas, de qui se moquaient-ils ? De Matt ? Ou de moi ? Moi, avec mes vêtements propres et mes petites mains délicates et immaculées qui n’avaient jamais travaillé de leur vie ?
— Est-ce que Matt est… à l’université ? ai-je demandé.
Mais comment aurait-ce pu être le cas ? On n’entre pas à l’université comme dans un moulin. Il faut étudier, obtenir son bac, présenter des dossiers de candidature. Ça suppose qu’on a épluché des brochures d’orientation, et qu’en désespoir de cause on s’est inscrit en géographie à Cardiff.
— C’est bien ça, si on considère une piaule au-dessus d’un fish and chips comme une université, a répondu le type.
Il s’est nettoyé les doigts et m’a souri. Ce devait être la fin de notre conversation.
J’ai remis le cap sur Blackstock Road.
Quand je vous ai dit, tout à l’heure, que je m’étais trouvé un petit appartement à Blackstock Road, je voulais dire en réalité que je m’étais retrouvé à vivre dans un petit appartement à Blackstock Road.
Et que je partageais avec quelqu’un.
Ce sur quoi je n’aurais jamais parié, après l’incident Tropicana. Mais j’avais besoin d’une présence amicale, et maintenant, elle était la plus proche amie que j’avais.
J’avais débarqué chez elle ce soir-là, avec ma rage, ma déception, mon sentiment d’injustice, perdu, triste et seul.
« Bon sang, Jason, que se passe-t-il ? » avait-elle demandé en ouvrant la porte.
J’étais entré sans lui répondre dans le couloir étroit et mal éclairé de son appartement, que j’avais eu tant de mal à localiser en pleine nuit, exactement comme la première fois, quand tout avait commencé.
Zoe et moi avions parlé longtemps et à cœur ouvert, cette nuit-là. Elle s’était excusée de sa vacherie au sujet de ma carrière. Elle subissait beaucoup de pression, m’avait-elle expliqué, et mes frasques, ce jour-là, avaient été la goutte en trop dans une coupe déjà pleine. London Now avait de gros problèmes, vivait peut-être ses derniers mois, Rob la harcelait pour revenir, etc., etc., etc.
Je comprenais sa réaction pour avoir déjà moi-même réagi ainsi par le passé. Parfois, on blesse celui qui vous a autrefois blessé, parce que c’est comme une minuscule victoire. C’est le petit post-scriptum qu’on ajoute de sa plume à un événement dont les traces sont encore cuisantes.
Donc, nous avions parlé de ce qui s’était passé ce jour-là et puis, de fil en aiguille, également de ce qui s’était passé cette autre nuit, dans cette vie antérieure.
« Nous étions amis, et nous avons chacun profité d’un moment de faiblesse de l’autre, avait-elle dit, et alors qu’autrefois la culpabilité m’aurait aussitôt lacéré, je n’avais éprouvé qu’une douleur sourde de résignation.
— C’était de ma faute.
— De la mienne, aussi. Je ne savais pas quoi faire. J’avais eu de l’affection pour toi, à une époque. A titre
amical, je veux dire. Ça me faisait mal de te voir souffrir. C’était une douleur presque physique. Je cherchais à te montrer que tout allait s’arranger. Que, par exemple, si tu quittais ton poste au lycée, je pourrais te donner un peu de boulot, et que peut-être tu pourrais trouver ta vraie voie. Mais à aucun moment je ne t’ai dit ce que tu devais faire concernant Sarah. Je n’ai rien dit à ce propos mais ensuite, tu m’as embrassée, et je ne sais pas pourquoi on n’en est pas restés là, mais c’est comme ça. »
Quelque part, je m’étais toujours demandé ce qui se serait passé si, ensuite, Zoe et moi étions sortis ensemble. Mais comme c’était Sarah que je voulais, ça n’aurait jamais marché, nous deux ; la honte, les récriminations, le harcèlement de la culpabilité… c’était la claustrophobie assurée. Et ça n’aurait pas été honnête. Ce n’était pas le projet de départ. On aurait eu un mal fou à improviser.
Mais qu’en était-il maintenant ? avais-je pensé en la regardant.
J’avais donné à Zoe presque tout l’argent dont je disposais sur mon compte à ce moment-là pour couvrir les frais. Ce n’était pas un arrangement permanent, bien entendu ; mais du provisoire, en attendant que je retombe sur mes pieds. Lorsque j’étais parti de chez Dev, je n’avais pas su où aller et j’avais envie de repères familiers, réconfortants. Je savais que je devais dire à Sarah que je déménageais, mais comment allais-je m’y prendre, sans lui préciser mon point de chute ? Et lorsque j’ai eu décidé de laisser cette information dans le flou, voici ce qui s’est passé.
Moi : Salut, j’appelle juste pour prendre des nouvelles, j’ai reçu ton invitation, je voulais répondre mais…
Sarah : Waouh ! C’est toi. Tu ne manques pas d’air, je t’accorde ça.
Sarah : Tu me prends pour une conne ? J’attendais de voir si tu allais te manifester, et ça n’a pas loupé. Ce qui me contrarie le plus, c’est que tu sais que je croyais que tu avais mûri. Tu aurais pu me dire que ce n’était pas le cas, mais non, tu t’es bien gardé de me détromper. Tu n’as pas été honnête, avec moi ; tu m’as juste laissée tomber, une fois de plus.
Moi : Est-ce que tu parles de…
Sarah : Du fait que tu as drogué mes invités ? Oui. Oui, je parle du fait que tu as débarqué à mes fiançailles avec ta petite bande de détraqués et que vous avez donné de la drogue à mes invités. C’est Anna qui a découvert le pot aux roses. Comme elle a cru qu’elle avait une intoxication alimentaire, elle a fait une prise de sang. Elle a failli perdre son boulot.
Moi : Tout ça n’était qu’un immense malentendu, ce n’était que…
Sarah : Gary a vomi pendant tout le trajet de retour. J’ai dû conduire la Lexus. Il nous faut changer tous les tapis de sol.
Moi : S’il te plaît, dis à Gary que je le rembourserai pour…
Sarah : Anna a essayé d’embarquer un réverbère avec elle en montant dans le bus.
Moi (mort de rire) : Je… Anna a voulu…
Sarah : Super. Tu continues à trouver ça drôle. Tu as déjà vu quelqu’un essayer de faire monter de force un réverbère dans un bus ? Ça manque un peu de dignité, et elle ne méritait pas ça. Je me marie dans deux mois, Jason, et c’est vraiment dommage, mais toi et moi, on ne se parlera plus jamais. Bonne chance pour la suite, parce que tu as autant de chances de devenir adulte un jour que de réaliser tes autres petits rêves pathétiques. Ah, oui, et transmets mon meilleur souvenir à Zoe.
Clic.
Donc, elle savait. Par Dev, peut-être ? J’imagine que si j’étais encore prof, je…
Oh. Mais je suis prof.
En tout cas, le lendemain soir, quand Zoe était sortie du boulot, nous nous étions retrouvés dans un pub, The Bank of Friendship.
Et chaque soir depuis, nous avions rendez-vous vers 19 h 30, dans la cuisine.
Au début de notre cohabitation, l’ambiance était un peu glacée, comme c’était prévisible. A cause de notre petit dérapage à la faveur d’une nuit d’ivresse, nous n’étions pas très à l’aise. Il ne s’était rien produit d’autre, pour l’instant, ce que je mettais au compte de la pression engendrée par ce qui pouvait encore se produire ; nous étions, essentiellement, des colocataires exténués qui menaient chacun leur vie, et s’efforçaient de rendre plus ou moins respectable un antécédent sordide. Mais un soir, devant Qui veut gagner des millions, Zoe a dit :
— On est bien, toi et moi, dans cet appartement, ensemble.
J’ai replongé la cuillère dans mon bol de soupe et je l’ai regardée. Cette phrase ressemblait à l’amorce de la conversation que je ne voulais pas avoir. Celle qui parlait de l’avenir, de la direction que prenait cette situation, de la nature de nos liens. Dans ma tête, j’ai commencé à m’organiser. J’avais toujours mes neuf cartons, rangés sous le lit. J’avais conservé le numéro de la flotte de taxis monospaces. Je ne comprenais pas trop où Zoe voulait en venir. De mon point de vue, cette conversation n’était pas prévue dans notre contrat.
Mais le fait est que j’avais plus ou moins besoin d’elle. Je n’avais plus Dev. Je m’étais remis Sarah à dos. Je n’avais pas revu Abbey et Matt avait disparu de la surface de la terre.
Je me suis préparé mentalement.
— Parce que ça veut dire qu’on n’a plus besoin de jouer aux devinettes, a-t-elle repris. De temps à autre, je me suis demandé comment cela aurait été, si nous avions fini ensemble, après ta séparation d’avec Sarah. Je te rendais service en t’employant à London Now, mais ça me donnait aussi l’occasion de voir qui tu étais devenu. J’espérais que tu ne me plairais pas. Mais je sais aussi que, parfois, il vaut mieux ne pas savoir.
J’étais toujours en train de la regarder. Elle affectait un ton décontracté, comme si elle lisait ses phrases dans le journal.
— Par chance, avec toi, je le sais maintenant. Et tu le sais toi aussi, ce qui est important, surtout après ce que tu as perdu. Et jamais tu n’aurais retrouvé avec moi de quoi combler ce vide. Parce qu’à mon avis, pour mettre les points sur les i : nous savons tous les deux que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, de presque tous les points de vue.
J’ai éclaté de rire et avalé une cuillerée de soupe. On entend des histoires de gens qui sont embourbés dans une ornière, et qui y restent jusqu’à la fin de leurs jours parce qu’ils n’ont pas trouvé la force nécessaire pour s’en dégager. Cela aurait pu arriver à Blackstock Road. La fin de l’histoire aurait pu s’écrire ici. Tout ce que j’aurais eu à raconter, alors, c’était pourquoi et comment j’avais déménagé d’un appartement au-dessus d’une boutique de jeux vidéo pour emménager dans un autre appartement, plus exigu, avec une fenêtre déglinguée à l’arrière et un lustre pendu trop bas au-dessus de la table, et tout ça parce que j’étais faible et exténué par la vie.
— Je veux dire que nous deux ensemble, ce serait un carnage, a repris Zoe, en me regardant enfin en face. Tu as vu comment tu tiens ta cuillère ? Jamais je ne pourrais être, sur le long terme, avec un homme qui tient une cuillère comme ça. Sans parler de tes films prétentieux, dont
je sais maintenant que tu ne les regardes pas puisque le coffret de Jim Jarmusch est toujours sous cellophane. Et tu ne t’es jamais débarrassé de ces cartons, sous le lit, ce qui est également symptomatique du degré d’engagement qui est le tien.
J’ai souri. Nous étions deux âmes en peine qui partageaient temporairement un toit, et étaient rassérénées de savoir que, pendant ce temps, chacune pouvait compter sur la compagnie de l’autre. Maintenant, nous pouvions arrêter les faux-semblants. Désormais, je pouvais dormir sur le canapé ; elle pouvait cesser de faire semblant de dormir lorsque je rentrais en titubant.
Elle n’était pas Dev. Mais j’avais de nouveau un bon copain.
— On sort boire un coup ? ai-je proposé.
Zoe a ri et recraché quelques gouttes de spritz par le nez.
— Trogne de fiancé ! s’est-elle exclamée, faisant se retourner quelqu’un à la table voisine. C’est une insulte géniale. Une fois que tu as pigé que c’était une insulte, elle est géniale.
— Je suis content que tu l’approuves.
— Et comment a-t-elle réagi ? Non, laisse tomber, on s’en fiche. Comment Gary a réagi ?
Zoe semblait se régaler.
— Il m’a servi du « mon vieux » en veux-tu, en voilà, et il a essayé de tisser un lien entre nous.
— La meilleure des revanches ! C’est un pro. Ça prouve à Sarah à quel point il est adulte, et combien toi tu es puéril. C’est génial.
Cette conversation était sympa. Cela aurait pourtant pu être bizarre, de commenter les retombées d’un événement dans lequel Zoe n’avait pas joué un mince rôle. En plus, l’évoquer à voix haute le purgeait quelque part de
son aspect terrible et atténuait ses effets dramatiques. J’avais l’impression d’avoir regagné quelque chose, dans ma vie. Une vieille amie, qui savait à quoi s’en tenir sur mon compte, qui se délectait autrefois de mon faible pour les Snakebite et les petits pains détrempés par la pluie, et qui apparemment n’avait pas changé.
Toute tension entre nous s’était évaporée. Zoe m’avait manqué.
— Et ensuite ? a-t-elle demandé en se penchant vers moi avec avidité.
— Ensuite, je l’ai virée de ma liste d’amis sur Facebook. Sauf que ce n’est pas moi qui m’en suis chargé, mais Abbey. Et bizarrement, elle a pris ça pour un signe de maturité et d’assurance de ma part.
— Très XXIe siècle. Très adulte de ta part. Et ensuite ?
— Ensuite, j’ai fini par aller à ses fiançailles, et Abbey a distribué de la drogue aux invités, et à partir de là, tout a tourné au vinaigre à nouveau, parce que sa meilleure amie, Anna, a insisté pour faire monter un réverbère dans un bus et que Gary a vomi sur les tapis de sol de sa bagnole.
— Ha ! s’est exclamée Zoe en tapant sur la table. On aurait dû faire un papier là-dessus, Jason. Comment encaisser une rupture comme un homme, un vrai.
J’ai souri et bu une gorgée.
— Ils seront bientôt mariés et je suis certain que l’incident sera vite oublié.
— Dans combien de temps, maintenant, le mariage ?
— Un mois. Ils ne veulent pas traîner. Gary veut pouvoir se présenter officiellement comme le mari de Sarah quand le bébé naîtra.
Zoe a rigolé.
— Et cette Abbey… la chanteuse. C’est elle, la fille ? Celle pour qui tu as placé l’annonce dans le journal ? Même si je ne l’ai pas dit, j’ai trouvé le geste mignon. Je ne voulais pas t’en parler parce que… je me doutais que
ça n’avait mené à rien. Ou que ça avait mal tourné. D’où le fait que tu atterrisses à Blackstock Road, au lieu d’être avec elle.
— Abbey n’est pas La Fille. C’est une fille, mais pas celle-là.
— Alors qui est « La Fille » ?
J’ai ri. C’était agréable. C’était comme un appel d’air qui assainit l’atmosphère. Pas de gêne, pas de regrets, juste de l’amitié.
— Je ne sais pas.
Zoe a froncé le nez et a claqué des doigts pour indiquer au barman qu’elle avait besoin de munitions pour entendre ce qui allait suivre. Le barman l’a ignorée et a continué à essuyer un verre.
— Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas qui est « La Fille » ? C’est une image ? Tu veux dire que tu la connais, mais que tu n’as jamais eu l’occasion de découvrir qui elle est vraiment ? Tu ne te croirais pas un peu dans Les Feux de l’amour, là ?
— Non, ce n’est pas une image. Je ne sais pas qui elle est, littéralement. Et pourtant, en même temps, je le sais.
— Tu es à mort dans Les Feux de l’amour !
Elle s’est tournée vers le barman, agacée, comme pour dire « Je crois vous avoir commandé quelque chose », mais le type n’a pas consenti d’entorse à sa règle Si-vous-voulez-quelque-chose-demandez-le-en-mettant-les-formes, sur laquelle tant de barmans semblent à cheval.
Je me suis donc levé pour aller lui chercher ce verre, et pour réfléchir à la façon de lui raconter l’histoire.
Et lorsque j’ai eu terminé, Zoe m’a regardé droit dans les yeux.
— On dit toujours qu’une relation sentimentale doit avoir un début. Tu as le début. Alors que vas-tu faire pour la conclusion ? Parce que ça – toi et moi en train de picoler dans ce pub inhospitalier, avant de rentrer en
chancelant dans un appartement sinistre –, ça ne peut pas être la conclusion de ton histoire.
— Et pourtant, ai-je soupiré en levant les mains. Et pourtant ça l’est.
— Inhospitalier ? a relevé le barman.
Un temps pour chaque chose, et chacune serait à sa place : telle allait être désormais ma tactique. Et pour l’heure, La Fille devrait attendre.
Je devais d’abord déchiffrer les allusions que la vie me lançait. Dev, Abbey et Sarah – disparus de la circulation. De même que London Now, les perspectives d’avenir, l’espoir.
Je commençais à penser que le problème venait peut-être de moi.
Parfois, la vie n’est pas magique, voyez-vous. Parfois, la vie, c’est juste du quotidien. Un saut en catastrophe entre midi et deux chez le cordonnier pour faire reproduire une clé. Une ampoule qui claque. Votre voisin qui vient vous avertir que vous avez oublié d’éteindre vos feux de position.
Oui, la vie est rarement autre chose. Le coup d’œil que vous lance une inconnue sur Charlotte Street, par exemple. Mais combien de temps dure un coup d’œil ? Et quelle distance, sur son impulsion, pourrons-nous parcourir ?
Si je voulais me ressaisir, je devais hiérarchiser les travaux pratiques. Les rues sont envahies de clochards qui ont un jour caressé de grands rêves.
L’urgence était de mettre un peu d’ordre dans les affaires courantes. Mes amitiés. Un appartement à moi. Mon boulot.
L’intérêt que témoignait Zoe pour mon histoire était agréable, mais c’était celui de quelqu’un qui voulait seulement en connaître le dénouement. Ce n’était pas elle
qui allait devoir se bouger pour le faire advenir. Or, le faire advenir, justement, n’était pas une mince affaire. Cela requérait des efforts, du temps et… et j’avais un travail, désormais. Des obligations. Et des projets.
Je serai franc, ici : j’éprouvais surtout une sensation de vide. Comme si une ambition avait été contrecarrée, ou un rêve était tombé à l’eau. Comme si j’étais passé tout près – oui, mais près de quoi ? Car à bien y regarder, à aucun moment, depuis le jour où tout avait commencé, je ne m’étais rapproché de La Fille. Certes, j’avais retrouvé son ancien petit ami, mais que m’avait-elle coûté, cette maigre découverte ? Et n’avais-je pas royalement gâché ma seule carte ? Ma petite balade sur les traces de La Fille n’avait fait qu’empirer – si cela était toutefois possible – le cours ma vie, qui allait déjà de mal en pis, lentement mais sûrement. Néanmoins, un vide s’était installé en moi. Celui, douloureux, que laisse le renoncement à une chose que l’on avait espérée magique.
Mais la magie pouvait attendre.
Le plus urgent, c’était le quotidien.
Troisième jour à Saint John.
— Ah, vous revoilà, a lâché Jane Woollacombe, la prof de maths, de ce ton que prennent les gens lorsqu’ils ont eu vent de votre retour alors qu’ils n’avaient même pas remarqué votre départ.
Le couloir dans lequel nous nous trouvions avait des murs rose saumon et un lino vert, un peu comme si nous avions appuyé par curiosité sur un bouton marqué « années 1970 », dans le seul but de voir ce qui allait se passer.
— Et comment c’était… Où êtes-vous allé finalement ? Vous avez voyagé ?
— Non, je n’ai pas voyagé.
Elle a tripoté sa broche papillon avec nervosité.
— C’était juste une interruption de carrière, alors ?
— Ce n’était pas mon intention.
Elle m’a dévisagé d’un air ébahi.
— J’ai tenté un truc, ai-je expliqué avec toute la décontraction dont j’étais capable. Ça n’a pas marché. Je gagnais des clopinettes et je faisais du surplace, alors j’ai décidé d’arrêter les frais.
— Ah, a-t-elle fait, la mine décomposée. Bon, ce n’est pas un échec, puisque vous avez essayé.
— Je n’ai jamais dit que c’était un échec.
— Et comment… euh…
— Sarah et moi avons rompu. Il y a un petit moment.
— Bon, les histoires de couples… vous savez. Ça non plus, ce n’est pas un échec.
— Je n’ai jamais dit que c’en était un.
— Bon, parfait, parce que ça ne l’est pas. Il y a des gens qui n’ont que ce mot-là à la bouche – échec – et c’est une erreur. Il faut leur répondre que ce qui compte, c’est d’essayer.
— Qui a parlé d’échec ?
— Peu importe. Personne. Des gens qui ne méritent pas que vous leur adressiez la parole, de toute façon.
A travers la vitre de la porte devant laquelle nous nous trouvions, elle a coulé un regard suspicieux en direction de M. Willis et elle a haussé ses sourcils en bataille.
— Ce n’est pas comme s’il avait jamais fait quelque chose de sa vie, n’est-ce pas ? Mis à part collectionner les klaxons de voiture. Vous pourrez lui répondre ça.
Sur quoi elle s’est hissée sur la pointe des pieds, elle a pivoté et elle a filé.
J’ai regardé M. Willis. Il m’a souri et je lui ai répondu d’un petit geste.
La salle 3G n’était pas au nombre de celles qu’il me tardait de revoir.
La salle 3G se trouvait pile en face de la cité.
J’y suis entré quelques minutes avant l’arrivée des élèves et je me suis accordé un instant pour reconnaître la place.
Juste là, dans la vitre – minuscule, imperceptible, et dont moi seul sans doute pouvais identifier la cause – une fêlure colmatée à la hâte.
La seule preuve que tout cela avait jamais eu lieu.
Mon regard a dérivé vers la cité. Quelle avait été la fenêtre ?
Et puis la cloche a sonné. J’ai sursauté. Et je me suis intimé l’ordre de tourner la page.
— Hé, monsieur ! a lancé un gamin à côté du portail.
Un ou deux jours plus tôt, une bagarre avait opposé un élève de Saint John à une bande d’un lycée technique voisin. M. Willis et moi-même étions chargés d’intervenir si un incident de cet ordre se reproduisait, et ce même si mon expérience des bagarres se résumait à celle qui avait failli éclater à Whitby et où un ancien élève avait dû venir à ma rescousse, et si la ressemblance entre M. Willis et un collectionneur de klaxons était de plus en plus avérée.
J’ai regardé le gamin. Quatorze ans, environ. Il tenait un jeu de Chomp à moitié déglingué et portait une de ces cravates incroyablement courtes. Je ne sais pas comment ils s’y prennent, pour les raccourcir à ce point. J’imagine qu’ils achètent tout bêtement des cravates taille quatre ans.
— Vous êtes M. Priestley, ouais ?
— Je suis M. Priestley, ouais.
— Vous connaissez mon frère, a-t-il enchaîné tandis que mon regard dérivait au-delà de son épaule.
Un gamin venait d’en pousser un autre contre un mur. Les deux m’ont regardé, l’air coupable, et ont éclaté d’un
rire bruyant pour bien montrer que c’était un geste de camaraderie.
— Matt Fowler.
Le frère de Matt ?
— Oui, je connais. Mais je ne l’ai pas vu depuis une éternité. Comment va-t-il ?
— Il est occupé.
— Au garage ?
Peut-être les mécanos s’étaient-ils payé ma tête, l’autre jour. Matt pouvait être n’importe où. En pause. Malade. A la salle de jeux.
— Non, a répondu le petit frère. Il est occupé avec son travail.
Une pensée m’a traversé l’esprit. Tony était vraiment un prénom bizarre pour un ado. Je suis passé outre.
— Il travaille ? Mais où ? L’autre jour, j’étais à côté de Chapel Market, et je ne l’ai pas vu.
— Il y travaille plus là.
— Il ne travaille plus là, ai-je corrigé. Oui, ça, je suis au courant. Où est-il maintenant ?
— Au Burger King.
— Ah bon ? Pourquoi travaille-t-il dans un Burger King ? Que s’est-il passé au garage ?
Le gamin a haussé les épaules et reniflé.
— Il voulait plus faire ça. Il pouvait plus avec les cours. Alors il travaille quatre soirs au Burger King et le reste au Queen’s Head.
— Tu as besoin de travailler ta syntaxe, Tony, ai-je répliqué. Et de quels cours parles-tu ?
J’avais compris.
Je comprenais tout, maintenant.
Ce qui m’avait toujours inquiété chez Matt, c’était son agressivité. Une agressivité que j’avais vue à l’œuvre à l’école, évidemment, le jour où il avait failli éborgner un
camarade avec un compas… Encore que tout dépend de la version qu’on choisit de croire, naturellement. Le conseil de discipline avait penché en faveur de celle de la victime. Une attaque sans provocation, avait-il tranché. Sitôt que Matt avait pu partir d’ici, il l’avait fait. J’avais pensé que cette expulsion avait peut-être été une erreur, que Matt avait été traité injustement et qu’il avait perdu foi dans le système. Mais ensuite, ce soir-là à Whitby, lorsqu’il nous avait sauvé la peau par sa démonstration de toute-puissance… j’avais été autant troublé que reconnaissant. Parce que j’avais vu son agressivité en gros plan. Et j’avais vu avec quel déchaînement elle s’était retournée contre une cabine téléphonique.
Alors, maintenant, je comprenais. Ce n’était pas de l’agressivité. Mais de la frustration.
Matt Fowler avait quitté son boulot au garage à côté de Chapel Market dans le but d’améliorer sa condition – ainsi que j’avais choisi de le formuler jusqu’à ce que je réalise qu’il n’avait rien d’un personnage de Jane Austen. Il avait démissionné pour Faire Quelque Chose de Sa Vie. Il avait eu cette révélation que ses collègues avaient trouvée si drôle. Et cela l’avait amené à s’inscrire aux cours du soir. Les mardis et jeudis soir de 19 à 22 heures. Les samedis de 10 à 17 heures. La formation coûtait 4 500 livres, mais à la fin, il aurait un diplôme à montrer. Il avait vendu son vélo, sa PlayStation, son téléphone, tout ce qu’il possédait de monnayable, et il avait donné son préavis au garage. Il se tuait à la tâche pour compenser le manque à gagner mais, au moins, il Faisait Quelque Chose. Plus précisément, il préparait un diplôme d’ingénieur du son et de producteur musical.
J’ai repensé à Whitby. « Je veux faire quelque chose », avait-il dit. Faire quelque chose de lui-même, avais-je pensé. Apparemment, il voulait dire l’un et l’autre.
J’ai regardé de quoi il retournait sitôt de retour à la maison et j’étais excité pour lui. Ils n’étaient que cinq
élèves par cours. Au programme, il y avait le mixage, le
patching, le
signal flow, les multipistes, la compression, les seuils, les
noises gates, les amplificateurs, les filtres, les oscillateurs et un millier d’autres trucs que je serais incapable de vous expliquer.
Une fois qu’il aurait appris tout ça, il pouvait espérer préparer du thé pour des ingénieurs du son mal embouchés pendant six mois, puis décrocher un stage pour avoir été un bon larbin, mais aussi, tôt ou tard, il pourrait saisir l’occasion qui ferait de lui un ingénieur du son studio. Je me suis surpris à éprouver un étrange sentiment de jalousie, tout en étant absolument ravi pour lui.
Il avait trouvé sa voie.
Zoe prenait encore un immense plaisir à me taquiner au sujet de La Fille.
— Tu dois foncer, a-t-elle dit en remuant le contenu de la casserole.
Nous préparions un ragoût aux saucisses de Francfort – le seul plat que nous avions pu assembler avec les légumes en stock dans le frigo et l’unique boîte de conserve qui se trouvait dans le placard. La scène aurait pu se dérouler en 1997, dans un appartement de Leicester, avec Dev.
— Je suis persuadée que tu devrais rappeler Estonia Marsh et lui dire que tu es d’accord pour passer à Wake Up Call.
— Non. A partir de maintenant, je vais laisser les rênes de ma vie au destin. Dev avait raison à ce propos.
— Tu parles de lui comme s’il était mort. Il est à Caledonian Road.
— Non, à Brick Lane, en fait, maintenant. Je l’ai vu sur Facebook. Il a sauté le pas. Il va s’occuper de l’un des
restaurants de son père. Donc Power Up ! c’est fini. La fermeture officielle est pour la semaine prochaine.
— C’est drôle, Facebook, ou Twitter. A chaque seconde, tu peux savoir ce qui se passe dans la vie de quelqu’un. Ça veut presque dire que tu n’as même plus besoin de le voir. Tu es tenu au courant des faits marquants de sa vie au goutte-à-goutte. Et tu loupes tout ce qui se passe entre. C’est de l’amitié efficace.
Et si je ne voulais pas d’une amitié efficace ? ai-je songé en jouant avec ma cuillère, dans un élan de nostalgie pour notre bonne vieille amitié inefficace et lente.
Je devrais aller voir Dev, ai-je songé aussi. Abbey, le choix lui appartenait : il lui faudrait revenir à de meilleures dispositions à mon égard, et compte tenu de notre amitié de très fraîche date, je ne pouvais pas trop compter là-dessus. Sarah, elle, avait été parfaitement claire quant à ses sentiments, et les confidences sur l’oreiller avec Gary ne laissaient guère espérer un revirement.
Mais en ce qui concernait Dev… la balle était dans mon camp.
J’allais y aller doucement, ai-je décidé. La précipitation n’aurait eu aucun sens. Peut-être pourrais-je faire un saut à Brick Lane, manger un curry. En fait, j’avais eu une idée pour Dev. Une idée géniale. De nature à réchauffer nos relations. J’avais demandé à Zoe si elle pouvait m’organiser ça, elle avait passé quelques coups de fil et m’avait promis que la réponse serait oui.
Mais tout d’abord, j’avais quelqu’un d’autre à voir. Restait à déterminer quand, et comment. Tandis que j’y réfléchissais, ma poche a vibré.
— « Numéro inconnu », ai-je annoncé à Zoe. Sûrement une autre présentatrice glamour de matinale télévisée qui vient me supplier de lâcher la nation tout entière sur la piste de mes rêves romantiques.
J’ai appuyé sur « accepter ».
— Allô !
— Jason ?
— Oui, c’est moi !
Il y a eu un silence. Et puis :
— Ici Damien Laskin.