S'il est ainsi que les choses dignes de memoire pour leur
proffit et utilité soyent à demeurer perpetuellement sans estre du
tout assopies par trop longue saison et labilité de temps caduc et
transitoire / l'esguillon et stimulement de juste raison et non
simulée cause m'a semont et enhorté comme tuteresse de tout bien et
honneur à reintegrer et en son entier remettre le livre qui, par
long temps devant ceste moderne saison, tant a esté de tous gens
d'esprit estimé, que bien l'a daigné chascun veoir et tenir au plus
hault anglet de sa librairie, pour les bonnes sentences propos et
dictz naturelz et moraulx qui dedans sont mis et inserez / C'est le
plaisant livre du rommant de la rose / lequel fut poetiquement
composé par deux nobles aucteurs dignes de l'estimation de tout bon
sens et louable sçavoir, maistre Jehan de Meung et maistre
Guillaume de Loris. Cestuy livre present a esté au paravant par la
faulte, comme je croy, des imprimeurs, assez mal correct / ou par
advanture de ceulx qui ont baillé le double pour l'imprimer / car
l'un et l'aultre peult estre cause de son incorrection. Pour
laquelle chose restituer en meilleur estat et plus expediente forme
pour l'intelligence des lecteurs et auditeurs, nonobstant la
foyblesse du mien pueril entendement et indignité de rural engin,
j'ay bien voulu relire ce present livre des le commencement jusques
à la fin : à laquelle chose faire fort laborieuse me suis
employé et l'ay corrigé au moins mal que j'ay pu, y adjoustant les
quottations des plus principaulx notables et auctoritez venants à
propos, sans le mien voluntaire consentement, comme debvez entendre
/ mais comme j'ay dict, à l'instigation, priere et requeste de
honnorable personne Galliot du Pré, libraire, marchant juré en
l'université de Paris / qui nouvellement l'a faict imprimer apres
avoir veu sa correction tant du maulvais et trop ancien langaige
sentant son inveteré commencement et origine de parler, que de
l'imparfaicte quantité des mettres, touts quasi corrompuz. Et pour
aultant on pourroit dire comme jà plusieurs ont dict que ce livre,
parlant en vain de l'estat d'amours, peult estre cause de tourner
les entendements à mal et les applicquer à choses dissolues, à
cause de la persuasible matiere de fol amour dedans tout au long
contenue, pour cause que fol appetit sensuel ou sensualité,
nourrisse de tout mal et marastre de vertu, est moteur d'icelluy
propos / tout honneur saulve et premis je respons que l'intencion
de l'aucteur n'est point simplement et de soy mesmes mal fondée ne
maulvaise / car bien peult estre que ledict aucteur ne gettoit pas
seullement son penser et fantasie sus le sens litteral / ains plus
tost attiroit son esprit au sens allegoric et moral, comme l'un
disant et entendant l'aultre. Je ne veulx pas ce que je dy affermer
/ mais il me semble qu'il peult ainsi avoir faict. Et si celluy
aucteur n'a ainsi son sens reiglé et n'est entré soubz la moralle
couverture, penetrant jusques à la moelle du nouveau sens mysticque
/ toutesfois l'on le peult morallement exposer et en diverses
sortes. Je dy doncques premierement que par la rose qui tant est
appetée de l'amant est entendu l'estat de sapience bien et
justement à la rose conforme pour les valeurs, doulceurs et odeurs
qui en elle sont / laquelle moult est à avoir difficile pour les
empeschemens entreposez / ausquelz arrester ne me veulx pour le
present. Et en ceste maniere d'exposer sera la Rose figurée par la
rose papalle / qui est de troys choses composée / c'est assavoir
d'or / de musc / et de basme / car vraye sapience doibt estre d'or,
signifiant l'honneur et reverence que nous debvons à Dieu le
createur / de musq, à cause de la fidelité et justice que debvons
avoir à nostre prochain / et de basme quant à nous mesmes / entant
que nous debvons tenir noz ames cheres et precieuses, comme le
basme pur et cher sur toutes les choses du monde. Secondement, on
peult entendre par la rose l'estat de grace, qui semblablement est
à avoir difficile / nompas de la part de celluy qui la donne / car
c'est Dieu le tout puissant / mais de la partie du pecheur qui
tousjours est empesché et eslongné du collateur d'icelle grace.
Ceste maniere de rose spirituelle tant bien spirant et refragant,
pouvons aux roses figurer par la vertu desquelles retourna en sa
premiere forme le grand Apulée, selon qu'il est escript au livre de
l'Asne doré, quand il eut trouvé le chappelet de fleurs de rosier
pendant au sistre de Ceres, deesse des bledz / car tout ainsi que
le dict Apulée qui avoit esté transmué en asne retrouva sa premiere
figure d'homme sensé et raisonnable / pareillement le pecheur
humain, faict et converty en beste brute par irraisonnable
similitude, reprent son estat premier d'innocence par la grace de
Dieu qui luy est conferée lors qu'il treuve le chappelet ou
couronne de roses / c'est assavoir l'estat de penitence, pendu au
doulx sistre de Ceres / c'est à la doulceur de la misericorde
divine. Tiercement nous pouvons entendre par la rose la glorieuse
vierge Marie, pour ses bontez, doulceurs et perfections de grace /
desquelles je me tay pour le present. Et sachez que ceste virginale
rose n'est aux heretiques facile d'avoir, et n'y eust il seullement
que Malle bouche qui les empesche d'approcher de sa bonté / car ilz
ont mal d'elle parlé, voulant maculer et denigrer son honneur
maternel / en disant qu'il ne la fault saluer et appeler Mere de
pitié et misericorde. C'est la blanche rose que nous trouverons en
Hierico plantée, comme dit le saige / quasi plantatio rose in
Hierico. Quartement, nous pouvons par la Rose comprendre le
souverain bien infiny et la gloire d'eternelle beatitude / laquelle
comme vrays amateurs de sa doulceur et amenité perpetuelle pourrons
obtenir en evitant les vices qui nous empeschent / et ayant secours
des vertuz qui nous introduiront au verger d'infinie liesse /
jusques au rosier de tout bien et gloire / qui est la beatifique
vision de l'essence de Dieu. Ce rosier peult estre figuré nompas
aux roses de Pestum en Ytalie qui florissent deux fois en l'an /
car c'est peu souvent / mais à la rose que presenta au saige roy
Salomon la noble royne de Sabba ethiopienne, comme nous lisons au
livre de ses Probleumes et des questions qu'elle luy demanda pour
resprouver sa sapience / dont tant fut esmerveillée que son sens
defailloit en elle / selon qu'il est escript au livre des Roys.
Elle print deux roses, desquelles l'une venoit de l'arbre
naturellement, et l'aultre procedoit par simulation / car elle
l'avoit faicte sophisticquement et par art bien ressemblant à la
rose naturelle tant elle estoit subtillement ouvrée. Voy là, dit
elle, deux roses devant vostre pacificque majesté presentes, dont
l'une vrayement est naturelle / mais l'aultre non. Pourtant dites
moy, Sire, qui est la naturelle rose, monstrez la moy avec le doy.
Salomon ce voyant fit apporter aulcunes mousches à miel, pensant et
considerant par la science qu'il avoit de toutes choses naturelles,
que lesdictes mouches selon leur proprieté yroient incontinent à la
rose naturelle, nompas à la sophistiquée / car telz oyseletz
celestes, plaisants et mellificques desirent et appetent les
doulces fleurs sur toutes choses. Parquoy il monstra à la royne la
vraye rose, la decernant de l'aultre, qui estoit faicte de senteurs
contrefaisans nature. Celle rose naturelle peult donc signifier le
bien infiny et vraye gloire celeste; qui point n'est sophisticque
ne decepvable comme la gloire du monde present, qui nous deçoit
entant que nous cuydons qu'elle soyt vraye / mais non est. Doncques
qui ainsi vouldroit interpreter le Rommant de la rose / je dis
qu'il y trouveroit grand bien, proffit et utilité cachez soubz
l'escorce du texte, qui pas n'est à despriser / car il y a double
gain / recreation d'esprit et plaisir delectable quant au sens
litteral / et utilité quant à l'intelligence morale / Fables sont
faictes et inventées pour les exposer au sens mysticque :
parquoy on ne les doibt contemner. Si le grand aigle duquel parle
Ezechiel quand il dit Aquila grandis magnarum allarum plena plumis
et varietate / venit ad Libanum et tullit medullam cedri, je dy que
si celluy aigle qui tant avoit estandu son volatif plumaige se fust
seullement arresté sus l'escorce du cedre quand il volla au mont du
Liban, poinct n'eust trouvé la moelle de l'arbre / mais s'en fust
en vain retourné et eust perdu son vol. Semblablement si nous ne
creusions plus avant que l'escorce du sens litteral, nous n'aurions
que le plaisir des fables et histoires, sans obtenir le singulier
proffit de la moelle neupmatique / c'est assavoir venant par
l'inspiration du Sainct esprit quant à l'intelligence moralle. Qui
ne penseroit sinon au sens litteral / encor y a il grand proffit
pour les doctrines et diverses sciences dedans contenues / car
neantmoins que le principal soit un train d'amours / toutesfoys il
est tout confict de bons incidents qui dedans sont comprins et
alleguez, causans maintes bonnes disciplines. Les philosophes
naturelz et moraulx y pevent apprendre / les theologiens / les
astrologues / les geometriens / les arcimistres / faiseurs de
mirouers / painctres et aultres gens, naiz soubz la constellation
et influence des bons astres ayans leur aspect sur les ingenieux et
autres qui desirent sçavoir toutes manieres d'arts et
sciences.
Cy fine le prologue