Lorsque Anne revint à elle, lorsque son esprit s’arracha lentement aux limbes gris dans lesquels il flottait, la première chose qu’elle sentit, ce furent des mains qui s’activaient sur elle, s’efforçant de lui retirer ses vêtements.
Elle voulut crier, protester, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle tremblait irrépressiblement, de froid, de peur.
Par le passé, elle avait été acculée dans des coins sombres par des jeunes gens persuadés qu’une gouvernante était une proie facile, par un maître qui croyait avoir tous les droits parce qu’il payait ses gages. Et même par George Chervil, qui était à l’origine de sa descente aux enfers.
Elle avait toujours été capable de se défendre. Elle était forte et courageuse. Face à George, elle avait pris une arme. Mais à présent, elle était démunie. Elle ne parvenait même pas à ouvrir les yeux.
— Non, gémit-elle en se contorsionnant sur ce qui semblait être un parquet froid.
— Chuuut, fit une voix féminine inconnue.
Cette voix était rassurante.
— Laissez-nous vous aider, mademoiselle Wynter.
Ils connaissaient son nom ? Était-ce une bonne chose, ou pas ?
— Pauvre petite, dit la femme. Votre peau est glacée. Nous vous avons préparé un bon bain chaud.
— Voilà. Laissez-moi juste déboutonner ce corsage, mademoiselle Wynter.
— Vous êtes en sécurité, maintenant, mon petit.
— De retour à Whipple Hill. Lord Winstead vous a portée jusqu’ici sous la pluie.
— Il va bien ? demanda-t-elle. Lord Winstead ?
Seigneur, que s’était-il passé ensuite ?
— Je ne me souviens pas de tout ce qui est arrivé. Juste quelques bribes.
Quand avait-elle vu lady Winstead ?
Anne ignorait pourquoi elle se sentait mortifiée, il n’empêche qu’elle l’était bel et bien.
— Madame a dit que vous aviez une bosse. Ici.
— Je n’ai pas besoin de médecin, protesta Anne.
— Frances ? coupa Anne. Mais elle ne pleure jamais.
— Faites-lui vite savoir que je vais bien, s’il vous plaît.
— Un valet doit remonter de l’eau chaude. Nous lui demanderons de dire à la petite lady…
Peggy, qui était en train de remplir le tub, sourit.
— Merci, souffla Anne. À toutes les deux.
Elle s’attarda dans le bain jusqu’à ce que l’eau commence à refroidir, puis Bess l’aida à enfiler sa chemise de nuit en pilou qu’elle était allée chercher dans sa chambre.
— Voilà, fit-elle en guidant Anne jusqu’au beau lit à baldaquin.
— Quelle est cette chambre ? demanda Anne en balayant la pièce du regard.
— Monsieur a insisté pour qu’on vous installe ici.
Et la famille, qu’allait-elle penser de cette insistance ?
Tout en s’interrogeant, Anne se glissa entre les draps, sous la lourde courtepointe.
— Pas lord Winstead ! s’écria Anne, affolée.
Riant de sa plaisanterie, Bess quitta la pièce.
Moins d’une minute plus tard, lady Pleinsworth entrait.
— Merci, murmura Anne, que tant d’effusions de la part de son employeur mettaient mal à l’aise.
— Mon Dieu ! Est-elle encore bouleversée ?
— Vous devez d’abord vous reposer.
Anne hocha la tête et s’enfonça plus profondément dans les oreillers.
— Je suis sûre que vous aimeriez savoir comment va lord Winstead ?
Lady Pleinsworth se pencha vers elle, le visage indéchiffrable.
— Il était à deux doigts de l’évanouissement à son arrivée.
— Je suis désolée, murmura Anne.
Lady Pleinsworth ne parut pas l’avoir entendue.
Anne sentit des larmes lui monter aux yeux.
— Je suis désolée, répéta-t-elle, tellement désolée.
Lady Pleinsworth fixa sur elle un regard bizarre, comme si elle avait oublié à qui elle parlait.
— Inutile de vous désoler, mon petit. Ce n’est pas votre faute.
Non, elle ne savait pas ce qu’elle savait. Elle ne savait plus rien.
— Je lui suis infiniment reconnaissante.
Les rênes ? Voilà qui expliquait la soudaineté de l’accident.
— C’est douloureux ? demanda lady Pleinsworth.
Anne se crispa. Ce genre de conversation exigeait la plus grande prudence.
Une pause. Lady Pleinsworth ne relevant pas, Anne reprit :
— J’ai apprécié sa proposition.
Lady Pleinsworth se dirigea vers la porte, puis s’arrêta sur le seuil.
— Les mathématiques. C’est ce qu’il faut leur faire travailler.
— Très bien. Reposez-vous. Et ne vous endormez pas !
Exactement ce dont elle avait besoin.
— Je ne suis pas certaine que Frances appréciera beaucoup une licorne maléfique, remarqua Anne.
— Vous croyez ? Elle n’a pas spécifié qu’elle voulait une gentille licorne.
— Harriet, vous allez devoir livrer une sacrée bataille.
— Je vais commencer par l’Acte II, parce que l’Acte I est un désastre total.
— N’est-ce pas ? J’ai confondu une décapitée avec une divorcée.
— Puis-je vous donner un conseil, Harriet ?
— Ne dites jamais cela à qui que ce soit hors du contexte.
Harriet éclata de rire, puis tendit ses feuillets à Anne.
Lady Pleinsworth revint à ce moment-là, la mine grave.
— Je dois parler à Mlle Wynter, Harriet. Veux-tu nous laisser un moment.
— Les rênes ont été sectionnées, déclara-t-elle.
— Les rênes. Sur le cabriolet de lord Winstead. Elles ont été tailladées.
— Non. C’est impossible. Pourquoi quelqu’un aurait-il…
Elle se sentit blêmir. Comment avait-il pu la retrouver ?
— Je présume que vous n’avez pas d’ennemi dont vous auriez négligé de nous parler.
La gorge d’Anne se noua. Elle allait devoir mentir. C’est alors que lady Pleinsworth enchaîna :
— C’est Ramsgate. Dieu le maudisse ! Cet homme a perdu l’esprit.
Mais peut-être avait-elle raison. Peut-être que rien de ce qui était arrivé n’avait de rapport avec son passé, que c’était le marquis de Ramsgate le coupable. Il était fort possible qu’il ait sauté sur l’occasion de se venger, sans se soucier de risquer la vie d’une gouvernante.
Lady Pleinsworth arpentait la chambre, à présent.
Anne garda le silence. Elle jugeait n’avoir pas son mot à dire sur le sujet.
Mais lady Pleinsworth se tourna vers elle.
— Je suppose que vous êtes au courant de cette histoire.
— Évidemment. Les filles ont dû tout vous raconter.
Virginia devait être lady Winstead, la mère de Daniel.
— Bien, je pense que vous pouvez dormir maintenant, dit-elle abruptement. Le soleil est couché.
— Merci, milady. S’il vous plaît, donnez…
— Vous avez dit quelque chose, mademoiselle Wynter ?
Lady Pleinsworth se dirigea vers la porte, puis fit une pause.
— Il ne m’a pas échappé que mon neveu…
Anne eut tout à coup la certitude que son poste chez les Pleinsworth ne tenait qu’à un fil.
— Ne m’interrompez pas, lança lady Pleinsworth, quoique sans brusquerie.
Elle leva la main, signifiant ainsi à Anne qu’elle réfléchissait.
Après ce qui parut une éternité, elle déclara :
— Lord Winstead semble beaucoup vous apprécier… Mais j’espère pouvoir compter sur votre bon sens.
Elle regarda Anne droit dans les yeux, si bien que cette dernière comprit qu’une réponse s’imposait.
— Oui, milady, dit-elle en priant pour que ce soit suffisant.
Elle leva les mains, paumes tournées vers le plafond.
— Mademoiselle Wynter, mon neveu doit épouser une jeune fille au passé limpide.
— Elle sera certainement issue d’une famille de l’aristocratie.
Anne luttait contre l’émotion qui menaçait de transparaître sur ses traits.
— Je vous apprécie beaucoup, mademoiselle Wynter, mais je ne vous connais pas, comprenez-vous ?
— Et j’ai l’impression que vous ne souhaitez pas que je vous connaisse.
Seigneur, quel magnifique résumé de sa vie !
— Quel beau trophée je fais, murmura-t-elle avec un rire rauque.