14

Lorsque Anne revint à elle, lorsque son esprit s’arracha lentement aux limbes gris dans lesquels il flottait, la première chose qu’elle sentit, ce furent des mains qui s’activaient sur elle, s’efforçant de lui retirer ses vêtements.

Elle voulut crier, protester, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle tremblait irrépressiblement, de froid, de peur.

Par le passé, elle avait été acculée dans des coins sombres par des jeunes gens persuadés qu’une gouvernante était une proie facile, par un maître qui croyait avoir tous les droits parce qu’il payait ses gages. Et même par George Chervil, qui était à l’origine de sa descente aux enfers.

Elle avait toujours été capable de se défendre. Elle était forte et courageuse. Face à George, elle avait pris une arme. Mais à présent, elle était démunie. Elle ne parvenait même pas à ouvrir les yeux.

— Non, gémit-elle en se contorsionnant sur ce qui semblait être un parquet froid.

— Chuuut, fit une voix féminine inconnue.

Cette voix était rassurante.

— Laissez-nous vous aider, mademoiselle Wynter.

Ils connaissaient son nom ? Était-ce une bonne chose, ou pas ?

— Pauvre petite, dit la femme. Votre peau est glacée. Nous vous avons préparé un bon bain chaud.

Un bain. Le paradis. Elle avait si froid. Elle ne se rappelait pas avoir jamais eu aussi froid. Et elle se sentait lourde… Comme si ses membres étaient en plomb.

— Voilà. Laissez-moi juste déboutonner ce corsage, mademoiselle Wynter.

Anne essaya à nouveau d’ouvrir les yeux, sans succès. Elle avait l’impression que ses paupières étaient collées.

— Vous êtes en sécurité, maintenant, mon petit.

— Où suis-je ? articula Anne.

— De retour à Whipple Hill. Lord Winstead vous a portée jusqu’ici sous la pluie.

— Lord Winstead… Il…

Ses paupières se soulevèrent enfin et elle découvrit une salle de bains, infiniment plus élégante que celle dont elle disposait à côté de la chambre des filles. Deux servantes s’activaient, une pour remplir le tub, l’autre pour la débarrasser de ses vêtements trempés.

— Il va bien ? demanda-t-elle. Lord Winstead ?

Elle se souvenait. La pluie. Les chevaux qui se libéraient. Les craquements horribles du bois qui se brisait. Puis le cabriolet en perdition sur une seule roue. Et ensuite… Plus rien.

Seigneur, que s’était-il passé ensuite ?

— Monsieur va bien, mademoiselle. Aussi épuisé qu’on peut l’être, mais rien qu’un peu de repos ne guérira pas. C’est un vrai héros !

Les yeux de la femme brillaient de fierté alors qu’elle déplaçait doucement Anne pour faire glisser sa manche le long de son bras.

— Je ne me souviens pas de tout ce qui est arrivé. Juste quelques bribes.

— Monsieur nous a dit que vous aviez été éjectée du cabriolet. Lady Winstead pense que votre tête a heurté quelque chose.

— Lady Winstead ?

Quand avait-elle vu lady Winstead ?

— La mère de lord Winstead, précisa la femme, se méprenant sur l’expression déroutée d’Anne. Elle en sait beaucoup sur les blessures et la façon de les soigner. Elle vous a examinée sur le sol du grand hall.

— Mon Dieu…

Anne ignorait pourquoi elle se sentait mortifiée, il n’empêche qu’elle l’était bel et bien.

— Madame a dit que vous aviez une bosse. Ici.

La bonne se toucha la tête, juste au-dessus de l’oreille. Anne l’imita et fit la grimace. Elle regarda ses doigts. Pas de sang. Mais peut-être y en avait-il eu et la pluie l’avait-elle lavé.

— Lady Winstead a dit que vous aviez besoin d’un peu d’intimité. Nous allons vous baigner, puis vous mettre au lit. Elle a envoyé chercher le médecin.

— Je n’ai pas besoin de médecin, protesta Anne.

Elle était percluse de douleurs, elle avait froid et mal à la tête, mais tous ces maux n’étaient que temporaires. Un lit confortable et une soupe chaude en viendraient aisément à bout.

— Quelqu’un est parti le chercher. Tout le monde se fait du souci pour vous. La petite lady Frances pleurait et…

— Frances ? coupa Anne. Mais elle ne pleure jamais.

— Eh bien, là, elle a pleuré.

— Faites-lui vite savoir que je vais bien, s’il vous plaît.

— Un valet doit remonter de l’eau chaude. Nous lui demanderons de dire à la petite lady…

— Un valet ? s’exclama Anne en couvrant instinctivement ses seins si visibles sous la chemise mouillée.

— Ne vous inquiétez pas, répondit la bonne dans un gloussement. Il laissera le seau à la porte. C’est pour éviter à Peggy de le porter.

Peggy, qui était en train de remplir le tub, sourit.

— Merci, souffla Anne. À toutes les deux.

— Je suis Bess, dit la bonne. Vous pensez être capable de vous tenir debout, mademoiselle ? Juste le temps qu’on vous ôte cette chemise ?

Anne s’exécuta. Lorsqu’elle fut nue, Bess l’aida à s’installer dans le tube. L’eau était trop chaude, mais elle s’en moquait. C’était tellement agréable.

Elle s’attarda dans le bain jusqu’à ce que l’eau commence à refroidir, puis Bess l’aida à enfiler sa chemise de nuit en pilou qu’elle était allée chercher dans sa chambre.

— Voilà, fit-elle en guidant Anne jusqu’au beau lit à baldaquin.

— Quelle est cette chambre ? demanda Anne en balayant la pièce du regard.

Plafonds ornés de gypseries, murs habillés de damas d’un délicat bleu argenté, jamais elle n’avait dormi dans une chambre aussi somptueuse.

— C’est la chambre d’hôtes bleue. L’une des plus belles de Whipple Hall. Au même étage que celles de la famille.

Quoi ? Que la famille ?

— Monsieur a insisté pour qu’on vous installe ici.

— Ah…

Et la famille, qu’allait-elle penser de cette insistance ?

Tout en s’interrogeant, Anne se glissa entre les draps, sous la lourde courtepointe.

— Dois-je informer tout le monde que vous êtes en état de recevoir des visiteurs, mademoiselle ? demanda Bess. Je sais qu’ils voudront vous voir.

— Pas lord Winstead ! s’écria Anne, affolée.

Allons, on ne lui permettrait certainement pas d’entrer dans sa chambre – enfin la chambre qu’elle occupait momentanément.

— Non, la rassura Bess. Il est dans son lit, et endormi à l’heure qu’il est, j’imagine. Nous ne le reverrons pas avant demain. Le pauvre homme est épuisé. Vous êtes apparemment plus lourde mouillée que sèche.

Riant de sa plaisanterie, Bess quitta la pièce.

Moins d’une minute plus tard, lady Pleinsworth entrait.

— Ma pauvre enfant ! Vous nous avez fait tellement peur. Dieu merci, vous semblez aller bien mieux qu’il y a une heure.

— Merci, murmura Anne, que tant d’effusions de la part de son employeur mettaient mal à l’aise.

Lady Pleinsworth s’était toujours montrée bienveillante, mais jamais elle n’avait donné à Anne l’impression qu’elle faisait partie de la famille. D’ailleurs, Anne ne s’y attendait pas. C’était l’étrange lot des gouvernantes : si elles n’étaient pas des domestiques, elle n’était pas non plus des membres de la famille. Elles étaient toujours à mi-chemin entre les étages nobles et le sous-sol, territoire du personnel. Et elles avaient intérêt à s’habituer au plus tôt à cette situation.

— Vous auriez dû vous voir lorsque lord Winstead vous a ramenée, dit lady Pleinsworth en s’asseyant sur une chaise près du lit. La pauvre Frances a cru que vous étiez morte.

— Mon Dieu ! Est-elle encore bouleversée ?

— Non, elle va bien. Elle a toutefois insisté pour venir voir de ses propres yeux que vous étiez toujours parmi nous.

— J’aimerais beaucoup passer un moment en sa compagnie, assura Anne en s’efforçant de réprimer un bâillement.

— Vous devez d’abord vous reposer.

Anne hocha la tête et s’enfonça plus profondément dans les oreillers.

— Je suis sûre que vous aimeriez savoir comment va lord Winstead ?

Anne hocha de nouveau la tête. Oh, oui, elle voulait le savoir, mais elle s’était interdit de le demander !

Lady Pleinsworth se pencha vers elle, le visage indéchiffrable.

— Il était à deux doigts de l’évanouissement à son arrivée.

— Je suis désolée, murmura Anne.

Lady Pleinsworth ne parut pas l’avoir entendue.

— En fait, je crois qu’il s’est bel et bien évanoui. Deux valets l’ont porté jusqu’à sa chambre. Je vous assure que je n’avais jamais vu cela.

Anne sentit des larmes lui monter aux yeux.

— Je suis désolée, répéta-t-elle, tellement désolée.

Lady Pleinsworth fixa sur elle un regard bizarre, comme si elle avait oublié à qui elle parlait.

— Inutile de vous désoler, mon petit. Ce n’est pas votre faute.

— Je sais, mais…

Non, elle ne savait pas ce qu’elle savait. Elle ne savait plus rien.

— Vous pouvez être reconnaissante envers lord Winstead. Il vous a portée sur plus de huit cents mètres. Alors qu’il était lui-même blessé.

— Je lui suis infiniment reconnaissante.

— Les rênes de l’attelage se sont rompues. C’est stupéfiant. Un attelage en si mauvais état n’aurait jamais dû quitter les écuries. Quelqu’un va perdre sa place, c’est certain.

Les rênes ? Voilà qui expliquait la soudaineté de l’accident.

— Compte tenu de la gravité de ce qui s’est passé, poursuivit lady Pleinsworth, nous remercions le ciel qu’aucun de vous deux n’ait été grièvement blessé. Cela dit, il faut faire examiner cette bosse sur votre crâne.

Anne la palpa et tressaillit.

— C’est douloureux ? demanda lady Pleinsworth.

— Un peu.

Lady Pleinsworth sembla ne pas savoir quoi faire de cette information. Elle s’agita sur son siège, puis finit par dire :

— Bien.

Anne essaya de sourire. C’était ridicule, mais elle avait l’impression que c’était à elle de réconforter lady Pleinsworth. Sans doute la conséquence de toutes ces années de service. Elle voulait toujours faire plaisir à ses employeurs.

— Le médecin ne devrait plus tarder, continua lady Pleinsworth. En attendant, je vais envoyer quelqu’un informer lord Winstead de votre réveil. Il s’inquiétait beaucoup pour vous.

— Merci, et…

— C’est tout de même curieux, la coupa lady Pleinsworth. Comment se fait-il que vous vous soyez trouvée dans le cabriolet ? La dernière fois que j’ai vu lord Winstead, il était ici, à Whipple Hill.

Anne se crispa. Ce genre de conversation exigeait la plus grande prudence.

— J’ai rencontré lord Winstead au village. Il a commencé à pleuvoir et il a offert de me ramener à Whipple Hill.

Une pause. Lady Pleinsworth ne relevant pas, Anne reprit :

— J’ai apprécié sa proposition.

— Mmm. Oui, il est très généreux. Cela dit, vu ce qui est arrivé, vous auriez mieux fait de rentrer à pied. Bon, déclara-t-elle en se levant, reposez-vous. Le médecin a demandé que vous ne dormiez pas avant qu’il vous examine. Je vais vous envoyer Frances, finalement, ajouta-t-elle après réflexion. Elle saura vous garder éveillée.

— Peut-être pourrait-elle me faire la lecture. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas lu à haute voix et j’aimerais entendre sa diction.

— Toujours la préceptrice, à ce que je constate. Mais c’est ce que l’on attend d’une gouvernante, n’est-ce pas ?

Anne hocha la tête, se demandant si elle venait d’être complimentée ou de s’être fait remettre à sa place.

Lady Pleinsworth se dirigea vers la porte, puis s’arrêta sur le seuil.

— Ne vous faites pas de souci pour les filles. Lady Sarah et lady Honoria vous remplaceront le temps que vous vous remettiez. Je suis sûre qu’à elles deux elles sauront organiser les leçons.

— Les mathématiques. C’est ce qu’il faut leur faire travailler.

— Très bien. Reposez-vous. Et ne vous endormez pas !

Anne hocha la tête avant de fermer les yeux. Elle n’aurait pas dû, mais c’était plus fort qu’elle. Son corps criait grâce. En revanche, son esprit battait la campagne. Elle ne pouvait s’inquiéter pour Daniel.

Et puis Frances déboula dans la chambre, grimpa sur le lit à côté d’elle et commença à bavarder comme une pie.

Exactement ce dont elle avait besoin.

 

 

Le reste de la journée s’écoula paisiblement. Frances resta près d’Anne jusqu’à l’arrivée du médecin, lequel déclara qu’il ne voulait pas qu’Anne s’endorme avant la tombée de la nuit. Elizabeth apparut peu après avec un plateau chargé de gâteaux et de douceurs. Ensuite, ce fut Harriet, qui remit à Anne son dernier ouvrage : Henry VIII et la licorne du jugement dernier.

— Je ne suis pas certaine que Frances appréciera beaucoup une licorne maléfique, remarqua Anne.

— Vous croyez ? Elle n’a pas spécifié qu’elle voulait une gentille licorne.

Anne fit la grimace.

— Harriet, vous allez devoir livrer une sacrée bataille.

Harriet haussa les épaules.

— Je vais commencer par l’Acte II, parce que l’Acte I est un désastre total.

— À cause de la licorne ?

— Non. Parce que je me suis trompée dans l’ordre des épouses. Divorcée, décapitée, divorcée, décapitée, veuve…

— C’est charmant.

— N’est-ce pas ? J’ai confondu une décapitée avec une divorcée.

— Puis-je vous donner un conseil, Harriet ?

— Oui ?

— Ne dites jamais cela à qui que ce soit hors du contexte.

Harriet éclata de rire, puis tendit ses feuillets à Anne.

— Acte II, mademoiselle Wynter. Et ne vous affolez pas, vous devriez vous y retrouver parmi toutes les épouses.

Lady Pleinsworth revint à ce moment-là, la mine grave.

— Je dois parler à Mlle Wynter, Harriet. Veux-tu nous laisser un moment.

— Mais nous n’avons même pas…

— Tout de suite, Harriet.

Lady Pleinsworth se tenait très droite à côté du lit, image vivante de la contrariété. Harriet adressa un regard perplexe à Anne, puis sortit avec ses feuillets. Sa mère alla fermer la porte derrière elle, et revint auprès d’Anne.

— Les rênes ont été sectionnées, déclara-t-elle.

— Quoi ?

— Les rênes. Sur le cabriolet de lord Winstead. Elles ont été tailladées.

— Non. C’est impossible. Pourquoi quelqu’un aurait-il…

Grands dieux.

George Chervil.

Elle se sentit blêmir. Comment avait-il pu la retrouver ?

L’auberge. Lord Winstead et elle y étaient restés au moins une demi-heure. N’importe qui les ayant observés aurait deviné qu’elle repartirait dans le cabriolet.

Anne s’était résignée depuis longtemps au fait que le temps n’atténuerait pas la rage vengeresse de George Chervil. Jamais, en revanche, elle n’aurait imaginé qu’il oserait menacer la vie d’une tierce personne, un comte qui plus est. La mort d’une gouvernante ne déclencherait qu’une petite enquête, mais celle d’un comte ?

George était fou. Du moins plus encore aujourd’hui qu’à l’époque. Il n’y avait pas d’autre explication.

— Les chevaux sont revenus il y a quelques heures, reprit lady Pleinsworth. Les garçons d’écurie étaient allés récupérer le cabriolet et c’est là qu’ils ont vu que les rênes avaient été sabotées. Le cuir ne se rompt pas selon une ligne bien droite et nette.

— En effet, murmura Anne.

— Je présume que vous n’avez pas d’ennemi dont vous auriez négligé de nous parler.

La gorge d’Anne se noua. Elle allait devoir mentir. C’est alors que lady Pleinsworth enchaîna :

— C’est Ramsgate. Dieu le maudisse ! Cet homme a perdu l’esprit.

Anne ne savait trop si elle devait être soulagée, ou choquée que lady Pleinsworth ait invoqué le Seigneur de la sorte.

Mais peut-être avait-elle raison. Peut-être que rien de ce qui était arrivé n’avait de rapport avec son passé, que c’était le marquis de Ramsgate le coupable. Il était fort possible qu’il ait sauté sur l’occasion de se venger, sans se soucier de risquer la vie d’une gouvernante.

Lady Pleinsworth arpentait la chambre, à présent.

— Il a promis à Daniel de le laisser en paix, raison pour laquelle mon neveu est rentré en Angleterre. Il pensait être en sécurité. Lord Hugh est allé jusqu’en Italie pour lui assurer que son père lui avait juré de renoncer à exercer sa vengeance. Daniel est resté trois années loin de son pays. N’est-ce pas suffisant ? Il n’a même pas tué son fils ! Il l’a juste blessé.

Anne garda le silence. Elle jugeait n’avoir pas son mot à dire sur le sujet.

Mais lady Pleinsworth se tourna vers elle.

— Je suppose que vous êtes au courant de cette histoire.

— En grande partie, oui.

— Évidemment. Les filles ont dû tout vous raconter.

Lady Pleinsworth croisa les bras sur sa poitrine, les décroisa. Jamais Anne ne l’avait vue aussi bouleversée.

— Je ne sais pas comment Virginia va supporter cela. Que Daniel ait été contraint de s’exiler l’avait presque tuée.

Virginia devait être lady Winstead, la mère de Daniel.

— Bien, je pense que vous pouvez dormir maintenant, dit-elle abruptement. Le soleil est couché.

— Merci, milady. S’il vous plaît, donnez…

Elle s’interrompit.

— Vous avez dit quelque chose, mademoiselle Wynter ?

Anne secoua la tête. La prier de saluer lord Winstead de sa part aurait été malvenu, ou en tout cas malavisé.

Lady Pleinsworth se dirigea vers la porte, puis fit une pause.

— Mademoiselle Wynter…

— Oui ?

— Il y a autre chose.

Anne attendit. Cela ne ressemblait pas à sa maîtresse de ponctuer ses déclarations de longs silences. Cela n’augurait rien de bon.

— Il ne m’a pas échappé que mon neveu…

Un autre silence.

Anne eut tout à coup la certitude que son poste chez les Pleinsworth ne tenait qu’à un fil.

— Madame, je vous assure…

— Ne m’interrompez pas, lança lady Pleinsworth, quoique sans brusquerie.

Elle leva la main, signifiant ainsi à Anne qu’elle réfléchissait.

Après ce qui parut une éternité, elle déclara :

— Lord Winstead semble beaucoup vous apprécier… Mais j’espère pouvoir compter sur votre bon sens.

— Bien sûr, milady.

— Il est des situations dans lesquelles une femme doit faire montre d’une finesse dont les hommes sont dépourvus. Je crois que nous sommes précisément dans ce genre de situation.

Elle regarda Anne droit dans les yeux, si bien que cette dernière comprit qu’une réponse s’imposait.

— Oui, milady, dit-elle en priant pour que ce soit suffisant.

— En vérité, mademoiselle Wynter, j’en sais bien peu sur vous. Vos références sont parfaites et votre comportement depuis que vous êtes sous mon toit est irréprochable. Vous êtes la meilleure gouvernante que j’aie jamais employée.

— Merci, milady.

— Mais j’ignore tout de votre famille. Je ne sais qui est votre père, ni votre mère, quelle est votre parentèle. Vous avez été fort bien éduquée, c’est évident. Au-delà de cela…

Elle leva les mains, paumes tournées vers le plafond.

— Mademoiselle Wynter, mon neveu doit épouser une jeune fille au passé limpide.

— Je comprends.

— Elle sera certainement issue d’une famille de l’aristocratie.

Anne luttait contre l’émotion qui menaçait de transparaître sur ses traits.

— Néanmoins, ce n’est pas absolument nécessaire, poursuivit lady Pleinsworth. Il est possible qu’il se marie avec une jeune fille de la bonne société. À condition qu’elle soit vraiment exceptionnelle.

Lady Pleinsworth fit un pas vers Anne et la considéra, la tête légèrement inclinée de côté, comme si elle essayait de voir en elle.

— Je vous apprécie beaucoup, mademoiselle Wynter, mais je ne vous connais pas, comprenez-vous ?

Anne opina.

— Et j’ai l’impression que vous ne souhaitez pas que je vous connaisse.

Sur ces mots, elle quitta la chambre, laissant Anne seule avec ses pensées tortueuses. Lady Pleinsworth s’était montrée on ne peut plus claire. Elle lui avait recommandé de garder ses distances avec lord Winstead, ou plutôt, de veiller à ce que lui garde ses distances avec elle. Elle avait néanmoins entrouvert une porte en lui laissant entendre qu’elle pourrait être considérée comme un parti convenable si elle dévoilait un peu son passé.

Or elle ne le pouvait pas.

Comment avouer qu’elle n’était plus vierge ? Que son nom n’était pas Anne Wynter ? Qu’elle avait défiguré un homme qui, depuis, la pourchassait sans répit ?

Seigneur, quel magnifique résumé de sa vie !

— Quel beau trophée je fais, murmura-t-elle avec un rire rauque.

Puis elle fondit en larmes.