Le lendemain matin, avant qu’une des femmes de sa famille n’ait eu le temps de l’arrêter pour lui dire que son comportement était inconvenant, Daniel alla frapper à la porte de la chambre bleue. Il était déjà en tenue de voyage, car il comptait partir pour Londres dans l’heure.
N’obtenant pas de réponse, il frappa de nouveau. Cette fois, une voix lasse lui dit d’entrer.
Ce qu’il fit, en s’empressant de refermer la porte derrière lui.
— Milord ! s’exclama Anne, effarée.
— Il faut que je vous parle.
Elle hocha la tête et remonta les couvertures jusque sous le menton. Ce qui était ridicule vu l’espèce de sac qui semblait lui tenir lieu de chemise de nuit.
— Je pars à Londres ce matin. Je pense que vous savez à l’heure qu’il est que le harnais a été sectionné ?
— Oui.
— Sans doute l’œuvre de l’un des hommes de Ramsgate. Celui que j’ai pris pour un ivrogne, à l’auberge. Il m’a bien abusé.
Daniel s’efforçait de se tenir parfaitement immobile tandis qu’il parlait. S’il abaissait sa garde ne fût-ce qu’une seconde, il risquait de perdre son sang-froid. De crier. De cogner les murs à coups de poing. La fureur qui grondait en lui allait croissant. La contenir exigeait de faire appel à toute sa volonté.
— Lors Winstead ?
En dépit de ses efforts, son expression devait trahir sa rage, car Anne le considérait d’un regard inquiet.
— Daniel ?
Un souffle. C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom. Et il en fut bouleversé.
— Ce ne serait pas la première fois qu’il essaie de me tuer, Anne. Mais c’est la première fois qu’il a failli tuer une autre personne dans la foulée.
Elle tenait toujours les couvertures sous son menton. Elle remua les lèvres, comme si elle voulait dire quelque chose. Il attendit, immobile, raide, les mains crispées derrière le dos. Ils devaient former un tableau terriblement conventionnel, bien qu’Anne soit allongée dans un lit, une tresse à demi défaite reposant sur son épaule.
D’ordinaire, ils ne discutaient pas de manière aussi guindée. Et peut-être avaient-ils eu tort de ne pas le faire. S’ils avaient maintenu entre eux une distance bienséante, il ne serait pas tombé sous son charme et elle n’aurait pas été avec lui lorsque Ramsgate avait décidé d’agir.
De toute évidence, il aurait mieux valu qu’ils ne se soient jamais rencontrés.
— Qu’allez-vous faire ? articula-t-elle enfin.
— Lorsque j’aurai trouvé Ramsgate ?
Elle hocha la tête.
— Je l’ignore. S’il a de la chance, je ne l’étranglerai pas sur-le-champ. Il était aussi probablement derrière l’attaque à Londres. Celle dont tout le monde a pensé que c’était un hasard si mon chemin avait croisé celui de détrousseurs.
— Ça a peut-être été le cas. Des gens se font constamment voler, à Londres. C’est…
— Vous prenez sa défense ? la coupa Daniel, incrédule.
— Non ! Bien sûr que non. C’est juste que… eh bien…
Elle avala sa salive avant de reprendre d’une petite voix :
— Vous n’êtes peut-être pas en possession de tous les tenants et aboutissants.
Un long silence s’ensuivit, puis :
— J’ai passé ces trois dernières années à fuir les hommes de main de Ramsgate en Europe. Vous le saviez ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est le cas. Et j’en ai assez. Cet homme a volé trois années de ma vie. Vous imaginez ce que cela représente d’être privé de trois années de son existence ?
Elle ouvrit la bouche et, l’espace d’une seconde, il crut qu’elle allait répondre « Oui ».
— Je suis désolée se contenta-t-elle de murmurer. Continuez.
— Je parlerai d’abord à lord Hugh, son fils. Je peux lui faire confiance. Du moins l’ai-je cru jusqu’à maintenant.
Il s’interrompit, ferma les yeux et inspira profondément pour conserver une impassibilité devenue plus que précaire avant d’ajouter :
— Je ne sais plus en qui je peux avoir confiance désormais.
— Vous pouvez…
Elle s’arrêta. Avait-elle été sur le point de dire qu’il pouvait se fier à elle ?
Elle détourna les yeux.
— Je vous souhaite bon voyage, souffla-t-elle.
— Vous êtes en colère contre moi.
— Grands dieux, non ! Jamais je ne…
— Vous n’auriez pas été blessée si vous n’étiez pas montée dans mon cabriolet.
Il ne se le pardonnerait jamais. Il tenait à ce qu’elle le sache.
— Non ! s’écria-t-elle en sortant du lit d’un bond.
Elle se précipita vers lui, puis s’immobilisa abruptement.
— Non, ce n’est pas vrai. Je… J’ai… Ce n’est pas vrai, conclut-elle en levant le menton.
Il la dévisagea. Elle était à portée de main. Il lui aurait suffi de se pencher, de tendre les bras pour l’attirer à lui, l’enlacer, se fondre contre elle jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un.
— Ce n’est pas votre faute, déclara-t-elle avec véhémence.
— C’est de moi que lord Ramsgate veut se venger, lui rappela-t-il doucement.
De nouveau, elle détourna les yeux et les essuya d’un revers de main.
— Nous ne sommes pas responsables des actes des autres, dit-elle d’une voix tremblante. Surtout pas de ceux d’un fou.
— Non, concéda-t-il. Mais nous sommes responsables des êtres qui nous entourent. Harriet, Elizabeth, Frances… vous ne voudriez que je veille à leur sécurité ?
— Ce n’était pas ce que je voulais dire. Vous savez qu’il ne s’agissait pas de…
— Je suis responsable de tous ceux qui vivent sur ces terres, l’interrompit-il. Et de vous aussi, tant que vous serez ici. Il est de mon devoir de m’assurer que je ne mets aucune personne en danger.
Elle le fixa sans ciller, les yeux agrandis, et il se demanda ce qu’elle voyait. Qui elle voyait. Les mots qu’il avait prononcés ne lui étaient pas familiers. Il avait eu l’impression d’entendre son père et son grand-père. Est-ce qu’hériter d’un titre ancien créait des liens indissolubles avec les gens qui vivaient sur votre domaine ?
Oui, à l’évidence, comprit-il.
— Il ne vous arrivera pas malheur, Anne, déclara-t-il d’une voix sourde.
Elle ferma les paupières, et son visage se crispa comme si elle souffrait.
— Anne, souffla-t-il en s’approchant d’elle.
Elle secoua vivement la tête et émit ce qui ressemblait à un sanglot.
Daniel en eut le cœur serré.
— Qu’y a-t-il, Anne ?
Il posa les mains sur le haut de ses bras. Peut-être pour la soutenir… ou pour se soutenir lui-même.
Lorsqu’il était entré, il était déterminé à ne pas toucher Anne, à ne pas s’approcher d’elle pour ne pas se laisser griser par son parfum… Vœu pieux.
— Non, fit-elle en essayant vaguement de se libérer. S’il vous plaît, allez-vous-en.
— Pas tant que vous ne m’aurez pas dit…
— Je ne peux pas ! s’écria Anne.
Et elle secoua les bras pour l’obliger à les lâcher, puis recula.
— Je ne peux pas vous dire ce que vous souhaitez entendre. Je ne peux pas être avec vous et je ne dois plus vous revoir. Vous comprenez ?
Il ne répondit pas. Parce qu’il comprenait fort bien et qu’il n’était pas d’accord.
Elle plaqua les mains sur son visage, et le frotta avec tant de vigueur qu’il faillit tendre la main pour l’arrêter.
— Je ne peux pas être avec vous, répéta-t-elle si soudainement et avec une telle force qu’il se demanda qui elle essayait de convaincre. Je ne suis pas… la personne.
Elle laissa retomber ses mains et détourna les yeux.
— Je ne suis pas une femme convenable pour vous. Je ne suis pas de votre rang, et je ne suis pas…
Il attendit. Elle avait été sur le point de lui faire un aveu, il en était sûr.
Pourtant, lorsqu’elle parla de nouveau, ce fut d’un ton par trop déterminé.
— Vous ruinerez ma réputation. Involontairement, mais vous la ruinerez. Et je perdrai ma place et tout ce à quoi je tiens.
Cette fois, elle l’avait regardé en face et son visage était si fermé qu’il en frémit.
— Anne, je vous protégerai.
— Je ne veux pas de votre protection ! J’ai appris à veiller sur moi, à me…
Elle s’interrompit, puis :
— Il m’est impossible de veiller sur vous aussi.
— Vous n’avez pas à le faire, répliqua-t-il en s’efforçant de trouver du sens à ses paroles.
— Vous ne comprenez pas.
— Non, en effet, admit-il d’un ton sec.
Comment l’aurait-il pu ? Elle gardait ses secrets, les préservait comme des trésors sans prix, l’obligeant à mendier des miettes tel un satané chien.
— Daniel… fit-elle avec douceur.
Son prénom, de nouveau. Il avait l’impression de ne l’avoir encore jamais entendu. Dans sa bouche, il ressemblait à une caresse. Chaque syllabe lui faisait l’effet d’un baiser.
— Anne, dit-il d’une voix qu’il ne reconnut pas tant elle était rauque, enrouée de désir, et…
Sans plus réfléchir, il la prit dans ses bras et l’embrassa comme si sa vie en dépendait, comme si cette femme était son oxygène, son salut. Il avait envie d’elle, besoin d’elle avec une frénésie qui l’aurait affolé s’il avait pris le temps d’y penser.
Mais il ne pensait pas, ne pensait plus. Il en avait assez de penser, assez de s’inquiéter. Il n’aspirait qu’à ressentir des émotions, à laisser la passion le guider, à autoriser ses sens à exercer leur loi sur son corps.
Et il voulait qu’Anne le désire comme il la désirait.
— Anne… Anne… souffla-t-il pendant que ses mains couraient sur sa chemise de nuit. L’effet que vous me faites…
Elle le réduisit au silence, non pas avec des mots mais en se pressant contre lui avec une fièvre égale à la sienne. Elle lui ôta sa veste, déboutonna sa chemise, avide de dénuder son torse, de toucher sa peau…
Ce fut plus qu’il n’en pouvait supporter.
La soulevant à demi, il pivota et se laissa tomber sur le lit avec elle. Enfin, elle était là où il la voulait depuis une éternité. Sous lui, ses cuisses l’emprisonnant doucement.
— Je vous veux, Anne. Je vous veux de toutes les manières possibles pour un homme.
Il ne s’agissait pas de romance, mais de pur désir. Elle avait failli mourir aujourd’hui. Peut-être lui-même mourrait-il demain. Et si cela devait arriver, si sa vie s’arrêtait et qu’il n’avait pas goûté au paradis avant…
Il entreprit de lui retirer sa chemise de nuit, la déchirant presque.
Et puis… il s’arrêta.
Il cessa de respirer et contempla, émerveillé, le corps nu d’Anne dans toute sa splendeur. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration précipitée. Il tendit une main tremblante, la referma sur un sein rond. Le plaisir que cette simple caresse lui procura lui arracha un frisson.
— Vous êtes si belle, souffla-t-il.
Elle avait dû se l’entendre dire des milliers de fois, mais il voulait qu’elle l’entende de sa bouche à lui.
— Vous êtes si…
Il n’acheva pas, parce qu’elle était tellement plus que sa beauté. Et il ne voyait pas comment le lui dire, comment dire avec des mots toutes les raisons qui faisaient que son souffle s’emballait dès qu’il posait les yeux sur elle.
Ses mains s’agitèrent tandis qu’elle s’efforçait de couvrir sa nudité. Elle rougit et il se rappela que tout cela était nouveau pour elle. Pour lui aussi, cela l’était. Il avait fait l’amour avec plus de femmes qu’il ne voulait l’admettre, pourtant cette fois-ci, c’était la première… Anne était la première…
Il n’aurait su expliquer pourquoi, mais il n’avait jamais rien éprouvé de semblable.
— Embrassez-moi, souffla-t-elle. S’il vous plaît.
Il fit passer sa chemise par-dessus sa tête, se pressa contre Anne, peau nue contre peau nue… La félicité absolue. Puis il prit sa bouche avec ardeur avant de déposer des baisers au creux de son cou, sur son épaule, et enfin sur son sein. Elle laissa échapper un petit cri et se cambra sous lui, l’invitant à continuer. Ce qu’il fit sans se faire prier, lui léchant un sein, puis l’autre, suçant, mordillant. Il sentit qu’il n’allait pas tarder à perdre tout contrôle.
Seigneur, et elle l’avait à peine touché ! Il n’avait pas déboutonné son pantalon et il était à deux doigts de répandre sa semence. Cela ne lui était même pas arrivé lorsqu’il était adolescent.
Il fallait qu’il possède cette femme. Sur-le-champ. Qu’il soit en elle. Cela allait au-delà du désir. C’était un besoin primaire qui montait du fond de son être, comme si sa vie en dépendait. Et si c’était de la folie, alors il était fou.
Fou d’elle.
Et il pressentait que jamais il ne recouvrerait la raison.
Il avait posé la tête sur le ventre à la peau si douce et s’enivrait de son parfum.
— Anne, je vous veux. Maintenant. Vous comprenez ?
S’agenouillant, il porta les doigts aux boutons de son pantalon.
— Non ! s’écria-t-elle.
Il se figea. Non ? Non, elle ne comprenait pas ? Non, pas maintenant ? Ou, non…
— Je ne peux pas, souffla-t-elle en attrapant le drap pour tenter de se couvrir. Je suis désolée. Oh, mon Dieu ! Je suis tellement désolée.
Et elle sortit du lit, s’efforçant d’emporter le drap avec elle. Daniel en retenait l’extrémité si bien que, bloquée dans son élan, elle tituba et recula de quelques pas. Elle s’entêta, tirant sur le drap encore et encore et répétant :
— Je suis désolée.
Daniel essayait de respirer, avalant de grandes goulées d’air. Il s’était laissé emporter si loin qu’il n’arrivait plus à réfléchir, sans parler d’aligner trois mots cohérents.
— Je n’aurais pas dû, poursuivit Anne qui tentait toujours de se couvrir de ce maudit drap.
Daniel étant assis dessus, si elle voulait garder ce drap sur elle, elle devait rester près du lit. Il n’avait qu’à tendre le bras pour l’attirer à lui et lui donner du plaisir à l’étourdir, à lui faire oublier jusqu’à son nom. Il savait exactement comment procéder. Il était un amant expérimenté.
Et pourtant, il ne bougea pas. Il resta là, comme une stupide statue de pierre, à genoux sur le lit, les doigts toujours accrochés aux boutons de son pantalon.
— Je suis désolée, répéta-t-elle pour la énième fois. C’est juste que… je ne peux pas. C’est tout ce que je possède, vous comprenez ?
Sa virginité.
Il n’y avait pas songé une seconde. Quel genre d’homme était-il donc ?
— Je suis désolé, dit-il à son tour.
Et il faillit éclater de rire. Quelle absurdité que cette scène ! Ils échangeaient des excuses à n’en plus finir.
— Non, non, ne le soyez pas, Daniel. C’est ma faute. J’ai eu tort de vous autoriser ces libertés. De m’autoriser ces libertés. J’aurais dû être mieux avisée.
Et lui aussi.
Marmonnant un juron, il quitta le lit, oubliant qu’il retenait le drap. Soudain libérée, Anne perdit l’équilibre, tournoya, et échoua dans un fauteuil, entortillée dans le tissu tel un Romain maladroit dans sa toge.
Cela aurait été drôle, songea Daniel, s’il n’avait été au bord de l’explosion.
— Je suis désolée.
— Arrêtez de dire cela !
Il était exaspéré. Et désespéré. Elle dut s’en rendre compte, car elle n’insista pas. Déglutissant nerveusement, elle le regarda enfiler sa chemise.
— De toute façon, je dois partir pour Londres.
Non que cette obligation l’ait arrêté si Anne n’avait pas mis un terme aussi brutal à leurs ébats.
Elle hocha la tête.
— Nous discuterons de tout cela plus tard, déclara-t-il avec autorité.
Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il dirait, mais ils discuteraient ! Pour l’heure c’était impossible, car toute la maisonnée se réveillait.
Toute la maisonnée. Grands dieux, il avait vraiment perdu l’esprit. La veille, dans sa détermination à offrir à Anne honneur et respect, il avait ordonné qu’on l’installe dans la plus belle des chambres d’invités, au même étage que le reste de la famille. N’importe qui aurait pu entrer. Sa mère aurait pu les voir ! Pire, l’une de ses jeunes cousines. Qu’auraient-elles cru ? Qu’il brutalisait leur gouvernante ? Il préférait ne pas l’imaginer. Sa mère, au moins, aurait immédiatement compris de quoi il retournait.
Anne hocha de nouveau la tête, quoique sans le regarder vraiment. Ce qu’il trouva curieux, sans pour autant s’attarder sur la question. Il était encore trop secoué par ce désir inassouvi qui le rongeait.
— Je viendrai vous voir lorsque vous serez de retour dans la capitale.
Elle murmura une réponse qui lui échappa.
— Pardon ? fit-il.
Elle s’éclaircit la voix.
— J’ai dit que ce ne serait pas raisonnable.
— Vous préféreriez que je prétende encore venir rendre visite à mes cousines ?
— Non. Je…
Elle se détourna, mais pas avant qu’il ait perçu dans son regard une lueur d’inquiétude, et peut-être de colère, qui céda la place à la résignation.
Quand elle le regarda de nouveau, droit dans les yeux cette fois, l’étincelle qui donnait à son expression un éclat si particulier – éclat qui l’avait tellement séduit – avait disparu.
— Je préférerais que vous ne veniez pas me voir, déclara-t-elle d’un ton si neutre qu’il en était presque monocorde.
Il croisa les bras sur sa poitrine.
— C’est ainsi ?
— Oui.
Il lutta pour ne pas répliquer vertement, et perdit le combat.
— À cause de ce qui vient de se passer ?
Le drap dans lequel elle s’était enveloppée avait glissé, révélant un bout d’épaule nacrée. Un tout petit morceau de peau, dont la vision le bouleversa violemment.
Il voulait cette femme. De tout son corps, de toute son âme.
Elle vit son regard fixé sur son épaule, se rendit compte que le drap ne la couvrait plus et le remonta vivement.
— Je… je mentirais en vous disant que je ne voulais pas cela.
— Moi. Vous me vouliez moi.
Elle ferma les paupières, puis reconnut :
— Oui. Je vous voulais.
Il brûlait de lui rétorquer qu’il n’était pas dupe, qu’elle le voulait encore, que ce désir ne se conjuguerait jamais au passé.
— Mais je ne peux pas vous avoir, reprit-elle calmement. Et pour cette raison, vous ne pouvez pas m’avoir non plus.
C’est alors qu’à sa grande stupéfaction, il lâcha :
— Et si je vous épousais ?
Anne était sous le choc. Puis elle se rendit compte avec effroi que Daniel semblait aussi effaré qu’elle. Nul doute que s’il avait pu ravaler les mots qu’il venait de prononcer, il l’aurait fait dans la seconde.
Sa question, car elle ne pouvait considérer qu’il s’agissait d’une demande en mariage en bonne et due forme, demeurait entre eux, comme figée dans l’air.
Comme elle, lord Winstead était pétrifié. Elle songea brièvement que leur attitude avait quelque chose de comique, avant de se lever d’un bond et de se réfugier derrière le fauteuil pour qu’il fasse rempart entre eux.
— Vous ne le pouvez pas, souffla-t-elle.
— Et pourquoi cela ? rétorqua-t-il du ton de l’homme vexé d’être contredit.
— Vous ne le pouvez pas, c’est tout. Vous devriez le savoir. Pour l’amour du ciel, vous êtes comte. Un comte ne peut épouser une femme qui n’est rien.
Et surtout pas une femme qui portait un faux nom.
— Je peux épouser qui bon me semble, bon sang !
Seigneur ! Maintenant, il avait l’air d’un gamin de trois ans à qui on a volé son jouet préféré. Comment pouvait-il ne pas comprendre qu’une union entre eux était impossible ? Peut-être se berçait-il d’illusions, mais elle ne serait jamais aussi naïve. Surtout après sa conversation de la veille avec lady Pleinsworth.
— Vous êtes insensé, dit-elle en rajustant le drap.
Mon Dieu, était-ce trop demander que de vouloir simplement être libre ?
— D’autant que vous ne voulez pas réellement m’épouser. Vous voulez juste me mettre dans votre lit.
Il fit un pas en arrière, visiblement en colère, mais ne nia pas.
Anne exhala un soupir agacé. Elle n’avait pas cherché à l’insulter et il aurait dû s’en rendre compte.
— Je ne pense pas que votre but était de me séduire puis de m’abandonner, reprit-elle.
Elle était peut-être furieuse, toutefois elle ne désirait à aucun prix qu’il pense qu’elle le prenait pour un scélérat.
— Je connais ce genre d’homme, et vous n’êtes pas l’un d’eux. Vous n’aviez cependant pas vraiment l’intention de me proposer le mariage et je suis certaine que vous ne vous accrocherez pas à cette idée.
Il étrécit les yeux et une lueur inquiétante s’alluma dans son regard.
— Et depuis quand savez-vous mieux que moi ce que je pense ?
— Depuis que vous avez cessé de réfléchir.
Elle tira de nouveau sur le drap, qui s’était accroché au fauteuil, mais avec tant de vigueur que ce dernier faillit tomber. Et elle fut à deux doigts de se retrouver nue.
Elle laissa échapper un cri de colère. Elle était si furieuse qu’elle avait envie de cogner sur quelque chose. Ou sur quelqu’un.
Sur lord Winstead. Sur George Chervil. Ou de déchiqueter ce fichu drap qui l’entravait.
— Pourriez-vous sortir ? lança-t-elle sèchement. Tout de suite ? Avant que quelqu’un n’arrive ?
Il sourit – un sourire moqueur et froid qui lui brisa le cœur.
— Que se passerait-il alors, Anne ? Vous, à peine couverte d’un drap, moi, la mise en désordre.
— Personne n’insisterait pour que ce mariage ait lieu, croyez-moi. Vous retourneriez à votre joyeuse existence, et moi, je serais renvoyée sans références.
— Et je suppose que vous me soupçonnez d’avoir forgé ce plan, à savoir, vous acculer à la ruine afin que vous n’ayez d’autre choix que de devenir ma maîtresse ?
— Non, répondit Anne avec sincérité. Jamais je ne vous soupçonnerais d’une chose pareille.
Il demeura silencieux, se contenant de la fixer intensément. Il était blessé, elle le voyait bien. S’il ne l’avait pas vraiment demandée en mariage, elle l’avait néanmoins rejeté. Et elle détestait qu’il ait de la peine. Elle détestait son expression, elle détestait sa posture, les bras raides le long du corps, et plus que tout, elle détestait cette idée que rien ne serait plus jamais pareil entre eux. Il n’y aurait plus de discussions. Plus de rires.
Plus de baisers.
Mais pourquoi diable l’avait-elle arrêté ? Elle était dans ses bras, peau contre peau, et elle l’avait désiré avec une ardeur qu’elle ignorait avoir en elle. Elle avait eu envie qu’il la possède, qu’il prenne son corps comme il avait déjà pris son cœur.
Car elle l’aimait.
Elle ne pouvait plus le nier.
— Anne ?
Elle ne répondit pas.
— Anne, tout va bien ? Vous êtes toute pâle.
Non, cela n’allait pas bien, et elle doutait d’aller de nouveau bien un jour.
— Si, si, je vais bien.
— Anne…
Il semblait inquiet, à présent. Et il s’avançait vers elle. S’il la touchait, sa détermination volerait en éclats, elle le savait.
— Non ! cria-t-elle d’un ton destiné à blesser, qui obtint le résultat escompté. Non, répéta-t-elle moins violemment. Il faut que vous me laissiez. Ceci… ceci…
Elle ne savait comment appeler ce qui se passait entre eux.
— Ce… sentiment… Rien de bon ne peut en sortir. Si vous avez quelque affection pour moi, je vous en prie, laissez-moi.
Il ne bougea pas.
— Tout de suite !
Elle avait eu l’impression d’entendre le cri d’agonie d’un animal blessé. Et c’était sans doute ce qu’elle était.
Durant quelques secondes, Daniel demeura immobile, comme pétrifié, puis il déclara d’une voix basse et déterminée :
— Je vous laisse, et pas pour les raisons que vous avez invoquées. Je me rends à Londres pour régler mes comptes avec Ramsgate et ensuite… ensuite, nous discuterons !
Elle secoua la tête. Il n’allait pas recommencer. C’était trop douloureux de l’écouter inventer des histoires qui ne connaîtraient pas de fin heureuse.
— Nous discuterons, répéta-t-il en gagnant la porte.
Ce ne fut qu’après son départ qu’Anne murmura :
— Non, nous ne discuterons pas.