16

Londres, une semaine plus tard

Elle était de retour.

Daniel le savait par sa sœur, qui l’avait elle-même appris de leur mère, laquelle tenait l’information de leur tante.

Un réseau de renseignement parfaitement au point.

Il ne s’était pas attendu que les Pleinsworth s’attardent à Whipple Hill après son départ. Qu’elles y soient finalement restées encore quelques jours lui avait convenu. Il avait été très occupé toute la semaine, et la présence à Londres de Mlle Wynter aurait été une distraction qu’il ne pouvait se permettre.

Il avait parlé à Hugh. Une fois de plus. Et Hugh avait parlé à son père, à la suite de quoi Hugh avait assuré à Daniel que son père n’était pas à l’origine du sabotage du cabriolet. Puis Hugh avait fait ce qu’espérait Daniel : il l’avait emmené chez lord Ramsgate pour qu’il s’entretienne avec lui.

Et maintenant Daniel était en pleine confusion : il ne croyait plus que lord Ramsgate avait tout manigancé. Peut-être était-ce de la folie de le croire, peut-être ne désirait-il que clore un sinistre chapitre de sa vie, mais il n’avait pas discerné dans le regard de lord Ramsgate la fureur qui s’y trouvait juste après le duel.

Hugh avait exercé son chantage sur son père : s’il arrivait malheur à Daniel, il se suiciderait, avait-il juré. Était-il un brillant stratège ou un fou, Daniel n’en avait aucune idée. Quoi qu’il en soit les menaces de son ami lui avaient fait froid dans le dos. Lord Ramsgate aussi avait été ébranlé.

L’expression glaciale de Hugh n’avait laissé aucun doute : il était sincère. Et c’était terrifiant.

Quand lord Ramsgate avait quasiment crié à Daniel qu’il ne lui ferait jamais de mal, Daniel l’avait cru.

Cela s’était passé deux jours plus tôt, deux jours au cours desquels Daniel n’avait fait que réfléchir : qui, à part lord Ramsgate, désirait qu’il meure ? Et qu’avait voulu dire Anne lorsqu’elle lui avait déclaré qu’il lui était impossible de veiller sur lui aussi ? Et qu’il ne possédait pas tous les tenants et aboutissants ?

Bon sang, qu’est-ce que cela signifiait ?

Que l’agression aurait pu être dirigée contre elle ? Il n’était pas impossible que quelqu’un ait deviné qu’elle allait rentrer à Whipple Hill avec lui, dans son cabriolet. Ils étaient restés assez longtemps à l’auberge pour qu’une personne mal intentionnée ait eu le temps de sectionner le harnais.

Une fois de plus, Daniel se remémora le jour où Anne avait déboulé dans la boutique de Hoby, les yeux agrandis d’effroi, et expliqué qu’il y avait dans la rue une personne qu’elle ne voulait pas voir.

Qui était-ce ?

Elle n’avait donc pas songé qu’il pourrait l’aider ? Peut-être n’était-il rentré d’exil que récemment, mais de par sa position, il jouissait d’un grand pouvoir. Un pouvoir suffisant pour la protéger.

Il était le comte de Winstead ; bien peu d’hommes possédaient un titre supérieur au sien. Quelques ducs, une poignée de marquis, et les membres de la famille royale. Anne ne s’était certainement pas fait d’ennemi parmi cette élite.

Lorsqu’il s’était rendu à Pleinsworth House, il lui avait été répondu qu’Anne Wynter n’était pas à la maison. Il avait eu droit à la même réponse le lendemain matin, et maintenant, quelques heures plus tard, il était de nouveau là. Cette fois, cependant, c’était sa tante en personne qui était venue lui expliquer :

— Tu dois laisser cette jeune fille tranquille, Daniel.

Il n’était pas d’humeur à recevoir des leçons de quiconque.

— Il faut que je lui parle.

— Eh bien, elle n’est pas à la maison.

— Oh, pour l’amour du ciel, ma tante, je sais qu’elle…

— Lors de ta visite ce matin, je reconnais qu’elle était là. Dieu merci, Mlle Wynter a assez de bon sens pour mettre un terme à ce flirt, si toi tu ne l’as pas. Pour l’heure, toutefois, elle n’est pas là.

— Tante Charlotte…

— Elle n’est pas là ! C’est son après-midi de congé. Ce jour-là, elle sort. Elle va faire des courses ou… ou je ne sais quoi d’autre.

Je ne sais quoi d’autre.

— Très bien. Je vais l’attendre.

— Oh, non, certainement pas !

— Vous m’interdisez l’accès à votre salon ? s’écria-t-il, incrédule.

— S’il le faut, je le ferai.

— Je suis votre neveu !

— Et je suis surprise, vu ce lien de parenté, que tu n’aies pas davantage de bon sens.

Il la fixa sans ciller et elle ajouta :

— C’était bel et bien une insulte, au cas où tu ne t’en serais pas rendu compte.

Seigneur…

— Si tu as la moindre considération pour Mlle Wynter, poursuivit lady Pleinsworth, tu la laisseras en paix. C’est une jeune personne raisonnable et je la garde à mon service parce que je suis certaine que c’est toi qui la poursuis de tes assiduités et non le contraire.

— Avez-vous parlé de moi avec elle ? L’avez-vous menacée ?

— Bien sûr que non ! s’exclama lady Pleinsworth.

Elle détourna les yeux une fraction de seconde, et Daniel sut qu’elle mentait.

— Et elle sait comment le monde fonctionne, poursuivit-elle. Contrairement à toi, apparemment. Ce qui s’est passé à Whipple Hill doit être…

— Que s’est-il passé ? la coupa Daniel.

La panique l’avait gagné. À quoi sa tante faisait-elle référence ? Quelqu’un avait-il eu vent de sa visite dans la chambre d’Anne ? Non, impossible. Anne aurait été immédiatement chassée de la maison.

— Tout ce temps où tu es resté en tête à tête avec elle, Daniel. Ne va pas imaginer que je ne m’en suis pas aperçu. J’aimerais croire que tu t’es pris d’une soudaine affection pour tes cousines, mais je ne suis ni aveugle ni stupide. Mes filles n’étaient qu’un prétexte pour coller aux basques de Mlle Wynter tel un chiot.

— Voilà une nouvelle insulte, si je ne m’abuse.

Elle se contenta de pincer les lèvres avant de poursuivre :

— Je ne souhaite pas être obligée de renvoyer Mlle Wynter, toutefois, si tu persistes à la pourchasser, je n’aurai pas d’autre choix. Et sois certain que plus aucune famille respectable n’engagera une gouvernante qui s’est compromise avec un comte.

— Compromise ? répéta Daniel d’un ton à mi-chemin entre incrédulité et écœurement. Cette fois, c’est elle que vous insultez, ma tante.

Lady Pleinsworth eut un léger mouvement de recul et le considéra avec pitié.

— Ce n’est pas moi qui insulte Mlle Wynter, Daniel. En fait, je la félicite d’avoir un bon jugement quand toi, tu en es dépourvu. On m’avait prévenue de ne pas engager une jeune personne aussi séduisante. Il se trouve juste qu’elle est extrêmement intelligente. Et que les filles l’adorent. Suis-je censée la punir d’être belle ?

— Non, admit Daniel, navré et frustré. Mais quel rapport avec ma visite ? Je veux simplement discuter avec elle.

Il se rendit compte que sa voix s’était muée en grondement.

Lady Pleinsworth le regarda longuement, puis :

— Non.

Daniel dut quasiment se mordre la langue pour s’empêcher de riposter vertement.

Le seul moyen d’infléchir la décision de sa tante aurait été de lui expliquer qu’il soupçonnait Anne d’être la cible de l’attaque à Whipple Hill. Mais ce faisant, il risquait de mettre en lumière un incident scandaleux du passé de Mlle Wynter, qui lui vaudrait un renvoi immédiat. Et il n’était pas question qu’il soit responsable de la perte de son travail.

À bout de patience, il laissa échapper un long soupir entre ses dents serrées et répéta :

— Il faut que je parle à Mlle Wynter. Une seule fois. Dans votre salon, porte entrouverte. Et j’insiste pour ne pas être dérangé.

— Une seule fois ? répéta lady Pleinsworth, méfiante.

— Oui.

C’était la vérité. Il nourrissait bien d’autres espérances, mais une unique entrevue, c’était tout ce qu’il sollicitait.

— Je vais y réfléchir.

— Tante Charlotte !

— Oh, très bien ! Une seule entrevue. Et uniquement parce que je pense que ta mère a élevé un fils qui a la notion du bien et du mal.

— Pour l’amour de…

— Ne blasphème pas ! Cela m’obligerait à reconsidérer ma décision.

Daniel serra les mâchoires avec force.

— Tu peux venir voir Mlle Wynter demain matin. À 11 heures. Les filles ont projeté d’aller faire les boutiques avec Sarah et Honoria. Je préfère qu’elles ne soient pas dans la maison pendant que vous…

À court de mots, elle se contenta d’un geste de la main. Daniel hocha la tête, la salua, puis se retira.

Pas plus que lady Pleinsworth, il n’avait remarqué que la porte de la pièce adjacente était entrebâillée. Pas un mot de son échange avec sa tante n’avait échappé à Anne.

 

 

Anne attendit que Daniel ait claqué la porte derrière lui pour baisser les yeux sur la lettre serrée dans sa main. Lady Pleinsworth n’avait pas menti, elle était bien allée faire des courses, mais elle était rentrée par la porte de service, comme toujours lorsqu’elle n’était pas avec les filles. Elle s’apprêtait à monter dans sa chambre quand elle avait entendu Daniel. Elle n’aurait pas dû écouter aux portes, mais elle n’avait pu s’en empêcher. À vrai dire, elle voulait simplement entendre sa voix.

Car ce serait la dernière fois.

La lettre de Charlotte l’attendait au bureau postal où elle préférait recevoir son courrier, un choix fait bien avant de partir pour Whipple Hill. Elle n’y était pas retournée depuis cet après-midi où elle s’était ruée, affolée, dans la boutique du bottier parce qu’elle avait cru voir George Chervil. La lettre était arrivée bien avant ce jour-là. Si elle l’avait eue plus tôt, elle n’aurait pas été seulement effrayée.

Elle aurait été carrément terrifiée.

D’après Charlotte, George était revenu à la maison, profitant de l’absence de leurs parents. Dans un premier temps, il avait enjôlé Charlotte afin qu’elle lui révèle l’adresse d’Anne, puis, face à son mutisme, il s’était mis dans une rage noire si bien que les serviteurs étaient accourus, inquiets pour la jeune fille. Il avait fini par partir, non sans clamer qu’il savait qu’Anne occupait un poste de gouvernante chez une famille d’aristocrates et qu’au printemps elle serait à Londres. Charlotte ne pensait pas qu’il connaisse le nom de la famille, sinon pourquoi déployer tant d’énergie pour lui soutirer l’information ? Toutefois, Charlotte s’inquiétait et priait Anne de se montrer très prudente.

Anne froissa les feuillets, puis tourna les yeux vers la cheminée. Elle brûlait toujours les lettres de sa sœur. Cela lui brisait le cœur car ces lettres étaient ses seuls liens avec son ancienne vie. Plus d’une fois elle s’était assise à son écritoire, les yeux noyés de larmes, pour suivre du doigt les volutes caractéristiques de la calligraphie de Charlotte. Mais elle ne se leurrait pas : son intimité en tant qu’employée n’était qu’illusoire. Les lettres, si elle les avait conservées, auraient pu être découvertes aisément, et elle ne savait comment elle en aurait justifié ou expliqué le contenu.

Cette fois, elle jeta la lettre au feu sans regret. Pas avec joie toutefois. Elle doutait de jamais retrouver la joie de vivre. Cela dit, détruire cette lettre-là lui apportait du plaisir. Un méchant plaisir.

Elle ferma les yeux pour retenir ses larmes. Elle allait certainement devoir quitter Pleinsworth House, et cela la mettait en colère. Jamais elle n’avait eu de meilleur poste. Elle ne mourait pas d’ennui à petit feu, piégée sur une île avec une vieille dame. Elle n’était pas contrainte de se barricader la nuit dans sa chambre pour échapper aux assauts d’un barbon qui semblait persuadé qu’il était de son devoir de l’éduquer pendant que les enfants dormaient.

Elle aimait vivre avec les Pleinsworth. Avec eux, elle avait l’impression d’avoir retrouvé une famille, ce qui n’était pas arrivé depuis…

Depuis l’époque où elle avait un foyer.

Elle essuya ses larmes d’un revers de main, et s’apprêtait à quitter le salon pour regagner sa chambre lorsque le heurtoir de la porte principale brisa le silence. Daniel ? Il avait dû oublier quelque chose.

Elle recula dans la pièce et repoussa la porte, la laissant entrebâillée. Elle vit le majordome traverser le hall pour aller répondre. Ce n’était pas Daniel mais un inconnu qui se tenait sur le seuil.

Un homme à l’apparence ordinaire, vêtu comme quelqu’un qui travaillait pour gagner sa vie. Pas un ouvrier cependant. Il était trop propre, trop net. Il y avait toutefois en lui quelque chose de fruste.

— Les livraisons, c’est par la porte de service, à l’arrière, dit Granby d’emblée.

— Je suis pas là pour une livraison.

S’il avait un fort accent de l’East London, il était poli, si bien que Granby ne lui ferma pas la porte au nez.

— Dans ce cas, que voulez-vous ?

— Je cherche une femme qui habite peut-être ici. Mlle Annelise Shawcross.

Anne retint son souffle.

— Il n’y a personne de ce nom ici. Si vous voulez bien m’excuser…

— Elle s’appelle peut-être autrement, insista l’homme. Je sais pas quel nom elle a pris, mais elle a des cheveux noirs et les yeux bleus. Et d’après ce qu’on m’a dit, elle est belle. Moi, je l’ai jamais vue. Possible qu’elle travaille comme domestique. Mais elle est de la noblesse, attention.

Anne se raidit comme pour fuir. Il était impossible que Granby n’ait pas compris qu’il s’agissait d’elle.

Pourtant, il répondit :

— Je ne vois aucune dame qui ressemble à celle dont vous parlez. Bonne journée, monsieur.

Les traits de l’homme se crispèrent. Il glissa le pied entre l’huisserie et le battant de façon à empêcher Granby de le refermer.

— Si vous changez d’avis, monsieur, voilà ma carte.

Granby ne fit pas un geste pour la prendre.

— Je ne vois pas comment je pourrais changer d’avis.

— C’est ce que vous prétendez, répliqua l’homme en glissant la carte dans la poche de poitrine du majordome.

Sur ce, il tourna les talons.

Anne plaqua la main sur son cœur et s’efforça de respirer profondément sans faire de bruit. Si elle avait eu le moindre doute quant à la responsabilité de George Chervil lors du sabotage à Whipple Hill, ils étaient levés.

S’il était prêt à mettre la vie de lord Winstead en danger pour se venger d’elle, il n’y réfléchirait pas non plus à deux fois avant d’attenter à celle des demoiselles Pleinsworth.

Elle avait saccagé son existence en se laissant séduire quand elle avait seize ans, mais elle l’empêcherait de saccager d’autres vies. Il fallait qu’elle disparaisse. Immédiatement. George savait où elle vivait, et ce qu’elle faisait.

Le problème, c’était qu’elle ne pouvait sortir du salon tant que Granby se tenait dans le grand hall. Or il était toujours là, immobile, la main sur la poignée de la porte.

Enfin, il se retourna… et Anne se rappela que Granby remarquait absolument tout. Daniel n’aurait pas noté que la porte était entrouverte. Granby, si. Et cela équivalait pour lui à agiter une cape rouge devant un taureau. Cette porte était toujours soit fermée, soit grande ouverte.

Évidemment, il vit Anne.

Elle ne chercha pas à se dissimuler. Elle se devait d’être honnête avec le majordome après ce qu’il venait de faire pour elle.

Elle s’avança dans le hall.

Leurs regards se croisèrent et elle attendit, le souffle court. Granby se borna à la saluer d’un hochement de tête.

— Mademoiselle Wynter.

Elle le salua en retour d’une petite révérence.

— Monsieur Granby.

— Belle journée, n’est-ce pas ?

— Très belle.

— C’est votre après-midi de congé si je ne m’abuse ?

— En effet, monsieur.

Il hocha de nouveau la tête et, comme s’il ne s’était rien passé de particulier, il conclut :

— Bien. Continuez donc.

Continuer. Mais n’était-ce pas ce qu’elle faisait toujours ? Pendant trois ans, sur l’île de Man, où elle n’avait vu personne de son âge, à part le neveu de Mme Summerlin, dont le sport favori consistait à la poursuivre autour de la table de la salle à manger. Puis neuf mois près de Birmingham, d’où elle avait été renvoyée sans références parce que Mme Barraclough avait surpris M. Barraclough en train de tambouriner à sa porte en pleine nuit. Ensuite, elle avait passé trois ans dans le Shropshire. Trois années relativement agréables auprès d’une veuve dont les fils étaient la plupart du temps à l’université. Et puis les filles dont elle avait la charge avaient grandi et l’on n’avait plus eu besoin de ses services.

Elle avait pourtant continué. Elle avait, cette fois, eu droit à une seconde lettre de références, qui lui avait permis d’obtenir le poste chez les Pleinsworth.

Elle allait partir, et continuer son chemin. Pour aller où, elle n’en avait aucune idée.