Le lendemain, Daniel se présenta à Pleinsworth House cinq minutes avant 11 heures. Il avait préparé mentalement toute une liste de questions à poser à Anne, mais lorsque le majordome lui ouvrit la porte, il fut accueilli par un étonnant brouhaha. Harriet et Elizabeth se disputaient dans le hall, leur mère leur criait d’arrêter et trois bonnes sanglotaient sur un banc près de la porte du salon.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à Sarah, qui s’efforçait d’entraîner une Frances visiblement très perturbée dans le salon.
— C’est Mlle Wynter. Elle a disparu !
Daniel eut la sensation que son cœur s’arrêtait de battre.
— Quoi ? Quand ? Que s’est-il passé ? s’écria-t-il.
— Je ne sais pas, riposta Sarah. Elle ne m’a pas mise au courant de ses intentions !
Elle lui décocha un regard noir avant de revenir à Frances qui pleurait à chaudes larmes.
— Elle… est… partie… avant les leçons du matin, bredouilla Frances entre deux sanglots.
Ses yeux étaient gonflés, et son petit corps tremblait irrépressiblement. Il se sentait aussi mal qu’elle, réalisa-t-il.
Ravalant sa peur, il s’accroupit devant elle.
— À quelle heure étaient censées commencer les leçons ?
— 9 h 30, répondit Frances en aspirant une longue goulée d’air.
Daniel se releva.
— Sarah, cela fait quasiment deux heures qu’elle a disparu et personne ne m’a prévenu ?
— S’il te plaît, Frances, fais un effort et essaie de cesser de pleurer, dit Sarah. Et, non, enchaîna-t-elle en se tournant vers Daniel, l’air furibond, personne ne t’a prévenu. Pour quelle raison aurions-nous dû le faire ?
— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi, Sarah, l’avertit-il.
— Est-ce que j’ai l’air de jouer ? répliqua-t-elle.
Daniel commençait à perdre patience. Ses cousines ignoraient qu’Anne avait des ennemis. Ou au moins un. Il avait besoin de réponses, pas d’être sermonné par Sarah.
— Cela fait au moins une heure trente qu’elle est partie, reprit-il. Vous auriez dû…
— Quoi ? l’interrompit sa cousine. Perdre un temps précieux pour te prévenir ? Et à quel titre ? Quel lien as-tu avec elle ? Toi dont les intentions…
— Je vais l’épouser, coupa Daniel d’un ton sans appel.
Frances cessa aussitôt de pleurer, les bonnes également. Tous les visages affichaient la même expression stupéfaite.
— Qu’as-tu dit ? murmura Sarah.
— Je l’aime, avoua-t-il, le découvrant en même temps qu’il l’énonçait. Je l’aime et je veux l’épouser.
— Oh, Daniel ! s’écria Frances en l’entourant de ses bras. Tu dois la retrouver. Il le faut !
— Que s’est-il passé ? demanda Daniel à Sarah, encore éberluée. Raconte-moi. A-t-elle laissé une lettre ?
— Oui. C’est mère qui l’a. Je l’ai lue, elle ne dit pas grand-chose, sinon qu’elle regrette, mais qu’elle est obligée de partir.
— Et elle m’embrasse, ajouta Frances en reniflant.
Daniel lui tapota le dos tout en continuant à interroger Sarah.
— Laisse-t-elle entendre qu’elle n’est pas partie de son plein gré ?
— Tu ne penses tout de même pas qu’elle a été enlevée ?
— Je ne sais que penser.
— Rien n’a été dérangé, dans sa chambre. Elle a juste pris ses affaires. Le lit était soigneusement fait.
— Elle fait toujours son lit, remarqua Frances.
— Quelqu’un sait-il à quelle heure elle est partie exactement ?
— Elle n’a pas pris son petit déjeuner, dit Sarah. Donc, elle a dû s’en aller tôt.
Daniel jura à mi-voix, puis se libéra doucement de l’étreinte de Frances. Où chercher Anne ? Par où commencer ? Elle lui en avait dit si peu sur son passé. Ç’aurait été risible s’il n’avait été aussi terrifié. Il connaissait… quoi ? La couleur des yeux de ses parents et… absolument rien d’autre.
Il n’avait rien.
— Milord ?
C’était Granby, le majordome, et il semblait anormalement affolé.
— Puis-je m’entretenir avec vous, milord ?
— Bien sûr.
Daniel s’éloigna de Sarah, qui était manifestement très intriguée, et fit signe au majordome de le suivre dans le salon.
— Je vous ai entendu parler avec lady Sarah, milord. Bien involontairement, je le précise.
— Naturellement, fit Daniel avec brusquerie. Continuez.
— Vous… vous souciez de Mlle Wynter, n’est-ce pas ?
Daniel opina.
— Alors sachez qu’un homme s’est présenté à la porte hier. J’aurais dû en informer lady Pleinsworth, mais je n’en étais pas sûr, et je ne voulais pas raconter des histoires sur Mlle Wynter s’il s’avérait que ce n’était pas important. Toutefois, maintenant qu’il semble certain qu’elle soit partie…
— Racontez-moi, Granby.
— Cet homme a demandé à voir une certaine Annelise Shawcross. Je lui ai répondu qu’il n’y avait personne de ce nom ici et j’ai voulu refermer la porte, mais il a insisté. Il a expliqué que Mlle Shawcross utilisait peut-être un autre nom. Il m’a déplu, cet homme, milord. Il m’a vraiment déplu.
— Qu’a-t-il dit d’autre ?
— Il a décrit cette Mlle Shawcross : brune les yeux bleus, et très belle.
— Mlle Wynter, murmura Daniel.
Ou plutôt Annelise Shawcross. Pourquoi Anne avait-elle changé de nom ?
— Qu’avez-vous répondu à cet homme, Granby ?
Daniel se rendait bien compte que le majordome était rongé par la culpabilité. Il se reprochait de n’être pas venu plus tôt rapporter l’incident.
— Qu’aucune dame de la maison ne ressemblait à cette description. Comme je vous l’ai dit, milord, cet homme me déplaisait fortement et je ne voulais pas créer d’ennuis à Mlle Wynter.
Une pause, puis :
— J’aime notre Mlle Wynter.
— Moi aussi.
— C’est pour cette raison que je vous ai raconté cela. Milord, vous devez la retrouver !
Daniel prit une profonde inspiration et baissa les yeux sur ses mains. Elles tremblaient. Cela lui était déjà arrivé. Plusieurs fois, en Italie, lorsque les hommes de Ramsgate se trouvaient dans les parages. Un flot de terreur l’avait submergé et il avait mis des heures à s’en remettre. Sauf que cette fois, c’était pire. Il avait l’impression qu’un étau lui serrait la poitrine et il avait la nausée.
Il savait ce qu’était la peur. Ce qu’il ressentait allait au-delà de la peur.
— Granby, pensez-vous que cet homme l’ait enlevée ?
— Je ne sais pas. Mais après qu’il est parti, j’ai vu Mlle Wynter… Elle se trouvait dans le salon et la porte en était entrouverte. Elle a tout entendu.
— En êtes-vous sûr ?
— Oui. Cela se lisait dans ses yeux. C’est bien elle la femme qu’il cherchait. Et elle savait que je savais.
— Que lui avez-vous dit ?
— J’ai fait une remarque à propos du temps qu’il faisait, ou quelque chose d’aussi anodin, et je crois qu’elle a compris que je n’avais pas l’intention de la mettre dans l’embarras.
— Je n’en doute pas. Mais elle n’en a pas moins pensé qu’il fallait qu’elle parte.
Que savait Granby de l’accident de cabriolet, à Whipple Hill ? Comme tout le monde, il devait croire que Ramsgate en était à l’origine. Manifestement Anne ne partageait pas cet avis, et il était clair que l’auteur du sabotage, qui la visait elle, se moquait que d’autres personnes soient blessées.
Jamais Anne ne permettrait que la vie des petites Pleinsworth soit mise en danger. Ou…
Ou la sienne, à lui.
Elle était partie pour le protéger. Sauf que s’il lui arrivait malheur… il serait anéanti.
— Je la retrouverai, Granby. Soyez-en sûr.
Anne s’était déjà sentie solitaire. En fait, la solitude avait été son lot ces huit dernières années. Cependant lorsqu’elle s’assit sur le lit dur de la pension de famille, après avoir enfilé son manteau sur sa chemise de nuit pour se protéger du froid glacial, elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais vraiment connu la souffrance. Pas ce genre de souffrance du moins.
Peut-être aurait-elle dû partir à la campagne. C’était plus propre. Et probablement moins dangereux. Mais à Londres, elle pouvait se fondre dans les rues grouillantes de monde, demeurer invisible.
Le problème, c’était que dans la capitale il n’y avait pas de travail pour une femme comme elle. Celles qui s’exprimaient trop bien ne devenaient pas couturières ou vendeuses. Elle avait arpenté les rues de son nouveau voisinage, un quartier relativement respectable, qui se faufilait entre les rues commerçantes de la classe moyenne et les taudis. Elle était entrée dans tous les commerces affichant « Offre d’emploi », ainsi que dans quelques autres qui ne recherchaient pas de personnel, et on lui avait répondu qu’elle ne tiendrait pas le coup, avec ses mains trop fines et trop douces, ses dents trop saines. Plus d’un homme l’avait lorgnée et lui avait offert en riant un autre genre d’activités rémunérées.
Sans lettre de références, elle ne pouvait prétendre à un poste de gouvernante ou de dame de compagnie. Hélas, les deux précieuses lettres de recommandation qu’elle possédait concernaient Anne Wynter, or elle n’était plus Anne Wynter.
Elle ramena les jambes contre son buste et appuya le menton sur ses genoux. Puis elle ferma les yeux. Elle ne voulait pas voir cette chambre, ne voulait pas voir ses possessions qui semblaient bien maigres, même dans une si petite pièce. Elle ne voulait pas voir la nuit par la fenêtre, et surtout, elle ne voulait pas se voir.
De nouveau, elle n’avait pas de nom, et c’était douloureux. C’était comme si elle n’existait pas. Chaque matin, elle avait toutes les peines du monde à s’arracher à son lit, à poser les pieds par terre pour commencer une nouvelle journée.
Ce qu’elle vivait maintenant n’était en rien comparable à ce qu’elle avait connu lorsque ses parents l’avaient jetée dehors. À cette époque-là, au moins, elle avait un endroit où aller, un projet. Non qu’elle ait choisi l’un ou l’autre, mais au moins, elle savait ce qu’elle était censée faire, et quand le faire. Aujourd’hui, elle possédait deux robes, un manteau, onze livres sterling et aucune perspective à part se prostituer.
Ce dont elle était incapable. Seigneur, jamais elle ne ferait cela. Elle s’était donnée une fois à un homme. Une erreur qu’elle s’était juré de ne pas commettre deux fois. De surcroît, ça aurait été trop cruel : si elle avait repoussé Daniel, ce n’était pas pour se soumettre au désir d’un inconnu.
Elle avait rejeté Daniel parce que… à vrai dire, elle n’était pas sûre de connaître les raisons qui l’y avaient poussée. L’habitude. La peur. Elle ne voulait pas porter un enfant illégitime, ni contraindre un homme à l’épouser parce qu’elle était enceinte.
Plus que tout, elle avait besoin de demeurer elle-même. Ce n’était pas de l’orgueil, non. Elle voulait n’avoir qu’un maître.
Son cœur.
S’il était quelque chose d’encore pur en elle, et qui n’appartenait qu’à elle, c’était son cœur. Elle avait offert son corps à George mais, contrairement à ce qu’elle avait cru à l’époque, pas son cœur. Et lorsque Daniel avait commencé à déboutonner son pantalon pour lui faire l’amour, elle avait su que, si elle cédait, elle lui donnerait son cœur à jamais.
Allons, quelle absurdité : Daniel avait déjà son cœur. Elle était tombée amoureuse d’un homme qu’elle ne pourrait jamais avoir.
Daniel Smythe-Smith, comte de Winstead, vicomte Streathermore, baron Touchton de Stoke. Elle ne voulait plus penser à lui, mais elle en était incapable. Dès qu’elle fermait les yeux, elle voyait son sourire, son regard ardent, entendait son rire.
Elle ne pensait pas qu’il l’aimait, toutefois ce qu’il ressentait était assez proche. Au moins s’était-il soucié d’elle. Et peut-être que si elle avait été une autre, si elle avait eu une position dans la haute société, si elle n’avait pas été traquée par un fou déterminé à la tuer… peut-être que, lorsqu’il avait déclaré sans réfléchir : « Et si je vous épousais ? », elle se serait jetée dans ses bras en criant : « Oui ! Oui ! Oui ! »
Hélas, sa vie recelait bien peu de « oui ». Elle devait constamment dire « non ». Et c’était à cause de cette vie-là qu’elle s’était retrouvée ici, le cœur et le corps dévastés par la solitude.
Elle soupira et se rendit compte qu’elle avait faim. Elle n’avait pas dîné avant de regagner sa chambre dans la pension de famille. C’était probablement mieux ainsi ; elle avait tout intérêt à économiser le moindre sou.
L’ennui, c’était que son estomac n’était pas d’accord.
— Non ! s’écria-t-elle en se levant.
Mais ce qu’elle pensait vraiment, c’était « oui ». Elle était affamée, et elle allait trouver quelque chose à manger. Pour une fois dans son existence, elle allait dire « oui », même si ce n’était qu’à un pâté de viande arrosé d’une pinte de cidre.
Elle regarda sa robe étalée sur le lit. Elle n’avait guère envie de l’enfiler de nouveau. Son manteau la couvrait du cou aux pieds. Des bas, des souliers, quelques épingles pour retenir ses cheveux et le tour serait joué : personne ne s’apercevrait qu’elle était en chemise de nuit.
Elle rit, pour la première fois depuis des jours. Ce qu’elle s’apprêtait à faire était très choquant.
Quelques minutes plus tard, elle était dans la rue et se dirigeait vers une petite épicerie devant laquelle elle passait tous les jours. Les arômes qui s’échappaient par la porte ouverte la grisaient invariablement. Pâtisseries, pains de viande et Dieu seul savait quoi d’autre.
Une fois qu’elle eut son repas entre les mains, elle se sentit presque heureuse. Le commerçant l’avait enveloppé dans du papier afin qu’elle puisse l’emporter dans sa chambre. Certaines habitudes avaient la vie dure : une dame ne mangeait pas dans la rue, même si c’était ce que semblait faire le reste de l’humanité.
Elle marchait d’un bon pas quand soudain…
— Vous !
Elle ne ralentit pas. Il y avait tant de monde dans ces rues que cette interjection pouvait s’adresser à n’importe qui.
— Vous ! répéta la voix, toute proche à présent. Annelise Shawcross.
Elle ne se retourna pas. Cette voix, elle ne la connaissait que trop.
Elle se mit à courir.
Son précieux dîner glissa et lui échappa des mains. Elle courut comme jamais elle n’aurait imaginé être capable. Elle se faufilait entre les piétons sans demander pardon. Elle courut jusqu’à ce que ses poumons soient en feu et que sa chemise de nuit humide de sueur lui colle à la peau. Mais au bout du compte, George eut raison d’elle en criant :
— Attrapez-la, s’il vous plaît ! C’est ma femme !
Un homme la ceintura, sans doute parce que l’intonation de George était tellement suppliante.
— Oh, merci ! fit-il en les rejoignant. Elle ne va pas très bien.
— Je ne suis pas votre femme ! cria Anne en luttant contre l’homme qui la retenait.
Elle s’agitait furieusement, se tortillait, cognait contre sa cuisse à coups de hanche, en vain. Il ne desserrait pas son emprise.
— Je ne suis pas sa femme, répéta-t-elle en s’efforçant d’adopter un ton posé et raisonnable. Il est fou. Cela fait des années qu’il me traque. Je ne suis pas sa femme, je vous le jure.
— Allons, venez Annelise, dit George d’une voix mielleuse. Vous savez bien que ce n’est pas vrai.
— Non ! Je ne suis pas sa femme ! Il va me tuer ! hurla Anne en se cabrant.
Tout à coup, l’homme qui la tenait parut dubitatif.
— Elle dit qu’elle est pas votre femme, monsieur.
— Cela fait des années qu’elle est ainsi, répondit George dans un soupir. Nous avions un bébé et…
— Quoi ? rugit Anne.
— Mort-né. Jamais elle n’a pu surmonter cette perte.
— Il ment !
George soupira de nouveau.
— Il m’a fallu me résigner : plus jamais elle ne sera la femme que j’ai épousée.
Le regard de l’homme passa du beau visage patricien de George à celui d’Anne, déformé par la rage. Puis il décida manifestement que le plus sain d’esprit des deux était George car il lui remit Anne.
— Bonne chance, monsieur.
George le remercia chaleureusement, puis lui emprunta son mouchoir, qu’il attacha au sien pour entraver les poignets d’Anne. Cela fait, il lui décocha un coup vicieux dans les reins. Elle chancela et se retrouva plaquée contre lui.
— Oh, Annelise, c’est si bon de vous revoir !
— Vous avez tailladé le harnais, souffla-t-elle.
— Oui, reconnut-il, l’air très fier de lui.
Il fronça les sourcils et ajouta :
— Logiquement, vous auriez dû être sérieusement blessée.
— Vous auriez pu tuer lord Winstead.
George haussa les épaules, et Anne vit dans ce geste la confirmation de ses soupçons. Il était fou, complètement fou. Aucun individu normal n’aurait pris le risque de tuer un pair du royaume pour atteindre l’insignifiante Annelise Shawcross.
— Et l’agression ? demanda-t-elle. Nous avons cru que les auteurs étaient de simples voleurs.
George la regarda comme si elle parlait une langue étrangère.
— De quoi parlez-vous ?
— Je parle de l’agression dont a été victime lord Winstead ! Pourquoi avoir manigancé cela ?
George la considéra avec mépris.
— Je ne sais pas à quoi vous faites référence. Votre précieux lord Winstead a ses propres ennemis. Mais peut-être n’êtes-vous pas au courant de sa sordide histoire de duel.
— Je ne vous permets pas de prononcer son nom.
George éclata de rire.
— Savez-vous depuis combien de temps j’attends ce moment ?
Depuis aussi longtemps qu’elle vivait en marge de la société.
— Alors ? gronda-t-il tout en tordant les mouchoirs qui liaient les poignets d’Anne. Le savez-vous ?
Elle lui cracha au visage.
De fureur, George vira au rouge écarlate.
— Vous venez de commettre une erreur, siffla-t-il en la poussant vers une ruelle. C’est très pratique que vous ayez choisi un quartier si peu reluisant. Personne ne lèvera le petit doigt lorsque je…
Anne se mit à hurler.
Hélas, George avait raison : personne ne se manifesta. De toute façon, elle ne pourrait pas s’égosiller longtemps. Le souffle lui manquait déjà et, de surcroît, George la priva du peu qui lui restait en la frappant au plexus. Elle vacilla, s’appuya contre un mur en haletant.
— J’ai eu huit années pour imaginer ce moment, murmura George. Huit années pour me souvenir de vous chaque fois que je voyais mon reflet dans un miroir.
Il rapprocha son visage de celui d’Anne, les yeux luisants de haine.
— Regardez bien mon visage, Annelise ! J’ai eu huit années pour guérir, mais regardez ! Regardez !
Anne essaya de lui échapper, mais elle était plaquée contre le mur et George lui avait attrapé le menton pour la forcer à le regarder. La cicatrice était moins vilaine qu’elle ne s’y attendait. Blanche et non plus rouge, elle demeurait boursouflée par endroits, creuse à d’autres, et lui barrait bizarrement la joue.
— J’avais songé à m’amuser un peu avec vous d’abord, dit-il avec une moue de dégoût, mais pas dans une ruelle crasseuse. Je n’imaginais pas que vous étiez tombée si bas.
— Qu’entendez-vous par « d’abord » ?
Pourquoi avoir demandé ? Elle savait. Elle avait su dès le début, et lorsqu’il sortit un couteau, aucun des deux n’ignorait ce qu’il comptait faire.
Anne ne cria pas, ne pensa pas. Elle réagit promptement, instinctivement, et dix secondes plus tard, George gisait sur le pavé, recroquevillé, la bouche ouverte, incapable d’émettre un son.
Elle s’immobilisa devant lui le temps de reprendre son souffle, lui décocha un coup de pied à l’endroit où elle lui avait donné un coup de genou un instant plus tôt, puis partit en courant.
Et cette fois, elle savait exactement où aller.