19

Anne ne prononça que trois mot :

— S’il vous plaît.

Elle ignorait pourquoi elle avait dit cela. Il ne s’agissait certainement pas du résultat d’une réflexion rationnelle. Mais elle avait passé les cinq dernières années à enseigner les bonnes manières et à dire « s’il vous plaît » lorsque l’on voulait quelque chose.

— Dans ce cas, tout ce que je puis vous répondre, c’est « merci », repartit Daniel en inclinant courtoisement la tête.

Elle lui sourit, mais son sourire n’exprimait ni gaieté ni amusement. C’était un sourire ému, qui venait des tréfonds de son être. Un sourire de bonheur à l’état pur.

Une larme roula sur sa joue. Elle s’apprêtait à l’écraser, mais Daniel fut plus rapide.

— Une larme de joie, j’espère, murmura-t-il.

Elle opina.

Il caressa la petite marque près de sa tempe.

— Il vous a fait mal.

Anne avait remarqué le bleu un peu plus tôt, en se regardant dans le miroir de la salle de bains. Ce n’était pas douloureux. Elle ne se rappelait pas avoir reçu un coup, mais l’altercation avec George demeurait si floue dans son esprit – et mieux valait qu’elle le reste, décida-t-elle.

— Il est dans un état bien pire, souffla-t-elle.

Daniel ne comprit pas tout de suite, puis il sourit.

— Vraiment ?

— Oh, oui !

Il l’embrassa sous l’oreille.

— Eh bien, c’est très important.

— Mmm…

Elle inclina la tête en arrière tandis que les lèvres de Daniel descendaient le long de son cou.

— On m’a dit que le plus important à l’issue d’une bagarre, c’était que l’adversaire soit plus mal en point que vous, remarqua-t-elle.

— Vous avez des conseillers fort sages.

Anne retint son souffle : la main de Daniel s’était aventurée jusqu’à la ceinture de soie du peignoir. Elle sentit celle-ci se détendre quand il la dénoua.

— Je n’en ai qu’un.

Elle eut toutes les peines du monde à ne pas perdre pied lorsque les grandes mains chaudes glissèrent sur ses hanches nues, puis s’immobilisèrent au creux de ses reins.

— Un seul ? s’étonna Daniel en refermant les mains sur ses fesses.

Elle voulut répondre, mais en fut incapable. À l’aide d’un seul doigt, il la caressa en un endroit qui lui fit monter le rouge aux joues. Le manège audacieux de ce doigt lui arracha un petit cri de plaisir mêlé de surprise.

Daniel se pencha et lui chuchota à l’oreille :

— Avant que la nuit soit finie, je vous ferai crier.

— Non, protesta Anne, encore en possession de quelque bon sens.

Il la plaqua contre lui et la souleva. Elle n’eut d’autre choix que de nouer les jambes autour de ses hanches.

Et le doigt si délicieusement indiscret poursuivit son manège.

— Personne ne sait que je suis ici, souffla Anne en se cramponnant à ses épaules, le corps en émoi. Si nous réveillons quelqu’un…

— Oh, vous avez raison, répliqua Daniel d’un ton amusé, je suppose que je dois être prudent et garder quelques petites choses pour le mariage !

Anne ignorait de quoi il parlait, mais ses paroles avaient presque autant d’effet que ses mains, qui faisaient naître en elle un tourbillon de sensations.

Et ce doigt qui allait plus loin, qui s’insinuait en elle…

— Pour ce soir, continua-t-il en la portant jusqu’au bord du lit, il faut simplement que je m’assure que vous êtes vraiment une brave petite.

— Une brave petite ?

Anne était à demi allongée sur le lit, vêtue d’un peignoir béant qui révélait ses seins… et le propriétaire dudit peignoir fouillait avec impudeur dans son intimité d’un index impérieux.

Elle avait tort de s’abandonner à la volupté. Mais c’était tellement bon.

— Pensez-vous pouvoir garder le silence ? murmura Daniel en semant des baisers sur sa gorge.

— Je ne sais pas.

— Et si je fais ceci ?

Un second doigt se joignit au premier.

Un petit cri lui échappa et Daniel eut un sourire sardonique.

— Bien. Et ceci ?

Du bout du nez, il écarta les pans du peignoir, qui glissa le long des épaules d’Anne, révélant ses seins. Elle voulut de nouveau crier. Il l’en empêcha en lui scellant la bouche d’un baiser.

— Vous êtes vilain, chuchota-t-elle quand il s’écarta.

À peine eut-elle proféré cette accusation qu’il aspirait la pointe d’un sein entre ses lèvres. Il la lécha, la mordilla, puis releva la tête.

— Je n’ai jamais prétendu le contraire.

Il passa à l’autre sein et Anne ne se rendit même pas compte que les pans du peignoir étaient retombés, dévoilant son corps nu.

— Attendez donc de découvrir ce que je peux faire d’autre, continua-t-il.

— Mon Dieu…

Elle avait du mal à imaginer ce qu’il pourrait inventer de plus ensorcelant.

Mais déjà sa bouche poursuivait son chemin de ses seins vers son ventre, s’arrêtait brièvement sur son nombril, avant de continuer son chemin vers… vers l’endroit où s’activaient ses doigts… Et ce qu’il lui fit alors avec sa langue…

Seigneur, elle allait mourir de plaisir !

Elle enfouit les doigts dans ses cheveux, le retint là où il était de peur qu’il ne renonce… ce qui était superflu : il n’avait de toute évidence aucune intention d’abandonner le terrain conquis. Et sa langue redoublait de virtuosité. Jamais Anne n’avait éprouvé pareilles sensations. Elle exhala un long gémissement, puis se laissa aller en arrière sur le matelas, jambes pendant au bord du lit.

Daniel releva la tête. Il paraissait très content de lui.

Anne le regarda se relever et murmura :

— Que me faites-vous ?

Il n’avait pas fini, ce n’était pas possible. Il n’allait pas l’abandonner là, à mi-chemin de la jouissance. Elle voulait qu’il aille plus loin, qu’il la conduise au paradis, un paradis qu’elle pressentait extraordinaire.

— Lorsque vous atteindrez le sommet du plaisir, Anne, ce sera parce que je serai en vous.

Il déboutonna son pantalon et en un clin d’œil, il fut nu. Anne détailla son corps d’athlète, émerveillée. Sa virilité était… impressionnante, et il n’allait sûrement pas…

Lui écartant les cuisses largement, il se positionna entre ses jambes.

Une fois de plus, elle invoqua silencieusement le Seigneur.

Il frôla son intimité, sans pour autant essayer de la pénétrer. Il se contentait de la caresser lascivement, et elle crut défaillir tant ce contact était grisant. Elle se sentait s’ouvrir davantage à chaque effleurement. Et soudain, sans exercer la moindre pression, lui sembla-t-il, il commença à entrer en elle.

À peine capable d’analyser ce qu’elle éprouvait, elle agrippa la courtepointe. Elle avait l’impression qu’il allait la fendre en deux s’il s’enfonçait davantage, et dans le même temps, elle n’aspirait qu’à une chose : qu’il continue. Elle ne pouvait s’empêcher de soulever les hanches pour se presser contre lui.

— Je vous veux, chuchota-t-elle. Tout de suite.

Il prit une brève inspiration et son regard se voila de désir. Il prononça son nom dans un grondement et donna un coup de reins plus puissant que les précédents. Elle eut la sensation de l’accueillir plus complètement en elle et c’était à la fois étrange et merveilleux. Il la possédait et elle s’enivrait de cette possession.

— Encore, gémit-elle.

Elle ne mendiait pas. Elle ordonnait.

— Non, répondit-il en se retirant un peu avant de revenir à l’assaut. Vous n’êtes pas prête.

— Cela m’est égal.

Et c’était la vérité. Quelque chose grandissait en elle, une impatience qui la rendait avide. Elle le voulait tout entier, jusqu’à la garde, elle voulait que la pulsation de son sexe en elle fasse écho à la sienne.

Elle plaqua les mains sur ses fesses musclées, appuya très fort pour le forcer à s’enfoncer plus encore, mais il résista, visiblement déterminé à imposer son rythme.

Son expression était concentrée, son visage, torturé par un désir qu’il tenait difficilement en bride. S’il voulait la même chose qu’elle, il se contenait parce qu’il pensait que c’était mieux pour elle.

Il se trompait.

Il avait dû réveiller en elle la dévergondée qui sommeillait, la part la plus féminine de son être. Elle savait quoi faire, mais elle ignorait qu’elle le savait avant cet instant. Elle attrapa ses seins à deux mains, les pressa l’un contre l’autre et les caressa sous le regard de Daniel, qui lui demanda d’une voix rauque lorsqu’elle cessa son manège :

— Recommencez…

Elle ne se fit pas prier. Les globes pâles de ses seins aux pointes durcies semblaient jaillir d’un corset serré invisible. Elle les présentait à son amant telles des offrandes.

— Vous aimez cela ? s’enquit-elle dans un souffle.

Il hocha la tête. Son souffle était rapide, ses mouvements avaient perdu de leur fluidité, il s’efforçait d’aller et venir lentement, mais Anne se rendait bien compte que sa résistance était sur le point de céder. Il ne cessait de regarder ses seins et elle éprouvait l’enivrante sensation d’être une déesse puissante, capable de faire ployer la volonté d’un simple mortel.

Elle s’humecta les lèvres et entreprit de se pincer délicatement la pointe des seins, avant de suivre de l’index les contours de l’aréole. Ce qu’elle ressentait était exquis. Presque aussi exquis que lorsque Daniel s’était servi de sa langue pour la stimuler. Elle avait ressenti un spasme de plaisir entre les cuisses, et elle comprit, stupéfaite, que ses propres caresses en étaient à l’origine. La tête renversée en arrière, elle laissa échapper un gémissement.

— Vous referez cela, souffla Daniel. Tous les soirs, je veux vous voir vous donner du plaisir.

Anne sourit, comblée d’avoir découvert son nouveau pouvoir et se demanda ce qu’elle pourrait faire d’autre pour rendre Daniel aussi pantelant de désir.

— En cet instant, vous êtes si belle, Anne…

Lui agrippant la main, il entremêla ses doigts aux siens.

— Je t’aime, articula-t-il. Je t’aime.

Il le lui répéta encore et encore, avec sa bouche, avec son corps en mouvement. C’était bouleversant et stupéfiant, cette union si totale avec un autre être.

— Je t’aime aussi, souffla-t-elle en lui pressant la main. De toute mon âme. Tu es le premier… le premier homme que j’aie…

Elle ne trouvait plus les mots. Elle aspirait à ce qu’il sût tout d’elle, de sa vie. Qu’il n’ignore rien de ses succès ni de ses échecs. Qu’il ait la certitude d’être le premier homme auquel elle ait jamais accordé une confiance aussi totale. Le seul à avoir gagné son cœur.

Et là, au beau milieu de cette fête de tous les sens, de ces ébats on ne peut plus charnels, il porta sa main à ses lèvres tel un chevalier des temps anciens.

— Ne pleure pas, Anne.

Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle pleurait. Daniel sécha ses larmes avec force baisers, et la friction due au simple fait de se pencher ranima le feu en elle. Elle exhala un long soupir, puis se tortilla sous lui afin qu’il comprenne qu’il devait continuer à bouger.

Il comprit.

Et continua.

Ils ondulèrent de concert, et ses muscles intimes se contractèrent en rythme… jusqu’à l’insupportable.

Elle eut beau faire, elle ne put retenir un cri lorsque le monde vola en éclats en elle et autour d’elle. Elle agrippa les épaules de Daniel, s’arrachant presque au matelas.

Haletant, il accéléra le rythme jusqu’à la frénésie. Et jouit dans un long grondement, le corps agité de soubresauts.

Voilà, songea Anne, rêveuse. Ils avaient fait l’amour. C’était fini, et pourtant sa vie commençait enfin.

 

 

Plus tard, cette nuit-là, Daniel était allongé sur le flanc, la tête appuyée sur la main, ses doigts jouant paresseusement avec les cheveux d’Anne. Elle dormait, du moins le supposait-il. Émerveillé, il contemplait les lueurs presque bleues que la flamme vacillante de la chandelle accrochait sur ses boucles en liberté.

Il ne s’attendait pas que ses cheveux soient si longs. Lorsqu’elle les ramenait en un chignon bien arrimé avec force épingles, ils étaient comme ceux de toutes les autres femmes. Enfin, pas exactement : peu de femmes coiffées d’un chignon étaient aussi belles qu’Anne.

Détachée, en revanche, sa chevelure était somptueuse. Elle se déployait sur ses épaules telle une étole sombre et, de là, en douces vagues qui roulaient jusqu’à sa poitrine.

Il sentit un sourire coquin lui incurver les lèvres. Il aimait que ses cheveux ne couvrent pas totalement ses seins.

— Pourquoi souris-tu ? demanda Anne d’une voix ensommeillée.

— Tu es réveillée.

Elle s’étira, et le drap glissa le long de son buste. Elle le remonta à la hâte, mais Daniel s’empressa de le rabattre.

— Je te préfère ainsi.

Elle s’empourpra. Il faisait trop sombre pour qu’il voie ses joues en feu, mais elle allait baisser les yeux dans un instant, comme chaque fois qu’elle était embarrassée. Il sourit de nouveau, parce qu’il ignorait qu’il connaissait ce détail.

Il aimait savoir des choses sur elle.

— Tu ne m’as pas dit pourquoi tu souriais, remarqua Anne en remontant le drap avec entêtement.

— Je me faisais la réflexion que j’étais heureux que tes cheveux ne soient pas assez longs pour cacher tes seins.

Cette fois, il vit bel et bien ses joues virer à l’écarlate.

— Il ne fallait pas demander, ajouta-t-il en riant.

Un silence confortable tomba entre eux, puis Daniel remarqua les sourcils froncés de la jeune femme et ne s’étonna pas lorsqu’elle demanda dans un murmure :

— Que va-t-il se passer, à présent ?

Il comprenait sa question, mais n’avait pas envie d’y répondre. Blottis dans les bras l’un de l’autre, sous le baldaquin dont ils avaient tiré les rideaux, il était facile de prétendre que le reste du monde n’existait pas. Sauf que le jour se lèverait bientôt, et avec lui son cortège de dangers qui avait mené Anne là où elle en était.

— Je vais aller voir George Chervil, déclara finalement Daniel. Trouver son adresse ne devrait pas être difficile.

— Et où irai-je pendant ce temps ?

— Tu resteras ici, bien sûr.

Comment pouvait-elle seulement envisager qu’il la renvoie ?

— Et que diras-tu à ta famille ?

— La vérité.

Voyant ses yeux s’agrandir d’effroi, il précisa :

— Partiellement, du moins. Inutile de clamer que tu as passé la nuit dans ma chambre ; je vais cependant devoir expliquer à ma mère et à ma sœur comment tu as abouti ici sans linge ni vêtements de rechange. Tu as une idée de l’histoire que je pourrais raconter ?

— Non.

— Honoria pourra te prêter des effets et, avec ma mère dans le rôle du chaperon, il n’y aura rien de choquant au fait que tu sois installée dans une chambre d’amis.

Un instant, elle parut sur le point de protester, ou peut-être de proposer un autre plan. Mais elle finit par approuver d’un hochement de tête.

— Je me procurerai une dispense de bans tout de suite après avoir rencontré Chervil.

— Une dispense de bans ? N’est-ce pas terriblement extravagant ?

— Tu crois vraiment que je vais être capable d’endurer de longues fiançailles uniquement pour me soumettre aux convenances ?

Elle se contenta d’esquisser un sourire.

— Tu crois que tu peux attendre, Anne ? ajouta-t-il d’une voix enrouée.

— Tu as fait de moi une dévergondée, constata-t-elle.

Il l’attira plus étroitement contre lui.

— Je ne vais certainement pas m’en plaindre.

Alors qu’il s’apprêtait à l’embrasser, elle chuchota :

— Moi non plus.

Désormais, songea Daniel, le monde allait de nouveau tourner rond. Avec une femme pareille dans ses bras, comment aurait-il pu en être autrement ?