2

Un quart d’heure plus tard, Anne était toujours là où elle s’était réfugiée. La première porte ouverte quand elle avait fui à toutes jambes s’était révélée être celle d’un débarras dépourvu de fenêtre où l’on rangeait les instruments de musique. Elle était coincée entre un violoncelle, trois clarinettes et un trombone, et attendait que le chaos qui régnait dans le couloir cesse enfin. Elle entendait des cris, des grognements, des bruits de coups.

Le débarras était trop exigu pour qu’elle puisse s’asseoir ailleurs que sur le sol, ce qu’elle fit. Puis elle prit son mal en patience. Elle ne voulait en aucune manière être mêlée à la bagarre qui faisait rage dans le couloir. Jusqu’à ce que les hommes, car il s’agissait d’hommes, en aient terminé, elle resterait cachée au milieu des instruments.

Il lui semblait néanmoins qu’une femme était présente. Elle avait hurlé un prénom. Daniel. Puis un autre. Marcus. Oh, mais ce Marcus devait être le comte de Chatteris, qu’elle avait rencontré un peu plus tôt dans la soirée ! Il semblait fou amoureux de lady Honoria et… La femme qui criait ! Il s’agissait certainement de lady Honoria.

Rien dans toute cette affaire ne la regardait. Personne ne lui reprocherait de s’être mise aux abris. Personne.

Quelque chose heurta le mur avec force. Mon Dieu, se dit-elle, la tête entre les mains, jamais elle ne sortirait de cet antre ténébreux. On retrouverait son corps desséché dans des années, un tuba et deux flûtes formant une croix sur son cadavre.

Elle se morigéna. Il fallait qu’elle cesse de lire les histoires mélodramatiques de Harriet avant de s’endormir. L’adolescente se piquait d’être écrivain et ses récits étaient de plus en plus horribles.

Finalement, les coups dans le couloir cessèrent et les hommes s’affalèrent le long du mur : elle le sentit contre son dos, à travers la cloison. L’un d’eux était juste derrière elle. Sans cette cloison, il aurait été sur elle. Elle l’entendait respirer fort, et parler en phrases brèves et péremptoires une façon de s’exprimer typiquement masculine. Elle écoutait – et comment faire autrement, piégée comme elle l’était ?

Tout à coup, elle reconnut la voix. Et additionna deux et deux.

L’homme qui l’avait embrassée était le frère aîné de lady Honoria ! Le comte de Winstead. Elle avait vu son portrait dans la grande galerie. Elle aurait dû le reconnaître instantanément, sauf que le portrait n’était pas très fidèle. La bouche bien dessinée, les épais cheveux châtains étaient reproduits avec justesse. En revanche, on ne retrouvait pas dans la peinture l’élégance des traits, l’air de confiance en soi qu’ils affichaient, cette expression altière de l’homme conscient, et satisfait, de son rang.

Grands dieux, elle était vraiment en mauvaise posture. Elle avait embrassé le tristement célèbre Daniel Smythe-Smith. Elle n’ignorait rien de son histoire. Quelques années plus tôt, il s’était battu en duel, avait grièvement blessé son adversaire et avait été chassé du pays par le père de ce dernier. Un accord avait été sans doute été conclu puisqu’il était de retour. Lady Pleinsworth avait mentionné l’arrivée du comte et Harriet avait abreuvé Anne de tous les ragots qui couraient à son sujet. Harriet était une mine de renseignements.

Mais si lady Pleinsworth apprenait ce qui s’était passé ce soir… Eh bien, c’en serait fini de la fonction de gouvernante. Tant auprès des demoiselles Pleinsworth que de n’importe quelles autres jeunes filles de la bonne société. Après avoir passé tant de temps à chercher une place ! Personne ne l’engagerait si l’on savait qu’elle avait flirté avec un comte. Les mères, toujours anxieuses, ne confieraient pas leurs filles à une dévergondée.

Ce qui venait d’arriver n’était pas sa faute ! Pas cette fois, du moins.

Le couloir était à présent silencieux. Elle avait entendu des pas s’éloigner. Elle attendit encore quelques instants, puis, lorsqu’elle fut certaine qu’il n’y avait plus personne, elle ouvrit la porte avec précaution et sortit de sa cachette.

— Vous voilà, fit lord Winstead pour la seconde fois de la soirée.

Oh, non ! Il était resté dans le couloir. Et son visage, Seigneur !

— Mon Dieu, vous avez une tête épouvantable ! s’exclama-t-elle sans réfléchir.

Il était assis par terre, ses longues jambes étendues devant lui, et semblait avoir du mal à ne pas glisser sur le flanc.

— Marcus est pire, assura-t-il.

Il avait un œil au beurre noir, sa chemise était couverte de sang provenant d’une blessure invisible… ou de son adversaire.

— Que s’est-il passé, milord ?

— Il embrassait ma sœur.

Anne attendit la suite, mais il s’en tint là, considérant sans doute que cette explication suffisait.

Elle ne savait quoi faire. Qu’avait prévu l’étiquette en pareille situation ? Elle choisit de s’enquérir de la conclusion de l’altercation.

— C’est terminé, maintenant ?

— Des félicitations ne vont pas tarder.

— Oh, bien ! Très bien.

Elle opina, noua les mains devant elle et s’astreignit à rester immobile. Qu’était-elle censée faire face à un comte blessé ? Un comte qui venait juste de rentrer après trois années d’exil ? Et qui traînait derrière lui une mauvaise réputation bien avant de quitter le pays.

De surcroît, il y avait ce baiser volé un peu plus tôt…

— Vous connaissez ma sœur ? s’enquit-il d’une voix lasse. Oui, sans doute. Vous jouiez avec elle.

— Votre sœur est-elle lady Honoria ?

— Oui. Je suis Winstead.

— Oui, bien sûr. J’ai été informée de votre venue.

Elle lui adressa un sourire guindé.

— Lady Honoria est fort aimable et bonne.

— C’est une abominable musicienne.

— C’était la meilleure violoniste du quatuor, riposta Anne avec honnêteté.

Il éclata de rire.

— Vous feriez une excellente diplomate, mademoiselle… ? Vous ne m’avez pas dit votre nom.

Anne hésita. Cette question l’embarrassait au plus haut point, mais il était le comte de Winstead et le neveu de son employeur. Elle n’avait rien à craindre de lui. Du moins, si personne ne les avait surpris un peu plus tôt.

— Je suis Mlle Wynter, la gouvernante de vos cousines.

— Lesquelles ? Les Pleinsworth ?

— Oui.

— Ma pauvre petite !

— Je vous en prie. Elles sont adorables.

Elle aimait de tout son cœur ses trois protégées, Harriet, Elizabeth et Frances, qui se montraient charmantes avec elle.

— Adorables, peut-être, quant à bien se comporter… Mmm.

Comment le nier ? se demanda Anne en se retenant de sourire. Elle les défendit néanmoins.

— Je suis sûre qu’elles ont mûri depuis que vous les avez vues.

Il lui jeta un regard dubitatif.

— Mouais… Comment se fait-il que vous ayez été au piano ?

— Lady Sarah était indisposée.

— Ah ! lâcha-t-il, ironique. Transmettez-lui mes vœux de prompt rétablissement.

Anne ne doutait pas que lady Sarah se soit sentie mieux à la seconde où sa mère lui avait épargné le concert. Elle assura néanmoins à lord Winstead qu’elle lui transmettrait ses vœux, alors même qu’elle n’en ferait rien. Parce que ç’aurait été avouer qu’elle avait rencontré le comte.

— Votre famille a-t-elle été informée de votre retour, milord ?

Il ressemblait vraiment à sa sœur. Ses yeux étaient-ils du même bleu lavande que celle-ci ? se demanda-t-elle, car il était impossible d’en distinguer la couleur dans la pénombre. D’autant qu’il avait un œil enflé et à moitié fermé.

— À part lady Honoria, bien sûr, ajouta-t-elle.

— Pas encore. Bien que j’apprécie beaucoup tous ceux qui ont assisté au concert, j’ai préféré éviter de surgir au beau milieu de l’assemblée.

Il contempla ses vêtements saccagés.

— Du moins, pas dans cette tenue.

— Évidemment, acquiesça Anne.

Elle imaginait sans peine la réaction des invités s’il avait fait irruption dans cet état dans le salon de musique, lors de la réception qui suivait le concert.

Il s’efforça de trouver une meilleure position et poussa un grognement. Puis il marmonna.

— Je ferais mieux de m’en aller, murmura Anne. Je suis vraiment désolée et… Euh…

Elle voulait partir. Elle le voulait vraiment. Il le fallait, avant que quelqu’un n’arrive. Mais une pensée obsédante la taraudait. Cet homme avait défendu sa sœur. Comment, dans ces conditions, l’abandonner ?

— Permettez-moi de vous aider, dit-elle, contre toute raison.

— Si cela ne vous ennuie pas.

Elle s’accroupit pour examiner ses blessures. Elle avait déjà soigné des écorchures et des coupures, certes, mais ce n’était en rien comparable à ce qu’elle avait sous les yeux.

— Où avez-vous mal ? En dehors de ce qui est apparent, je veux dire.

— Apparent ?

— Eh bien… vous avez un œil tuméfié, des hématomes à la mâchoire, et votre épaule me semble en piètre état.

Elle pointa l’index sur le sang qui maculait la chemise.

— Marcus est dans un pire état.

— Vous l’avez déjà dit, répondit Anne en réprimant un sourire.

— C’est un élément important.

Il voulut sourire à son tour et sa tentative entraîna une grimace de douleur. Il porta la main à sa joue.

— Vos dents, milord ?

— Elles me semblent toutes en place.

Il ouvrit la bouche, la referma.

— Du moins en ai-je l’impression.

— Puis-je aller chercher quelqu’un pour vous prêter main-forte, milord ?

— Vous souhaitez donc que l’on apprenne que vous étiez seule ici avec moi ?

— Non ! Bien sûr que non. Je n’avais pas les idées claires en suggérant cela.

Il eut une mimique malicieuse.

— C’est l’effet que je fais aux femmes.

Anne s’interdit de répliquer vertement.

— Je pourrais vous aider à vous remettre debout.

— Ou bien vous pourriez vous asseoir à côté de moi et bavarder. Ne me regardez pas ainsi ! Ce n’était qu’une suggestion.

Une très mauvaise suggestion. Elle n’avait fait que l’embrasser, pour l’amour du ciel ! Elle ne devait absolument pas s’approcher de cet homme, et encore moins s’asseoir par terre à côté de lui. Il lui aurait alors été si facile de tourner son visage vers le sien et…

— De l’eau. Il faut que je trouve de l’eau, déclara-t-elle à toute allure. Avez-vous un mouchoir ? Vous souhaitez certainement vous essuyer la figure.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un morceau de tissu froissé.

— Le plus beau lin italien. Du moins l’était-ce.

— C’est parfait.

Elle s’empara du mouchoir et le passa délicatement sur le visage meurtri.

— Cela fait mal ?

Il secoua la tête.

— J’aimerais vraiment avoir de l’eau, répéta Anne. Le sang a séché. Peut-être auriez-vous du cognac dans une flasque ? Les messieurs en ont souvent.

Son père ne se séparait jamais de la sienne.

— Je ne bois pas d’alcool, mademoiselle Wynter.

Quelque chose dans son intonation surprit Anne. Elle leva les yeux. Ceux de lord Winstead se rivèrent aussitôt aux siens et elle en eut le souffle coupé. Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle était si près de lui.

Elle sentit ses lèvres s’entrouvrir spontanément. Une folle envie d’embrasser cette belle bouche l’assaillit.

Elle voulait… Elle en voulait…

Elle en voulait trop. Comme toujours.

Elle s’écarta maladroitement, troublée jusqu’au fond de l’âme. Il lui souriait, et elle songea qu’il dispensait généreusement son sourire – un sourire irrésistible. Elle était fascinée, muette, comme en proie à un enchantement.

Enchantement qu’il brisa en déclarant :

— Vous trouverez du cognac au bout du couloir, troisième porte à droite. Mon père utilisait autrefois cette pièce comme bureau.

— Un bureau ? À l’arrière de la maison ?

Un endroit curieux pour un lord.

— Il y a deux entrées, dont une qui donne sur le grand hall. Normalement, il n’y a personne à cette heure-ci, mais soyez discrète en y entrant.

Anne se redressa et remonta le couloir. Le clair de lune éclairait la pièce, aussi trouva-t-elle aisément la carafe de cognac.

Ayant rejoint Daniel, elle retira le bouchon, humecta le mouchoir d’alcool.

— L’odeur ne vous dérange pas, milord ? s’inquiéta-t-elle.

Avant de travailler pour les Pleinsworth, elle avait été gouvernante dans une famille dont l’oncle des fillettes était alcoolique. Sobre, il avait un caractère épouvantable, mais ivre il était intenable. Anne avait dû quitter cette maison. Pour cette raison, et pour d’autres aussi…

— Ce n’est pas que je ne peux pas boire, expliqua Daniel, c’est que j’ai choisi de m’en abstenir.

L’air étonné d’Anne l’amena à préciser :

— Je n’aime pas l’alcool.

— Ah ! Je vous préviens, cela va piquer.

— Sapristi, oui et… Aïe !

— Désolée, murmura Anne en tamponnant doucement les blessures.

— J’espère qu’ils vont aussi soigner Marcus au cognac, marmonna Daniel.

La tête penchée, elle s’occupait maintenant de ses phalanges en piteux état. Elle connaissait à peine cet homme et n’avait pourtant aucune envie de le quitter. Pas seulement parce qu’il s’agissait de lui. Du moins essayait-elle de s’en persuader. C’était juste que… Eh bien, cela faisait si longtemps…

Elle se sentait tellement seule.

Elle allait s’occuper de son épaule quand elle suspendit son geste. Elle s’apprêtait à toucher le corps de cet homme. Son visage, ses mains, d’accord. Son corps, en revanche… c’était inadmissible.

— Je vous en prie, continuez, insista Daniel. J’apprécie tellement vos soins.

— Le sarcasme ne vous sied pas, lâcha-t-elle.

— C’est vrai, admit-il en souriant.

Il la regarda humidifier de nouveau le mouchoir de cognac, et ajouta :

— Cela dit, je n’étais pas sarcastique.

Décidant de ne pas tenir compte de sa remarque, elle continua à nettoyer les plaies. Daniel lança une longue série de vocalises dignes d’un chanteur d’opéra et elle ne put s’empêcher de rire.

— Vous devriez faire cela plus souvent, mademoiselle Wynter. Rire, je veux dire.

— Je sais, admit-elle tristement. Mais je vous fais mal et je n’ai pas pour habitude de torturer des hommes adultes.

— Vraiment ? Je pensais pourtant que vous faisiez cela tout le temps.

Elle fronça les sourcils et il ajouta :

— Cela arrive chaque fois que vous entrez dans une pièce. L’atmosphère change du tout au tout.

Les mains d’Anne s’immobilisèrent. Elle croisa le regard de Daniel et vit une lueur de désir vaciller au fond de ses yeux. Il avait envie d’elle. Envie qu’elle se penche davantage sur lui et pose ses lèvres sur les siennes. Seigneur, comme ce serait facile. Il lui suffirait de s’incliner encore, puis de prétendre qu’elle avait perdu l’équilibre…

Non. À aucun prix elle ne devait faire cela. Il était comte, et elle… Elle n’était que ce qu’elle était devenue, c’est-à-dire une femme qui ne flirtait pas avec un comte, surtout un comte au passé entaché de scandales.

D’une minute à l’autre, ses proches allaient arriver, l’entourer, s’empresser de lui prodiguer leurs soins, et Anne ne voulait pas qu’on la trouve auprès de lui.

— Il faut que je parte, milord.

— Pour aller où ?

— Chez moi. Je suis fatiguée. La journée a été longue.

— Je vous accompagne.

— Je vous remercie, mais c’est inutile.

Prenant appui contre le mur, il parvint à se remettre debout en grimaçant.

— Et comment comptez-vous rentrer ?

— À pied.

— À Pleinsworth House ?

— Ce n’est pas loin.

— C’est trop loin pour une jeune femme sans escorte.

— Je ne suis qu’une gouvernante.

— Ah, et une gouvernante n’est pas une femme ?

Il paraissait amusé. Anne soupira, agacée.

— Je serai en sécurité. La rue est bien éclairée, et il y aura sans doute des voitures tout le long.

— Ce qui ne me rassure pas.

Dieu qu’il était têtu !

— C’était un honneur de faire votre connaissance, milord. Je suis sûre que votre famille sera ravie de vous retrouver.

Il lui attrapa le poignet.

— Il n’est pas question que vous partiez seule.

Anne frissonna. Il avait la main si chaude. Un contact qui l’émouvait, qui avait fait naître en elle une réaction familière quoique oubliée…

Grands dieux, elle était excitée !

Et elle fut à deux doigts de capituler. La jeune fille qu’elle avait été brûlait de revivre les émotions éprouvées autrefois. Son cœur exigeait de s’ouvrir, de vibrer de nouveau.

— Vous ne risquez pas d’aller où que ce soit dans l’état où vous êtes, milord, lui fit-elle remarquer.

Il semblait sortir tout droit de prison. Ou de l’enfer.

Il haussa les épaules.

— Rien de mieux pour passer inaperçu.

— Monsieur…

— Daniel.

— Que… quoi ?

— Mon prénom, c’est Daniel.

— Je sais. Mais il n’est pas question que je l’emploie.

Il la gratifia d’un sourire diabolique.

— C’est bien dommage, soupira-t-il. Nous y allons ?

Il lui offrit son bras.

— Je n’irai nulle part avec vous.

— Cela signifie-t-il que vous restez ici avec moi ?

— Vous avez dû recevoir un coup à la tête. Je ne vois pas comment expliquer autrement votre comportement.

De nouveau, ce rire, puis :

— Vous n’avez pas de cape, mademoiselle Wynter ?

— Si, mais je l’ai laissée dans la salle de répétition. Et n’essayez pas de changer de sujet !

— Hmm ?

— Je m’en vais, et vous, vous ne bougez pas d’ici.

Elle ne put faire qu’un pas. Il tendit le bras pour l’empêcher d’aller plus loin.

— Peut-être n’ai-je pas été assez clair, dit-il.

Anne comprit qu’elle l’avait sous-estimé. S’il apparaissait comme un joyeux drille, il pouvait se montrer très ferme et sérieux. Comme en cet instant, où il déclara d’un ton posé :

— Il est certains sujets sur lesquels je me refuse à toute concession. La sécurité d’une dame en fait partie.

Vaincue, Anne accepta, à condition qu’ils empruntent des rues si sombres qu’on ne risquait pas de les reconnaître.

Une fois devant la grille Pleinsworth House, il lui baisa la main, et elle s’interdit d’apprécier ce geste. Peut-être l’avait-elle involontairement dupé, mais elle n’allait pas se duper elle-même.

— Je viendrai vous rendre visite demain, annonça-t-il sans lui lâcher la main.

— Quoi ? Non, ce n’est pas possible !

— Vraiment ?

— Non. Je suis une gouvernante. Les hommes ne peuvent pas me rendre visite. Je perdrais ma place.

Il sourit comme si cet argument pouvait être balayé d’une pichenette.

— Dans ce cas, je viendrai rendre visite à mes cousines.

Il ignorait donc les règles de bienséance ? Ou était-ce juste qu’il ne pensait qu’à lui ?

— Je ne serai pas là, le prévint-elle d’un ton sans appel.

— Eh bien, je reviendrai.

— Je ne serai plus là !

— Vous vous absenterez ? Qui s’occupera d’instruire mes cousines ?

— Pas moi. Si vous persistez à rôder autour de moi, votre tante me renverra.

— Vraiment ? Voilà qui semble horrible.

— Ça l’est.

Doux Jésus, il fallait qu’il comprenne ce qui était en jeu pour elle. Peu importait qui il était et ce qu’elle ressentait, l’excitation de la soirée, le baiser, tous ces sous-entendus qui la déstabilisaient… Ce qui importait, c’était qu’elle ait un toit au-dessus de sa tête. De quoi se nourrir. Du pain, du beurre, du fromage et toutes ces douceurs auxquelles elle avait eu droit étant enfant. Elle les avait retrouvées grâce aux Pleinsworth, ainsi qu’une vie stable, une position estimable et le respect de soi.

Tous ces avantages, elle ne les considérait pas comme acquis.

Lord Winstead la considérait, un sourcil arqué, comme s’il pouvait lire jusqu’au fond de son âme. Il ne la connaissait pas, et elle l’intriguait. Personne ne la connaissait. Elle utilisait les règles de bienséance comme un manteau protecteur.

Elle libéra sa main, fit une courte révérence.

— Merci de m’avoir escortée, milord, et de vous être soucié de ma sécurité.

Sur ce, elle pivota sur les talons et ouvrit la grille.

Les Pleinsworth rentrèrent peu après. Elle s’attela à la rédaction d’un mot afin de s’excuser d’être partie si précipitamment. Encore tout émue par la soirée, Harriet bavardait comme une pie. Il ressortait de ses propos que lord Chatteris et lady Honoria s’étaient fiancés. Ensuite Elizabeth et Frances avaient dévalé l’escalier pour les rejoindre au lieu de se coucher.

Ce ne fut que deux heures plus tard qu’Anne put enfin regagner sa chambre, enfiler sa chemise de nuit et se glisser entre les draps. Il lui fallut toutefois deux bonnes heures pour réussir à trouver le sommeil. Deux heures au cours desquelles elle fixa le plafond, réfléchissant, s’interrogeant, grommelant.

— Annelise Sophronia Shawcross, souffla-t-elle enfin, dans quel guêpier t’es-tu fourrée ?