20

Le lendemain, après avoir veillé à ce qu’Anne soit convenablement installée sous son toit, Daniel s’en alla rendre visite à sir George Chervil.

Comme prévu, trouver son adresse avait été facile. Il habitait Marylebone, pas très loin de chez ses beaux-parents, lesquels résidaient à Portman Square. Daniel connaissait le vicomte Hanley. Il avait fréquenté Eton en même temps que deux de ses fils. Nul doute que les Hanley savaient aussi qui il était, même si le lien entre leurs enfants et lord Winstead était ténu. Si Chervil ne comprenait pas très vite sa manière de voir, il irait rendre visite à son beau-père – qui, à coup sûr, tenait les cordons de la bourse et était propriétaire de la petite maison de Marylebone dont, en cet instant, Daniel gravissait les marches du perron.

Après avoir frappé à la porte, Daniel fut invité à entrer et à s’installer dans un salon aux tons sourds de mordoré et de vert. Quelques minutes plus tard, une femme arriva. De par son âge et de sa mise Daniel déduisit qu’il s’agissait de lady Chervil, la fille du vicomte que George avait préféré épouser plutôt qu’Anne.

— Milord, le salua-t-elle en s’inclinant avec grâce.

Elle était plutôt jolie, avec ses boucles châtain clair et son teint de pêche. Sa beauté ne pouvait certes en rien rivaliser avec celle d’Anne, mais qui le pouvait ?

— Lady Chervil.

Elle semblait étonnée de le voir, et plus que curieuse. Son père étant vicomte, elle devait avoir l’habitude de visiteurs de haut rang, mais, soupçonnait-il, cela faisait sans doute belle lurette qu’un comte avait franchi le seuil de sa demeure, d’autant que son époux n’était baronnet que depuis peu.

— Je suis venu voir votre mari, madame.

— J’ai bien peur qu’il ne soit pas à la maison. Puis-je vous aider en quoi que ce soit ? Je suis surprise qu’il n’ait jamais dit qu’il vous connaissait.

— Nous n’avons pas été officiellement présentés.

Inutile de prétendre le contraire ; dès son retour, lord Chervil dirait à son épouse qu’il n’avait jamais rencontré le comte de Winstead.

— Oh, je suis désolée ! fit-elle alors qu’elle n’avait aucune raison de l’être.

C’était sans doute une formule qu’elle utilisait lorsqu’elle ne savait que dire d’autre.

— Voulez-vous vous asseoir ? Je vais sonner pour qu’on nous apporte du thé.

— Non, merci.

Il avait un mal fou à rester poli, mais la pauvre femme n’était en rien responsable de ce qui était arrivé à Anne. Elle n’avait même probablement jamais entendu parler d’elle.

— Savez-vous quand votre mari doit rentrer ?

— Il ne devrait plus tarder, je pense. Souhaitez-vous l’attendre ?

Non, Daniel n’en avait pas la moindre envie. Il ne voyait toutefois pas d’alternative. Il la remercia donc et s’assit. Le thé fut apporté et il entreprit de débiter banalité sur banalité à lady Chervil, dont les réponses étaient au diapason, une conversation entrecoupée de longues pauses et de discrets coups d’œil à la pendule sur le manteau de la cheminée.

Il pianota impatiemment du bout des doigts sur son genou en songeant à Anne. Il l’imaginait à la table de la salle à manger face à sa mère qui, et il en était très fier et soulagé, n’avait pas cillé lorsqu’il lui avait appris qu’il entendait épouser Mlle Wynter, et qu’en attendant celle-ci séjournerait à Winstead House car, bien entendu, elle ne pouvait continuer à assurer ses fonctions de gouvernante chez les Pleinsworth.

— Lord Winstead ?

Daniel leva les yeux.

La tête inclinée de côté, lady Chervil le fixait en battant des paupières. Elle attendait manifestement une réponse à une question qu’elle lui avait posée. Par chance, on lui avait inculqué les bonnes manières dès son plus jeune âge et c’était devenu une seconde nature chez elle. Elle feignit donc de n’avoir pas remarqué le moment d’absence de Daniel et répéta :

— Vous devez être très excité par le prochain mariage de votre sœur.

Daniel affichant une mine perplexe, elle précisa :

— J’ai lu l’annonce dans le journal. Et, bien sûr, j’ai assisté aux délicieux concerts donnés par votre famille lorsque j’ai fait mes débuts.

Daniel se demanda si cela signifiait qu’elle ne recevait plus d’invitations. Il espérait que c’était le cas. La seule idée de George Chervil assis dans sa maison lui flanquait la chair de poule.

Il se racla la gorge et s’efforça d’arborer une expression aimable.

— Oui, je suis ravi. Lord Chatteris est un ami d’enfance.

— C’est merveilleux. Ainsi, il va devenir votre frère.

Elle lui sourit et Daniel éprouva un léger malaise. Lady Chervil paraissait tout à fait plaisante, une femme avec qui sa sœur ou Anne auraient pu se lier si elle n’avait pas été la femme de Chervil. Elle n’était coupable de rien, sauf peut-être d’avoir eu le mauvais goût d’épouser un scélérat. Et ce dernier était sur le point de ruiner son existence.

— En effet. D’ailleurs, lord Chatteris est chez moi. Je crois qu’il s’est fait embrigader pour aider à l’organisation des noces, expliqua Daniel, désireux d’ajouter une note légère à la conversation.

— Comme c’est charmant.

Il approuva d’un hochement de tête tout en continuant à se demander ce que faisait Anne. Il espérait qu’elle était avec le reste de la famille et donnait son avis sur le choix d’une robe bleu lavande ou lavande bleue, des fleurs et des dentelles et de tout ce qui était en jeu dans une fête familiale.

Anne méritait d’avoir une famille. Après huit années de solitude, elle méritait de se sentir enfin chez elle quelque part.

Il consulta de nouveau la pendule. Cela faisait une heure trente qu’il était là et lady Chervil devait commencer à s’impatienter. Personne ne restait aussi longtemps dans un salon. Lady Chervil savait aussi bien que lui que la bienséance exigeait qu’il laisse sa carte et s’en aille.

Pourtant Daniel ne bougea pas.

Lady Chervil lui adressa un sourire gêné.

— Vraiment, je ne pensais pas que George s’absenterait aussi longtemps. Je ne sais pas ce qui le retient.

— Où est-il allé ?

La question était impolie, cependant, après quatre-vingt-dix minutes de bavardages inutiles, plus rien ne semblait déplacé.

— Je crois qu’il s’est rendu chez le médecin. Pour sa cicatrice. Oh, mais vous m’avez dit ne pas lui avoir été présenté ! George a…

Elle s’interrompit, l’air triste, et désigna son propre visage avant de reprendre :

— George a une cicatrice sur la joue. Un accident de cheval, juste avant notre mariage. Je trouve que cela lui donne un petit quelque chose de fringant, mais il essaie toujours de minimiser la chose.

Daniel se sentit tout à coup très mal à l’aise.

— Il est allé consulter un médecin ?

— Je pense, oui. En partant ce matin, il m’a dit qu’il allait voir quelqu’un pour sa cicatrice. J’ai supposé qu’il s’agissait d’un médecin. Qui d’autre, sinon ?

Anne.

Daniel se leva si vivement qu’il bouscula la théière. Du thé se répandit sur la table.

— Lord Winstead ? dit lady Chervil d’un ton inquiet.

Elle s’était levée à son tour et suivit Daniel qui se dirigeait à grands pas vers la porte.

— Quelque chose ne va pas ?

— Pardonnez-moi.

Il n’avait pas le temps pour les politesses de rigueur. Il était resté dans cette maison pendant une heure trente alors que Dieu seul savait ce que Chervil avait en tête.

Ou avait déjà fait.

— Lord Winstead, voulez-vous que je transmette un message à mon mari ?

Daniel était à la porte. Il se retourna.

— Oui, lâcha-t-il d’une voix déformée par la peur et la colère. Dites-lui que s’il touche à un seul cheveu de la tête de ma fiancée, je l’étranglerai de mes propres mains.

Lady Chervil blêmit.

— C’est compris, madame ?

Elle opina.

Daniel la fixait d’un regard qu’il savait effrayant, et elle était terrifiée. Mais ce n’était rien comparé à ce qu’Anne devait éprouver si elle était maintenant entre les griffes de Chervil.

— Une dernière chose, dit-il avant de sortir. S’il rentre ici ce soir, ce qui implique qu’il soit bien vivant, je vous suggère de lui parler de votre avenir aléatoire en Angleterre. Vous mèneriez peut-être une existence plus agréable sur le Continent. Bonne journée, lady Chervil.

— Bonne journée, milord, bredouilla la jeune femme, éperdue.

 

 

— Anne ! hurla Daniel en déboulant dans le hall de Winstead House. Anne !

Poole, le vieux majordome, surgit comme par enchantement.

— Où est Mlle Wynter, Poole ?

Daniel était hors d’haleine. Son landau avait été pris dans des embouteillages et il avait fini par rentrer en courant, fonçant à travers les rues tel un fou échappé d’un asile. Qu’aucun attelage ne l’ait écrasé relevait du miracle.

Sa mère apparut à la porte du salon, flanquée de Honoria et de Marcus.

— Que diable se passe-t-il ? Daniel…

— Où est Mlle Wynter ? coupa Daniel, le souffle court.

— Elle est sortie.

— Sortie ? Elle est sortie ?

Grands dieux, pourquoi avait-elle fait cela ? Elle était censée rester à Winstead House jusqu’à son retour.

— Eh bien, c’est ce que j’ai cru comprendre, répondit lady Winstead en interrogeant le majordome du regard. Je n’étais pas là.

— Mlle Wynter a eu un visiteur, expliqua Poole. Sir George Chervil. Elle est partie avec lui il y a une heure, peut-être deux.

Daniel était épouvanté.

— Quoi ?

— Elle ne paraissait pas enchantée de le voir, continua Poole.

— Alors pourquoi est-elle partie avec lui ?

— Il était avec lady Frances.

Daniel cessa de respirer.

— Daniel ? intervint sa mère, alarmée. Que se passe-t-il ?

— Lady Frances ? répéta Daniel sans quitter le majordome des yeux.

— Qui est sir George Chervil ? s’enquit Honoria en se tournant vers Marcus.

— Aucune idée, répondit ce dernier.

— Lady Frances était dans sa voiture, poursuivit Poole. C’est ce que sir Chervil a dit à Mlle Wynter.

— Et elle l’a cru sur parole ?

— Je l’ignore, milord. Elle ne s’est pas confiée à moi. Mais elle l’a suivi dehors et est montée dans la voiture. Apparemment de son plein gré.

— Nom de Dieu ! tonna Daniel.

— Daniel, que se passe-t-il ? dit Marcus d’un ton à la fois ferme et calme.

Plus tôt ce matin-là, Daniel avait révélé à sa mère quelques pans du passé d’Anne. Il était temps de raconter toute l’histoire, à présent, et à tout le monde.

Ce qu’il fit.

Lady Winstead devint livide. Elle prit la main de son fils, qui eut l’impression que des serres lui broyaient les doigts.

— Nous devons prévenir Charlotte, souffla-t-elle.

Daniel hocha lentement la tête. Il s’efforçait tant bien que mal de réfléchir. Comment Chervil avait-il fait pour arriver jusqu’à Frances ? Et où…

— Daniel ! cria lady Winstead, qui avait retrouvé son énergie. Je te le répète, il faut avertir Charlotte ! Ce fou a sa fille !

— Oui, dit-il. Oui. Tout de suite.

— Je viens avec toi, décréta Marcus. Honoria, cela vous ennuie de rester ici ? Il faut que quelqu’un soit présent à la maison si Mlle Wynter revient.

— Bien sûr.

— Allons-y, dit Daniel.

Ils quittèrent la maison au pas de course. Lady Winstead n’avait même pas pris la peine d’enfiler un manteau. La voiture que Daniel avait abandonnée un peu plus tôt était arrivée. Marcus grimpa dedans avec lady Winstead, tandis que Daniel se dirigeait en courant vers Pleinsworth House. La maison n’était qu’à quatre cents mètres et les rues étaient toujours encombrées. Il serait chez sa tante avant la voiture.

Haletant, il posait quelques instants plus tard le pied sur le perron de Pleinsworth House. Il actionna le heurtoir vigoureusement, à trois reprises, et s’apprêtait à recommencer quand Granby ouvrit. Il eut à peine le temps de reculer pour éviter que Daniel ne le heurte de plein fouet en se précipitant dans le hall.

— Frances ! appela-t-il à tue-tête.

— Elle n’est pas là, milord, le prévint Granby.

— Je sais. Mais où…

— Charlotte ! cria la mère de Daniel en gravissant les marches, tenant ses jupes à deux mains. Granby, où est Charlotte ?

— Je pense qu’elle lit sa correspondance dans le…

Le majordome n’eut pas le temps d’achever : lady Pleinsworth venait de surgir dans le hall.

— Mon Dieu, mais que se passe-t-il, Virginia ? s’exclama-t-elle.

— C’est Frances, répondit Daniel. Nous craignons qu’elle n’ait été enlevée.

— Quoi ? Non, ce n’est pas possible. Elle est juste…

Elle se tourna vers le majordome.

— N’est-elle pas sortie faire une promenade avec Nanny Flanders, Granby ?

— Il me semble, milady, et elles ne sont pas encore rentrées.

— Elles ne sont pas parties depuis assez longtemps pour que nous nous inquiétions. Nanny Flanders ne marche plus très vite. Faire le tour du parc prend du temps.

Daniel échangea un coup d’œil avec Marcus, puis dit à Granby :

— Il faut que quelqu’un aille chercher Nanny Flanders.

— Tout de suite, milord.

— Tante Charlotte… commença Daniel.

Et il raconta par le menu les événements de l’après-midi, sans toutefois s’étendre sur le passé d’Anne – il le ferait plus tard. Il en raconta néanmoins suffisamment pour que le teint de lady Pleinsworth vire au gris.

— Cet homme… Ce fou, tu crois qu’il a Frances ?

— Oui. Sinon, jamais Anne ne l’aurait suivi.

— Oh, mon Dieu !

Elle vacillait sur ses jambes. Daniel l’emmena s’asseoir.

— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle d’une voix blanche. Comment les retrouver ?

— Je retourne à Chervil House. C’est le seul moyen de…

— Frances ! hurla soudain lady Pleinsworth.

Daniel fit volte-face. Frances traversait le hall en courant. Elle se jeta dans les bras de sa mère. Elle était couverte de poussière, sa robe était maculée de terre et déchirée, toutefois elle ne semblait pas blessée.

— Ma chérie ! Oh, ma chérie… est-ce qu’on t’a fait du mal ?

Lady Pleinsworth palpait sa fille, puis elle lui couvrit le visage de baisers.

— Tante Charlotte, intervint Daniel, je suis désolé, mais je dois interroger Frances.

Sa tante darda sur lui un regard noir, protégeant sa fille de son corps.

— Pas maintenant. Elle a eu peur. Elle a besoin d’un bain, d’un thé et…

— Ma tante, Frances est mon seul espoir…

— Frances est une enfant !

— Et Anne va peut-être mourir !

Un silence de plomb s’abattit sur le hall. Il s’étira, puis la petite voix de Frances s’éleva :

— Il a Mlle Wynter.

Daniel se précipita vers elle, lui prit les mains et la guida vers une banquette.

— Je t’en prie, dis-moi tout. Que s’est-il passé ?

Frances prit une profonde inspiration, puis quêta du regard la permission de sa mère, qui opina.

— Eh bien… j’étais dans le parc et Nanny s’était endormie sur un banc. Cela lui arrive presque tous les jours. Maman, je suis désolée, j’aurais dû vous en parler. Nanny vieillit et elle est fatiguée l’après-midi. Le parc est loin et…

— Ne t’inquiète pas, Frances, coupa Daniel. Raconte-moi simplement ce qui s’est passé ensuite.

— Je ne faisais pas attention. Je jouais à la licorne… Je m’étais éloignée de l’endroit où était Nanny, mais je vous assure, maman, que j’étais à portée de vue ! Si Nanny avait été éveillée, bien sûr.

— Et ensuite ? la pressa Daniel.

— Je ne sais pas. Je me suis retournée et elle n’était plus là. Je l’ai appelée plusieurs fois, puis je suis allée à l’étang : elle aime nourrir les canards. Elle n’était pas là non plus.

L’adolescente commença à trembler.

— C’est assez ! intervint lady Pleinsworth.

Daniel lui adressa regard suppliant. Il savait que Frances était bouleversée, mais il n’avait pas le choix. Sa tante devait se douter que sa fille serait bien plus perturbée si Anne était tuée.

— Ensuite, Frances ?

Elle serra ses bras fins autour de son torse menu.

— Quelqu’un m’a attrapée, il a enfoncé quelque chose qui avait un goût horrible dans ma bouche… et je me suis retrouvée dans une voiture.

Des larmes roulaient sur les joues de lady Pleinsworth.

— C’était sans doute du laudanum, expliqua-t-il à Frances. C’est une drogue puissante mais, rassure-toi, tu ne souffriras d’aucun effet secondaire.

— Je me suis sentie toute drôle.

— Quand as-tu vu Mlle Wynter pour la première fois ?

— Nous sommes allés chez toi, cousin Daniel. J’ai essayé de m’échapper, mais l’homme… il avait une cicatrice… Une grande. En travers de la figure.

— Je sais, ma chérie.

Si Frances le considéra avec curiosité, elle ne posa pas de question.

— Je n’ai pas pu sortir de la voiture. Il a dit que, si j’essayais, il ferait du mal à Mlle Wynter. Et il a demandé au cocher, qui n’avait pas l’air commode, de me surveiller.

Daniel contint à grand-peine sa fureur. Ceux qui s’en prenaient aux enfants méritaient d’aller en enfer.

— Mlle Wynter est alors sortie de la maison ?

— Oui. Elle était très en colère.

— Je n’en doute pas.

— Elle lui a crié des tas de choses et lui, pareillement. Je n’ai pas compris tout ce qu’ils se disaient, mais Mlle Wynter était vraiment furieuse qu’il m’ait obligée à monter dans la voiture.

— Elle essayait de te protéger.

— Je sais. Et je pense que… que c’est peut-être elle qui lui a fait cette cicatrice.

Frances jeta à sa mère un regard désolé, puis reprit :

— Je ne crois pas que Mlle Wynter ferait une chose pareille, mais il n’arrêtait pas de parler de cette cicatrice, et il était tellement en colère contre elle.

— C’est arrivé il y a longtemps, dit Daniel. Mlle Wynter n’a fait que se défendre.

— Pourquoi ?

— C’est sans importance, Frances. Ce qui compte, c’est ce qui s’est passé aujourd’hui. Il faut que nous sauvions Mlle Wynter. Tu as été très courageuse. Comment t’es-tu échappée de la voiture ?

— Mlle Wynter m’a poussée dehors.

— Quoi ? s’exclama lady Pleinsworth. Ma petite…

Lady Winstead dut l’empêcher de se précipiter vers sa fille.

— La voiture ne roulait pas très vite, précisa Frances. Je me suis juste fait un peu mal quand je suis tombée par terre. Mlle Wynter m’a crié de me mettre en boule avant de heurter le sol.

— Oh, Seigneur ! Oh, mon bébé ! gémit lady Pleinsworth.

— Je vais bien, maman, dit Frances, et Daniel fut émerveillé par sa sérénité.

Elle avait été enlevée, jetée d’une voiture en marche, et voilà que c’était elle qui consolait sa mère.

— Je crois, reprit Frances, que Mlle Wynter a choisi l’endroit où je devais m’enfuir parce qu’il était proche de la maison.

— Où était-ce ? s’enquit Daniel, fébrile.

— À Park Crescent, à l’extrémité.

— Quoi ? Ma chérie, tu es revenue toute seule à pied de si loin ? s’affola lady Pleinsworth.

— Ce n’est pas si loin que cela, maman.

— Mais il faut traverser tout Marylebone ! Tu n’es qu’une enfant !

— Frances, as-tu une idée de l’endroit où cet homme comptait emmener Mlle Wynter ? demanda Daniel.

— Non, avoua Frances, les lèvres tremblantes. Je ne faisais pas attention. J’avais tellement peur, et puis, Mlle Wynter et lui se disputaient. Et tout à coup il a frappé Mlle Wynter. J’ai eu encore plus peur et… il a dit quelque chose. Attends… Voilà ! Je me rappelle : il a parlé de la lande.

— Hampstead ? suggéra Daniel.

— Oui, je crois. Il ne l’a pas précisé, mais on allait dans cette direction, non ?

— Si vous étiez à Park Crescent, oui, en effet.

— Il a aussi dit quelque chose à propos d’une chambre…

— Une chambre ?

— Oui.

— Il l’a peut-être emmenée dans une auberge, suggéra Marcus.

Daniel approuva d’un signe de tête.

— Frances, est-ce que tu reconnaîtrais la voiture ?

— Oui ! J’en suis certaine.

— Non ! tonna lady Pleinsworth. Elle n’ira pas à la recherche de ce dément avec vous ! Pas question.

— Ma tante, je n’ai pas d’autre choix.

— Maman, je veux aider, plaida Frances. Je vous en prie. J’aime Mlle Wynter.

— Moi aussi, souffla Daniel.

— Je vous accompagne, déclara Marcus.

Daniel lui adressa un regard empreint de gratitude.

Mais lady Pleinsworth protesta :

— C’est de la folie ! Que comptez-vous faire ? Arracher Mlle Wynter à une maison de tolérance et la ramener sur votre dos ? Je suis désolée, mais je ne permettrai pas que…

— Daniel peut emmener des renforts, coupa lady Winstead.

Choquée, lady Pleinsworth se tourna vers sa belle-sœur.

— Virginia ?

— Je suis aussi une mère. Si un malheur arrivait à Mlle Wynter… mon fils serait anéanti.

— Vous voulez que j’échange mon enfant contre le vôtre, Virginia ?

— Non ! Jamais, assura lady Winstead en prenant les mains de lady Pleinsworth, et vous le savez fort bien, Charlotte. Si nous agissons intelligemment, il n’arrivera rien à Frances.

— Non. Donner mon accord, ce serait mettre la vie de Frances en danger.

— Elle ne sortira pas de la voiture, argua Daniel. Ma tante, vous pouvez venir aussi.

L’expression de lady Pleinsworth se transforma… s’adoucit. Elle se résignait – lentement, mais elle rendait les armes.

Elle réprima un petit sanglot, puis hocha la tête.

Daniel en vacilla presque de soulagement. Frances était son unique espoir. Si sa tante avait refusé qu’elle l’accompagne à Hampstead, tout aurait été perdu.

— Bien. Il y a de la place pour quatre dans mon landau. Combien de temps vous faut-il pour faire amener une autre voiture devant la porte, prête à nous suivre, tante Charlotte ? Nous aurons besoin d’un véhicule à cinq places pour le retour.

— Non, pas de landau, Daniel. Notre voiture. Elle peut accueillir six passagers et est assez solide pour supporter le poids d’hommes en renfort à l’arrière et à l’avant. Je ne t’autoriserai pas à emmener ma fille où que ce soit sans une escorte armée.

— À votre guise, ma tante.

S’il avait une fille, il se montrerait aussi férocement protecteur, devait-il admettre.

Lady Pleinsworth se tourna vers deux valets qui avaient assisté à toute la scène.

— Faites amener la voiture de lord Winstead devant le perron.

— Oui, madame.

— Il y a donc de la place pour moi, remarqua lady Winstead.

— Quoi ? Vous venez aussi, mère ?

Daniel était éberlué.

— Ma future belle-fille est en danger, et tu voudrais que je reste en arrière ?

— Très bien, concéda Daniel, conscient de manquer d’arguments pour s’opposer à la volonté de sa mère.

Si l’expédition était assez sûre pour Frances, alors elle l’était également pour sa mère. Néanmoins…

— Vous resterez en retrait, mère.

— Cela va de soi. Je suis douée dans certains domaines, mais certainement pas face à des hommes armés. Je ne ferais que vous gêner.

Ils sortaient de l’hôtel particulier pour attendre la voiture quand un phaéton déboula, les chevaux lancés au galop, et s’il ne chavira pas ce ne fut que grâce à l’habileté de l’homme qui tenait les rênes.

Hugh Prentice !

— Que diable faites-vous là ? lança Daniel.

Il s’en approcha pour récupérer les rênes tandis que Hugh descendait gauchement de la voiture.

— Votre majordome vient de me dire que vous étiez ici. Je vous ai cherché toute la journée.

— Il est passé à Winstead House un peu plus tôt, expliqua lady Winstead à son fils. Avant le départ de Mlle Wynter, à qui il a parlé. Elle lui a dit ignorer où vous étiez allé.

— Je ne comprends pas, fit Daniel.

Le visage d’ordinaire impavide de son ami affichait une indubitable inquiétude.

Il tendit à Daniel un feuillet.

— J’ai reçu ceci.

Daniel déplia le feuillet et lut le message. L’écriture masculine était nette et précise.

Nous avons un ennemi commun, lut-il. Suivaient des instructions pour laisser une réponse dans un pub de Marylebone.

— Chervil, marmonna Daniel.

— Vous savez qui a écrit ceci ? s’étonna Hugh.

Daniel acquiesça. Chervil ignorait que Hugh et lui n’avaient jamais été ennemis, mais les ragots qui avaient couru à l’époque du duel avaient dû l’amener à croire le contraire.

Hugh jeta un coup d’œil à leur voiture qui venait d’arriver.

— Vous avez de la place pour une autre personne.

— Ce ne sera pas nécessaire.

— Je viens, insista Hugh. Je ne suis peut-être pas capable de courir, mais je tire sacrément bien.

Daniel et Marcus le considérèrent avec incrédulité.

— Quand je suis sobre, précisa-t-il. Ce que je suis dans le cas présent.

— Très bien. Montez. Au retour, lady Frances s’assiéra sur les genoux de sa mère afin de libérer une place pour Mlle Wynter.

— Allons-y, dit Marcus.

Les dames étaient déjà dans la voiture et il s’apprêtait à y grimper.

Quelle étrange bande de sauveteurs, songea Daniel alors que la voiture s’ébranlait avec ses quatre valets armés perchés à l’extérieur. Ils formaient la plus merveilleuse des familles. Ne manquait qu’Anne à ses côtés. Anne redevenue Annelise.

Il ne lui restait plus qu’à prier pour qu’ils arrivent à Hampstead à temps.