Si Daniel ne se considérait pas comme un dandy, il devait reconnaître que rien ne rivalisait avec une paire de bottes faites main.
Cet après-midi, il avait reçu une lettre de Hugh.
Winstead,
Comme promis, je suis allé rendre visite à mon père. Il a, me semble-t-il, été sincèrement étonné, d’une part de me voir, dans la mesure où nous ne nous parlons plus, et d’autre part d’apprendre ce qui vous était arrivé hier soir. Je ne pense pas qu’il soit de près ou de loin responsable de cette agression.
J’ai conclu cette brève conversation sur un rappel de mes menaces, et j’ai beaucoup apprécié de le voir blêmir.
Bien à vous etc.,
H. Prentice (en vie tant que vous le serez)
Rassuré sur son sort, Daniel était donc allé chez Hoby, à St James, qui était à présent occupé à lui mesurer la jambe et le pied avec une précision à faire pâlir Galilée d’envie.
— Je ne bouge pas.
— Si, milord.
Daniel regarda son pied. Il ne bougeait pas.
— Sa Grâce le duc de Wellington peut rester des heures sans qu’un seul de ses muscles ne tressaille, milord.
— Il respire, tout de même ?
M. Hoby ne se donna pas la peine de relever la tête.
— Cela ne nous amuse pas, répliqua le chausseur d’un ton empreint de dédain.
Daniel se demanda si ce « nous » faisait référence à Hoby et au duc, ou si le chausseur avait une si haute idée de lui-même qu’il parlait de lui à la première personne, comme le roi de France Louis XIV.
— Il faut que vous restiez immobile, milord.
Daniel avait très envie de mettre fin à ces simagrées et de s’en aller, mais la perfection des bottes fabriquées par M. Hoby l’en dissuada.
L’un des assistants de ce dernier vint relever le contour exact de son pied, lequel pied ne bougea pas, conformément aux ordres du maître. Daniel se figea. Comme le duc de Wellington, qui devait néanmoins respirer, c’était certain. Cependant, avant que M. Hoby n’ait achevé ses mesures, la porte de la boutique s’ouvrit à la volée et heurta si fort le mur que le carreau en vibra. Daniel sursauta, M. Hoby jura, son assistant eut un mouvement de recul et lorsque Daniel regarda le dessin de son pied, il vit un petit orteil tout tordu qui ressemblait à une serre malformée.
C’était une femme qui avait fait cette entrée fracassante. Elle paraissait sous le coup d’une grande émotion et…
Nom de nom, Mlle Wynter ?
Ces cheveux sombres et ces longs cils ne pouvaient appartenir qu’à elle. Mais, et cela l’étonnait, c’était à sa façon de se mouvoir que Daniel l’avait reconnue.
Lorsqu’il s’adressa à elle, elle fut si effrayée qu’elle heurta une étagère. Une cascade de souliers se déversa sur elle, rapidement arrêtée par l’assistant.
— Mademoiselle Wynter, que se passe-t-il ? s’enquit Daniel en s’approchant d’elle. On dirait que vous avez vu un fantôme.
Elle secoua la tête. Trop vite. Trop nerveusement.
— Ce… ce n’est rien, assura-t-elle.
Elle regarda autour d’elle en battant des paupières ; elle venait de se rendre compte qu’elle s’était engouffrée dans une boutique pour hommes.
— Oh ! Je suis désolée. Je… je me suis trompée de magasin.
Elle pivota sur les talons.
— Je m’en vais.
Elle posa la main sur la poignée, mais ne la tourna pas. Le silence tomba dans la boutique. Tout le monde semblait attendre qu’elle parte, fasse ou dise quelque chose. À vrai dire, elle semblait paralysée.
Daniel lui prit doucement le bras et l’éloigna de la vitrine.
— Puis-je vous aider, mademoiselle Wynter ?
Elle se tourna vers lui et il réalisa que c’était la première fois qu’elle le regardait vraiment depuis qu’elle était entrée. Cela ne dura pas. Elle ne cessait de jeter des coups d’œil dans la rue alors même que son corps semblait s’en éloigner instinctivement.
— Monsieur Hoby, nous continuerons une autre fois, dit Daniel. Je vais raccompagner Mlle Wynter chez elle et…
— Un rat. Il y avait un rat !
— Un rat ? répéta un client, l’air affolé.
— Dehors, expliqua Mlle Wynter en indiquant la porte.
Son index tremblait comme si le rongeur était abominablement gros.
Personne d’autre que Daniel ne parut avoir remarqué que l’histoire avait changé. Elle s’était trompée de boutique, avait-elle expliqué, et voilà que maintenant elle avait fui devant un rat.
— Il est passé sur mon pied, bredouilla-t-elle.
Daniel se rapprocha d’elle.
— Permettez-moi de vous escorter jusque chez vous, mademoiselle Wynter.
Puis, à l’intention des autres personnes présentes :
— La pauvre demoiselle a eu très peur. Je la connais, elle est gouvernante chez ma tante.
Il enfila en hâte ses bottes, puis s’efforça de guider doucement Mlle Wynter vers la porte. Elle semblait avoir des semelles de plomb tant elle avançait lentement. Enfin, ils franchirent le seuil et Daniel se pencha pour lui chuchoter à l’oreille :
La mine sombre, elle répondit par une autre question :
— Avez-vous une voiture ?
— Oui. Juste en bas de la rue.
— Elle est fermée ?
Voilà qui était de plus en plus bizarre. Non, la voiture n’était pas fermée. Il faisait beau.
— Elle peut l’être, dit-il.
— Pourriez-vous faire relever la capote ? Et demander qu’on amène la voiture ici ?
Elle semblait si instable sur ses jambes que Daniel accéda à sa requête. Il envoya l’un des assistants de Hoby prévenir le cocher, qui arriva quelques minutes plus tard dans le landau, capote remontée.
Une fois dans la voiture, Daniel accorda un moment à Mlle Wynter pour se ressaisir, puis demanda :
— Que s’est-il vraiment passé ?
Elle tourna vers lui un regard surpris.
— Il devait s’agir d’un sacré rat, commenta-t-il. Au moins aussi gros qu’un bœuf.
Il avait voulu la faire sourire, mais sa jolie bouche frémit à peine. Il s’émut que le plus infime changement d’expression lui fasse tant d’effet.
Il avait détesté la voir aussi bouleversée. Il se rendait compte qu’elle l’avait été plus qu’il ne l’imaginait. Et elle se demandait si elle pouvait lui faire confiance, devinait-il. Elle jetait des coups d’œil apeurés par la fenêtre de la voiture, puis s’adossait à la banquette et regardait la banquette opposée. Avant de recommencer.
Enfin, elle se décida à parler, d’une voix atone qui serra le cœur de Daniel.
— Il y a quelqu’un… que je ne désire pas voir.
Rien d’autre. Aucune explication, juste quelques mots qui suscitaient cent, mille questions. Pourtant, Daniel n’en posa aucune. Elle ne lui aurait pas répondu, de toute façon. Pour l’heure, les questions, il les garderait pour lui.
Il était même étonné qu’elle lui en ait autant dit.
— Alors quittons ce quartier, proposa-t-il.
Elle le remercia d’un hochement de tête.
Ils prirent la direction de l’est de Piccadilly, soit à l’opposé de Pleinsworth House. Mais Daniel estimait que Mlle Wynter avait besoin de temps pour se ressaisir.
En outre, ce temps, il allait le passer en sa compagnie, ce qui ne pouvait que lui plaire.
Les minutes s’égrenaient et Anne continuait de regarder par la fenêtre. Elle ignorait où ils se trouvaient, et cela lui était égal. Si lord Winstead la conduisait à Douvres, ma foi, elle ne s’y opposerait pas. Qu’ils s’éloignent le plus possible de Piccadilly, cela seul lui importait.
Piccadilly et l’homme qui était assurément George Chervil.
Désormais, sir George Chervil. Elle le savait par les lettres de Charlotte, qui arrivaient irrégulièrement et qu’elle attendait toujours avec tant d’impatience.
Le père de George était mort, et George était donc devenu baronnet. Anne avait pris peur. Si elle détestait feu sir Charles, elle avait besoin de lui, car lui seul était capable d’empêcher son fils de mettre sa vengeance à exécution. Sir Charles disparu, plus personne n’était susceptible de contrôler l’agressivité de George, de le convaincre de se comporter avec un minimum de bon sens. Charlotte aussi était inquiète. George avait pris prétexte des funérailles de son père pour rendre une visite de voisinage aux Shawcross. À en croire sa sœur, il avait posé beaucoup de questions sur Annelise. Beaucoup trop.
Parfois, elle oubliait que cette Annelise, c’était elle.
Elle avait toujours su que George pourrait venir à Londres. C’était pour cette raison qu’elle avait postulé pour le poste de gouvernante chez les Pleinsworth. Ces derniers étaient, en effet, censés passer toute l’année dans le Dorset. Lady Pleinsworth accompagnerait Sarah dans la capitale pour la Saison tandis que les trois plus jeunes filles resteraient à la campagne avec leur nourrice et leur gouvernante. Quant à lord Pleinsworth, il était hors de question qu’il aille en ville. Ses chiens de chasse l’intéressaient davantage que les humains. Il se faisait si discret qu’Anne avait l’impression d’habiter une maison réservée aux femmes. Ce qui était merveilleux.
Un beau jour, cependant, lady Pleinsworth avait décidé qu’elle ne pouvait plus se passer de ses trois autres filles. Elle était donc revenue dans le Dorset et, sans se formaliser que son mari ne souhaite pas les accompagner, avait ramené tout son monde à Londres. Y compris Anne.
Anne s’était répété que, même si George venait à Londres, il était peu probable qu’elle l’y croise. Londres était une ville immense. La plus grande d’Europe, voire du monde. George avait peut-être épousé la fille d’un vicomte, mais les Chervil ne gravitaient pas dans les mêmes cercles que les Pleinsworth ou les Smythe-Smith. Et même s’ils étaient un jour invités à la même réception, Anne ne ferait pas partie des hôtes – on n’invitait pas une gouvernante.
Il n’empêche qu’elle était en danger. Selon Charlotte, George recevait une généreuse allocation de son beau-père. Il disposait donc d’assez d’argent pour passer la Saison à Londres. Peut-être même pour se hisser jusqu’aux cercles les plus élevés de la société.
Il adorait l’excitation de la capitale. Si elle s’efforçait d’oublier tout ce qui avait trait à George, elle se souvenait de cela. Et de son stupide rêve de toute jeune fille, qui était de se promener dans Hyde Park au bras de son charmant mari.
Elle soupira. Quelle sotte elle avait été !
— Puis-je faire quelque chose pour que vous vous sentiez plus à l’aise ? hasarda lord Winstead.
Il avait gardé longtemps le silence et elle lui en était reconnaissante. C’était un homme affable, qui parlait facilement, mais il semblait savoir aussi quand se taire.
Elle secoua la tête sans le regarder. Non qu’elle cherchât à garder ses distances, avec lui en particulier. En ce moment, elle cherchait à les garder avec tout le monde. Il bougea légèrement et, ce faisant, se rappela à son souvenir. Cet homme était venu à son secours. Il avait deviné sa détresse et lui avait offert sa voiture sans poser de questions.
Il méritait qu’elle le remercie. Peu importait qu’elle ait encore les mains tremblantes ou l’esprit en ébullition à force d’envisager les pires éventualités. Lord Winstead ne saurait jamais à quel point il lui avait rendu service, mais elle pouvait au moins lui dire merci.
Elle se tourna vers lui et, effarée, s’entendit poser une question absurde.
— C’est un nouvel hématome, sur votre joue ?
Elle en était certaine. Il n’était pas aussi sombre que les autres, plus anciens.
— Vous êtes-vous blessé vous-même ? insista-t-elle.
Il cilla, se tâta la joue.
— Non. De l’autre côté.
Et, sans réfléchir, elle posa le bout des doigts sur sa pommette.
— Ce bleu n’était pas là hier.
— Vous l’avez remarqué, dit-il en souriant.
— N’en soyez pas flatté.
Elle s’interrogeait : pourquoi, en si peu de temps, le visage de lord Winstead lui était-il devenu familier au point qu’elle soit capable de distinguer un bleu récent au milieu de tous ceux dus à son altercation avec lord Chatteris ? C’était ridicule ! D’ailleurs, lord Winstead aussi était ridicule.
— Il n’empêche, mademoiselle Wynter, je suis flatté que vous ayez noté le dernier ajout à ma collection.
— Les traces de coups sont donc dignes d’être collectionnées ?
— Et les gouvernantes sont-elles toutes aussi sarcastiques ?
De la part de n’importe qui d’autre, Anne aurait considéré que cette repartie était destinée à la remettre à sa place. Venant de lord Winstead, qui souriait, il n’en était rien.
— Vous avez éludé la question, milord.
Il aurait dû paraître embarrassé, et peut-être l’était-il, mais comment discerner des joues empourprées sous cet arc-en-ciel ?
— Deux voyous ont voulu me détrousser la nuit dernière.
— Mon Dieu ! Vous n’avez pas été blessé ?
— Cela ne s’est pas aussi mal passé que j’aurais pu le craindre. Marcus a fait plus de dégâts le soir du concert.
— Mais enfin, des voyous ! Ils auraient pu vous tuer.
Il se pencha vers elle.
— Vous aurais-je manqué ?
Elle se sentit rougir et s’obligea à afficher une expression neutre.
— Vous auriez manqué à bien des gens, déclara-t-elle d’un ton ferme.
Dont elle, évidemment.
— Dans quel quartier étiez-vous, milord ?
Les détails étaient importants. Ils étaient clairs, nets, dénués d’émotion. Ils ne mettaient que les faits en exergue.
— Était-ce dans Mayfair ? Je n’imaginais pas que Mayfair puisse être dangereux et…
— Ce n’était pas dans Mayfair, quoique pas loin. Je rentrais de Chatteris House, il était tard et je n’étais pas sur mes gardes.
Anne ignorait où habitait le comte de Chatteris. Sans doute à peu de distance de Winstead House. Les aristocrates vivaient à proximité les uns des autres. Et même si la maison de Chatteris était en lisière des quartiers cossus, lord Winstead n’aurait pas été obligé de traverser des secteurs mal famés pour rentrer chez lui.
— Je ne pensais pas que la ville était devenue si peu sûre, reprit-elle.
Et si cette attaque avait un lien avec George Chervil ? Non, impossible. Lord Winstead et elle n’étaient apparus en public ensemble qu’une seule fois. La veille, à Hyde Park. Et n’importe qui aurait compris qu’elle n’était que la gouvernante des enfants.
— Je crois que je devrais vous remercier d’avoir insisté pour me raccompagner, avant-hier.
Le regard que lord Winstead riva sur elle lui coupa le souffle tant il était intense.
— Je ne vous laisserais jamais marcher seule la nuit, pas même cinq cents mètres.
Elle scrutait ces yeux qui ne quittaient pas les siens et n’en distinguait même pas la couleur. Juste une profondeur troublante. Elle avait le sentiment qu’il lisait en elle, voyait ses secrets, ses peurs.
Ses désirs.
Elle prit une profonde inspiration et détourna enfin le regard. Elle était désorientée. Qui était cette femme qui avait fixé cet homme si longtemps comme s’il détenait la clé de son avenir ? Ce n’était pas elle. Elle ne croyait pas à ces fadaises sur la destinée ou sur les yeux prétendument miroirs de l’âme. Peut-être l’avait-elle cru autrefois, mais après avoir été la cible du regard de George Chervil, elle n’y croyait plus.
Il lui fallut un long moment pour se ressaisir.
— Vous diriez cela à n’importe quelle dame, observa-t-elle.
— Et les dames en question se sentiraient flattées, répliqua-t-il avec un sourire en coin.
— Je ne fais pas partie de ces dames-là.
— Si nous étions sur une scène, la repartie sonnerait bien.
— Je la répéterai à Harriet, décida Anne en riant. Elle se pique d’être auteur dramatique. Elle a même commencé une nouvelle œuvre. Quelque chose de très déprimant en rapport avec Henry VIII.
— Aïe ! Voilà qui s’annonce sinistre.
— Elle essaie de me convaincre de jouer Anne Boleyn.
— Les gages que vous donne ma tante ne sont pas assez élevés pour ce pensum.
Anne jugea plus prudent de ne pas poursuivre ce badinage.
— Je vous renouvelle mes remerciements pour l’autre soir. En plus d’être flattée, je suis impressionnée de connaître un homme pour qui la sécurité de toutes les femmes a de l’importance.
Il s’accorda un instant de réflexion, puis opina. Anne se rendit compte qu’il était mal à l’aise. Apparemment, il n’avait pas l’habitude de ce genre de louanges.
Elle réprima un sourire. C’était amusant de le voir s’agiter sur la banquette. Elle l’avait pris au dépourvu. On devait souvent vanter son charme ou son physique, mais pas sa galanterie.
— Cela fait mal ? s’enquit-elle.
— Ma joue ?
Il hocha la tête.
— Un peu.
— Et les voleurs sont en plus piteux état que vous ? hasarda Anne, taquine.
— Oh, oui ! Infiniment plus piteux.
— Est-ce le but d’une bagarre ? S’assurer que l’adversaire finit en plus mauvais état que soi ?
— Possible. C’est stupide, n’est-ce pas ? C’est du reste pour cette raison que j’ai dû m’exiler.
Elle ne connaissait pas tous les tenants et aboutissants du duel, mais elle était abasourdie. Comment ces jeunes gens pouvaient-ils se montrer aussi sots ?
Elle ne put se retenir de le demander à haute voix.
— Ce n’est pas exactement de ce genre de sottise qu’il s’est agi lors du duel. On m’a traité de tricheur. Une insulte à cause de laquelle j’ai failli tuer mon adversaire. Mais…
Un temps, puis, avec véhémence :
— Je n’ai pas voulu le tuer. C’était un accident.
Il détourna les yeux et ajouta :
— Je pensais que vous vous en doutiez.
Elle s’en était doutée, en effet. Lord Winstead n’était pas homme à tuer de sang-froid.
Elle perçut sa réticence à s’étendre sur le sujet, aussi préféra-t-elle en changer.
— Où allons-nous ?
— En fait, je l’ignore, avoua-t-il. J’ai dit au cocher de mener l’attelage au hasard jusqu’à ce que je lui donne une direction précise. Je pensais que vous auriez peut-être besoin d’un peu de répit avant de regagner Pleinsworth House.
— Merci. C’est mon après-midi de congé. On ne m’attend pas dans l’heure.
— Vous avez d’autres courses à faire ?
— Non… Oh, si ! Seigneur, comment ai-je pu oublier ?
— Je serai heureux de vous conduire où vous le désirez.
Elle serra son réticule à deux mains, trouvant du réconfort dans le crissement du papier à l’intérieur.
— Ce n’est rien. Juste une lettre à poster.
— Voulez-vous que je me charge de l’affranchissement ? Je ne me suis jamais soucié des prérogatives qu’offre un siège à la Chambre des lords, je présume toutefois que je possède le privilège d’affranchissement. Mon père en usait certainement.
— Non, je vous remercie, murmura Anne.
Cela lui aurait certes évité d’aller dans un bureau de poste. Cependant, si leurs parents voyaient cette lettre portant le sceau du comte de Winstead, leur curiosité ne connaîtrait plus de limites.
— C’est très généreux de votre part, milord, mais je ne peux accepter.
— Ce n’est pas moi qui suis généreux, c’est le Royal Mail.
— Peut-être. Il est toutefois hors de question que j’abuse de votre privilège d’affranchissement. Si vous pouviez simplement me conduire à un bureau de poste.
Elle regarda par la fenêtre pour essayer de se situer.
— Je crois qu’il y en a un Tottenham Court Road. Sinon… Oh, je ne m’étais pas rendu compte que nous étions si loin à l’est. Nous devrions donc aller à High Holborn. Juste avant Kingsway.
— Apparemment vous êtes capable de localiser tous les bureaux de poste londoniens.
— Euh… non, pas vraiment.
Elle chercha en hâte une justification.
— C’est que… je suis fascinée par le système postal. Je trouve cela vraiment étonnant.
Il haussa un sourcil, l’air perplexe. Il ne la croyait visiblement pas, c’était pourtant la vérité – une vérité destinée à couvrir un mensonge. Il n’empêche qu’elle était réellement très intéressée par le Royal Mail. C’était magique que l’on puisse envoyer des messages à quelqu’un d’un bout à l’autre du pays. Il ne fallait que trois jours à une missive pour aller de Londres au Northumberland.
— J’aimerais suivre une lettre, un jour, reprit-elle. Pour voir où elle va.
— À l’adresse inscrite au recto, j’imagine.
— Oui, mais comment ? C’est cela, le miracle.
Il sourit.
— Je dois confesser que je n’avais jamais songé au Royal Mail en termes bibliques. Cela dit, je suis toujours prêt à apprendre.
— Il est difficile d’imaginer une lettre voyageant plus vite qu’aujourd’hui, continua Anne d’un ton joyeux. Sauf à voler.
— Il y a toujours les pigeons, remarqua lord Winstead.
— Une nuée de pigeons qui s’envoleraient pour délivrer notre courrier ?
— Voilà une terrifiante hypothèse : songez aux malheureux qui se trouveraient dessous.
Ils s’esclaffèrent de concert. Anne ne se rappelait pas à quand remontait la dernière fois où elle s’était sentie aussi joyeuse.
— Va pour High Holborn, décréta lord Winstead. Je m’en voudrais de confier votre missive aux pigeons de Londres.
Il se leva à demi, souleva l’avant de la capote du landau pour donner ses instructions au cocher, puis se rassit.
— Puis-je vous aider en quoi que ce soit d’autre, mademoiselle Wynter ? Je suis à votre disposition.
— Non, merci. Seulement me ramener à Pleinsworth House.
— Si tôt dans l’après-midi ? Alors que c’est votre jour de congé ?
— Tant de tâches m’attendent ce soir. Demain nous partons dans le Berkshire.
— À Whipple Hill.
— Oui. Sur votre suggestion, je suppose, lord Winstead.
— Cela m’a paru moins pénible qu’un voyage dans le Dorset.
— Mais avez-vous… Non. Aucune importance.
— Vous cherchez à savoir s’il était déjà dans mes projets de m’y rendre ? La réponse est non.
Anne s’humecta les lèvres sans regarder lord Winstead – c’était trop dangereux. Elle s’interdisait les rêves inaccessibles. Elle avait fait cette erreur une fois et l’avait payé cher.
Lord Winstead était certainement le rêve le plus inaccessible qui soit. Si elle s’autorisait à désirer cet homme, cela la détruirait.
Mais Dieu qu’elle avait envie de succomber à ce désir…
— Mademoiselle Wynter ?
La voix semblait venir de très loin.
— Oui. Euh… c’est très gentil à vous d’adapter votre emploi du temps à celui de votre tante.
— Je ne l’ai pas fait pour ma tante. Je tenais à ce que vous le sachiez.
— Vous ne… Mais pourquoi ?
La bonne question était : pourquoi l’avait-il fait pour elle ?
Il ne répondit pas.
Elle le regarda et fut alors en proie à la plus étonnante, la plus intense des envies : celle de poser la main sur la sienne, d’établir un contact entre eux. Un lien.
Elle n’en fit rien. Elle n’en avait pas le droit, elle le savait. Lui, en revanche, l’ignorait.