Prologue

— Winstead ! Foutu tricheur !

Daniel Smythe-Smith cligna les yeux. D’accord, peut-être était-il un peu ivre, donc il avait l’esprit embrumé. Il lui semblait pourtant bien que quelqu’un venait de l’accuser de tricher aux cartes. Il avait dû se concentrer un moment avant d’en être certain – il n’était comte de Winstead que depuis un an et il oubliait souvent de se retourner quand on l’appelait par son titre.

Mais il était Winstead, ou plutôt, Winstead, c’était lui et…

Tout se mélangeait dans sa tête… Ah, oui ! Cela lui revenait.

— Non, articula-t-il avec difficulté.

Il leva la main en signe de protestation, parce qu’il était absolument sûr de n’avoir pas triché. En fait, après la dernière bouteille de vin qu’il avait vidée, c’était peut-être sa seule certitude. Mais il n’essaya pas de le dire. Esquiver la table qui allait s’écraser sur lui dans une fraction de seconde était autrement plus important.

La table ? Seigneur, à quel point était-il ivre ? La table avait finalement basculé, les cartes étaient par terre et Hugh Prentice braillait comme un possédé.

Hugh devait être saoul lui aussi.

— Je n’ai pas triché, se défendit Daniel en cillant désespérément pour accommoder sa vision défaillante.

Il tourna la tête vers Marcus Holroyd, son meilleur ami, et plaida :

— Je ne triche jamais.

Bon sang, tout le monde savait cela !

Mais Hugh avait manifestement perdu l’esprit. Il vociférait en agitant les bras et Daniel songea à un chimpanzé… sans poils.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda-t-il sans s’adresser à quelqu’un en particulier.

— Ce n’est pas possible que vous ayez eu l’as ! beugla Hugh en pointant un index accusateur sur lui. L’as n’aurait jamais dû être… être…

Il indiqua l’endroit où se trouvait la table un instant plus tôt.

— Bref, vous n’auriez pas dû l’avoir.

— Et pourtant, je l’avais, objecta Daniel sans colère ni agressivité.

Il l’avait eu, cet as, voilà tout. Et il haussa les épaules.

— Vous ne pouviez pas, insista Hugh. Je sais exactement quelles cartes restaient dans le paquet.

C’était vrai. Hugh savait toujours avec précision quelles cartes n’étaient pas encore sorties. Son esprit fonctionnait à la vitesse de l’éclair. Il comptait de tête comme un boulier. Un vrai génie des mathématiques capable de diviser, multiplier ou soustraire en un clin d’œil des chiffres à trois zéros, bref, de faire tous ces calculs assommants qu’on leur imposait à l’école.

Rétrospectivement, Daniel regrettait de l’avoir défié au jeu. Mais il n’avait cherché qu’à s’amuser, persuadé qu’il perdrait. Personne ne l’emportait aux cartes contre Hugh Prentice.

À part lui, apparemment.

— Remarquable, marmonna-t-il en regardant les cartes éparpillées sur le sol.

Éberlué, il découvrait le jeu qu’il avait eu en main et abattu sur le tapis.

— J’ai gagné, annonça-t-il, aussitôt conscient d’avoir manqué une occasion de se taire. C’est drôle, n’est-ce pas, Marcus ?

— Hé, tu as entendu ce que t’a dit Hugh ? cria ce dernier en frappant dans ses mains devant son visage. Réveille-toi, Daniel !

Daniel fit la grimace, les oreilles soudain bourdonnantes.

— Je suis réveillé.

— J’exige réparation ! tonna Hugh.

Daniel leva sur lui un regard ébahi.

— Quoi ?

— Désignez vos témoins.

— Vous me provoquez en duel ?

C’était ce qu’il croyait comprendre. Mais il était ivre ! Et il pensait que Prentice l’était aussi.

— Daniel, gronda Marcus.

— Mmm. J’ai l’impression qu’il veut qu’on se batte en duel…

— Daniel, la ferme !

— Pffff…

Il essaya de chasser Marcus d’un geste de la main. S’il l’aimait comme un frère, il le trouvait parfois pesant.

Puis il s’adressa à l’homme furieux en face de lui.

— Hugh, ne soyez pas idiot.

Hugh se rua sur lui. Daniel voulut l’esquiver, mais ne fut pas assez rapide et tous deux s’écrasèrent sur le sol. Si Daniel pesait cinq bons kilos de plus que son adversaire, celui-ci était animé d’une telle rage qu’il réussit à lui asséner quatre coups de poing avant que Daniel parvienne à lui en décocher enfin un.

Et encore, il avait manqué sa cible parce que plusieurs personnes s’étaient interposées pour les séparer.

— Vous n’êtes qu’un infect tricheur ! lui cria Hugh en luttant pour se dégager de l’emprise des deux hommes qui le retenaient.

— Et vous, un idiot.

L’expression de Hugh se fit féroce.

— J’obtiendrai réparation.

— Oh, non ! Pas question, répliqua Daniel, que les coups de Hugh avaient mis en rage. C’est moi qui obtiendrai réparation.

Marcus émit un grognement consterné.

— Sur le pré ? s’enquit Hugh d’un ton glacial, faisant référence au terrain isolé de Hyde Park où les gentlemen réglaient leurs différends.

— À l’aube, confirma Daniel en l’affrontant du regard.

Un lourd silence tomba dans la salle. Tous les hommes présents s’attendaient que l’un ou l’autre des deux protagonistes retrouve ses esprits.

En vain. Ni l’un ni l’autre ne s’était ravisé.

— Qu’il en soit donc ainsi, déclara Hugh avec un sourire en coin.

 

 

— Nom de nom, j’ai un de ces maux de crâne, se plaignit Daniel.

— Vraiment ? ricana Marcus. Je me demande bien pourquoi.

Daniel frotta son œil intact, celui que Hugh n’avait pas atteint la veille.

— Épargne-moi tes sarcasmes.

— Tu peux encore arrêter tout cela.

Daniel balaya du regard les arbres qui entouraient la clairière, puis l’étendue d’herbe qui le séparait de Hugh Prentice et de son témoin, occupé à examiner son pistolet. Le soleil venait à peine de se lever et tout était couvert de rosée.

— Il est un peu tard, tu ne crois pas ? rétorqua-t-il.

— Daniel, tout ceci est d’une stupidité sans nom. Tu n’as pas de raison de tirer avec un pistolet. Tu es probablement encore à demi ivre. Et Hugh aussi.

— Il m’a traité de tricheur.

— Cela ne mérite pas la mort.

— Oh, grands dieux, Marcus, il ne réussira pas à m’atteindre !

— Je ne parierais pas là-dessus.

— Il va déclarer forfait.

Marcus secoua la tête, l’air navré, et alla rejoindre le témoin de Hugh. Daniel l’observa tandis qu’il examinait les pistolets à son tour, puis discutait avec le chirurgien.

Bon sang, quelle idée absurde de convoquer un chirurgien. Personne n’allait recevoir de balle, voyons !

Marcus revint, la mine sombre, et tendit son pistolet à Daniel.

— Essaie de ne pas te faire tuer. Et ne le tue pas non plus.

— J’y veillerai, répondit Daniel d’un ton désinvolte destiné à agacer Marcus.

Il se mit en place, tendit son bras armé et attendit que l’on compte jusqu’à trois.

Un.

Deux.

Tr…

Une détonation retentit.

— Nom de Dieu ! vociféra Daniel. Vous m’avez tiré dessus !

Il fixa Hugh d’un regard incrédule. Puis il baissa les yeux sur son bras qui rougissait à vue d’œil. La balle n’avait qu’éraflé le muscle, il n’empêche que cela faisait un mal de chien. Et en plus, c’était son bras droit !

— Mais à quoi diable avez-vous pensé ? cria-t-il.

Hugh le fixait bêtement, hébété, comme s’il venait de découvrir qu’une balle pouvait faire saigner.

— Abruti, grommela Daniel en levant son pistolet pour tirer à son tour.

Il visa un gros arbre bien solide, à deux bons mètres de Hugh, dont le tronc était parfait pour y loger une balle. Mais le chirurgien arrivait en courant, jacassant à propos de Dieu seul savait quoi. Distrait, Daniel pivota légèrement vers lui. Ce faisant, il glissa sur une plaque d’herbe trempée de rosée et son index se crispa involontairement sur la détente.

Le coup partit.

Oh, bon sang, le recul lui avait fait sacrément mal ! Stupide…

Hugh hurlait.

Daniel se pétrifia. Épouvanté, il regarda en direction de l’endroit où, un instant plus tôt, Hugh se tenait. Debout.

Il était à présent étendu à terre.

— Mon Dieu…

Marcus s’était déjà précipité vers lui, ainsi que le chirurgien. Tout autour de Hugh, l’herbe était rouge.

Daniel lâcha son pistolet et fit un pas vers Hugh, horrifié.

Seigneur… venait-il de tuer un homme ?

— Apportez-moi ma trousse ! cria le chirurgien.

Daniel amorça un autre pas. Qu’était-il censé faire ? Aider ? Marcus s’activait déjà, ainsi que le témoin de Hugh. Un gentleman qui avait logé une balle dans le corps de son adversaire devait-il secourir celui-ci ?

— Tenez bon, Prentice, dit quelqu’un.

Daniel se résolut à avancer encore un peu. Puis un peu plus. Jusqu’à ce que l’odeur cuivrée du sang lui assaille les narines.

— Serrez le plus fort possible, entendit-il.

— Il va perdre sa jambe !

— Mieux vaut sa jambe que sa vie.

— Il faut arrêter l’hémorragie.

— Appuyez davantage.

— Restez avec nous, Hugh !

— Il continue à perdre son sang !

Daniel écoutait, sans toutefois comprendre qui disait quoi, et de toute façon, cela n’avait pas d’importance : Hugh agonisait sur l’herbe, et il était responsable de cette situation épouvantable.

C’était un accident, bon sang ! Hugh lui avait tiré dessus, et ensuite, au moment de riposter, il avait fait un faux pas, et… l’herbe autour de Hugh était devenue écarlate. Mon Dieu, ne savaient-ils pas qu’il avait glissé ?

— Je… je…

Il essayait de dire quelque chose, seulement, il ne trouvait pas les mots. Seul Marcus entendit ses bredouillements.

— Mieux vaudrait rester à l’écart, Daniel.

— Est-il…

Il voulait poser la seule question qui compte, mais il se sentait si mal…

Il s’évanouit.

 

 

Lorsque Daniel revint à lui, il était dans le lit de Marcus, l’épaule bandée serrée. Marcus était assis sur une chaise près de lui et regardait par la fenêtre. Le soleil de midi était éclatant. Marcus se tourna vers lui comme il laissait échapper un gémissement de douleur.

— Hugh ? articula Daniel.

— Il est vivant. Du moins l’était-il aux dernières nouvelles.

Daniel ferma les yeux.

— Qu’ai-je fait ?

— Sa jambe est en piteux état. Tu as touché une artère.

— C’était involontaire !

— Je sais. Tu vises bien.

— J’ai glissé sur l’herbe mouillée.

Quelle importance de se justifier si Hugh était mourant ? Bonté divine, ils étaient amis et c’était cela qui était important ! Ils se connaissaient depuis des années, depuis leur premier trimestre à Eton. Il avait bu, et Hugh aussi, et tous les autres joueurs. Excepté Marcus, qui se contentait toujours d’un seul verre.

— Comment va ton bras, Daniel ?

— Il me fait mal. Et ce n’est que justice.

Marcus hocha la tête.

Un temps, puis :

— Ma famille est-elle au courant, Marcus ?

— Je ne sais pas. Mais si elle ne l’est pas encore, elle ne tardera pas à l’être.

Daniel déglutit avec peine. Peu importait ce qui s’était réellement passé, désormais il serait un paria. Sa famille allait le rejeter. Ses sœurs aînées étaient mariées, mais Honoria venait juste de faire ses débuts dans le monde. Qui voudrait d’elle désormais ? Et sa mère… Il préférait ne pas imaginer sa réaction.

— Je vais être obligé de quitter le pays.

— Il n’est pas encore mort, objecta Marcus d’un ton neutre.

Incrédule, Daniel le regarda.

— S’il survit, tu n’auras pas de raison de partir, précisa Marcus.

C’était vrai, sauf que Daniel doutait que son ami s’en sorte. Il avait vu le sang. Tout ce sang. Il avait vu la blessure. Il avait même vu l’os mis à nu. Personne ne réchappait d’une blessure pareille. Si l’hémorragie ne tuait pas Hugh, une infection s’en chargerait.

— Il faudrait que j’aille le voir.

Daniel voulut se lever, mais Marcus l’en empêcha.

— Ce n’est pas une bonne idée.

— Il faut que je lui dise que je ne l’ai pas fait exprès.

— Je ne pense pas que cela compte désormais.

— Pour moi, si.

— Le juge est peut-être déjà là.

— Si le juge avait souhaité me voir, il se serait montré.

Marcus réfléchit quelques instants, puis s’écarta du lit afin que Daniel puisse se lever.

— Tu as raison.

Il tendit le bras et Daniel s’y appuya.

— Je jouais aux cartes, Marcus. C’est ce que font les gentlemen. Et quand il m’a traité de tricheur, je l’ai provoqué en duel parce que c’est ce que fait un gentleman.

— Arrête, Daniel.

— J’ai visé un arbre à côté de lui, Marcus. Parce que c’est ce que fait un gentleman, dit-il avec véhémence. Et je l’ai manqué ! J’ai manqué l’arbre et j’ai touché Hugh ! Et maintenant, je vais faire ce qu’il convient, à savoir aller voir Hugh. Et je lui dirai que je suis navré.

— Je t’accompagne, déclara Marcus, résigné.

Il n’y avait rien d’autre à faire.

 

 

Hugh, deuxième fils du marquis de Ramsgate, avait été conduit chez son père, à St James, où Daniel ne mit pas longtemps à se rendre compte qu’il n’y était pas le bienvenu.

— Vous ! tonna lord Ramsgate en pointant l’index sur lui comme il l’aurait fait pour désigner le diable. Comment osez-vous vous montrer ici ?

Daniel s’immobilisa. Ramsgate avait le droit d’être furieux. Il était sous le choc, et dévasté par le chagrin.

— Je suis venu pour…

— Présenter vos condoléances ? Je suis sûr que vous serez désolé d’apprendre qu’elles sont quelque peu prématurées.

Daniel puisa un peu d’espoir dans cette remarque acide.

— Il est donc en vie ?

— À peine.

— Je voudrais présenter mes excuses.

Les yeux de Ramsgate parurent sur le point de jaillir de leurs orbites.

— Présenter vos excuses ? Vraiment ? Vous pensez donc que des excuses vous sauveront de la prison si mon fils meurt ?

— Ce n’est pas…

— Vous serez pendu ! J’y veillerai, soyez-en certain !

Daniel n’en doutait pas.

— C’est Hugh qui l’a provoqué en duel, rappela calmement Marcus.

— Je me fiche de savoir qui a commencé. Mon fils a fait ce qu’il convenait de faire. Vous, en revanche…

Il se tourna de nouveau vers Daniel et acheva d’un ton venimeux :

— Vous lui avez tiré dessus. Pourquoi ?

— Je n’en avais pas l’intention.

— Ah ! fit Ramsgate après un temps. C’est donc là votre explication.

Daniel demeura muet. Même à ses propres oreilles, ses justifications semblaient pitoyables.

Il regarda Marcus, quêtant un conseil silencieux, un signe lui indiquant comment poursuivre, mais ce dernier paraissait aussi perdu que lui. Daniel envisageait de présenter de nouveau ses excuses avant de se retirer lorsque le majordome vint annoncer que le docteur avait quitté la chambre de Hugh.

— Comment va-t-il ? demanda Ramsgate quelques instants plus tard au médecin.

— Il vivra, s’il n’y a pas d’infection.

— Et sa jambe ?

— Il ne la perdra pas. S’il n’y a pas d’infection, je le répète. Toutefois il boitera. L’os a été brisé. Je l’ai réparé du mieux que j’ai pu. Je ne peux faire davantage.

— Quand saurez-vous s’il a échappé à l’infection ? intervint Daniel.

Il fallait qu’il sache.

— Qui êtes-vous ? s’enquit le médecin.

— Le démon qui a tiré sur mon fils, dit Ramsgate.

Le médecin recula d’un pas, abasourdi et inquiet. Ramsgate alla se planter devant Daniel.

— Vous allez payer pour cela ! Vous avez saccagé l’existence de mon fils. Même s’il vit, il ne sera plus que l’ombre de lui-même, avec une jambe détruite et une existence détruite.

Daniel était glacé, tout à coup. Il savait que Ramsgate était bouleversé, mais il y avait autre chose. Le marquis paraissait en pleine confusion, comme possédé.

— S’il meurt, vous serez pendu, répéta-t-il. Et s’il ne meurt pas, si vous réussissez à passer entre les mailles du filet de la loi, je vous tuerai moi-même !

Ils étaient si près l’un de l’autre que Daniel sentait l’haleine humide de Ramsgate sur son visage. Et tandis qu’il plongeait le regard dans celui du marquis, il découvrit ce que signifiait vraiment avoir peur.

Lord Ramsgate allait le tuer. Ce n’était qu’une question de temps.

— Monsieur, commença-t-il, parce qu’il ne pouvait décemment pas se laisser menacer de la sorte sans broncher, je me dois de vous dire que…

— Non, c’est moi qui vais vous dire quelque chose ! Je me moque de qui vous êtes, du titre que votre maudit père vous a transmis. Vous allez mourir. Vous comprenez ?

— Je crois qu’il est temps que nous partions, Daniel, intervint Marcus.

Il tendit le bras entre les deux hommes, les écartant l’un de l’autre. Puis il salua le médecin et lord Ramsgate d’un signe de tête.

— Docteur, lord Ramsgate.

— Comptez les jours qui vous restent, déclara le marquis. Ou, mieux, les heures.

— Monsieur, reprit Daniel, obstiné, mais aussi désireux de montrer son respect au vieil homme et de se justifier, je veux que vous…

— Ne vous adressez plus à moi, le coupa Ramsgate. Rien de ce que vous pourrez dire ne sera susceptible de vous sauver. Vous n’aurez nulle part où vous cacher.

— Si vous le tuez, vous serez pendu aussi, lui fit remarquer Marcus. Vous oubliez que, si Hugh en réchappe, il aura besoin de vous.

Ramsgate le regarda comme s’il était idiot.

— Vous croyez donc que je me chargerai d’une telle besogne moi-même ? Il est facile d’engager un tueur. Une vie ne coûte pas cher.

Du menton, il indiqua Daniel et ajouta :

— Y compris la sienne.

— Je dois y aller, murmura le médecin avant de s’éloigner prestement.

— Rappelez-vous cela, Winstead, reprit le marquis, exsudant la haine, vous pouvez filer et essayer de vous tapir quelque part : mes hommes vous retrouveront toujours. Et vous ne saurez pas qui ils sont. Vous ne les verrez pas arriver.

 

 

Les dernières paroles de Ramsgate hantèrent Daniel durant les trois années qui suivirent. D’Angleterre en France, de France en Prusse, de Prusse en Italie. Il les entendait dans son sommeil, dans le frémissement du feuillage des arbres, dans l’écho de chaque pas derrière lui. Il apprit à garder le dos au mur où qu’il soit, à ne se fier à personne, pas même aux femmes avec lesquelles il prenait occasionnellement du plaisir. Il se résigna à accepter le fait que plus jamais il ne foulerait le sol anglais ni ne reverrait sa famille, jusqu’au jour où, à sa grande surprise, dans un petit village italien, Hugh Prentice se dirigea vers lui en boitant.

Par les lettres qu’il recevait de temps à autre de ses proches, Daniel savait que Hugh avait survécu. Mais jamais il n’aurait imaginé se retrouver face à lui. Et certainement pas ici, sous le soleil méditerranéen, dans le jardin d’un vieux village où fusaient les buongiorno et les arriverderci.

— Je vous ai enfin trouvé, dit Hugh.

Il tendit la main et ajouta :

— Je suis désolé.

Puis Daniel entendit les mots qu’il ne pensait pas entendre un jour :

— Vous pouvez rentrer chez vous, à présent. Je vous le promets.