Le lendemain, nous tournions autour de Friedrich Schmitz en une ronde de désœuvrement anxieux, cherchant quelque chose — un mot acerbe ou cocasse, un geste provocant, l’amorce d’une bagarre, fût-elle jouée — qui pût ébranler son impassibilité, troubler sa morgue lasse d’empereur de la nuit qui appuyait ses mains sur le bord de la table de l’As où il se tenait assis depuis son arrivée. Mais rien ne parvenait à animer ses lèvres froides dont nous attendions un verdict, comme d’un oracle de chair qui, à la fin de la nuit, devait se prononcer sur notre destin et celui du Vagabond. Comme me le chuchotait à nouveau Auguste, d’une voix qui trébuchait d’appréhension : « Il nous prépare un coup… J’en suis sûr… » Quand il renversait la tête en arrière avec un accent de désespoir ironique, ses cordes vocales ne formaient plus que deux arêtes osseuses au bord desquelles retombaient les ourlets de peau recouverte, par endroits, de plaques de vin exsudé.
À mesure que l’inquiétude nous gagnait, le silence se répandait dans le Vagabond. On n’essayait plus de donner le change par des rires de parade ou des joutes de plaisanteries. Les conversations s’amenuisaient et se ramenaient à des murmures de confessions accordés à la musique assourdie. Nous suivions, pour nous distraire, les étapes de la scène à la fois désemparée et affectée que René Dorman faisait à Amer. Debout, en équilibre instable sur la première marche de l’escalier du vestiaire où un seul faux pas aurait réussi à le faire basculer, il martelait, avec une régularité de métronome, la poitrine d’Amer de ses poings tellement enrobés de graisse qu’ils paraissaient pris dans des mitaines couleur chair. Il lui disait qu’il en avait assez de rester à l’attendre des journées entières avec, pour seul dérivatif, les films érotiques qu’il se projetait depuis des mois et finissait par connaître par cœur. Certes, au début, il les aimait (dans son œil droit, le seul qui ne disparût pas sous la paupière flasque, montait une lueur de concupiscence navrée), mais, maintenant, ils l’écœuraient et allaient lui donner — à force de les regarder du fond de son lit — le dégoût du plaisir.
Sa colère régulière, presque langoureuse, devenait — tant ses gestes paraissaient retardés par une sorte de souffrance désœuvrée — une imploration feinte. Ce qu’il désirait au fond, c’était qu’Amer fît preuve d’imagination dans son rôle de persécuteur et inventât d’autres supplices capables d’assouvir son besoin d’attente jalouse. Entre chaque coup qu’il lui assenait — presque voluptueux à force d’être contrôlé —, René Dorman ramenait sa mèche grisâtre en arrière tout en nous regardant de biais car il savait que nous l’observions. On aurait dit un acteur gauche filmé au ralenti dans un bout d’essai au cours duquel se diluait le maquillage rose orangé de départ. Un comédien qui, d’ailleurs, ne s’engageait pas outre mesure dans son rôle car il gardait en réserve une conscience froide — celle de rencontrer, tôt ou tard, grâce à son argent, un équivalent d’Amer. « Si tu ne changes pas, je te lâche… », répétait-il à Amer qui, continuant à sourire de dédain et d’assurance de son pouvoir inentamé, lui saisissait enfin les poings et lui en faisait battre ses propres lèvres jusqu’à ce qu’il se tût.
Personne ne se souciait d’aller fermer la porte d’entrée qu’un client, en partant, avait oublié de rabattre derrière lui. Il neigeait sur le seuil. Les flocons frôlaient le haut des miroirs et le masque de l’amour dont les yeux clos exprimaient, ce soir, une sorte de complicité endormie, d’indulgence coulée dans les traits de plâtre éteint. On entendait claquer au loin des portières de voitures — les premiers départs de L’Illusion. Il était trois heures. Je sentais qu’Auguste voulait retarder le plus longtemps possible le moment de nous séparer : il n’abaissait pas la manette qui, d’ordinaire, à cette heure, ramenait dans tout le bar une clarté sauvage — « de glacière », disait toujours Lydia qui, instantanément, se protégeait le visage de ses mains jointes. Le serveur venait d’arrêter la musique, et le silence approfondi semblait recouvrir de voiles sombres les cloisons de glaces. Profitant peut-être de ce calme de veillée d’armes, Friedrich Schmitz s’avança vers nous et, gardant le regard fixé sur la rangée de bouteilles, lança d’une voix métallique : « Le Vagabond, c’est fini… Je suis obligé de vendre… Les promoteurs viennent demain matin… »
Nous étions tellement abasourdis — Auguste murmurait comme un automate : « Ça, je ne l’aurais jamais cru… Non, jamais… » — que nous ne songions même pas à protester, à lui poser des questions sur la destinée de ce lieu aimé, si bien incorporé à nos vies que nous avions oublié qu’il ne nous appartenait pas et pourrait nous quitter un jour. Nous ne bougions pas comme pour garder aux paroles de Friedrich Schmitz leur caractère de rêve noir et laisser leurs ondes maléfiques descendre en nous, atteindre ce point névralgique commun à tous ceux qui étaient présents : la hantise du rejet, la peur de la disgrâce.
On entendait seulement l’aveugle des Ephèbes qui tentait de se lever de son fauteuil et frappait, du bout de sa canne, le paravent de laque noire puis la boîte à bijoux laissée, un soir de plaisir, par Gilles et ses amis. C’était une série de heurts, à peine perceptibles, de chagrin timide. Il me semblait que Paris tout entier se retirait loin de nous et nous lâchait en rade de l’hiver — telle une escadre triomphante abandonnant derrière elle la seule de ses galères qui aurait été touchée : elle disparaissait, sans secours, dans la brume des feux et les vagues couleur de plomb de la haute mer. Nous laissions la neige entrer. Les flocons atteignaient le bouquet de lys, les corolles des appliques rosâtres, le bord de la banquette en peluche grise, la porte de la chambre à falbalas, les niches de velours qui commençaient à blanchir autour des statues androgynes et les portraits d’adolescents campagnards qui semblaient exilés dans l’ombre d’une arrière-saison où personne ne porterait plus ses pas. Il neigeait comme sur les palissades de roseaux des Tamaris où, un soir d’hiver, dans le désert des coulisses, alors que brillaient au loin les lumières des cafés de Saint-Arnaud, le jeune serviteur de la villa de l’Administrateur m’avait tout appris, de l’amour, en m’inculquant la patience nécessaire pour repérer chez l’autre les régions du plaisir, détecter la source de sa jouissance — ce pouvait être une part infime de peau, là, à la lisière du cou ou à la naissance de l’épaule.
Je l’avais autant aimé, le siège de paille des Tamaris où je guettais son retour, que ce tabouret du Vagabond où j’étais resté assis pendant tant de nuits et que je descendais pour la dernière fois. J’y avais tout connu : l’euphorie des rencontres, l’éblouissement des moments où l’un des jeunes gens, dont la beauté paraissait inaccessible, vous donnait, en vous saisissant la main, le leurre d’être égal à eux ; le plaisir fraternel d’échanger un sourire de connivence, une adresse ou la promesse d’un rendez-vous ; la douleur des adieux, aussi, quand se perdait dans les musiques l’espoir d’un ultime mot d’amour que l’on attendait de ce compagnon déjà entraîné par d’autres bras, vers une autre vie ; et le retour des mêmes calembours, des mêmes plaisanteries intemporelles qui donnaient à chacun de nous l’illusion de n’avoir pas vieilli. Nous qui avions fini par nous ressembler, par avoir, dans la profondeur des miroirs, le même visage, à la fois fané et juvénile, harassé et épris de plaisirs, désenchanté et crédule, oui, obstinément crédule comme si nous avions cherché à nous rapprocher des enfants que nous n’avions pas eus. Nous étions pareils, tous ceux du Vagabond, sans cesse partagés entre la peur et la joie, le goût de la mascarade et la tentation du secret, l’attrait des falbalas et le besoin de sagesse. Les nuits du Vagabond nous avaient protégés car nous savions que si, un jour, il n’existait plus, nous n’aurions rien que la rue. « Qu’est-ce que tu t’imagines ?… — m’avait dit, un jour, Christian — Nous finirons tous dans la rue… C’est notre seul domaine… »
La rue d’où arrivait maintenant, comme s’il avait deviné que tout était fini, que les cloisons du bar s’abattraient bientôt sur un terrain vague semblable à celui qui avait suivi la démolition des Ephèbes et où il s’était longtemps chauffé avec le bois d’une ancienne alcôve, le vagabond posté depuis des années à l’angle de la rue Thérèse. Nous étions passés si souvent devant lui avec un mélange de honte (réfrénant à temps nos rires et nos fariboles comme pour nous accorder à son abandon) et d’effroi fasciné car nous pressentions combien il était facile de devenir pareil à lui. Il suffisait d’abdiquer un reste de foi dans la vie et de se laisser glisser sur la pente de la rue Thérèse, d’accentuer notre besoin d’encanaillement et notre inclination pour les limbes. Il hésitait un peu sur le seuil, des flocons pris dans sa barbe. Sous le béret déformé, son regard bleu, si pâle, avait la même expression — d’imploration tendre et corrompue — que celle du portrait suspendu au-dessus du comptoir et qui semblait s’effacer dans le ciel de laque grise pour se réincarner dans cet homme auquel nous offrions une haie de nos silhouettes ébahies comme si nous assistions — dans ce silence quasi sacré d’avant l’aube — à une transmutation de l’esprit du lieu assuré de ne pas disparaître grâce à lui. Il allait s’asseoir dans le fauteuil royal et devenait à nos yeux l’emblème de nos nuits fastueuses et révolues. Nous nous rassemblions autour de lui — prêts à baiser ses pieds ou ses mains — comme une garde fidèle se réunirait autour d’un souverain exilé, attendant de sa part une parole, un geste qui nous ferait, dans un élan commun d’exaltation, reprendre les armes afin de l’aider à reconquérir son empire.
Auguste qui se penchait vers lui et amenait un verre de whisky à ses lèvres qui tremblaient encore de froid semblait chercher, en scrutant ses traits cuirassés par la poussière des pierres et des jours, à mettre un nom sur son visage impassible à force d’être flétri, à deviner son histoire, l’origine de sa chute. Et, tout doucement, comme si ce prénom remontait en lui du fond du gisement des nuits d’or, il dit : « C’est Alex !… » Il tentait de ranimer, en lissant les bords du manteau pour les délester de leur poids de souillure et de givre, avec la même délicatesse qu’il aurait mise à découdre les points d’une blessure en veillant à ne pas atteindre le centre de la plaie, l’éclat perdu de celui dont il m’avait souvent raconté qu’il avait été un des princes du Vagabond, fêté par tous dès qu’il apparaissait sur le seuil : il n’avait jamais écrasé les autres de sa beauté et, au contraire, dans une tournée générale d’amour, prenait chacun par le bras pour lui transmettre un peu de sa grâce avant de tout abdiquer — de sa jeunesse, de son intelligence solaire et de la floraison de ses dons — pour un étranger qui l’avait détruit.
Mais non, il n’avait pas été cet adolescent idéal et il secouait la tête de droite à gauche — dans une oscillation de plus en plus saccadée pour se soustraire au regard de compassion éblouie d’Auguste ; lui prouver qu’il n’était pas Alex, qu’il n’était même pas le sosie dégradé d’un garçon inconscient de sa perfection que beaucoup avaient connu et admiré ici. Non, il n’était rien qu’un pauvre homme qui demandait à rester un peu avec nous et voulait profiter des derniers souffles de chaleur et d’alcool avant qu’ils ne s’évanouissent à jamais. Ses mains s’étaient recroquevillées sur le verre. Lucrèce s’agenouillait pour embrasser ses doigts violacés, empêcher qu’ils ne se pétrifient à nouveau sous la neige comme si elle voulait protéger, à son tour, l’âme du Vagabond. Elle me paraissait flotter entre nous, cette âme du lieu dont Lydia aurait dit (mais elle se taisait là-bas, comme honteuse des scintillements de sa robe de scène qui juraient avec la pénombre de chapelle ardente du bar) qu’elle s’apprêtait à monter vers la Voie lactée, à suivre le fleuve céleste jusqu’à l’estuaire de l’abîme du sud-est où la mère des lunes et la mère des soleils se disposaient à la recueillir avant de placer en plein ciel ce cercle de miroirs et de boiseries au rouge vermeil ranimé par le voyage à travers les galaxies, à côté des loges parme des Ephèbes et des balcons dorés des cabarets de Paris que l’on croyait disparus.
Et voilà que, glissant le long des parois de glaces, comme en secret d’abord, surpris que Le Vagabond fût encore ouvert à cette heure et que, malgré la musique éteinte, les lampes rosâtres continuent à briller, revenaient ceux qui nous avaient quittés au fil des hivers, ceux que nous avions aimés — Michel Lardreau, Paul, le décorateur de la rue de Paradis, Philippe, le postier de La Villette, André Germain, l’ingénieur de Villejuif. Chacun allait vers le garçon qu’il avait préféré ici, avec lequel il avait eu une petite aventure, une passade de quelques nuits ou une liaison de tout un été. Vers moi c’était Joep qui venait, à peine fatigué d’arriver des extrémités du monde, le visage aussi tranquille que s’il avait peint, le jour entier, dans le jardin du cloître de l’abbaye des Dunes, tourné vers les sables de l’Eau Sainte, l’arche du canal des Œillets, la silhouette de Jane dans la brume des Iles-Orientales et les adolescents de Volendam alignés sur les digues de brique. Rajeuni dans son costume bleu nuit que je l’avais incité à porter lors de son premier vernissage et ses cheveux blondis comme sous le soleil d’août, à Calabuig, il revenait s’asseoir à l’angle gauche de la banquette, sous l’ancre de plâtre. Il me prenait la main par étourderie — comme il me l’avait dit la première fois, dans un rire pétillant de feinte naïveté. Eduardo laissait flotter comme avant son écharpe bleue aux rayures blanches puis reprenait sa place derrière le comptoir où il emplissait les verres à ras bord. Souple dans sa tunique qui moulait à nouveau ses épaules, il nous lançait des bouquets de violettes imaginaires avant de remettre le tourne-disque à plein volume et de nous demander à tous de danser. Non, il n’y avait pas de dernière nuit au Vagabond, pas d’aube à venir, pas d’hiver, ni neige ni soleil, ni midi ni minuit. Les vivants dansaient avec les morts ; rien ne les distinguait vraiment, à peine avaient-ils un peu plus d’ombre sur eux, une expression plus grave, eux qui s’étaient aventurés si loin, là-bas, de l’autre côté de la vie. Tels d’affectueux frères aînés, ils nous montraient le chemin à suivre, nous faisaient comprendre qu’il n’y avait rien de plus doux que de voir ses vieux remords et ses désirs non exaucés tomber en poussière sur les plaines et les villes du monde. Non, il ne fallait pas avoir peur, il suffisait, au dernier instant, de se laisser emporter comme pour une danse. Sans se soucier de qui vous entraînait, comme aux Tamaris, le soir de la fête des Orangers où les tourbillons de fleurs dérobaient le visage du partenaire et pouvaient vous conduire, en valsant, jusqu’au bord du jardin des Rois.
Friedrich Schmitz avait dû s’exaspérer de notre fronde silencieuse ; il ordonnait qu’on arrêtât la musique. Il était temps de nous en aller, criait-il. Lydia avait beau lui répliquer que non, Le Vagabond, ce n’était pas fini, qu’elle allait le transplanter chez elle, dans son propre appartement, et qu’elle donnerait bien d’autres fêtes à la Belle Espérance, nous ne faisions même pas semblant d’y croire et laissions retomber nos bras en nous séparant les uns des autres. Comme s’il voulait qu’une époque de sa vie se terminât aussi et exaucer les vœux de Sami Karim, Amer détachait la gourmette à son poignet puis la chaîne à son cou avant de les déposer dans les mains tendues de René Dorman qui soufflait à petits coups — telle une forge de larmes qui, trop rageuses, n’arrivaient pas à se former, à atteindre ses yeux qui se refermaient pour ne pas voir s’éloigner Amer dans la clarté glacée du petit matin.
Nous partions, l’un après l’autre, incapables de parler et également voûtés comme si nos épaules s’inclinaient sous le poids de toutes les nuits du Vagabond — ce monde fait de nos rires, de nos blagues d’ivresse et de nos espoirs murmurés que nous quittions pour toujours. Il n’y avait pour tout bruit qu’un dernier cliquetis du tiroir-caisse. Auguste en actionnait la manette avec une extrême lenteur pour retenir le son bondissant et allègre, cette note qui nous déchirait le cœur de son sillage d’échos clinquants. Je savais désormais que le centre que j’avais longtemps cherché à ma vie et que j’escomptais, de moins en moins, découvrir un jour, il était ici, au Vagabond. J’aurais voulu retenir dans mes bras la table de l’As, les appliques aux corolles de verre satiné, la tête de Gorgone, le masque de l’amour et les cloisons de miroirs où chacun s’était demandé, au moins une fois, en s’y regardant, s’il était encore un enfant, l’assomption d’une femme rêvée ou le reflet d’un homme inachevé. Nous savions tous que la meilleure part de notre vie s’en allait, que Le Vagabond — à nous qui nous targuions volontiers de n’avoir ni famille ni héritier et tirions une gloire sombre de rester en rade du monde — avait été notre seule maison, notre unique foyer. Celui dont nous avions plaisir à pousser la porte, après avoir entendu le déclic du loquet tiré par Felix. Comme s’il voulait être le dernier à partir, il gardait la main sur le judas refermé comme sur une paupière qui viendrait de s’abaisser à jamais.
Lydia savait jouer avec sa tristesse. Arrivée sur le trottoir, elle se penchait vers le pan vertical des miroirs extérieurs pour tenter de se recoiffer et ajuster le clip-cœur dans ses cheveux. Il n’y avait pas grand dommage pour elle, pensais-je injustement : elle aurait, dès ce soir, d’autres glaces, celles des coulisses de L’Oiseau de Nuit devant lesquelles, dans une génuflexion fiévreuse, elle s’affolerait — avant d’entrer en scène — d’un décousu sur les gueules-de-loup en satin de sa nouvelle robe, de la « mine impossible » que lui donnait un fard emprunté, de sa voix qui allait lui faire « faux bond ». Elle devinait mon appréhension secrète de la voir s’éclipser de nos vies. Mais non — me disait-elle —, elle ne s’éloignerait pas. Les dernières années, elle n’avait eu de vrai succès que parmi nous. Nous étions les seuls à la croire encore belle. Elle nous rejoindrait partout où nous irions. Elle défroissait mon écharpe, retirait un fil sur le col de mon manteau, comme s’il fallait déjà s’apprêter pour la prochaine nuit de fête. Puis elle me disait, en promenant, comme avant, sa cape de velours sur le trottoir : « Tu viendras m’attendre, chaque soir, à la sortie de L’Oiseau… Il y a encore des endroits que tu ne connais pas… qui te plairont, j’en suis sûre… »
Une poussière de neige tournait dans la rue Thérèse — ces « âmes fondues » qui, balancées par le vent, ne savaient si elles allaient rejoindre le ciel ou s’incliner vers la terre. Martin avait dû apprendre à L’Illusion que Le Vagabond fermait. Depuis le trottoir opposé, il me faisait comprendre, avec un mince sourire, qu’il ne fallait pas être triste, que nous avions connu ici des moments heureux et qu’il nous restait à raccompagner — sans émettre le moindre reproche amer — le passé au seuil de nous-mêmes. L’amour ne s’était pas tout à fait évanoui, nous pouvions — maintenant qu’étaient passés les risques des querelles irréversibles — nous promettre d’être au chevet de celui qui s’éteindrait le premier, en lui prenant la main, en lui donnant des nouvelles du monde et en apportant jusqu’au bord de son lit la rumeur de Paris. Ils devaient s’étonner de notre défilé d’ombres, ceux qui sortaient du sauna de nuit de la rue Sainte-Anne et gardaient sur leurs vêtements une odeur de crin et de pagnes trempés. Comme si, déjà, nous portions le deuil de la rue qui mourait sous nos pas, nous restions, chacun, recueillis sur la part du Vagabond que nous emportions en secret et protégions avec un soin féroce. Nous refusions de voir le signe que nous adressait Felix — de tous nous rassembler autour d’une table du Royal-Opéra dont la porte tambour scintillait sous une échappée de soleil — comme si nous redoutions de constater que nous n’avions pas la même mémoire de ce que nous avions aimé ensemble.
Auguste s’apprêtait à tourner le coin de la rue — si frêle dans sa redingote et son foulard noir qu’il ramenait à mi-tête à la manière d’une mantille. Il était le plus seul d’entre nous, le plus âgé aussi. Que ferait-il désormais de ses nuits et de la science qu’il en avait ? Lui qui, d’un clin d’œil amical ou désapprobateur, d’un sourire complice ou narquois, encourageait ou cassait les amours naissantes ; lui qui s’était plu à manœuvrer les sentiments des autres, à contrôler leurs émois et les aléas de leurs désirs — faute de les vivre encore lui-même. Oui, il était le plus démuni de nous tous, personne ne l’avait pris sur son cœur ou raccompagné depuis tant d’années. Il ne connaîtrait même plus le contact (il avait pourtant appris à s’en contenter, cela lui tenait lieu de jouissance) des doigts qui lui tendaient les billets et lui donnaient, en s’attardant parfois sur sa peau, l’illusion d’une caresse ou d’une avance. Peut-être finirait-il par renoncer à sa permanente puisqu’il ne se rendait chez son coiffeur du passage Choiseul que pour rester « correct », « faire honneur » au Vagabond — c’était sa loi, son élégance. Il irait, au cours de la journée, passer une heure ou deux dans la boutique de Jeannette et l’aiderait à étiqueter ou ranger les souliers sur les étagères. Il s’attarderait chez la teinturière de la rue Louvois, s’excusant — quand on l’apercevait et lui adressait un signe — des verres qui s’alignaient sur le comptoir bleu outremer. Et puis, avant même que la nuit tombe, il remonterait dans sa chambre mansardée et, assis au bord du lit, étonné de son propre désœuvrement, se reprochant sans doute de n’avoir pas su voir venir le jour où Le Vagabond disparaîtrait, il écouterait la note du tiroir-caisse, de plus en plus ténue et cristalline. Un écho à chaque battement de son cœur qui s’arrêterait la nuit où il ne l’entendrait plus, ce son limpide traversant la rumeur des rires et des voix de ses petits vagabonds qui ne l’avaient jamais embrassé, mais qu’il avait aimés sans faire de préféré, sans rien en attendre en retour, sans autre espérance que d’être appelé — avec une reconnaissance et un respect attendris — « la Augustine ».
Lydia me criait de lever les yeux vers le balcon en rotonde, à l’angle de l’avenue de l’Opéra. Le vieil aveugle avait arraché les carrés de soie noire aux vitres de la baie grande ouverte ; on l’entendait maudire les dieux de plâtre, les insulter en s’égosillant comme s’il voulait les punir de nous avoir abandonnés, de ne s’être pas contentés de la disparition des Ephèbes. Il les frappait du bord de sa canne, ces divinités de stuc qui perdaient leurs flambeaux sous les coups répétés. Il déchirait leurs torses couleur de soleil éteint en y enfonçant la pointe de fer et fouillait leurs poitrines comme à la recherche d’un cœur enfoui dans les ténèbres de la carcasse de stuc, cet organe palpitant de la beauté à laquelle il avait voué sa vie et dont il ne se résignait pas à être exilé. Errant dans les décombres d’un Olympe saccagé et foulant au pied les membres fracassés, il s’asphyxiait des nuages de plâtre et de poussière qui descendaient vers la rue Thérèse et étendaient sur la blancheur de la neige l’ombre granuleuse du massacre des dieux. C’était le dernier spectacle qui nous était offert, l’ultime parade d’hiver.
Sous le ciel redevenu bleu, miroitait la plume rousse du chapeau de Christian qui hélait un taxi à l’angle du Royal-Opéra. Peut-être ne reviendrait-il plus à Paris, sauf pour tenter d’y revendre son paysage de Maillol. Il irait voir de plus en plus souvent Lucie à Sainte-Colombe et l’aiderait à installer, dans le jardin du presbytère, les colonnes de cuivre destinées à exorciser les mauvaises ondes. Il avait tant de fois veillé — et réussi — à les éloigner de ma vie. Avant de monter dans la voiture, il m’adressait un signe d’adieu puis me montrait la poche droite de mon manteau. Grâce à lui, je me rappelais que j’y avais gardé le cahier de Joep dont la couverture de papier avait pris la couleur des eaux reposant dans les bassins des Iles-Orientales.
« J’anticipe les saisons, les floraisons et la chaleur de la terre… », écrivait Joep. Il semblait me transmettre sa vie, son désir d’aller vers là où le printemps était déjà, vers la mer et les collines d’oliviers, qu’il aurait revus si, un soir, il n’était pas revenu, glacé, du canal des Œillets. C’était lui qui, à voix basse, m’incitait à ne plus me retourner vers la rue Thérèse et à partir vers le Relais, la vieille maison corse que devaient encercler les amas de ronces et les flots d’herbes blondes. J’en serai le dernier habitant, l’ultime gardien. Du balcon, je verrai, une nuit de la mi-août, les bouquets de Perséides qui pleuvront sur le monde, chacune des âmes filantes se rappelant à notre souvenir, il y en avait tant maintenant à qui adresser un vœu. Je dirai leur nom au petit Baptiste qui s’étonnerait — avec son visage rayonnant de malice et la tendresse grave de son regard entre deux facéties — de cette multitude d’étoiles illuminant les bois et le cirque de Vero. Avant de repartir vers la maison de son père, au domaine des ruches, il voudra que j’ouvre devant lui la boîte à musique où, sur fond de ciel bouffant — la soie se plisse avec le temps — un funambule avance sur un fil de satin blanc. Il préfère garder les yeux fixés sur le minuscule miroir placé en dessous : c’est là qu’il suit les saccades inversées des bras de l’acrobate dont le paletot brodé d’or commence à s’effranger. Après que se seront égrenées les notes de la valse hongroise, il partira en trombe à travers les étendues de marguerites sauvages qui ont envahi les pentes des anciens vergers et se laissera rouler jusqu’au bleu des rives de chardons du ruisseau bouillonnant à la fonte des neiges. Les peupliers me déroberont, un instant, sa silhouette et cette éclipse suffira pour m’inquiéter, me donner l’illusion d’une paternité passagère.
Déjà Paris se retire. Ils me semblent loin, les scintillements gris de la Seine, les chevaux ailés du pont Alexandre-III, les bancs du square Louvois et le clair-obscur de conspiration régnant dans le passage des Panoramas juste avant la pluie. Là-bas, je retrouverai l’ordre des saisons, la méthode des nuages et la prévision des ciels, le crépitement jaune de l’été et le rouge de l’automne. J’irai m’asseoir dans le jardin de la villa de Gracieuse qui continue à broder les trèfles de l’île de Malte sur la tapisserie murale qu’elle destine au couvent des sœurs de la Miséricorde. Le soir, quand les bicyclettes s’éclairent dans le chemin des bergeries, elle amène sur la place du village le fauteuil de théâtre où s’assoit le vieux Sébastien qui, presque aveugle, joue à la guitare d’anciennes ballades, son chapeau posé sur le sol couleur de lave éteinte. Les colombes s’endorment dans les pins autour du Christ qui perd, avec les années, les perles de larmes sur son visage de bois pâle gagné par une volupté de pardon.
Dans le wagon de la micheline abandonnée où, les après-midi de feux ou d’orages, se réfugient les tourte relies de la forêt, l’ancien garde-barrière interprète à l’harmonica les airs que l’on jouait déjà aux Tamaris, le soir de la fête des Orangers. Il suffira que je réécoute la flânerie des notes dans le silence de cloître de la vallée pour que remontent du fond de l’enfance — d’une part de terrasse et d’un cahier ouvert à l’ombre d’un auvent d’ardoise — la vieille démence, la joie poignante d’écrire, cette jubilation de compassion et de cruauté mêlées, ce leurre de clarté qui nous laisse croire que l’on voit tout — des terres et des eaux, des cœurs et des sources —, cette tendre abdication devant le monde qui — alors que se forment autour de soi les dunes des souvenirs adoucis — ne connaît bientôt ni soir ni matin, ni midi ni aurore. Appelé par la clarté complice de la lampe, je les entendrai à peine traverser, dans un va-et-vient affairé et discret, la grande pièce du Relais comme si, en sortant les falbalas des cartons d’hiver, ils préparaient en secret une fête pour un invité, un vagabond qui monterait le chemin de glaise sèche, guidé par le seul halo de la Voie lactée. Entre deux accrochages de guirlandes et d’ampoules autour des glaces, ils viendront me souffler leur désir de ne pas être oubliés, de compter encore un peu. Je le leur promettrai, et ce lien fraternel à travers les saisons et les années me tiendra lieu d’amour.