Je demandai au taxi de m’arrêter à l’angle de la rue Thérèse dont j’aimais me rappeler qu’elle s’était appelée la rue du Hasard à l’époque où elle se ramenait à un chemin qui montait vers les maisons de jeu de la butte aux Moulins. Je voulais respirer un peu d’air glacé et voir tourbillonner les flocons sur les quelques mètres du trottoir me séparant du Vagabond dont la porte laquée de rouge luisait sous les reflets des néons du Mikado qu’on venait de construire, en face, à la place des Ephèbes. J’avais toujours aimé écouter le timbre légèrement éraillé de la sonnette, le déclic du loquet du judas qui s’entrouvrait, avant de deviner le regard inquisiteur du portier Felix embusqué derrière le lacis de métal doré. Je connaîtrais toujours l’appréhension de cette poignée de secondes où il tardait à vous ouvrir pour bien vous faire mesurer le privilège qui, une fois de plus, vous était accordé. Le même vertige de griserie anxieuse vous saisissait, une fois entré dans la profondeur des fumées, à vous savoir instantanément convoité ou rejeté par des dizaines d’yeux écarquillés par l’instinct de la chasse et la volupté hautaine de juger. Je me repliais aussitôt à gauche vers le tabouret où je m’étais assis pour la première fois, il y avait vingt ans de cela, quand je n’osais pas prendre le verre plein sur le comptoir de peur que les glaçons, en s’entrechoquant, ne trahissent mon état de novice tremblant de timidité et de désir exacerbé. Je m’accoudais à côté du vieil Auguste occupé, pour l’instant, à vérifier les additions qu’on lui apportait de la salle de restaurant. Les habitués l’appelaient — en détachant les syllabes et en adoptant une intonation à la fois pompeuse, condescendante et amicale — « la Augustine ». Il n’avait pas quitté son tiroir-caisse depuis trente ans, frêle et strict dans son ensemble anthracite, les pommettes saillantes et vineuses, les paupières souvent abaissées pour qu’on y vît briller le fard qui, pourtant, s’évanouissait au fil de la soirée. Son souci de dignité semblait se concentrer dans le front impérial, sous l’impeccable permanente dont il vérifiait les plis par de fréquents tapotements de la main. Son seul luxe — assurait-il — était de la faire exécuter une fois par mois chez son coiffeur du passage Choiseul.
Il était le seul, ici, à ne pas essayer de dissimuler son âge et l’affirmait bien haut, au contraire, mettant une certaine affectation à remonter les manches de son chemisier à la pourpre vespérale pour découvrir ses poignets où saillaient les veines aussi fines et tendues que des aiguilles bleutées ou à pointer le doigt vers le cercle des rides, à son cou, qu’il appelait avec une sorte de pitié acide pour lui-même : « mes rides baladeuses », tant il s’identifiait au Vagabond et souhaitait en incarner l’histoire. Il évoquait son ouverture au printemps 1958 avec des trémolos de gratitude envers la vie, comme si de ce jour-là datait sa seconde naissance — quand il avait quitté son emploi d’aide-couturier dans un atelier de la rue des Fauvettes pour venir régner sur un bar où il se flattait d’avoir su conserver, par sa seule présence, une clientèle de « bon ton ». Il était au cœur de toutes les intrigues et captait le moindre signe de l’imminence d’une révolution de palais — la disgrâce d’un serveur, le projet d’un changement de décor ou un bouleversement dans l’agencement du menu qu’il feignait d’accepter par sa passivité onctueuse. Mais attentif à maintenir la tradition du Vagabond contre l’invasion des modes, il en empêchait l’exécution en distillant quelques paroles judicieuses, en général dans les coulisses, à la fin de la nuit, où il profitait de l’enivrement du gérant pour lui imposer sa volonté. C’était lui qui, par sa politique du secret, ses ambassades clandestines, sa manière de recueillir — bouche en avant et mains gourmandes posées sur celles de son interlocuteur — des confidences qu’il saurait faire fructifier au moment opportun, dirigeait, en réalité, Le Vagabond — tel un homme de l’ombre qui manipulerait le pouvoir dans un royaume de comédie. D’autant que sa sûreté en matière de calcul, sa promptitude à déceler des erreurs de gestion qu’il se flattait d’être le seul à pouvoir « rattraper », sa mainmise sur les livres de compte — ces registres noirs gardés jalousement au-dessous du comptoir — nous donnaient, à tous, l’illusion que Le Vagabond lui appartenait — le propriétaire, un certain Friedrich Schmitz qui, disait-on, vivait à Munich, ayant fini, à force d’absence, par ne plus exister à nos yeux.
Auguste se penchait vers moi en me demandant : « Eduardo est bien parti ?… », avant d’ajouter entre deux cliquetis de son tiroir-caisse : « Il est mieux, là-bas… Sa mère le soignera bien… C’est son seul fils… » C’était lui, Auguste, qui avait réussi à imposer comme serveur Eduardo, après l’avoir recueilli, un soir d’automne, dans l’ombre de la pluie sur la terrasse de l’Orangerie où il cherchait un gîte à son arrivée de Zamora. Il lui avait appris à servir la juste rasade de whisky, à repérer les clients qui, en s’éloignant dans les fumées, s’apprêtaient à oublier de payer, à savoir prendre, avec une alliance de fermeté et de délicatesse, les billets d’entre les doigts amollis par l’ivresse de ceux qui menaçaient de se renverser de leurs tabourets.
Mon cœur se serrait en regardant, à l’autre extrémité du comptoir, la place laissée vide par son départ. On n’avait pas encore osé le remplacer, non pas tant par scrupule que pour déjouer les rumeurs sur la nature de sa maladie qui, confirmée, aurait fait — comme me l’avait déjà dit Auguste — « mauvais effet ». À ceux qui s’étonnaient de sa longue absence, on racontait qu’il s’était pris de toquade pour un guide de Madère où il passait ses vacances d’hiver, et qu’il retardait, de semaine en semaine, le moment de revenir. Je le revoyais, mince et musclé dans sa chemise blanche, aussi ample qu’une tunique d’été, hausser le volume du tourne-disque quand, plus tard dans la soirée, il pouvait passer les chansons qu’il aimait — celles de Joselito, « l’enfant à la voix d’or », ou de Sarita Montiel. Il accompagnait les couplets de « Violettes impériales » d’œillades amoureuses et d’un mouvement langoureux de ses bras qui berçaient d’imaginaires corbeilles emplies de fleurs. Puis il faisait semblant de jeter les bouquets vers l’assistance qui, sous le charme de son offrande, l’applaudissait et lui lançait des baisers à coups de doigts joints envolés vers le plafond de miroirs. Il souriait lui-même de ces emballements de sentimentalité qu’on aurait pu juger mièvres : ils épousaient simplement la douceur d’un cœur honnête, prompt à s’attendrir et intact depuis les hivers où — se souvenant qu’il avait été l’un d’eux — il rachetait aux gamins pauvres de Zamora les billets de loterie — cette « illusion du samedi » — qu’ils n’étaient pas arrivés à brader à la fin de la journée. Jusqu’au bout, il avait gardé sur la table de chevet de sa chambre d’hôpital, serré dans le col d’un vase, un bouquet de violettes dont, depuis longtemps, les couleurs s’étaient effacées et les tiges effritées, mais qu’il avait tenu à emporter dans sa valise. Il le rattachait aux nuits dorées du Vagabond lorsque, depuis son coin d’estrade, il interpellait avec un rire ensoleillé — avec lui, c’était toujours la belle saison ici — ceux qu’il voyait arriver en leur lançant : « Comme tu as l’air en forme, ce soir !… » ou bien : « D’où viens-tu pour être aussi content ?… », histoire de leur faire oublier leur solitude et leur donner l’assurance nécessaire pour séduire. Lui qui, en ce moment, tremblant sur sa couchette de chagrin et de regret de ne pas être parmi nous, passait pour la dernière fois la frontière de la France. Le grincement des treuils et le choc de fer des roues que l’on changeait à Irun ne lui parvenaient qu’assourdis derrière les vitres du compartiment où il arrivait à peine à retenir l’écharpe entre ses mains épuisées. Il nous disait secrètement adieu et nous souhaitait de nous amuser encore au Vagabond, sans qu’il songeât même à protester contre ce mal que nous avions décidé ensemble d’appeler — pour lui donner une teinte de vêpres et de printemps froid — « le mal mauve ».
Je me rendais compte qu’on n’avait jamais éclairé vraiment, au-dessus des rangées de bouteilles — comme si la pénombre convenait mieux à ce patron tutélaire qui veillait sur nos destinées nomades —, le portrait du vagabond dessiné par Isis Lulli, la meilleure amie de jeunesse d’Auguste. Sous le béret, croqué en quelques coups de fusain, les années n’avaient pas changé l’expression d’imploration ivre, tendre et corrompue de son regard — comme lassé d’exercer sa clairvoyance. La barbe qui submergeait le bas de son visage et dissimulait ses lèvres lui donnait une allure de prophète sauvage, insoucieux de ce que ses prédictions se perdent dans le passage des nuits. Jamais autant que ce soir-là l’ambiance ne m’avait paru aussi électrique Jamais on n’avait bu à ce point, aussi. C’était une véritable voltige de verres qui, emplis d’alcool, passaient au-dessus des têtes et des épaules. Ils se renversaient parfois sur une part de nuque ou un lobe d’oreille. Aussitôt jaillissaient des gloussements de protestation, des jérémiades de coquettes s’indignant d’être transpercées dans leur chair. On aurait dit une confrérie hystérique qui, poussant à l’extrême ses enthousiasmes et ses anathèmes, surexcitant ses rites de dévotion et d’exclusion, cherchait à se convaincre elle-même de la pérennité d’une religion à laquelle elle ne croyait plus vraiment.
À l’entrée de la salle de restaurant, la bande de Gilles Tessier se lançait dans sa ronde habituelle de calembours obscènes et de calomnies allusives. Ils portaient tous des boîtes oblongues dont le vernis bleu nuit était souligné d’un double liseré or et grenat. C’était l’architecte Jacques Duval — racontait Gilles, ravi de ce coup qu’ils semblaient n’avoir accompli que pour nous intriguer — qui les avait entraînés, à minuit, rue Cambon, dans les sous-sols de la Chase Bank, bientôt transformée en appartements. « Une vraie descente aux enfers… », disait-il en mimant les délices de la terreur. Ils s’étaient glissés dans le labyrinthe des couloirs et des passerelles avant d’atteindre la salle des coffres-forts ouverts, cette « île aux bijoux » perdue dans la nuit de l’immeuble. Ils y avaient fait une razzia de ces coffrets qu’ils tenaient à nous offrir comme pour nous transmettre un rêve de parures, un songe de diamants.
Prétendant l’avoir trouvé dans la poussière de ciment des premiers travaux (mais je le soupçonnais de l’avoir emprunté à une amie pour mieux nous épater), il promenait au-dessus des regards médusés un pendentif : dans un médaillon bordé d’écorces d’émaux et d’or, le corps d’une femme allongée se fondait dans le clair-obscur du cristal de roche. « La volupté endormie », le baptisait-il avant de l’accrocher au cou de Lucrèce — l’ancien travesti vedette de l’Heure Bleue qui avait fini sa carrière en chantant aux Ephèbes en fin de soirée. C’était son premier bijou depuis longtemps : lorsqu’on s’étonnait qu’elle ne portât plus rien (pas même sa main en faux rubis) sur la veste de son tailleur pied-de-poule, elle répondait d’ordinaire qu’il ne lui restait, de ses années de gloire, que ses yeux « pailletés d’or ». Comme pour s’accorder à la posture d’abandon de la femme ciselée, elle renversait la tête en arrière et adoptait une pose de luxure assouvie en se couchant presque sur le comptoir où ses cheveux se répandaient parmi les verres et les écharpes abandonnés. Autour d’elle éclataient des salves d’applaudissements auxquelles demeurait étranger le vieil aveugle, l’ancien propriétaire des Ephèbes assis seul à la table de l’As. Puis des bras se joignaient pour former une litière où Lucrèce glissait, la jupe relevée à mi-cuisse découvrant la blondeur de ses jambes encore minces. En chantonnant ce refrain que nous reprenions en chœur — « Je vagabonderai sur les chemins de la vie / sur les boulevards de Paris » —, qui ressuscitait une joie rebelle, ranimait une flambée de bonheur, elle se laissait porter jusqu’à lui. Elle détachait le pendentif et le lui tendait pour qu’il le caressât et comprît l’origine de cette émeute de plaisir qui, pendant quelques minutes, avait embrasé Le Vagabond. Elle lui racontait chaque motif en guidant ses doigts sur la surface du bijou — pleine de pitié reconnaissante envers cet homme dépossédé de ce à quoi il avait tenu le plus dans sa vie : Les Ephèbes.
Au début de chaque soirée, oubliant leur ancienne rivalité, Auguste allait le chercher dans son appartement d’angle de la rue Thérèse où il se tenait reclus depuis qu’on avait détruit Les Ephèbes. Il n’avait pu supporter le spectacle des travaux : chaque pan de cloison que l’on abattait, le moindre coup de pioche qui démantelait le comptoir ou les alcôves tapissées de velours parme qu’il avait appelées les « chambres cardinales » lui dévastait le cœur. Pour ne plus rien voir des monceaux de gravats, de la colline de parpaings et des nuées de poussière qui s’élevaient des tombereaux alignés au bord de la rue Thérèse, il avait demandé à Lucrèce de coller des carrés de soie noire à toutes les vitres de son appartement. Retranché dans sa chambre, côté cour — où ne lui arrivait que le faible écho d’un mouvement de grue qui aurait pu venir de n’importe quel coin du ciel de Paris —, il attendait que s’achevât l’œuvre de démolition dans une obscurité de tombeau où les tentures en satin ivoire de son lit à baldaquin prenaient dans l’ombre l’aspect de suaires suspendus et raidis par le poids d’une fièvre asséchée. Il ne se déplaçait que pour errer entre les alignements des dieux de plâtre qu’il avait sauvés du naufrage des Ephèbes. Avec les masques de leurs visages dont le bleu paradis s’était évanoui, leurs torses poreux et écorchés à l’endroit du cœur, l’effritement des lauriers de leurs couronnes de stuc, les plis de leurs toges grêlés d’anciennes éclaboussures d’alcool et le déséquilibre de leurs corps que les secousses du transfert à travers la rue avaient en partie détachés des socles de marbre gris, ils paraissaient des divinités déchues et déjà corrompues par leur équipée terrestre. À force de s’imposer cette geôle de nuit, de condamner de lui-même la moindre infiltration de lumière du jour qui aurait risqué d’amener avec elle l’écho du fracas des glaces et des Venise peintes basculées dans le vide, le noir lui était entré dans les yeux, lui avait pris la rétine et dissous le nerf optique, racontait-il avec une telle tranquillité que nous avions tous cru, au début, que cet état d’aveugle était un subterfuge, une ruse destinée à nous apitoyer et à obtenir des plus jeunes — dont il respirait à distance la beauté — qu’ils viennent incliner vers lui leurs visages. Il les implorait de rester penchés, au moins quelques secondes, et les caressait du bout de ses doigts tremblant d’adoration apeurée.
Pierre Vincente entrait en trombe (suivi de près par Serge qui, tel un valet de comédie, pliait sur son bras le manteau de loup qu’il venait de lui confier) et jouait des coudes pour parvenir au centre du Vagabond. Il arrivait sans doute directement du théâtre de Clichy où, depuis le début de la semaine, il interprétait — aux côtés d’une star aux abois qu’il se flattait d’avoir fait remonter sur les planches après vingt ans d’absence et sauvée ainsi in extremis de l’oubli — Poussières, la pièce qu’il avait écrite juste après la mort de sa mère et à laquelle il tenait plus qu’à lui-même, disait-il en faisant mine de s’arracher les entrailles à l’aide de son poing tranchant dont il se labourait, de bas en haut, la poitrine. Il apostrophait — afin qu’ils viennent se rassembler autour de lui et forment un public d’adulateurs — les garçons qu’il se rappelait avoir fréquentés. Auguste souriait d’aise derrière le comptoir. Ravi de ce qui apportait un peu de lustre à son établissement, il accueillait avec délice ceux qui avaient une teinture de célébrité. Elle ne manquerait pas — croyait-il — de rejaillir sur Le Vagabond.
Emporté par son délire narcissique, par la rage de sa mégalomanie qui le rendait aveugle aux mines sceptiques des clients qui n’accordaient que moyennement foi en son génie (« des poussières de talent, plutôt… », se moquait même quelqu’un derrière moi), Vincente s’écriait qu’un spectateur enthousiaste lui avait tout à l’heure déclaré dans sa loge qu’on n’avait pas vu un comédien de sa trempe depuis Gérard Philipe. Parce que Felix lui demandait : « Et elle ?… Comment est-elle ?… » il semblait soudain se rappeler qu’il n’était pas seul en scène : « Elle est divine, bien entendu… Et, d’ailleurs, on a tous joué superbement… Même la petite Myriam était magnifique… » Puis, se tournant vers Jeannette (c’était la seule femme présente, ce soir-là, au Vagabond : elle continuait à essuyer sur son front les gouttes de l’averse de neige sous laquelle elle venait de courir depuis sa cordonnerie de la rue Sainte-Anne, désolée de cette « flottée » qui avait gâché le fard rose que, pour la première fois, elle avait appliqué sur ses joues pour venir nous voir), il s’exclamait : « Il y a un mot qui m’est venu comme ça, dans la dernière scène… Qui n’était pas dans mon texte… Que je n’avais pas prévu : “merci”… Oui, j’ai dit merci à ma mère en levant les yeux vers elle… »
Je revoyais la photographie géante de la vieille femme méditerranéenne, suspendue au-dessus de la scène. Sous la couronne de cheveux blancs tressés, les yeux — leur couleur, leur lumière — étaient rendus presque invisibles par la concentration des cernes qui les bordaient : les ombres des deuils, des veillées et des renoncements paraissaient avoir été gravées sur la peau, soulignées au burin. Pourtant, l’âpreté tragique qu’ils auraient pu donner au visage était éclipsée par un éclat de malice presque juvénile — était-ce dû aux lèvres qui bougonnaient de joie retenue ? — comme si, regardant un enfant jouer devant elle dans un jardin, elle se laissait gagner par le plaisir de ses facéties et se moquait elle-même de la réprimande qu’elle s’apprêtait à lui adresser.
« Oui, ce merci, je suis sûr que c’est le plus beau mot de la pièce… », disait-il en concentrant — comme s’il la cadrait — son regard sur Jeannette. Désemparée d’être confondue avec une image qui la dépassait, Jeannette ne savait quelle contenance prendre, elle qui — comme elle le disait parfois — avait été « amenée » par la vie, tout doucement, sans même s’en rendre compte, à ne pas être mère. Elle ne le regrettait pas, cela s’était fait tout seul ; elle savait, de toute manière, que, pour accompagner sa vieillesse, il y avait les enfants du Vagabond, nous qui l’entourions et auxquels, d’habitude, elle distribuait les pâtes de fruits qu’elle tirait de la boîte d’osier posée sur le comptoir. Sur l’étiquette était inscrit « Envoi de Nice » — cette ville qu’elle imaginait, avec des belvédères rose et mauve, fondre tout entière au soleil.
Elle baissait la tête, gênée d’être ainsi fixée, là-bas, sur le dernier tabouret. S’impatientant de ce qu’elle n’entrait pas dans son jeu et désireux de trouver un élément qui nous touchât davantage, Vincente se retourna vers nous et lança : « Combien, parmi vous, sont capables de lui dire merci, à leur mère ?… » Il y eut une sorte d’étouffement des voix et de la musique dans Le Vagabond. Désorientés par cette question, nous nous taisions, laissant — accompagné par la progression du silence — ce mot de « merci » descendre dans les profondeurs de nos vies et se déposer sur nos cœurs. Chacun semblait se demander ce qui l’emportait en lui-même — l’amour ou l’hostilité, la reconnaissance ou la rancune, le regret de la laisser disparaître dans les limbes de l’hiver ou le besoin de voir resurgir sa silhouette dans le ciel des miroirs, elle qui avait fait de nous des êtres de passage, trop incertains de notre identité promenée de désir en désir pour être devenus des hommes, trop rompus aux tactiques amères pour être restés des enfants.
L’avais-je déjà murmuré, ce « merci » ? Oui, me semblait-il, le matin de la fête des Orangers, à Saint-Arnaud, quand les hommes endimanchés portaient à la boutonnière les premières fleurs du printemps, quand les cerfs-volants glissaient dans le ciel embaumé au-dessus du square d’Orléans et qu’au long des rues enguirlandées de branches d’un vert sombre, presque noir, la rumeur des tangos des Tamaris se mêlait à l’écho des valses des Alizés : elle se tenait recluse, ayant choisi ce jour d’allégresse pour faire le « grand ménage » (elle avait relégué sur la terrasse, où il attendait la permission de rentrer, mon père qu’elle persistait à appeler « lui » — le dépossédant de son prénom, de sa place dans le monde et de sa teneur d’existence). J’aurais voulu qu’elle m’accompagnât jusqu’au jardin des Rois — celui des orangers centenaires qui, tels des souverains endormis, au corps noueux et blanchi, s’inclinaient en arrière vers les talus de primevères. Devant mes supplications répétées, elle avait fini par rejeter le foulard dont elle se protégeait les cheveux et, après s’être lavée et parfumée, mit sa robe d’un bleu si pâle, presque blanc, où les taches jaunes, irisées de noir, semblaient des papillons fondus dans la trame du tissu. Quand nous franchîmes le porche, je lui dis intérieurement « merci » — pour sa manière de s’accorder, en marchant dans le soleil de la rue Ampère, au rythme des eaux libérées : on soulevait toutes les vannes dans les champs de l’Ouest au moment où crépitaient les salves de mousquetons saluant l’arrivée du cortège d’émondeurs qu’on s’apprêtait à honorer dans les jardins de la villa de l’Administrateur. Mais je m’apercevais qu’emportée par l’ardeur du défi d’insouciance qu’elle se lançait à elle-même, elle passait au large de tout — des arcs de triomphe tramés de roses et de jasmins ; du seuil de la salle des fêtes martelée par les pas des quadrilles des orangers ; des familles attablées à la terrasse du café Boullis qui lui demandaient de les rejoindre : elle leur répondait par un salut qui se voulait amicalement désinvolte et n’était que brusque.
Ce « merci » que j’aurais voulu garder encore longtemps dans mon cœur se diluait, gagné par l’ombre de la brume qui régnait au-dessus des marais vers lesquels elle m’entraînait à marche forcée. Elle s’enfonçait devant moi dans le souvenir des chemins inondés par les ruisselets de la fonte des neiges comme si elle voulait rejoindre la mort de l’hiver dans le domaine des tourbes et des roseaux noyés. Elle ne s’arrêtait qu’en apercevant, de l’autre côté du canal latéral, descendue de la cour du monastère abandonné de Notre-Dame-des-Neiges, où se retranchaient les anciennes prisonnières du pénitencier de Sétif qu’on jugeait indésirables au village, l’une des femmes bannies, encore ruisselante des joncs et des herbes qu’elle avait traversés. L’inconnue tenait dans ses mains un bouquet de fleurs des champs : c’était sa façon, à elle, de participer, même de loin, à la fête des Orangers en se laissant bercer par la rumeur de la musique des Tamaris que le vent d’équinoxe portait jusqu’au bord de l’étang. Face à face dans l’arène du brouillard qui communiquait — disait-on — la fièvre ondulante et chavirait les consciences à vie, elles semblaient, toutes les deux, isolées en terre étrangère, telles des femmes qui, parce qu’elles s’étaient écartées de la route commune, avaient laissé, retardées par un détour de paresse triste et un goût inné de la détresse vagabonde, se refermer devant elles les portes du bonheur. Je prévoyais qu’au moment de rentrer, nous n’aurions que la mémoire de la fête des Orangers — le dernier écho des tambourins des fantasias du soir, les lueurs des ultimes corbeilles d’oranges que les enfants ramenaient du jardin des Rois. Peut-être lui avais-je dit merci, ce soir-là, pour la première et dernière fois : je savais qu’avec elle la joie ne pouvait être vécue que dans le regret de l’avoir vue se dérober, et l’insouciance n’était en sa compagnie qu’un répit de la peur. Il n’y aurait de printemps que loin d’elle, loin de ses yeux bordés par la nuit des cernes de la vie perdue et ne s’éclairant qu’à la vue des raisins d’Italie qui arrivaient dans le bleu de l’hiver.
Emporté par une sorte d’hystérie de remords et libérant dans l’espace du Vagabond les forces nerveuses qu’il avait dû contrôler sur la scène, Pierre Vincente secouait l’épaule de Felix et lui lançait, avec un rire sarcastique : « Et toi, tu crois que tu peux lui dire merci ?… » Mais Felix avait en horreur ces attouchements forcés. Il rejetait le bras de Vincente, repoussait cette lame d’émotion hybride dans laquelle l’acteur cherchait à nous englober et criait : « On n’est pas au théâtre ici ! » Retrouvant son élan de triomphe narcissique, d’ironie exaltée, Vincente répliquait : « Mais qu’est-ce que c’est que Le Vagabond, sinon du théâtre ?… Rien que du théâtre… Avec, en plus, de mauvais comédiens… Des doublures sur le retour dont personne ne veut plus… Qui rabâchent, depuis des années, le même texte… Les mêmes plaisanteries éculées… Une Cerisaie de bas-fond… » Enflammé par la jubilation d’une intuition meurtrière, il ajoutait : « De toute manière, c’est un théâtre qui va bientôt fermer.. La représentation est terminée… Je le sens… »
Comme si, transpercé par cette menace, il incarnait à lui seul Le Vagabond qui — après un temps d’impassibilité amère et de jalousie aux aguets — avait fini par se substituer dans son esprit aux Ephèbes, en lui donnant une nouvelle raison de vivre, le vieil aveugle se leva soudain de son fauteuil. Il dressait sa canne en avant et se dirigeait droit vers Pierre Vincente, galvanisé par le désir d’une revanche idéale, comme s’il drainait la jeunesse des dieux ressuscités qui lui transmettaient leur influx d’éternité en se laissant reconduire par lui vers l’Eden des nuits d’or dont la cupidité humaine les avait exilés. Il appuyait l’extrémité de sa canne sur la poitrine de Pierre Vincente qui reculait vers la paroi peinte où — grâce à la pénombre de fond de scène qu’Auguste ménageait en tamisant la lumière des spots — le jaune des coucous disparaissait derrière la profusion des lotus noirs. Coincé contre le mur, n’osant pas détourner la canne que l’aveugle maintenait, avec une délectation féroce, au creux de sa poitrine, il apparaissait soudain amoindri, perdu. Il retrouvait l’expression de honte désorientée qu’il avait lorsque, au dernier acte de la pièce, il embrassait dans la nuit du plateau les bras du fauteuil de jardin vide où sa mère s’était éteinte en inclinant la tête sur le côté et en laissant rouler une pelote de laine à ses pieds sans qu’il fût là pour lui dire adieu. Le vieil aveugle avait réussi à abattre sa superbe ; il pouvait retirer sa canne et s’éloigner. Serge déployait le manteau de loup et aidait Vincente à l’enfiler, seul à conserver pour l’acteur de Poussières un regard d’admiration.
Il revenait vers nous en s’appuyant sur sa canne, heureux d’avoir su éloigner de nos cœurs l’appréhension que Le Vagabond fermât un jour. Nous le laissions tour à tour nous enlacer dans ces accolades si particulières (son bras en vous encerclant avait des ondulations de danseur sacré avant qu’il ne pianotât quelques notes au milieu du dos), un brin cérémonieuses, protectrices et amicales, par lesquelles il accueillait, avant, les clients à l’entrée des Ephèbes. Nous le laissions nous embrasser les lèvres, la nuque, un bord d’épaule au gré des parfums qu’il prétendait reconnaître : « Ah !… C’est toi !… », disait-il à chacun, sans le nommer, avec un soupir de plaisir et de reconnaissance. Nous nous abandonnions à ces effleurements de démiurge tendre car il faisait de nous, à tour de rôle, des dieux qui veillions — par une pression de nos mains qui orientaient sa marche — à ce qu’il revînt s’asseoir à la table de l’As, placée devant la porte de la « chambre à falbalas ». Elle restait condamnée depuis qu’Eduardo en avait emporté la clef (Auguste n’ayant pas osé la lui reprendre avant son départ pour lui faire croire qu’il reviendrait bientôt parmi nous).
Cette clef qu’un dimanche de novembre, où Auguste lui avait demandé d’aller chercher des cotillons pour « remonter » une ambiance qui commençait à s’étioler, Eduardo n’avait pas réussi à faire tourner dans la serrure tant sa main lui échappait. Pour qu’on ne la vît pas se raidir — les articulations se glaçant peu à peu — et devenir cet organe incolore qui prenait la consistance d’un battoir posé contre les glaces, Eduardo incurvait le coude et le faisait descendre le long de son ventre. À ce moment-là, nous comprîmes — Auguste et moi — que tout était fini, et que cela irait vite, sans doute. Affolés de tristesse, nous interpellions au hasard ceux qui nous entouraient, essayant d’attirer leur attention afin que nul ne fût témoin de son calvaire secret devant le versant de miroirs où il cherchait, en reculant, la mémoire de son propre visage. Il dodelinait de la tête pour tenter, une dernière fois, de se persuader que ce n’était qu’un accident, une défaillance passagère due à un excès d’alcool, de fumées et de monde. « Comme si je n’étais pas habitué à tout ça… », semblait-il se dire avec un sourire résigné, d’adieu déjà. Il sentait son corps qui s’en allait doucement et l’abandonnait comme une île de chair qu’il ne pourrait plus jamais rejoindre : elle emportait avec elle le souvenir du bonheur — Le Vagabond, nous, les voûtes de L’Illusion, la traversée, à l’aube, du silence gris-bleu de la place Vendôme, les bains de soleil, au début de l’été, sur les quais de la Seine, le départ vers Sitges ; midi, en juillet, à l’ombre des mûriers dans les jardins de l’hôtel Romântico, la jetée de bois blond du Callipolis, les pieds nus sur les dalles en granit rose de la promenade du bord de mer, le sourire d’un garçon qu’il croisait sous les remparts de la citadelle et décidait d’aimer pour la saison entière. Il enfonçait sa main inerte sous la tunique, habité par ce courage pudique qui lui interdisait d’émettre la moindre plainte. Guidé par le désir de ne pas assombrir davantage l’ambiance du Vagabond, il glissait le long de la banquette et, préférant mimer l’ivresse que d’exhiber sa douleur, jouait de son vertige de faiblesse. Il se hâtait de descendre l’escalier des vestiaires, se raccrochait en bas à la masse des manteaux suspendus avant d’aller s’asseoir dans le renfoncement de velours noir. Il écoutait, avec une attention qui fuyait de seconde en seconde et comme si elles lui parvenaient de l’autre bout du monde, la rumeur de la musique et les exclamations des clients qui s’étonnaient de son absence prolongée derrière le comptoir : il savait que leurs questions s’espaceraient au fil des soirs jusqu’à ce qu’on l’oubliât.
Quelques jours plus tard, il semblait me déléguer sa vie : « Profite de chaque instant, maintenant… Fais ce que je n’ai pas eu le temps de faire… Voyage, aime, travaille… N’aie pas peur… », me disait-il dans la pénombre du petit appartement de la rue du Rocher où j’achevais de ranger ses vêtements dans la valise, en attendant de l’accompagner à l’hôpital. Mais je retardais le moment de commander le taxi qui devait nous y conduire : je voulais le laisser encore quelques instants s’abandonner à sa paix triste au bord du lit. Sa main gauche était repliée sur la clef de la chambre à falbalas, et de menus tressaillements la parcouraient comme si elle abritait un insecte d’hiver. Il avait tenu à mettre, pour s’en aller, son blazer bleu marine (« ma tenue de communiant… », avait-il plaisanté tandis que je l’aidais à l’enfiler) qu’il portait à son arrivée à Paris, comme s’il avait voulu abolir, par cette veste de jeunesse, toutes ces dernières années et retrouver son état d’adolescent, avide d’amour, qui, retiré dans l’ombre de l’ancien hangar des cuves de miel, à la sortie de Tormes, avait tant rêvé des plaisirs de Paris. Il écoutait le battement contre les vitres de l’extrémité des branches du marronnier que l’automne achevait de dénuder. Les yeux mi-clos, qu’une frange de pleurs glacés au bord des paupières blêmes comme neige semblait empêcher de se refermer, il attendait que montent vers lui les reflets de la vitrine éclairée du magasin d’habits de soirée de la rue du Rocher — là où il avait récemment repéré un smoking qu’il s’était promis de s’offrir pour le porter au Vagabond, la nuit de Noël.
On achevait d’empiler les nappes sur la table centrale du restaurant vide. Les lumières s’éteignaient sur les guirlandes de la soirée du jour de l’An qui ne seraient retirées qu’à la fin du mois. Le vieil aveugle laissait glisser entre ses doigts le ruban en satin noir du pendentif de « la volupté endormie » que lui avait abandonné Lucrèce partie, avec la bande de Gilles, vers L’Illusion où ils finiraient la nuit. Ils avaient laissé sur la banquette en peluche grise les boîtes à bijoux que n’osaient pas prendre, en s’éloignant, ceux qui, n’ayant trouvé aucun partenaire pour la nuit, faisaient un dernier tour du Vagabond avant de disparaître dans les plis du rideau. Un homme m’adressait un signe à l’autre bout du bar : il me fallut quelques secondes pour reconnaître mon vieil ami, Christian. Sa silhouette de pâtre, aux cheveux drus et au visage blond, qui, dès qu’il paraissait, semblait promener une part d’été dans l’ombre des fumées et des voix qui se tamisaient sur son passage, était désormais celle d’un monsieur fatigué, essayant de dissimuler l’enflure de la taille sous l’ampleur du caraco de toile noire et l’usure de ses traits par un sourire trop prononcé. Il était devenu semblable à ces hommes du Vagabond que, dans notre jeunesse, il me désignait d’une moue ironique en disant : « Il faut vraiment chercher pour leur trouver quelque chose qui accroche encore… Vas-y, toi, si tu veux… »
Je le revoyais, ce soir, avec un mélange de reconnaissance — il m’avait souvent, avec une rudesse tendre, retenu au bord de la chute — et de crainte car, ces dernières années, il multipliait à l’égard de ses anciens amis qu’il croisait lors de ses passages à Paris les remarques acides. Il excellait, au fil de la conversation, à dévoiler les régions blessées de l’âme et les pourfendait avec une jouissance décuplée par l’audace et la conscience hallucinées de son bon droit que lui donnait l’alcool. Je savais ce qui inspirait ses accès de virulence, ses élans de dénigrement qui tentaient de corrompre la foi que les autres avaient encore dans leurs désirs, leurs projets ou leurs amours : l’intuition du déclin de sa propre existence depuis que, lâché par un riche négociant de Lugano, il avait dû se résigner à retourner en province. Il avait ouvert à Perpignan un magasin d’antiquités qui tenait moins de la boutique dont il avait, un temps, rêvé, que de l’antre du brocanteur. Le salon d’été, qui en constituait la pièce maîtresse, prenait, dans la pénombre, l’allure d’un décor de théâtre abandonné, sous l’azur du lac peint en trompe-l’œil. Il en contemplait, pendant des heures, les rives d’ancolies depuis le sofa où il restait étendu jusqu’à ce qu’il s’avisât, vers trois heures de l’après-midi, d’ouvrir la porte du magasin à l’un des rares clients qu’il n’avait pas découragés par son indifférence. Il exhibait sur la pile de journaux de mode entassés sur le guéridon à l’entrée de la boutique le carton d’une invitation à un vernissage ou à un cocktail récents. Les visiteurs seraient ainsi convaincus qu’il restait une personnalité en vue, « à la pointe de la mode » comme il le disait avec un accent de bravade qui dissimulait mal son regret de ne plus être l’un des princes des fêtes parisiennes et l’effort désemparé qu’il faisait pour tenter de rattraper l’ersatz d’une splendeur évanouie, les reflets de la royauté dispendieuse dont il avait fait preuve en régalant, de bar en bar, des inconnus qu’il ne reverrait jamais. Il était parti de Paris, seul, sans qu’aucun de ceux qu’il avait comblés de largesses ne manifestât sa présence. Je savais que sa cruauté d’occasion n’était qu’un faux pas de la tristesse, la recherche abrupte d’un moyen pour me rejoindre et raviver le regret, que j’exprimais de plus en plus rarement, des complicités de notre jeunesse — nos promenades, presque amoureuses, dans les berges de roseaux de l’Agly, la rivière de Rivesaltes ; le partage des affres des plaisirs clandestins dans la nuit des remparts du palais des Rois de Majorque ; les aubes de Barcelone où, de l’Eléphant Blanc à La Paloma, nous recherchions ensemble celui qui saurait, avec le plus d’art, nous dépouiller de nos derniers billets.
Je ne voulais pas que pour quelques mots injustes expirât le souvenir des années communes — sachant que la fin d’une amitié était plus intolérable que la mort d’un amour car son souffle déçu ternissait, en s’éteignant, la part que l’on aurait voulu garder la plus lumineuse en soi : celle de l’enfance. Je reconnaissais, en m’approchant, la ritournelle narquoise et désenchantée qu’il sifflotait pour prouver son détachement d’avec le monde. Mais les notes me semblaient un peu fausses, ce soir, comme si un soupçon de chagrin retenu les empêchait de s’accorder. Il me dit qu’il était venu à Paris pour essayer de vendre un tableau de Maillol — un paysage de ses débuts : il espérait en tirer un bon prix, il en avait besoin en ce moment. Il n’avait pas envie de donner le change, n’éprouvait même pas le besoin de prendre un masque de sûreté désinvolte. Il me tendit un verre, m’y laissa boire quelques gorgées puis me dit : « Joep est mort. » J’ai senti mon cœur flotter tandis qu’il répétait, avec une douceur découragée : « Joep est mort », comme une psalmodie destinée à atténuer la brûlure de cette nouvelle qui me dévastait la poitrine et m’obligeait à me retenir à la rampe du bar face à Auguste dont je devinais — dans le vertige de détresse qui me voilait le regard — l’air apitoyé avant que sa main ne vînt se poser sur mes doigts qui tremblaient de froid.
La nuit d’hiver était entrée : il neigeait sur les miroirs du Vagabond qui se brouillaient autour des silhouettes des clients pareils, dans la profondeur des glaces éteintes, à des captifs endormis debout dans un enfer de velours. Christian me ramenait doucement vers sa poitrine : il y avait maintenant trop d’arbres abattus autour de nous sans que nous en ayons été prévenus. Dieu n’était qu’un bûcheron fourbe qui profitait de ce que la terre devînt aveugle dans l’hiver pour avancer a pas feutrés et bâillonner par surprise, jusqu’à ce qu’ils expirent, les enfants qui continuaient à s’aimer dans le secret des forêts enneigées. Là-bas, au fond de l’estrade où nous nous étions repliés, comme dans une escale d’ombre où seul veillait le portrait du vagabond, ne nous parvenaient plus que la rumeur de la musique et l’écho des derniers rires sur le pont du bateau de la vie qui se détournait de nous.