III

Les lumières de L’Illusion s’éteignaient au bout de la rue des Petits-Champs. Dans le silence du square Louvois, les vagues de neige recouvraient les bancs et les bosquets puis retombaient au bord de la vasque de la fontaine gelée. Les carrefours, les rues et les façades disparaissaient sous le vent égal de blancheur. Je n’avais plus froid. Il me semblait entendre — montant du fond de la nuit d’Amsterdam — le timbre allègre d’une sonnette — un écho, presque printanier, dans le ciel de givre. Une grande bicyclette noire s’approchait. C’était Joep qui me touchait l’épaule en passant et, après un rire assourdi par l’écharpe de laine brune qu’il tenait plaquée à ses lèvres, me demandait :

– Tu rentres ?

– Oui… Et toi ?

– Je vais faire un petit tour…

Comme je devais avoir une expression de reproche — qu’il se fût arrêté de peindre dans son atelier de Prinseneiland, pour aller (bien qu’il ne l’avouât pas) dans la chambre du D.O.K. où, nu et halluciné de désir, il se livrait à n’importe quelle étreinte :

– Je partirai à Bruges, en mai, me dit-il, je compte me retirer à l’abbaye des Dunes. Je serai au calme, là-bas, pour travailler.

– C’est bien…

– J’aime les longues périodes d’abstinence… Les grands silences…

– Je sais, Joep…

Et après une hésitation, où se lisait le trouble d’un léger remords :

– Je suis capable de peindre des semaines entières, sans m’arrêter…

– J’en suis sûr, Joep.

Sans doute encouragé par mon sourire d’approbation, il me lançait, plus déterminé cette fois :

– Je vais m’amuser un peu…

– Oui, Joep…

Il s’éloignait dans la tourmente et se retournait à peine pour m’adresser un signe d’adieu, de sa main levée sur le côté. Le vol des flocons étouffait l’écho de la sonnette et du frôlement des roues. La neige, déjà, ne portait aucune trace de son passage. Il aimait, Joep, ces éclipses moqueuses — combien de fois, tandis que je croyais lui parler en marchant à ses côtés dans la brume de Prinseneiland, ne s’était-il pas esquivé et riait-il au loin, dans les couloirs de tonneaux, de ma déconvenue. Il ne tarderait pas à revenir, je le savais, de cette autre ville bâtie, là-bas, dans la région des morts, à peine las d’avoir traversé une succession de plaines glacées. Il devait — ainsi qu’il me l’avait promis — encadrer de baguettes le tableau qu’il avait peint, l’été passé, dans le jardin du cloître de l’abbaye des Dunes et qu’il m’avait apporté lors de son dernier séjour à Paris : ce désert de brun-violet, ponctué de taches d’un rouge incandescent pareilles à des éclats de tourbes incendiées et bordé de langues vert pâle qui semblaient des concrétions d’algues déposées par une vieille marée. Tout un silence — sans aucun reflet d’âme humaine — aux extrémités de la terre, là où elle finissait, devenant une matière improbable, composée de lave cuivrée, de racines fondues et de glaise sableuse, la dernière frontière d’une digue informe qui, attirée par le néant, achevait de s’effriter dans l’hiver du monde.

 

 

Il s’était éteint sans souffrance, « comme un long évanouissement », avait dit à Christian, sur la terrasse des Tuileries où il l’avait rencontré, l’attaché culturel de l’Institut néerlandais. Il lui avait confié aussi que, dans les dernières semaines (tous ces jours que nous avions laissé passer sans nous préoccuper de son silence, ne nous inquiétant même pas qu’il ait cessé de nous donner de ses nouvelles), Joep avait accompli un dernier voyage sur une péniche conduite par un marinier de Prinseneiland. Je l’imaginais, Joep, se laissant mener dans le labyrinthe des canaux entre Marken et Volendam, sa main droite — qui ne répondait plus — abandonnée, sur le pont, à la lumière grise et dorée du matin de février. Entre mer et prés, il regardait défiler les maisons de Marken serrées sur les tertres entourés d’eau, leurs fenêtres qui s’ouvraient parfois sur une armoire des quatre saisons ou les volets de bois d’un lit clos, la silhouette d’une femme qui descendait un escalier extérieur puis courait sur la pelouse d’un jardin terminé par le bas rempart des dalles triangulaires et moussues pareilles à des stèles votives, les ombres des vendeurs d’anguilles fumées qui s’étendaient sur les chaussées de brique et puis, là-bas, à quelques mètres les uns des autres sur la grève d’argile et de limon, guettant son arrivée — comme des sentinelles fidèles accourues du fond de sa jeunesse —, les adolescents de Volendam, à la fois robustes et sveltes dans leurs vestes cintrées dont les boutons faits de florins d’argent scintillaient dans la brume de soleil.

Ils levaient les yeux vers lui en souriant — un sourire de reconnaissance pour son passage et de regret qu’il n’ait pas pensé à venir les voir plus tôt. Eux, ils l’auraient sauvé en le tenant éloigné de la jungle des plaisirs vénéneux où son sang avait été empoisonné — tout comme l’avaient protégé les jeunes paysans de Calabuig qui, l’été, venaient l’entourer dans la fraîcheur du cellier où il peignait et se contentaient de lui offrir le parfum d’herbes et de blé de leur peau dorée. Tous étaient étonnés par cet homme aux cheveux déjà blanchis malgré son âge encore jeune et qui, avec la grâce distraite d’un prince laissant, sans sourciller, la vie le déshériter de ses dernières forces, ne faisait rien d’autre, sur le pont, que regarder se succéder les parts d’un monde qu’il avait aimé et où ses pas ne le porteraient plus. Il disait simplement adieu — sans protester contre l’injustice d’un destin qui lui retirait ses meilleures années (celles où il se promettait de tout sacrifier pour enrichir et affirmer son art) — à ce qui lui tenait le plus à cœur : le rite de ses promenades à travers Amsterdam, ses « repérages de couleurs », comme il les appelait, du côté des anciens chantiers navals des Iles-Orientales dont il aimait respirer « le parfum d’Indes perdues » en contemplant le désert des cales asséchées, les amas de bâches blanchies par les dépôts de sel ou l’usure du vent du nord, ces suaires d’or et d’épices abritant encore, dans leurs plis, l’essence des splendeurs maritimes déchues. Il se penchait vers les barques de pêcheurs réduites à des squelettes de planches qui retenaient dans les interstices de leur carcasse invertébrée des membranes de voiles parmi les filaments d’eau — couleur de cartilage délavé — celle qui, dans un de ses tableaux, lui aurait servi à suggérer la fin des choses et des empires et que, malgré ses nombreux essais, il ne parvenait pas à restituer, se résignant à adopter un vieil ivoire ou un blanc cassé.

Il se rendait ensuite à la synagogue portugaise : « Je n’ai aucune religion… Je ne crois à rien, mais là-bas, je prends, chaque fois, une leçon de sobriété et de rigueur. » Il restait, pendant des heures, à regarder — comme si, malgré un défi d’incrédulité, il attendait la révélation d’une foi suspendue dans les régions intermédiaires entre ciel et terre — les huit vaisseaux de bois soutenus par des piliers et d’où pendaient les énormes chandeliers qu’on allumait les jours de fête. Au début de l’après-midi, respectant la règle de rendez-vous qu’il ne donnait qu’à lui-même, il entrait dans la cour d’un des anciens béguinages de la ville pour retrouver, recueilli sur l’aire de grès rose, une qualité de paix, une teneur de secret pareille à celle qu’il connaissait, à Bruges, sous le portique des maisons-dieu. Il sortait son carnet de croquis puis faisait de multiples esquisses des arcs, des moulures et des niches des fenêtres derrière lesquelles il essayait de deviner le trajet des mains des vieilles femmes qui brodaient à l’écart du monde. Invariablement, il se laissait surprendre — il aimait éprouver cette stupeur grisée — par les volées de sons qui jaillissaient de tous côtés, ceux des instruments des étudiants de musique logés dans une aile du bâtiment.

Le secret des vitres, des pierres et des eaux : voilà ce à quoi il s’attachait toujours, lorsque, debout sur la voûte de dalles qui comblaient le canal des Œillets, il s’interrogeait sur la destinée de l’eau enterrée dont il jurait qu’elle n’avait pas pu disparaître, qu’elle finirait par remonter un jour et inonder l’arche de ciment. Plus tard, lorsqu’il observait les éclats vermeils du soir qui glissaient dans les eaux de Prinseneiland et s’accordaient aux reflets des claveaux alternés des ponts, il lui semblait que tout, dans le monde et dans son existence, était « en ordre ». Mais c’était à ces moments-là — d’harmonie intime et de détachement suprême — que tout se renversait. Il était saisi d’un brutal vertige de doute sur sa vie et son art, glacé par une sorte de découragement affolé devant ce qu’il imaginait être les limites de ses dons. Submergé par un élan de scepticisme panique, il dénigrait tout ce qu’il avait créé avec une ironie presque haineuse. Il riait — ce rire de dérision et de rejet sarcastique de lui-même qui me serrait le cœur d’effroi et de peine — de sa propre vanité. Elle l’avait aveuglé — pensait-il — en lui laissant croire qu’il avait parfois atteint la lisière de la beauté. Ces soirs-là où il revenait, frémissant d’un dégoût exalté et de la certitude de ce qu’il affirmait être — sur le ton d’un inquisiteur imperméable à la tentation de la pitié — sa « médiocrité » ou son « impuissance », il se détournait rageusement de son chevalet. Il me criait de le jeter par la fenêtre, et ne voulait plus le voir, cela lui donnait la nausée. Il buvait sans arrêt, faisant, avec une délectation amère, ruisseler l’alcool sur son cou et sa poitrine pour aggraver l’image de négligence révulsée qu’il entendait donner de lui-même. J’avais beau essayer de le persuader de l’éclat de ses dons, lui dire que nous étions nombreux à l’admirer, il s’enfermait dans son mutisme blême. Devenu comme amnésique, il oubliait qu’il avait, au cours des derniers mois, réussi à suggérer l’automne par une motte brun et or reposant dans un territoire gris cendré, la solitude d’un enfant par l’ombre d’une flûte abandonnée au bas d’une cloison mauve pâle, la liberté par une porte qui s’ouvrait sur le bleu du ciel, et les métamorphoses des jours — leurs plaisirs et leurs tristesses — par une simple gamme de gris, de beiges et de blancs.

C’était à ces moments-là, aussi, que son corps, comme s’il se vengeait d’avoir été relégué au profit d’un rêve de pureté et tenu en laisse au cours des exercices d’idéal, lui rappelait sa loi en l’incendiant d’une frénésie de désirs qu’il se devait d’assouvir au plus vite. Il se levait soudain et, en l’espace de quelques minutes, devenait presque étranger non seulement par l’uniforme qu’il endossait — le blouson clouté ouvert sur un tricot volontairement douteux, le pantalon de cuir noir moulant ses jambes et, au poignet, le bracelet hérissé de pointes de métal —, mais son physique même se modifiait sous l’emprise du désir : ses gestes se faisaient plus saccadés, son visage s’émaciait, sa voix devenait rauque et sèche. Il rejetait, d’un coup, ce qui était le meilleur de sa vie et courait, dans la nuit, vers le Bar américain. Dès son arrivée, il saisissait, avec une désinvolture froide, un bock de bière sur le comptoir avant de s’enfoncer dans la pièce noire où il se déshabillait dans l’odeur des peaux moites et de la sciure de bois. Dans une chaleur de galère peinant contre l’absence de vent sur une mer d’airain, il se soumettait avec une servilité béate, une jubilation de captif épris des férocités de son maître, aux plus voluptueuses humiliations, aux plus exquises blessures — les aiguilles appliquées au hasard de sa peau, le front et les lèvres ouverts par une pointe d’éperon, la poitrine labourée par des boucles de ceinturon. Il recherchait ces plaies en rampant dans l’obscurité jusqu’à ce que — se croyant recru de servitude et lassé de tortures — il implorât, dans un faux appel de miséricorde, ses bourreaux rassemblés dans le noir. Mais ils étaient trop nombreux et aveugles autour de lui, ils ne lui autorisaient aucune trêve, redoublaient, au contraire, d’insultes et de coups ; et lui, enflammé par le déferlement de leurs rires, fouetté par la ronde de leurs promesses obscènes et le nouvel assaut de leurs ongles qui le traversaient comme autant de lanières d’épines, il succombait à nouveau au vertige de la terreur. La nuque courbée par le volume d’une croix fictive, il ressemblait — ensanglanté et suffocant de plaisir douloureux — à un Christ tremblant d’abandon consenti, avide de nouvelles chutes et assoiffé d’étapes envenimées de son calvaire, comme s’il fallait prouver au Ciel qu’on pouvait s’infliger des tortures plus savantes que Lui-même ne l’aurait jamais imaginé.

Je l’avais souvent recueilli au seuil de la pièce noire et enveloppé d’un manteau pour dissimuler ses plaies avant de le reconduire à Prinseneiland. Je l’étendais sur le lit, soignais ses blessures et le veillais jusqu’à ce que sur son visage revînt, avec la lumière du matin, la grâce d’un artiste amoureux de la beauté du monde, de ses ports et de ses parcs, de ses fenêtres et de ses eaux. Dès qu’il s’installait devant le chevalet et se remettait à peindre, Joep oubliait les épisodes de la nuit. De son incursion dans les ténèbres et les maléfices du plaisir, il ne subsistait qu’un peu d’ombre dans son regard, un reflet de rage épuisée sur ses traits. À mesure qu’il peignait et se concentrait sur la toile, tout, en lui, ressuscitait : son enthousiasme de créateur épris de perfection, sa découverte de nouvelles alliances de couleurs, sa jeunesse. Comment pouvaient coexister en Joep une telle ferveur d’idéal et un tel besoin de ravalement de lui-même ? Peut-être essayait-il de concilier — sans en avoir vraiment conscience — le noir de la terre et le bleu du ciel.

Émergeant du silence de Prinseneiland — ce quartier où il croyait s’être installé pour la vie et qu’il aimait parce que, encerclé d’eau, il lui semblait pouvoir se détacher à tout moment comme un vaisseau à peine amarré —, arrivait une trame de petits bruits paisibles : le déclic de la tirette du chevalet qu’il abaissait ou remontait ; le grattement du fusain sur la toile, pareil à celui d’un tissu qu’on frotterait avec une application à la fois ferme et tendre ; le cliquetis des pinceaux qu’il choisissait dans le pot de grès ; les menus à coups de la lame du couteau avec lequel il mêlait les couleurs sur la plaque de verre posée sur le bureau d’écolier ; le très léger balancement de la toile sous la caresse du pinceau puis, après qu’il s’était renversé dans le fauteuil, son silence perplexe devant le tableau inachevé comme lorsqu’il se demandait s’il avait eu raison d’aimer.