La neige avait dû cesser dans la matinée. Dans la chambre, les reflets des plaques de givre ensoleillé au bord des toits glissaient sur les épaules de Lydia qui dormait, le drap abaissé à mi-hanches. On frappait à la porte. C’était Lisbeth Hoffman. Je l’embrassai — comme elle aimait, sur le bandeau mauve qui enserrait le chignon de ses cheveux blancs —, elle qui, par la délicatesse de ses gestes et de ses silences, n’était plus seulement à nos yeux une voisine bienveillante : elle était devenue notre amie. Elle portait dans ses bras la robe qu’elle venait d’achever — celle que Lydia aurait dans « Le Bal de printemps », le prochain tableau du spectacle de L’Oiseau de Nuit. Sur le corsage de soie violine, elle avait cousu des gueules-de-loup en satin noir qui, selon le souhait de Lydia, devaient donner au spectateur « l’envie d’y plonger les lèvres ».
Lisbeth allait, sur la pointe des pieds, la déposer sur le divan et, tout en palpant le galbe des fleurs de tissu, disait : « Je crois qu’elle fera de l’effet… » C’était à elle-même qu’elle s’adressait, qu’elle confiait ce ravissement dont elle aurait rougi que je le prisse pour un accès de vanité. Le flux de rose qui gagnait ses traits empreints d’une modestie effarée et l’éclat d’indulgence rieuse de son regard l’emportaient sur le gris des rides. Elle avait une manière si discrète — elle qui demeurait à la lisière de notre monde bâclé et brodait sa vie instant par instant (avec la même attention soumise qu’elle ouvrageait, avant son exil, des napperons dans la boutique de la rue Justinien, à Alexandrie) — de me faire remarquer — par son front qui se plissait à peine sous un soupçon d’anxiété — mon teint cireux et mes cernes de noctambule : c’était le cas, ce matin encore. D’une voix frémissant de compassion inquiète, elle me dit :
– Eduardo a dû arriver à Zamora.
– Oui, Lisbeth.
– Il va peut-être reprendre des forces, là-bas…
Tandis qu’elle recueillait les effets du spectacle de L’Oiseau de Nuit dispersés à travers la pièce, je songeais à l’affection qu’elle avait témoignée à Eduardo dès qu’elle l’avait rencontré à la Belle Espérance où il venait passer quelques instants avant de prendre son service au Vagabond. Très vite, elle l’avait invité au déjeuner hebdomadaire qu’elle organisait pour nous, depuis des années, croyant ainsi assurer un semblant d’ossature à notre existence. Elle avait voulu qu’il vînt jusqu’au dernier dimanche d’automne où on lui permettait de sortir de l’hôpital. Au fil des semaines, elle lui préparait des plats de plus en plus légers — fèves à la coriandre ou foies cuits à l’égyptienne — afin qu’il n’eût pas à se servir de son couteau et pût garder, sans honte ni détresse, sa main paralysée à plat sur la table. Elle pâlissait quand elle le voyait se concentrer sur les rares plaisirs qu’il pouvait encore dérober à la vie : le parfum des petits pains chauds ou des galettes au cumin dans la corbeille d’osier, le rouge des bougies entourées par les couronnes de fleurs d’hiver qu’elle avait tressées pour lui, le vin d’Anjou dans la flûte de cristal qu’il levait vers elle avec un sourire de gratitude désemparée. Si, au cours de ces repas, elle regardait tant ses épaules (vibrant de toute l’énergie qu’il tentait de rassembler dans ses membres atrophiés afin de nous paraître encore robuste et que nous ne renoncions jamais à le faire participer à ce qu’il considérait comme une journée de fête), c’était pour les imprimer dans sa mémoire et réussir le pull-over bleu marine qu’elle lui tricotait en secret.
Il ne le porterait qu’une fois — lors de sa dernière promenade sur les passerelles de l’hôpital jusqu’au jardin de la chapelle, où elle s’était assise à ses côtés sous les vitraux traversés par la lueur flottante des cierges. Pour lui donner, dans la pénombre de la bruine de novembre, la sensation d’un été qu’il n’atteindrait sans doute jamais, elle avait évoqué l’hôtel de paille où elle avait passé sa jeunesse. Quand les flots de la Méditerranée — lui disait-elle — se retiraient du delta, en mai, découvrant — comme rénovés par l’immersion d’hiver au bout de la presqu’île de limon et de terreau rose — le toit de rondins, les balcons de bambous, les cloisons de roseaux des chambres et des salons où, au fil de la saison, ils trouvaient un coquillage accroché au pied d’une lampe ou une étoile de mer suspendue aux volets de paille.
Je savais qu’elle voulait y retourner une dernière fois. « Le printemps prochain… », répétait-elle. Mais les printemps et les années passaient, elle ne partait pas. Par appréhension, peut-être, de découvrir la presqu’île défigurée par les travaux de drainage : « Tout est devenu si moderne, partout… », déplorait-elle. Par superstition, aussi, que son fils n’arrivât à Paris en son absence. Lui qui, pourtant, ne lui donnait aucun signe de vie depuis bien longtemps et dont l’existence devenait improbable : il n’était plus certain — comme le lui avait rapporté un parfumeur de Ramleh — qu’il guidât les voyageurs vers les remparts de la cité ensablée de Dimay. Elle continuait à prier pour lui, égrenant, entre la confection de deux robes, les dés d’ivoire d’un chapelet, derrière le store de lattes bleutées qu’elle avait installé dans son studio pour lui ménager, lorsqu’il rentrerait, le leurre d’un jour d’été, une transition en douceur avec les brumes de Paris.
« Quelle tête vous avez !… Laissez-moi vous arranger… », me dit-elle. C’était le signal du rite d’échange auquel je m’étais déjà plié. Je la suivis vers la salle de bains qui était restée éclairée. Elle me demanda de m’asseoir sur le tabouret de plastique blanc et, prenant une brosse sur l’étagère, entreprit de me ramener les cheveux en arrière de manière à me dégager le front et les tempes. Devant quelques mèches récalcitrantes, elle saisit le tube de brillantine au bord du lavabo et m’en enduisit le haut du crâne. Je savais, depuis longtemps, qu’elle voulait me donner la coiffure de son fils — tel qu’il était photographié (c’était la dernière photo de son album en cuir de Russie qu’à la fin des déjeuners elle feuilletait devant nous) sous l’enseigne du « Petit Point » dont on apercevait, sur le côté droit, dans une part de vitrine, les miroirs et les brûle-parfum. Je ne me rappelais que de cela — le noir brillant de ses cheveux — ; le reste — les traits de son visage, sa taille, ses vêtements —, je m’étais empressé de l’oublier comme si, en le ramenant à l’état de mirage, j’avais désiré qu’il n’existât pas et voulais me substituer à lui dans l’esprit de Lisbeth. Peut-être désirait-elle elle-même — en continuant, les yeux mi-clos, à me lisser les cheveux — opérer en douceur ce transfert d’identité : je parviendrais, à la longue, à incarner ce qu’elle attendait de lui — qu’il lui prouvât qu’elle n’avait pas vécu pour rien en la serrant dans ses bras, un matin d’hiver qu’elle avait prédit sans neige ni brouillard.
Mais je pouvais lui donner l’illusion de tout, sauf celle de la jeunesse. On devait trop lire sur mon visage la fatigue du découragement chronique, l’obsession épuisée de la disgrâce et la conscience de mon déclin. Comme si elle s’apercevait que le leurre de la ressemblance était sur le point de s’évanouir, elle se détournait, Lisbeth, et abaissait la brosse vers le vide, envahie par une vague de tristesse médusée comme sous les lumières du boulevard des Italiens où, lorsque nous sortions ensemble d’une séance de cinéma, elle s’arrêtait soudain, inclinant la tête et réfrénant, sous son bibi de feutre prune émaillé de l’éclat d’un minuscule cygne de perles, son étonnement douloureux que la fiction était un intolérable mensonge, un simulacre trop éloigné de la réalité pour qu’on ne souffrît pas de ce décalage, de cet abîme de désillusion au bord duquel elle semblait se tenir en se raccrochant à mon bras.
Je reposais la brosse sur l’étagère. Lydia venait de s’éveiller : je le devinais à la chute sur le tapis de la lampe qu’elle avait l’habitude de renverser en étirant le bras vers la lumière de midi. Sans doute Lisbeth voulait-elle la laisser découvrir, seule, la robe du « Bal de printemps ». « J’avais oublié mon rendez-vous chez Sami Karim… J’ai pourtant besoin qu’il s’occupe de mes vieux os… Vous m’accompagnez ?… », me dit-elle. Elle aimait s’immerger dans le bain d’algues et, les yeux clos dans l’ombre du salon de massage, avec pour seule clarté les pagnes de lin blanc empilés sur les étagères de bambous, s’imaginer encore plongée dans les eaux endormies de Ras el-Bar, sous les vantaux de paille de l’hôtel envahi par le silence d’éclipse du delta.
Elle rectifiait, sur le palier, le nœud de son chemisier en crêpe beige puis les fronces du liseré de dentelle qui l’ornait à l’endroit des poignets. Elle retrouvait son expression de gravité studieuse, aussitôt adoucie — au haut des marches — par son sourire ébloui devant la limpidité du ciel d’après la neige.
Monsieur Sylvestre était posté, là-bas, à l’angle de la rue Petrelle. Sachant que Lisbeth finirait, à un moment ou à un autre de la journée, par descendre — ne serait-ce que pour aller faire des courses au marché Cadet —, il l’attendait, des heures entières, devant la façade en bois ouvragé du restaurant Tanis. La poche droite de sa veste était alourdie en permanence par le porte-feuille gonflé de coupures de journaux : tout ce qui concernait les droits des retraités (il avait travaillé, pendant trente-cinq ans, comme huissier dans une compagnie d’assurances parisienne) mais aussi, pliés en menus carrés, les comptes rendus des meilleurs spectacles de la saison où il se promettait d’emmener Lisbeth, d’anciens billets de tombola et, découpés dans le journal du quartier, les récits des matchs de boxe au club La Fayette où il se rendait, chaque soir, à l’entraînement (jubilant lorsque Sami Karim gagnait, morfondu après ses défaites). Ce qui nous surprenait toujours car il était si frêle — une bourrasque de vent aurait suffi à le déséquilibrer —, ses membres étaient si graciles, noyés dans l’ampleur du costume, qu’il rougissait de devoir acheter au rayon « cadet » du Printemps. Un enfant endimanché, quand on l’apercevait de loin, la tête disparaissant sous le chapeau de feutre marron au ruban de satin gris ; ses pieds « de flûte » — comme il en plaisantait lui-même — perdus dans les chaussures tressées qui détonnaient sur la neige du trottoir et lui donnaient un air d’estivant récalcitrant devant la mauvaise saison.
Lisbeth était heureuse de le revoir, qui l’attendait, sans se soucier ni des intempéries ni de l’heure. Elle n’en tirait aucune gloire, était intimidée, au contraire, devant tant d’abnégation, presque incrédule qu’il n’espérât rien d’elle en retour — sauf son passage quotidien qui le bouleversait, de joie de la retrouver mais aussi de peur qu’elle ne fît un détour ou ne s’avisât de prendre un autre chemin, ce qu’il aurait ressenti comme la condamnation d’un adieu.
Je la laissais me devancer, en ralentissant mes pas, pour qu’elle allât, seule, à sa rencontre, mais elle continuait à se retourner vers moi avec un air de perplexité comme si, de loin, elle voulait me confier : « L’amour n’est pas de saison… » Mais non, il l’était encore, Lisbeth, avais-je envie de m’écrier vers elle comme si nous la chargions, Lydia et moi, de réussir ce que nous avions nous-mêmes manqué. Nous étions à une époque où les plus âgés voyaient mourir les plus jeunes. C’était à nous désormais de passer le relais ; c’était nos propres promesses de vie qu’ils se devaient d’accomplir : ils devenaient nos enfants.
Ils ne se disaient rien en se rejoignant puis ils marchaient côte à côte le long des étals du marché Cadet en se regardant parfois à la dérobée. Il avait peur de perdre Lisbeth dans la foule des acheteurs et lui prenait le coude, profitant des quelques minutes qui les séparaient de la porte de l’institut de massage où elle disparaîtrait, à l’angle de la rue La Fayette, pour goûter le bonheur d’avancer au même rythme qu’elle.
Pourquoi avais-je toujours accordé autant d’importance à la cadence des pas, à la variation de la marche, comme si tout, de la vie — les arrivées et les départs, les promesses et la naissance des trahisons —, se passait dans ces infimes décalages ? Je revenais sans cesse — comme vers une source dont le fond de sable troublait, en remontant, la transparence — à ce matin de paix où ma mère m’avait demandé de l’accompagner jusqu’à la villa de l’Administrateur : elle espérait qu’il l’aiderait en obtenant pour elle, auprès de l’inspecteur d’académie de Constantine, un poste d’instructrice, susceptible d’arrondir nos fins de mois. Était-ce l’abandon de son corps frémissant de la secrète imploration que sa démarche aboutît, son manque d’assurance qui, derrière ses lèvres blanches, lui faisait reprendre sans fin les mots de sa requête ; était-ce son besoin de partager la crainte que sa dignité ne fût, dans un instant, heurtée par l’indifférence ou un sourire hautain de l’Administrateur (elle ne l’avait approché qu’une fois lorsque, au terme de la fête du quartier, il l’avait, depuis la tribune des officiels, complimentée sur les figures « parfaites » des cerceaux de roses et de jasmins dont elle avait réglé le ballet) elle ne me devançait plus de son pas altier. Elle ralentissait souvent, au contraire, pour que je fusse à sa hauteur et réduisait l’écart entre nos corps qui se hâtaient dans le désert des rues brûlantes. Il lui arriva même, au bout du mur de clôture du champ de courses, de me caresser furtivement les cheveux ; j’étais tellement étonné par son geste de tendresse que je crus au début dans l’odeur des litières de chevaux, de la poussière de paille et du ciment chaud, à une bouffée de vent du sud qui aurait soudain pris — grâce à sa lourdeur de sable tourbillonnant — la consistance d’une peau humaine.
Elle me prenait parfois la main pour m’aider à franchir les ornières des ruelles ravinées par les orages de printemps et consentit même à s’arrêter pour me permettre de cueillir sur le chemin de la villa un bouquet de boutons-d’or. Je le lui tendais en tremblant qu’elle ne le rejetât car il risquait de tacher, si elle le gardait dans les mains, ses gants de satin rouge. Mais elle l’acceptait aussitôt et le serrait contre son sac noir avec une gravité rayonnante comme si elle voyait dans les fleurs de printemps un talisman destiné à assurer la réussite de sa requête. Lorsque surgit le portail gardé par deux Kabyles dont la chéchia pourpre flamboyait sur le gris du ciel de sirocco, elle s’arrêta et amena ma tête sur sa poitrine. Cette étreinte me parut une éternité d’effusion dans laquelle je puiserais la patience qui — en me donnant l’illusion d’avoir été un instant aimé — me détournerait de la tentation des fugues répétées dont j’étais devenu coutumier. Elle haletait de toute l’anxiété de sa démarche qu’elle s’affolait soudain d’avoir osé entreprendre. Devant son corps amolli d’appréhension, prêt à se détourner de la villa sans qu’elle ait exprimé sa requête, je lui donnai le bras pour la contraindre à marcher vers le portail qui, d’ailleurs, s’entrouvrait déjà devant nous.
Le costume blanc de l’Administrateur se détachait dans l’ombre des allées ; il venait à la rencontre de ma mère. Elle semblait s’étonner d’une telle prévenance et, soudain gênée par son bouquet de fleurs des champs parce que — croyait-elle — il était incompatible avec la dignité de sa démarche, elle me le rendit très vite en me demandant de l’attendre sur le banc d’osier, face au jet d’eau qui arrosait, en tournant, les asters violets. Une fois qu’elle s’était éloignée vers la véranda aux côtés de l’Administrateur, j’allais y poser le bouquet de boutons-d’or pour qu’il perpétuât — dans le frémissement mauve du massif nacré par la poussière du vent du désert — nos retrouvailles d’un instant et restât le témoin d’un rapprochement accompli au hasard d’une promenade. Je devinais, derrière la rotonde de vitres bleutées, sa silhouette qui traversait la pénombre du salon avant qu’elle ne s’assît dans un fauteuil face au bureau de l’Administrateur et priais à voix basse pour que sa requête aboutît. Je serais fier, quand elle serait devenue « instructrice », d’aller la chercher à la sortie de l’école, effaçant ainsi les remarques blessantes de mes camarades qui, reproduisant les réflexions de leurs parents, nous reprochaient de vivre comme des « romanichels ».
J’étais allé me promener parmi les orangers, là où les canalisations débordaient. Elle devait me chercher, depuis un moment, dans l’ombre des allées ; elle n’osait pas crier de peur que ses appels n’apparaissent déplacés à l’Administrateur, entouré maintenant par un cercle d’invités sur la véranda de la villa. Lorsque je la rejoignis, elle me saisit aussitôt par le bras et m’entraîna très vite, en ne me laissant pas le temps d’aller recueillir le bouquet de boutons-d’or qui tranchait, par son éclat, sur le mauve sombre, presque noir, des asters trempés. Dès que nous franchîmes le portail, elle me devança à nouveau sans tenir compte de ma course affolée derrière elle. C’en était fini, de la coïncidence dans l’avancée de nos corps, de cette ébauche d’amour qu’elle m’avait consenti dans le trajet d’aller. Je reconnaissais la palpitation nerveuse à la commissure des lèvres qui, chez elle, témoignait toujours d’une satisfaction incertaine précédant le retour de l’anxiété, la renaissance du tourment qui la faisait reconsidérer avec une ironie et un doute acérés les mots qu’elle avait prononcés au cours de sa requête : « Ai-je bien dit ce qu’il fallait dire ?… N’ai-je pas été trop audacieuse ?… Trop vaniteuse ?… Que va-t-il penser de moi, désormais ?… » Dans cet examen voluptueux de ses pseudo-déficiences qu’elle ressassait jusqu’à l’évanouissement de l’esprit, harassé par cette battue du remords, elle s’employait à expier le charme dont j’étais certain qu’elle avait fait preuve au cours de son entretien. Peut-être voulait-elle se punir — en s’imaginant avoir montré de l’insolence ou de la prétention — de la force à laquelle sa propre mère l’avait, depuis l’enfance, persuadée qu’elle ne pourrait jamais accéder. Pour se retrouver elle-même, être assurée de sa propre existence, il lui fallait ensuite coûte que coûte se convaincre qu’elle n’avait pas été « à la hauteur ». Et, bien sûr, à ces moments-là vibrant d’autodérision, elle n’autorisait à son entourage aucune consolation ou encouragement qui aurait pu la sauver de ce supplice intime, de cette ferveur d’humilité que j’aurais voulu détourner — ou, tout au moins, atténuer — en lui disant combien elle m’apparaissait radieuse de vivacité et de beauté. Avec la grâce des traits de son visage qu’avait affiné l’oubli de plaire, ses longues mains dans les gants de satin rouge (dont l’élégance — pensais-je — en aurait « remontré » aux femmes des colons qui enviaient son « chic » naturel car elle ne se souciait pas de l’effet produit), son corps svelte qui n’avait rien perdu de sa légèreté adolescente, épousé par la robe de printemps dont la blancheur du corsage l’emportait sur les iris imprimés dans le plissé de soie à partir de la taille, ses jambes vigoureuses dont les muscles saillaient à chaque foulée. Mais je savais d’avance qu’elle serait exaspérée — voire indignée — par mes paroles d’hommage tant elle restait fidèle à son serment d’abnégation tourmentée : il m’épouvantait parce que je sentais qu’il servirait d’exemple à ma vie entière et suffisait déjà à glacer les velléités d’assurance qui se risquaient à éclore en moi.
Aussi, prisonnière de cette torture mentale qui, accompagnée de la volupté du conditionnel — ce temps béni du remords —, devait, dans la nuit sacrificielle qui descendait sur les terres brûlées de ses espérances, lui faire répéter à l’infini : « Je n’aurais jamais dû dire cela… Jamais… Il aurait fallu que j’emploie une autre formule à ce moment-là… Que je réagisse autrement… Ça va me perdre, j’en suis sûre… », elle oubliait que le meilleur bourreau, le plus apte à distiller les punitions exquises, c’était elle-même qui, accélérant sa marche de victime avide de souffrances fictives, se hâtait (tandis que je me laissais gagner, à mon tour, par l’ombre de ses tourments obscurcissant devant moi le ciel des marelles qui me devenaient interdites) de rejoindre le lieu privilégié de sa réclusion : la cuisine. Tout en repassant mille fois la lavette sur le bord de l’évier dont l’émail ne brillait jamais assez avant de la tremper dans l’eau de Javel et de l’essorer jusqu’à ce qu’elle fût aussi propre qu’un mouchoir de dentelle, elle recomposait sa requête, en rectifiait les phrases à voix basse, avec la fièvre anxieuse d’un artiste épris de perfection. Faute d’avoir découvert la version juste qui aurait convenu, elle s’abîmait dans le mouvement presque convulsif du balai avec lequel elle s’escrimait à lutter contre le vent de sable qui, dans le salon orienté à l’est, réussissait à s’infiltrer sous la porte-fenêtre malgré le bourrelet de tissu cloué à la base.
Rien ne la tirait de cette quête de souillure qui l’entraînait vers les débris d’ailes de sauterelles logés dans les encoches de la balustrade du balcon ou les embryons de nids d’hirondelles sous l’auvent d’ardoise qu’elle détruisait avec un soulagement euphorique, hormis, parfois, une volte-face étonnée, une sorte de stupéfaction triste devant le désert du jour. Elle s’asseyait enfin et plaquait les mains sur son ventre. Des larmes traversaient le haut de son corps qui se voûtait sous leur tumulte tiède, balançaient ses épaules avant d’affleurer à ses yeux et de baigner son visage incliné. Ces mêmes larmes dont, quelques jours plus tard, elle mouillerait la lettre dactylographiée lui annonçant qu’elle avait obtenu un poste d’instructrice à l’école du Stand. Lorsqu’elle se pencha sur le mot de l’Administrateur qui accompagnait l’avis officiel, lui disant combien il était heureux de la réussite de son intervention, les pleurs redoublèrent. Ils étaient davantage dus à un relâchement des nerfs vrillés pendant des semaines qu’à un véritable contentement puisque, quelques instants plus tard, errant dans la maison où ses mains qui tremblaient semblaient à la recherche d’une tache suspecte sur un objet dont elle pourrait aussitôt s’emparer pour le nettoyer, elle répétait dans son délire de doute : « Je ne sais pas si j’y arriverai… Je ne suis pas à la hauteur… J’ai tout oublié depuis le B.E… » (ce diplôme dont elle ne se souvenait même pas qu’elle l’avait obtenu dans sa jeunesse à Tizi-Ouzou et qui serait resté enfoui dans un dossier si sa vieille amie, Lucie Soum, ne l’avait convaincue qu’il était loin d’être « négligeable » et pouvait désormais lui être utile).
Jamais je ne l’aurai vue dévier de cette loi intime d’insatisfaction qui gouvernait son existence — sauf les matins de février où, s’accordant une pause de bonheur, une trêve de plénitude dans la lumière pâle des hauts plateaux, elle s’agenouillait sur la terre gelée du jardin et, fendillant de ses ongles les plaques de givre, procédait à l’exhumation tendre des crocus ou des frêles pousses des lys nains qu’elle abritait entre ses mains comme des poussins qu’elle soulageait du froid de l’hiver. Elle soufflait sur les ébauches de tiges et les perles des pétales recourbés comme si elle voulait leur transmettre l’espérance d’un printemps à laquelle elle avait elle-même renoncé pour mieux leur insuffler l’ardeur de ses rares croyances — au règne des saisons, à la beauté du ciel, à la paix de la terre — que les fatigues de l’existence n’avaient pas encore éteintes.
On n’échappe jamais au regard d’une mère : même si, dès l’adolescence, j’avais pris le parti de me tenir éloigné d’elle, même si, aujourd’hui, je m’obstinais à ne plus lui rendre visite (bien que je continue à rêver que j’arriverais, un matin ensoleillé, aux Platanes, la sortirais de son lit avant de la prendre dans mes bras et de glisser à ses doigts perclus d’arthrite les gants de satin rouge qu’elle gardait depuis des années dans le tiroir de l’armoire), je ne me suis jamais soustrait à cette loi d’insatisfaction qu’elle m’a transmise et que, très tôt, j’ai incorporée à ma propre vie. Et peut-être n’ai-je choisi d’embrasser une sexualité peu orthodoxe que parce que j’étais assuré de trouver en elle, qui érigeait en dogmes les caprices du désir et les aléas de l’amour, le terrain le plus propice au règne d’un narcissisme destructeur. Car aimer un autre homme, c’était vouloir le punir de son propre désir et le condamner — en dépit du triomphe des nuits et de la liesse des étreintes faciles s’évanouissant aussi vite qu’une vapeur de pluie passagère dans une aube d’été — au meurtre de sa propre image, à l’inépuisable lacération d’un rêve de fusion que tentaient de noyer la musique des soirées, le carnaval des corps et la débauche sarcastique des sentiments.