Je n’avais qu’une hâte, dès que la nuit tombait : rejoindre Le Vagabond. C’était le seul rituel auquel je demeurais fidèle, le lundi où il fermait m’apparaissant comme un jour désert. Je courais presque jusqu’à ce qu’apparaissent, en face de la rue Thérèse, les lumières du Royal-Opéra. Comme insensible aux rafales de pluie glacée qui avaient succédé à la neige au début de la soirée, un homme me regardait arriver depuis l’angle du trottoir. À peine l’ai-je reconnu d’abord, mon oncle Noël. Son visage, recru d’alcool, semblait recouvert d’un masque poreux — traversé, à la hauteur du menton, par une série de très fines entailles pareilles aux cicatrices d’un verre qui se serait brisé sur ses lèvres. Seuls ses yeux avaient gardé un peu de leur pétillement bleu et narquois d’antan. « On se retrouve, n’est-ce pas ?… », s’exclamait-il. Il eut une sorte de ricanement meurtri en s’étonnant de ce que j’avais refusé de le voir lorsque, mardi dernier, il m’avait annoncé, au téléphone, son arrivée à Paris. « Je suis ton oncle, non ?… », insistait-il avec un accent ironique d’affection simulée. Il savait bien qu’il était sorti de ma vie depuis le soir de juin 1968 où j’avais quitté sa maison de Thuir : il m’avait déclaré qu’il regrettait que l’armée n’ait pas tiré sur les étudiants et ne m’ait pas supprimé du même coup, avant de me poursuivre de ses menaces de militaire vieillissant dans l’ombre de l’allée de mûriers où je fuyais, décidé à ne plus jamais le revoir.
Agacé par mon silence de froideur lasse, il essayait de réveiller la vieille indignation que les années avaient pourtant assourdie en moi. Il tenait à m’apprendre — avec un air de bravade et de morgue exaltée — que, s’il était revenu à Paris, « cette ville finie », c’était pour retrouver d’anciens camarades officiers des campagnes d’Indochine et d’Algérie. Ils avaient décidé de se réunir dans un hôtel de la Cité Bergère pour — comme il le disait avec un accent de défi — « se remettre dans le bain » — histoire, sans doute, de commémorer, dans le huis clos de beuveries où ils claironnaient leurs exploits défunts, des souvenirs de batailles et de razzias où ils s’étaient donné l’illusion de l’héroïsme et de se convaincre que, malgré leur vie en berne, ils avaient encore un rôle à jouer dans une société française dont ils ne s’apercevaient pas qu’elle avait ensablé leurs noms dès lors qu’elle n’avait plus eu besoin d’eux.
À quelques mètres de nous, ses compagnons piétinaient dans les dernières régions de neige bleue qui se décomposaient sous les bourrasques noyant, derrière eux, les vitres et les lumières du Royal-Opéra. Engoncés dans leurs identiques manteaux bruns qui ressemblaient, de loin, à des tenues de gardes territoriaux, se donnant de temps en temps des tapes bourrues dans le dos, on aurait dit qu’ils voulaient se donner à eux-mêmes l’impression d’une part d’armée qui, cantonnée dans ses quartiers d’hiver, attendait le retour de la saison des armes.
Son ancien aide de camp, François Rocca-Serra, s’approchait : il boitait depuis qu’un éclat de mortier avait touché son genou droit dans les premières heures des combats de Diên Biên Phu. Sur le visage ruisselant de Noël, je lisais la gêne — d’avoir à reconnaître notre lien devant ses camarades — et, l’emportant presque aussitôt, la jubilation de l’occasion qui lui était donnée de me provoquer en public. Et comme s’il ne s’était rendu à ce niveau de l’avenue de l’Opéra que pour me croiser et me dire — en m’en désignant l’autre bord d’un mouvement de menton rageur : « C’est votre quartier réservé, non ?… Là où vous faites vos petites affaires… » Il semblait s’impatienter déjà que je ne réagisse pas, et, la voix tremblant d’une frénésie froide : « Il paraît que tu fréquentes une boîte qui s’appelle Le Vagabond ?… » Puis, se tournant vers les autres avec un rire excité : « Si on allait y faire une descente tout à l’heure, histoire d’y mettre de l’ambiance… » Ils acquiesçaient, les yeux brillant de grivoiserie et d’aversion.
La pluie recouvrait sur les lèvres de Noël d’autres paroles que je ne comprenais pas. Je percevais juste un bougonnement de répulsion maussade. La peau de ses bajoues était tiraillée de frissons nerveux, de moins en moins espacés, comme la nuit d’hiver, à Saint-Arnaud, où il trônait, un verre à la main, au milieu des Tamaris. Sa vareuse portait encore l’odeur de résine et de caoutchouc flambés des défilés des Portes de Fer d’où sa compagnie revenait de plusieurs semaines d’opérations. Il étendit le bras en leur commandant de se taire pour écouter, traversant le silence de la neige sur les champs d’orangers, l’écho sourd des tambourins et des mélopées qui montaient des alentours du village nègre. Il reculait vers la scène des Tamaris et, campé devant le rideau couleur d’azur salé, leur proposait d’aller « donner une leçon » à ceux qui osaient braver le calme du couvre-feu : les jardiniers de la villa de l’Administrateur et les employés de l’aéroport qui — paraît-il — se réunissaient chaque nuit pour comploter dans une maisonnée de l’ancienne cité lacustre. Mais ils avaient eu beau s’élancer aussitôt sur le chemin des marais, la neige et l’ivresse les avaient arrêtés à la hauteur de l’aqueduc d’Auguste Valère où ils avaient fini par se replier sous la dernière arche — déjà vaincue, cette traîne de légion qui n’arrivait même pas à rejoindre la source des chansons d’hiver.
« Vous en êtes réduits à ça ?… », lui dis-je. Parce qu’il sentait que je n’accordais plus guère de crédit à ses menaces, il s’apprêtait à me repousser mais, déséquilibré par le sursaut de sa main levée, il dérapait sur une plaque de verglas avant de se retenir à l’épaule de François Rocca-Serra qui, dans un geste de connivence embarrassée, me faisait comprendre qu’il valait mieux que je m’éloigne. Je m’en allai vers la rue Thérèse et ne me retournai qu’en arrivant près de la palissade qui restait du chantier des Ephèbes. Comme pour effacer sa déconvenue, Noël se tenait là-bas, devant la porte tambour du Royal-Opéra, offrant, dans l’ébauche d’une révérence, son bras à la jeune femme qui émergeait du tourbillon de lumières.
Il écartait d’elle les rafales de neige fondue puis l’aidait à ouvrir son parapluie. Comme si une très ancienne délicatesse — qui était, peut-être, le gisement perdu de son caractère — remontait du fond de son corps et venait troubler ses gestes, leur donnait une douceur tremblée, il la guidait — tel un serviteur ébloui — à travers les flaques. Il retrouvait, dans la prévenance de ses pas, un peu de son élégance de page qui, par la bonté joviale de ses traits et ses lèvres rosies de sensualité tendre, bouleversait, au moment où il apparaissait dans la salle du mess des officiers à Sétif, les femmes des colons invités : il les faisait danser avec une gaucherie rieuse qui achevait de les conquérir avant de les entraîner vers les allées de jasmins où, avec une effronterie presque naïve, il saisissait, dans la nuit des eucalyptus, leurs bouches brûlant d’admiration et de désir.
Peut-être voulait-il, ce soir, prouver à ses compagnons qui le suivaient — tels des cadets balourds et émerveillés — qu’il était encore capable de séduire et de les entraîner dans la ronde de ses conquêtes. Mais l’inconnue courait maintenant à la rencontre d’un homme sanglé dans un imperméable noir. Noël s’arrêtait net, oscillant sur lui-même au bord du trottoir et ne sachant quelle parade donner à son honneur blessé. La pitié l’emportait en moi sur le ressentiment — à le voir s’enfoncer, irrésolu et défait, dans la nuit de Paris.
Dès que s’ouvrit la porte du Vagabond, je reconnus la voix de Lydia qui, dominant la musique, s’exclamait : « Écartez-vous… Je vais être en retard à L’Oiseau… » Elle avait — en jouant des coudes pour se frayer un chemin à travers les groupes de clients — cet air d’orgueil canaille, ce déhanchement malin, cet allant d’intrépidité cordiale qui l’avaient fait aimer de tous, ici. « Profitez… Mais profitez de la vie !… », disait-elle, chaque fois qu’elle atteignait le vestibule, aux inconnus qui, gênés par leurs vêtements élimés ou la difformité de leurs corps, se tenaient en retrait, appuyés à l’étroite banquette, sous la seule part de plafond exempte de miroirs et dont la poutre traversière portait, en son milieu, une ancre de plâtre — tels des passagers qui, se croyant indésirables et s’étant relégués d’eux-mêmes dans la nuit de l’extrémité d’un pont, se contentaient d’écouter la rumeur d’un bal qui se poursuivrait jusqu’à l’aube dans les lumières des hauts salons. Tirés de leur feinte somnolence par l’appel de Lydia — qui leur semblait monter d’un océan d’ombre —, ils la regardaient, stupéfaits qu’on pût s’intéresser à eux. Elle leur secouait le bras pour les obliger à se lever et les conduisait, étourdis d’un tel afflux de vie, parmi la foule où — ne serait-ce que pour se donner une contenance — ils se risquaient enfin à sourire.
Dès qu’elle arrivait près de moi, elle ajustait mon foulard, retirait un fil sur le revers de ma veste et vérifiait que le col de ma chemise n’avait pas de faux pli : elle voulait toujours que nous soyons impeccables et dignes de la nuit : « Notre vraie mère, la nuit… La seule qui vaille la peine d’être aimée… » Elle suivait ainsi la tradition des Rajpoutes qui — au moment où ils comprenaient que l’issue d’une bataille allait leur être fatale — revêtaient leurs habits de noce et, rayonnant de bleu et d’or, allaient droit vers les lames des sabres que l’ennemi pointait vers eux. Une fois sur le trottoir, elle se penchait pour repérer les empreintes qui auraient pu ternir l’éclat de ses escarpins en satin pourpre et talon boule en strass. Puis elle aplanissait les fronces sur les versants de sa robe de soie bleue : celle qu’elle porterait, dans un instant, sur la scène de L’Oiseau de Nuit et dont Lisbeth avait dû, plusieurs fois déjà, au fil des mois, rectifier la taille afin qu’elle continuât à la mouler. Elle nouait à peine les cordons de ca cape de velours gris-roux : elle aimait la sentir frôler, dans son dos, le trottoir de la rue Thérèse, les escaliers ou le sol des dancings — pareille, selon elle, à la dépouille d’un renard que, dans le silence des nuits sans lune, des cavaliers promenaient derrière eux pour attirer les loups vers les trappes d’une plaine enneigée. « Mais c’est plutôt moi qui tombe dans leurs pièges… », ajoutait-elle avec une malice désenchantée. Elle se remaquillait en tirant de son sac le poudrier ovale en nacre rosée que lui avait légué Viviane Roger et puis : « Accompagne-moi… Je vais chanter une chanson de toi, ce soir… », me disait-elle en cherchant à m’entraîner vers le taxi. Comme je me retournais déjà vers Le Vagabond : « Ce n’est pas la peine d’entrer… Il y a trop de monde… Va plutôt à L’Illusion… » Je m’étonnais de son conseil mais préférais rester tandis qu’elle me criait, en ouvrant la portière du taxi : « Rejoins-moi à la maison… Même tard… Tu sais que j’aime dormir près de toi… »
La seule chose qui étincelait, là-bas, dans le ciel de miroirs, c’était la petite croix d’or que Martin portait dans l’entrebâillement de sa chemise. Il l’amenait à ses lèvres pour la mordiller — selon le geste coutumier qu’il avait lorsqu’il était gêné : il venait de m’apercevoir et détournait les yeux vers le masque de l’Amour auquel demeurait suspendu un bouquet de perles de la soirée de Noël. Il était habillé tout en blanc, coiffé avec soin, rayonnant d’assurance joyeuse. Comme il était différent de la nuit lointaine de janvier où je l’avais découvert, s’abritant de l’averse de neige sous le porche de l’immeuble de la rue des Acacias où je louais une chambre au fond d’un grand appartement. Il tremblait alors, voûté de froid dans sa vareuse de toile et son jean de velours sans couleur, les yeux rivés sur les lumières du hall où il me suppliait en silence de lui permettre d’entrer — éberlué d’anxiété à la manière d’un conspirateur traqué comptant les secondes qui le séparaient de l’apparition de ses poursuivants. Je comprenais — après qu’il s’était séché dans la chambre — que ses vêtements pauvres, ses traits hagards et cette allure de fugitif se repliant dans l’ombre d’un porche de Paris, c’était sa façon, à lui, de rester fidèle au climat clandestin de son adolescence de guérillero (son regard se voilait d’une lassitude orgueilleuse en prononçant ce mot) qui avait posé une charge de plastic sous une voiture garée dans le quartier des ambassades, à Montevideo. À la suite de cet attentat — qu’il me décrivait avec un mélange de dureté amère et d’enthousiasme enfantin —, il avait dû (menacé d’être arrêté par la police : mais l’aurait-il seulement été ?) fuir loin de l’Uruguay où il ne reviendrait jamais — s’était-il juré — sauf pour embrasser sa mère le jour où on le préviendrait qu’elle s’éteignait. Il évoquait avec davantage de distance — une sorte d’exaltation tempérée par un doute latent — son éducation dans une base militaire de Cuba dont il conservait, avec une piété désuète, la vareuse qu’il portait alors, le regret d’un camp de sable et de paille où flottait une odeur de lauriers-roses et d’espadon dépecé et le souvenir du fuselage des torpilles englouties — aussi doux au toucher que des corps d’éphèbes noyés dans l’azur des hauts-fonds — qu’on leur demandait de repêcher dans le dédale des chambres de coraux. Il fut heureux à Budapest, là où, pour la première fois de son existence, il vit la neige : elle se déposait sur les barres en fer des mors des chevaux rassemblés dans la cour de la caserne où, comme des prisonniers de luxe, ils traînaient d’un cours d’instructeur à des lectures collectives de traités. Les tourbillons de flocons dans lesquels nous nous promenions, l’hiver dernier, lui paraissaient venir de l’Est du monde.
La neige ne cesserait d’avoir pour lui cette odeur de cuir d’œillères et de rênes givrées — comme il me l’avait confié dans la tiédeur de la chambre avec un besoin d’abandon que corrigeait aussitôt une réserve d’instinct car son passé de militant le rendait réticent à toute effusion et gauche dans la moindre esquisse de plaisir. Sa peau tremblait d’inexpérience, d’envie et de tourment lorsque je me risquai enfin à lui retirer la croix avant de la faire glisser le long de son visage. Il semblait pourtant se démarquer de son passé en cessant, peu à peu, de se rendre dans un appartement de la place des Fêtes : ses anciens compagnons de lutte y entretenaient le mythe de la révolution finale à coups de chants guerriers et de tequilas où se noyaient les derniers reflets d’une croyance à laquelle ils adhéraient moins par conviction que pour dissimuler l’aigreur d’une jeunesse ruinée et l’incapacité d’entrer à nouveau dans la vie. Il lui arrivait de se moquer d’eux avec des accents de dérision sèche et des remarques de scepticisme acide : « Ils ont cru pouvoir changer le monde… Mais c’est le monde qui les a changés… Sans même qu’ils s’en rendent compte… », disait-il. Malgré ses élans de clémence, ses impulsions d’indulgence et sa délicatesse d’enfant qui s’aventurait, avec une panique éblouie, dans le domaine des baisers, il avait gardé au fond de lui un ressentiment sourd à l’égard de tout ordre que ce fût. Ce vœu d’inadaptation (qui n’était, au fond, qu’une jalousie d’homme flottant dans ses sentiments comme dans ses désirs) le maintenait à l’affût de ce qu’il pouvait encore casser — les voitures et les amours — afin de se prouver à lui-même que rien ne saurait le faire s’ancrer dans une société à laquelle il se devait de demeurer hostile.
Aussi accueillait-il, avec une délectation presque féroce, tout ce qui pouvait le conforter dans son exécration des règles sociales. Il était quasiment radieux — de voir confirmées ses aversions d’origine — le soir où, pénétrant avec lui, à l’improviste, dans la salle à manger où un dîner se déroulait dans une profusion de bouquets et de flambeaux, Marc Favier, le maître de maison, avait, en se levant brusquement (en même temps que toutes les têtes des convives se tournaient vers nous), gardé le regard baissé vers le large accroc de son jean et les vieux mocassins en daim encore ruisselants de pluie. Puis il s’était écrié — dans un maintien tendu d’inquisiteur mondain • « Emmène-le ailleurs… », avant d’éteindre, avec le sang-froid exercé de l’avarice, les lumières du couloir sur nos silhouettes qui refluaient vers la cage d’escalier.
« Ton hispanisme te perdra… Il est temps que tu arrêtes cette histoire… », m’avait dit, le lendemain, Christian, en me voyant poursuivre une aventure qu’il jugeait « perdue d’avance ». Il s’inquiétait de constater qu’elle me faisait couper, un à un, les liens avec le cercle de mes anciens amis (peut-être m’étais-je laissé gagner, à mon insu, par le goût de la clandestinité de Martin, entraîner par son entêtement à rejeter un monde qu’il dénigrait parce qu’il s’en sentait méprisé). J’avais accueilli sa remarque en protestant d’autant mieux que je savais combien ses prédictions sur mes passions s’avéraient justes. Il connaissait, mieux que quiconque, mon attrait pour tout ce qui favorisait cet état de détresse vagabonde où — une fois éteints au loin les feux des dernières balises — je puisais une volupté inquiète qui me tenait lieu de bonheur.
Christian s’était, bien sûr, aperçu, ce soir, que j’étais loin de Martin et que nous ne cherchions pas à nous rejoindre. Il m’épiait du fond du bar, le visage cramoisi sous le chapeau de feutre roux, son corps de géant jouisseur pris dans la cape vert bronze (mon côté « chasse en Bohême », plaisantait-il quand on s’étonnait qu’il la gardât dans la chaleur du Vagabond). Tandis que, face à lui, je feignais d’être indifférent à la fin de l’amour, je me rendais compte que c’était cette attitude même de comédie qui avait, peu à peu, altéré notre amitié — ce désir de donner le change, cette résurgence de l’orgueil qui nous empêchait désormais de mettre nos cœurs à nu, cette imperceptible tenue de scène que nous avions revêtue pour déguiser les traces de nos débâcles.
J’entendais, de ma place, le rire de Martin. Il crépitait comme une mèche de fouet lancée contre la surface des miroirs. Ses éclats de joie fusaient, dans le désert de mon cœur, comme les étincelles des sabots ferrés des chevaux de Budapest qui, avec les feux de leurs boucles de cuivre et le battement de leurs genouillères de toile jaune, s’emballaient dans les cours des casernes noires. Depuis la fin de l’été, je me demandais où et à quel moment Martin s’éloignerait pour toujours : un matin, au bout d’un couloir, ou un soir, sous la fin des lumières d’un boulevard. Jour après jour, je me préparais à sa dernière volte-face qu’il voudrait découragée (le geste de démission de ses bras lâchés, le hochement médusé de la tête comme brûlant d’incompréhension). Je m’y étais habitué lors de ces répétitions générales d’adieux que nous avions eues dans les aubes de juillet où, dans le désert des places ou des jardins, nous recensions en silence les faux accords qui s’étaient multipliés entre nous durant la nuit.
Eh bien, c’était là, au Vagabond, que tout s’achevait. Le Vagabond où il osait à peine entrer, la première fois où je l’y avais emmené : retranché comme un figurant de dernière zone, une sentinelle d’ombre qui essayait de se confondre avec la nuit de velours du rideau de l’entrée, il serrait, jusqu’à presque le briser, le verre qu’il avait consenti à prendre. Je lui avais appris à dominer sa rage farouche, son impassibilité de réprobation qui n’était que le masque d’un désir crispé. Il s’était détendu au fil des mois, se risquait même à traverser le bar et à répondre aux sourires qui lui étaient adressés. Il s’était délivré de sa vareuse cubaine, de ses mocassins informes et de son pantalon flétri pour apparaître dans des tenues de plus en plus claires. Ne détournant plus la tête quand il lui arrivait de s’apercevoir, par mégarde, dans les parois de glaces, il apprenait à s’aimer, à devenir assez léger pour entrer à son tour dans la ronde des badinages, gagné par le vertige des propos frivoles et des engouements instantanés — une main qui lui serrait l’épaule ou s’égarait dans ses cheveux : cela suffisait pour déclencher chez lui un sursaut de gratitude. Le Vagabond était devenu la scène étoilée où, tel un magicien de lui-même, il avait fait s’envoler de son corps l’ombre du péché. Je ne le reconnaissais plus dans la hâte qu’il mettait — comme pour rattraper le temps perdu — à séduire, dans sa manière presque convulsive de retenir ceux qui s’apprêtaient à partir pour L’Illusion et auxquels il glissait, affolé de ne pas jouir pleinement de la vie, un papier où il venait de griffonner son adresse. Dans le mime des étreintes qu’à notre retour à l’aube il me consentait par pitié ou une vague reconnaissance envers ce que j’avais pu lui apporter — la révélation des cabarets de Paris, le souci de l’apparence, la connaissance de quelques mots indispensables pour charmer tel ou tel —, je savais — à ses yeux fermés, aux noms qu’il se retenait à peine de murmurer — qu’il ne s’excitait qu’en se rappelant la peau de ceux qu’il avait rencontrés plus tôt dans la soirée. En s’imaginant les enlacer, il trouvait un simulacre de plaisir qui lui permettait de patienter. Dans le silence de la chambre alourdi par la conscience mutuelle du mensonge des baisers, il préférait, le front posé sur ses avant-bras, attendre que le corps de l’amour se décomposât de lui-même plutôt que d’y porter le coup de grâce. Ainsi son départ, préparé par la somme de ses absences et de ses torpeurs stratégiques, passerait pour anodin, une simple formalité en franchissant la frontière des années communes.
Tandis qu’on passait la bande des chansons des Ephèbes pour faire plaisir au vieil aveugle, Martin se retournait enfin vers moi — moins par envie que pour vérifier ma présence. Il m’adressait un salut de ses doigts croisés sur le côté. Un « salut de camarade » comme il le faisait pour ceux avec lesquels il avait discuté à peine une ou deux fois : voilà ce qu’il restait des moments éblouis que nous avions vécus — les journées d’été dans les chambres d’Andalousie où nous attendions qu’à travers les fentes des volets clos l’ombre du soir vînt glisser sur la blancheur des murs et le bord de nos corps nus ; nos bains en septembre dans la rivière d’Etel ; nos promenades sous les marronniers de Nevers ou sur les canaux de la Venise verte où il aimait baigner l’or de sa croix en se penchant hors de la barque vers les reflets des prairies et des donjons ; les quais de la gare de Madras où, enlacés sous la même couverture, nous dormions sur les dalles avec, pour nous bercer, la rumeur de la mousson et des cantiques tandis que, le long des voies, on ramenait des temples les enfants initiés, aux joues assombries de larmes de suie, qui nous frôlaient de leurs tuniques couleur de soleil noyé. J’avais cru, tout cet automne, que leur lumière, comme engrangée dans les labyrinthes du temps et protégée des bourrasques des cris et des reproches, resurgirait au hasard d’un regard ou d’une main effleurée et viendrait se propager dans le présent : il n’avait pas renoncé au voyage à Malte que nous avions projeté ; il n’avait pas songé à venir chercher les affaires qui lui appartenaient. Et dans cette dernière parade d’espérance, dans cet ultime emballement de crédulité, je sentais, retiré dans les régions intermédiaires entre le pardon et le regret, que je l’aimais encore.
La seule chose qui nous liait était ce même regard que nous avions vers le mouvement de houle épuisée du rideau qui, en s’entrouvrant, laissait retomber la poussière de neige sur les glaces de l’entrée : les dernières de ces « âmes fondues » qui, descendues du ciel de la rue Thérèse — là-bas, du côté de l’est —, venaient s’éteindre dans le champ de coucous et de lotus peints. « C’est fini… Tu entends ?… Fini… Laisse le rideau retomber… La comédie est terminée… Tu verras, l’oubli arrivera à pas de loup et se glissera dans ton cœur sans même que tu t’en aperçoives… Lorsque tu reviendras, dans quelques semaines, au Vagabond, vous vous placerez à nouveau côte à côte en vous parlant comme si de rien n’était… Sans penser que vous vous êtes, un jour, aimés… », semblait me dire Eduardo, du fond de la nuit de Zamora qu’il avait voulu traverser pour la dernière fois. Le vent brun de Castille dispersait sur les places et les marches des escaliers du fleuve les pailles des nids qui se défaisaient autour des miradors du pénitencier : c’était cela, l’hiver, là-bas. Je ne distinguais, sous la verrière du casino, que son manteau noir et ses mains blanches qui lançaient quelques plaques, au hasard. Les vieux joueurs se retournaient vers lui, étonnés qu’elles n’atteignent pas la table et retombent, avec un froissement d’ailes blessées, parmi les journaux qu’en arrivant ils avaient déposés près de leurs chaises. Je lisais sur ses lèvres qui palpitaient sous les reflets des globes de la salle de baccara : quelle importance, ces alarmes que l’on transforme en drames pour se donner l’illusion de mieux exister ? Que représentaient — me faisait-il comprendre —, quand il s’agissait de mourir, les désunions et les adieux ? Seule nous les faisait redouter notre peur du vide et de la réduction en poussière des années nomades qui ne laissaient après elles rien que l’on pût dignement raconter. J’aurais voulu qu’il continuât à me parler du fond de la nuit de Zamora qui prenait le goût de la neige brûlée sur les barreaux du soupirail de la dernière boulangerie éclairée où, avant de retourner au village aux côtés de sa mère, il irait chercher — comme l’un des ultimes plaisirs que la vie lui consentait — un beignet à l’anis. Mais il se taisait et se confondait déjà avec l’ombre des palmiers desséchés par l’hiver dans le quartier éteint de la chance.
Oui, il avait raison — avais-je envie de lui répondre — et n’était-ce pas une loi du Vagabond, acceptée par tous, que d’être le théâtre des amours passagères, de la parade des désirs emportés en coulisses aussitôt qu’exhibés ? Oui, mais avant, pour compenser le vide des passions éteintes, j’avais, qui m’attendait dans le silence de la chambre — avec la fidélité d’un enfant que j’aurais gardé secret —, la clarté de la lampe et la douceur des pages. Au fil des heures, alors que le besoin de revanche triste sur ceux qui avaient cessé de vous aimer se diluait entre les lignes, la paix arrivait. Il ne me serait resté de Martin que le scintillement de sa croix d’or flottant dans le ciel noir, son casque de cheveux drus prêt à se fondre dans la nuit puis le galop des chevaux de Budapest emportant, très loin, vers l’Est du monde, leur chargement d’âmes.
Aujourd’hui, il ne me restait rien pour colmater les brèches de l’existence et compenser le désert des jours. Tandis que s’achevait la vieille bande de la musique des Ephèbes, je retrouvais cet état de déserteur transi, sourd aux roulements de tambour de l’armée des mots qui, au loin, devenaient des morts dont je n’entendrais plus les voix, que j’avais connu, à l’âge de sept ans, dans les mois suivant un après-midi de juin, à Saint-Arnaud. Le sirocco recouvrait d’un jour poudreux les champs d’orangers et les palombières des marais. Seul, sur la terrasse, je ne répondais pas aux appels de mes camarades qui, depuis le trottoir de la rue Ampère, me demandaient de les rejoindre. Retranché dans l’ombre de l’auvent d’ardoise qui surplombait les lucarnes de la buanderie, j’observais la fuite des lézards dans le tumulte de sable. Puis je pris mon cahier de brouillon et me mis à écrire. Longtemps. Cela dura presque tout l’après-midi. Dans un état d’inconscience et d’exaltation sensuelle à peine troublée par la voix du porteur d’eau qui traversait l’esplanade de la gare. Puis je sentis une ombre immense me recouvrir. Je crus, d’abord, que c’était le soir. Mais non, c’était ma mère. Elle me demanda ce que j’étais en train de faire, et comme j’étais incapable de lui répondre — tant j’étais devenu aveugle à tout ce qui m’entourait, du monde — elle me prit le cahier d’entre les mains. Je n’esquissais pas le moindre mouvement de protestation. Tandis qu’elle parcourait les pages, son visage se figeait dans une sorte de détresse froide puis de colère blessée. Elle me gifla, déchira le cahier et courut dans l’escalier pour le jeter dans la caisse d’ordures. Quand elle revint, elle me regarda avec dégoût et me secoua plusieurs fois le bras comme si elle voulait le détacher de mon corps. Puis, lasse soudain, saisie d’un de ces épuisements nerveux dont elle était coutumière, elle m’enferma dans la cuisine. Je restais hébété dans l’ombre de la pièce, accoudé à la toile cirée rouge où reposait le bol du goûter qu’elle avait pris, seule Je ne comprenais pas d’abord sa colère. Mais, peu à peu, je pris conscience que ce que j’avais écrit, c’était une succession de scènes érotiques. Sans lien, sans logique. Je les avais déroulées en toute liberté, poussé par l’instinct d’un plaisir rêvé. Je ne nommais même pas les parties du corps censées donner de la jouissance. Je ne songeais sans doute qu’à la volupté d’un amour informe, brut — qui avait l’odeur des peaux imprégnées par le jus des nèfles gorgées que mes camarades et moi dénudions ensemble derrière le champ de blé, à midi.
Ma mère ne revint me chercher que pour m’obliger à me coucher bien qu’il ne fît pas encore nuit. J’attendis que le silence s’installât dans le quartier après le crissement des pneus de la dernière voiture qui s’éloignait des Tamaris. Je descendis l’escalier à tâtons et m’approchai de la caisse d’ordures. Le cahier avait disparu. Je suffoquai dans l’obscurité moite de juin et remontai vers ma chambre avec un cœur alourdi de vieillard. Le lendemain matin, en classe, je ne parvenais même pas à tremper mon porte-plume dans l’encrier de porcelaine. Il me fallut des jours pour retrouver la souplesse de mes doigts, pouvoir inscrire quelques signes sur une page. Tout revint, bien sûr, de la mobilité de la main et de la grâce des heures où j’écrivais sans relâche. Mais pendant très longtemps je conservai la secrète appréhension que quelqu’un s’approchât à nouveau, me prît le cahier d’entre les mains et le déchirât.
C’était simplement la vie qui me l’ôtait à nouveau. Si je retardais tant le moment de rentrer et préférais me noyer dans la foule du Vagabond, c’était pour ne pas revoir la table vide — qui se dressait comme un reproche de bois glacé — et connaître le remords des soirs où je travaillais sans me lasser, heureux comme un messager qui, sur le chemin de sa mission de nuit, appelait tous ceux qui voulaient lui confier d’autres missives. Il les apportait à bon port pour le plaisir, pour la seule jouissance de colporter des mots d’amour et de confiance qu’il répétait indéfiniment dans sa traversée des régions endormies afin d’être certain de n’en trahir ni le ton ni la teneur à l’arrivée — quand, les yeux brûlés de vent et de mémoire, dans la paix bleue de l’aurore, il les dirait sous les balcons des villes inventées.
Amer m’interpellait et, une fois de plus, me tirait de ces absences, de ces envoûtements de vide que favorisait Le Vagabond, avec ses plages de voix et de musiques tamisées — comme dans une salle de théâtre où, avant les actes, les conversations s’inclinaient devant le noir juste avant que le rideau ne se levât. Il m’exhibait sous les yeux sa nouvelle montre et, le poignet tendu vers les lumières du plafond, faisait miroiter les brillants du boîtier. Elle venait de lui être offerte par René Dorman, son « protecteur » qui, là-bas, à l’entrée de la salle de restaurant, attendait qu’on libérât la table Royale où ils devaient fêter ensemble son anniversaire. Amer se vantait — d’une voix claironnante qui m’agaçait un peu — de se voir accorder autant de cadeaux qu’il le désirait. N’y avait-il pas, parmi tant d’autres présents, cette gourmette dont les anneaux de platine scintillaient sur le fourreau de poils à son poignet gauche ? Il ajoutait que, s’il s’y prenait bien, il serait bientôt son « héritier » — ce mot qui l’enchantait et lui donnait — lorsqu’il le répétait — l’assurance naïvement exaltée de se croire déjà l’un des maîtres de Paris. Pour dissimuler pourtant la gêne de l’existence servile à laquelle il n’avait consenti qu’en fonction du gain qu’il en escomptait, Amer se mettait à railler avec une jubilation véhémente (comme pour le punir, à distance, de la répulsion qu’il lui inspirait) le ventre ceinturé de graisse de René Dorman, ses jambes courtes, sans genoux, et sa peau laiteuse — de matrone recluse dans l’éternelle pénombre de l’appartement des Buttes-Chaumont. À l’entendre, René se projetait, à longueur de journée — vautré dans un amoncellement de coussins d’église, nu et béat dans son kimono de soie mauve —, des films érotiques des années vingt qu’il ponctuait de gloussements d’impuissance excitée. C’était — selon Amer — sa seule manifestation de vie avec les sanglots d’épouse délaissée (à moins qu’il ne menaçât de briser le projecteur ou de déchirer le drap tendu en guise d’écran) qui accueillaient son retour, à midi. Jamais avant, car c’était une convention établie de longue date entre eux : souffrir de l’attente, feindre de s’en venger avant de succomber à nouveau aux délices de l’abandon.
« Tu ne me caresses pas les cheveux, ce soir ?… », plaisantait Amer, en s’ébouriffant. J’avais, maintes fois, essayé de le persuader (nous avions découvert, au hasard d’une conversation, que, dans son enfance, il avait habité M’Sila, un village proche de Saint-Arnaud) qu’il avait été l’un des garçons dont on rasait le crâne au cours de ce qu’on appelait à l’époque « l’opération des poux » — ce rituel qui, se déroulant quelques minutes avant que la cloche ne retentît, au milieu de la cour de l’école, m’avait toujours fait honte car, sans se soucier au préalable de l’état respectif de leurs cheveux, on séparait les élèves en deux catégories — les Européens assemblés sous le préau et, là-bas, sous le ciel glacé du petit matin, le rang muet des indigènes qui, inclinant la nuque et grelottant dans leurs blouses rapiécées, attendaient, à tour de rôle, les coups de tondeuse dont un mauvais coiffeur leur labourait la tête. Il avait toujours la même expression révulsée en voyant tomber les boucles à ses pieds. « J’en ai assez de ces petits pouilleux… La prochaine fois, vous confierez ça à quelqu’un d’autre… Je vais finir par en attraper… Vous imaginez !… », disait-il — devant eux qui tremblaient d’humiliation — à notre instituteur. Je souffrais lorsque — une fois entrés en classe — je me retournais vers leurs crânes encore rougis par le passage de la tondeuse, leurs oreilles égratignées et bleuies par le froid de leur attente dans la cour, leurs lèvres mortifiées et leurs fronts plissés pour s’empêcher de pleurer.
« Ils sont beaux, non ?… », me disait Amer en penchant la tête pour que je pusse glisser mes doigts dans ses cheveux sombres. Il me laissait ainsi exorciser le remords qui me tenaillait depuis tant d’années maintenant et apaisait la conscience que nous n’étions pas quittes et ne le serions jamais. Tandis que, en équilibre instable sur son tabouret, il s’abandonnait à ma main qui, avec une patience presque amoureuse, redistribuait ses boucles, je lui demandais s’il se souvenait de la cour de l’école, du bois d’églantiers, de la région des palombières et surtout du vieux buffle des Maures qui se traînait sur le chemin de latérite, accompagné par les cortèges de frégates et de fous masqués : arrivant à peine à déplacer son corps centenaire comme une masse de terre plombée d’où émergeaient juste les cornes râpées, près de s’effriter, il suivait les champs de blé et de coquelicots pour aller mourir le plus près possible du ciel, au-delà du monastère de Notre-Dame-des-Neiges. « Un peu… », me répondait Amer, en riant. Comme pour s’excuser de ne pas partager avec moi la mémoire de cette part d’enfance, il me disait qu’il était parti très vite de la région des hauts plateaux pour aller vivre chez un oncle, à Tanger. Ne l’avait-on pas surnommé « Vent d’Est » parce qu’il était le seul — paraît-il — à oser braver la tempête sur la plage marocaine et à courir plus vite que les rafales de sable. Je sentais pourtant, ce soir, que, malgré ses pirouettes et ses éclats de malice, une tension triste l’habitait. Je le lui fis remarquer alors qu’il refusait sciemment d’apercevoir les signes timides que lui adressait René Dorman qui, là-bas, à l’entrée de la salle de restaurant, dans la brume des lueurs rosâtres, se tassait sur lui-même comme une vigie gagnée par une torpeur tropicale.
Après avoir commandé un autre verre, Amer commença à évoquer — d’une voix soudain assourdie par une colère apeurée — ce qu’il appelait avec un goût de l’emphase funèbre « les bûchers de Tanger ». Il me racontait, avec une sorte d’effroi fasciné, comment les malades de la cité marocaine étaient — dès qu’on avait diagnostiqué la nature de leur mal — tenus au secret dans l’aile d’une caserne désaffectée et transformée en infirmerie clandestine, au-delà du terrain d’aviation. On leur ligotait les chevilles avec des lanières de cuir pour les empêcher de s’enfuir. Quand ils mouraient — « il paraît qu’on leur fait une piqûre pour s’en débarrasser plus vite » —, leurs gardiens les soulevaient des lits de fer, leur plaçaient dans la bouche une masse de coton imbibée d’éther afin d’éviter d’être contaminés par un reste d’haleine puis les enveloppaient de camisoles de toile. On les chargeait, tels les cadavres neutres et même pas ensanglantés d’une bataille qui resterait sans nom, à bord d’un camion bâché qui, au cœur de la nuit, traversait Tanger en secret. On les alignait dans une crique, du côté de l’Océan, tandis que les soldats se hâtaient de préparer des amas de bois. Puis ils les jetaient, comme des sacs lépreux, sur les bûchers qui les consumaient avant le lever du jour. Les vagues emportaient les cendres de leurs cœurs éclatés et de leurs cheveux dorés par les bains qu’ils prenaient avant, dès les premiers jours de mai. Parmi eux se trouvaient — c’était le caissier du Traditionnel qui le lui avait téléphoné — les membres de l’orchestre de l’Etoile d’Or dont il faisait partie avant son départ pour Paris. « Ils sont encore au Moyen Age, là-bas !… », répétait Amer tandis qu’il semblait voir arriver du fond du ciel des miroirs les silhouettes des musiciens de l’Etoile d’Or et leurs cymbales ramenées vers le rivage des lotus noirs peints sur la paroi.
Il entendait à peine la voix d’Auguste le prévenant que la table Royale venait de se libérer et qu’il était temps de rejoindre René Dorman. Pour le délivrer de sa hantise et le ramener vers nous, je lui dis — car rien ne lui importait davantage que de séduire — combien il était beau et serait encore une fois, ce soir, le roi du Vagabond, celui que tous désiraient en secret, rêvant de terminer la nuit à ses côtés (même si je savais que, dans les rares étreintes qu’il consentait dans l’obscurité d’un porche ou sous une volée d’escaliers d’un immeuble du quartier, il montrait une hâte frénétique destinée, à mesure qu’il s’y abîmait, les dents serrées et le visage tendu, à effacer la honte qu’il éprouvait de s’y être abandonné). Il essuyait brusquement ses quelques larmes car Sami Karim venait d’apparaître dans le hall d’entrée et lui demandait de s’approcher. Amer s’exécutait aussitôt : il le redoutait pour la perspicacité de ses jugements, d’autant plus sévères que, désireux de rejeter son propre passé de garçon entretenu, Sami Karim vantait de plus en plus fréquemment — comme décidé à les mettre en exergue de sa vie — les vertus du « mérite » et de l’« honnêteté » : il avait dû se battre pour réussir à monter son institut de massage ; sa place à Paris, il l’avait acquise « à la force des poignets », « à l’huile de coude » — martelait-il. Sa patience et sa témérité victorieuse lui permettaient désormais de condamner ceux qui — tel Amer — choisissaient la paresse, la complaisance et la démission de soi en se laissant entretenir. Je l’entendais exiger d’Amer un sursaut de dignité ; il le prévenait qu’il ne pourrait pas vivre indéfiniment de ses charmes, la jeunesse passait plus vite que le vent d’est.
Un bruit de lutte arrivait du hall. Felix interdisait l’entrée du Vagabond à un homme dépenaillé sous la longue écharpe qui lui flottait entre les jambes. Sans doute venait-il (comme je l’entendais dire à côté de moi) de la « cour des miracles » que devenait le Royal-Opéra. Il était tellement ivre qu’il étirait démesurément les bras — là où il croyait donner des coups de poing — vers le mur du vestibule, l’angle des glaces et les plis du rideau où il aurait fini par se renverser si Felix ne l’avait pris sous les épaules pour le repousser vers le seuil et la nuit glacée. Au même instant retentissait la sirène d’un fourgon de police qui déferlait dans la rue Thérèse et s’arrêtait net devant le Mikado. Parce qu’il craignait que, une fois sur le trottoir, l’homme ne fût embarqué et entendait respecter la tradition d’asile du Vagabond, Auguste criait de le laisser entrer. Felix portait presque l’inconnu jusqu’à la première banquette où il s’affaissait : il continuait à balancer ses bras dans le vide — comme s’il cherchait à étreindre un adversaire imaginaire — avant de ramener, vaincu par sa propre ivresse, la nuque contre la paroi des fleurs peintes. Le couturier Michel Doucet qui avait dû être effleuré, au passage, par un coup perdu, se tâtait la joue droite, à peine rosie. Il s’indignait de ce que son costume ait été froissé et son camélia chiffonné ; mais les clients voisins qu’il prenait à témoin de son dommage riaient en douce de le voir un peu malmené : sa manière de se targuer du prestige de ses boutiques et de son magasin de fourrures de la rue Saint-Honoré nous exaspérait depuis toujours.
Les trois garçons qui venaient d’arriver ensemble ne dépassaient pas — dans leurs identiques blousons cloutés — la lisière du hall. Ils avaient le sourire un brin supérieur de ceux qui, habitués à fréquenter des bars plus modernes et entrant, pour la première fois, au Vagabond, s’étonnaient de découvrir une foule qui, à l’écart des modes, ne semblait appartenir à aucune époque. L’un d’eux s’avança enfin. Lorsqu’il retira son blouson puis son bonnet, je reconnus François, le jeune coursier que je rencontrais autrefois dans les jardins de Notre-Dame. Il allait s’accouder au comptoir à côté de Christian qui avait repris le masque qu’il se composait d’ordinaire pour Le Vagabond, cette expression de sévérité charmeuse — le front plissé, les yeux grands ouverts et la lèvre supérieure légèrement relevée — qu’il arborait pour intriguer, pour qu’on se demandât s’il allait être ironique ou bienveillant, impitoyable ou tendre : elle désarçonnait, en général, celui auquel il s’adressait. Mais François, qu’il espérait troubler par le jeu de ses questions abruptes alternant avec des remarques débonnaires, répondait à peine et détournait la tête. Faute de capter son attention, Christian adoptait le maintien détaché de quelqu’un qui, parvenu au-delà du désir et des mirages de la beauté et de l’amour, ne se souciait plus de séduire.
Puis il proposa « en toute amitié » un verre à François — ainsi qu’à ses camarades auxquels il adressait le signe de venir les rejoindre. Outre le plaisir qu’il avait toujours eu à offrir, cette parade de générosité était destinée à prouver autour de lui qu’il n’était pas aussi désargenté que son départ forcé de Paris ne l’aurait laissé supposer. François lui fît remarquer qu’il devait « étouffer » dans sa cape de chasseur, tout en esquissant le geste de vouloir en dénouer les cordons. Christian s’écria (c’était son expression favorite pour dissimuler sa gêne, quand il se voyait sur le point d’être dominé) : « Quelle audace !… Mais quelle audace !… » Puis, devant l’insistance enjouée de François qui glissait la main sous les pans de la cape pour les relever, Christian se mit à rire. Ce rire immense, lumineux, que je n’avais pas entendu depuis si longtemps (depuis nos déjeuners arrosés au Vieux Casque ou nos après-midi ensoleillés à la terrasse de l’Apollinaire où il plaisantait d’un rien), l’emportait loin de lui-même et redonnait à son visage soudain rajeuni un rayonnement de conquérant grisé qui voulait tout embrasser de la vie et ne rien laisser échapper de la joie qu’il y puisait. Le vertige d’oubli ne s’estompait qu’au moment où il portait — comme pour revoir le monde autour de lui — les doigts à ses yeux gorgés de larmes de plaisir.
Les lumières s’éteignirent d’un coup. Il y eut quelques jurons, des murmures excités avant que n’émergeât la lueur d’une bougie placée sur un gâteau d’anniversaire — celui de René Dorman — qu’on emportait vers la nuit du restaurant. Son reflet parcourait les cloisons de miroirs où les silhouettes des clients, envahis par une admiration teintée de regret, s’écartaient en silence pour former des rangées de sentinelles adorant, avec un respect envieux, ce trophée promené sous le ciel d’un triomphe qu’ils auraient voulu voir célébré pour eux-mêmes. Puis la clarté de la bougie traversa — comme pour lui rendre un hommage fugace — le portrait du vagabond. Il semblait cet ancêtre qui, recru d’errances à travers les décades des nuits blanches et parvenu au bout des chemins du plaisir, laissait l’amas de sa barbe grisâtre se propager sur son visage et aveugler son regard consumé d’indulgence. Les lumières revinrent ; des applaudissements éclataient autour de la table où Amer appuyait sur la main de René Dorman pour l’aider à découper la première part du gâteau. « Ça fait trente ans qu’il vient ici, René… Il fait partie de la famille… », nous disait Auguste avec la fierté d’une mère qui avait su veiller sur sa progéniture en la gardant des embûches de la vie. « Il était beau, avant… Élancé, élégant, plein d’esprit… Maintenant, il s’est empâté, bien sûr… Il a un peu décliné à force de rester enfermé à regarder ses films érotiques… Mais il tient le coup… » Il s’empourprait, Auguste, en reprenant : « Oui, il n’y a que nous, les vieux, pour tenir le coup… Nos artères usées nous protègent… Tandis que vous vous êtes crus des petits dieux en changeant de lit trois ou quatre fois par nuit… » On sentait trop bien dans sa voix qui tremblait de l’amertume d’une existence sans amour le ressentiment qu’il éprouvait à l’égard des plus jeunes. Ils l’avaient dédaigné pendant tant d’années et ne s’étaient pas aperçus que, derrière les verres teintés de ses lunettes, passait parfois dans son regard l’espérance que quelqu’un — au lieu de lui tendre simplement des billets — retînt son poignet et attardât les doigts sur sa veine brûlante.
Mais parce qu’il redoutait d’être pris en flagrant délit d’aigreur et refusait, par orgueil, qu’on pût le considérer comme un prêcheur devenu acariâtre à force d’abandon et de retours solitaires — peut-être aussi se laissait-il gagner par un élan de pitié en voyant la place vide d’Eduardo à ses côtés —, Auguste se ravisait et, après s’être mordu les lèvres, dit, sur un ton d’excuse attristée : « J’aurais fait la même chose à votre âge… J’ai même fait pire, si vous saviez… » Se tournant vers Jeannette qui s’en réjouissait à l’avance, il se lançait dans les récits de ses frasques passées : les débauches printanières dans la grotte du square des Batignolles, les poursuites masquées dans les caves de La Mangeoire, à Pigalle, régulièrement interrompues par les sifflets d’une descente de police qui les saisissait d’une terreur délicieuse car — à l’entendre — il « s’en passait de belles » ensuite, dans la cour du commissariat, les dimanches après-midi où ils organisaient des concours de nus sous les voûtes du Bilitis d’où ils passaient, par un corridor secret — « il faisait un noir de loup, là-dedans… on ne savait pas qui on embrassait… » — dans le magasin d’accessoires des concerts Mayol. Ils y dérobaient des étoles de lamé, des éventails de plumes ou des panaches de perles qu’ils arboraient en courant jusqu’à la porte Saint-Denis. Puis ils dînaient dans l’arrière-salle qui sentait la sciure de cirque, le vin recuit, le fard et les roses fanées du Petit Bonheur où trônait — comme une reine de parade sous ses breloques désaccordées — Lucrèce qui, avant de se rendre chez Madame Arthur où, dans le tableau final, elle était censée incarner, à elle seule, toutes les voluptés des mers du Sud, s’asseyait à leur côté en alignant des bâtonnets sur une ardoise pour essayer de faire le compte de ses amants de la semaine. « On savait rire, nous, à l’époque… On avait le sens du falbala !… » Il s’enchantait, Auguste, de répéter ce mot comme s’il reflétait, dans le chatoiement de ses voyelles aériennes, les envolées d’une époque où la frivolité comptait assez pour créer de véritables liens de sang entre ceux qui partageaient le même goût de la clownerie et des soirées aussi légères que des plumes s’envolant dans le ciel de Paris.
Oui, ils étaient solidaires dans ce temps cousu de bric et de broc : « On n’avait pas le sou… Le soir, pendant la semaine, je restais chez moi à changer le col des chemises des uns et des autres… Histoire de leur redonner un air de neuf… On se cotisait pour se payer l’entrée de L’Eldorado, à tour de rôle… Celui qui était sorti devait tout nous raconter, le lendemain… On dansait pas souvent… On couchait pas beaucoup… Mais on n’avait pas peur de l’amour… » Puis il évoquait les premiers temps du Vagabond : « Il n’y avait pas encore de restaurant… Ni de vestiaire… Ni toutes ces glaces et ces lumières… C’était aussi petit et sombre que ta boutique… », disait-il en concentrant son regard sur Jeannette comme s’il voulait s’isoler avec elle dans une enclave de temps — celui du bonheur rudimentaire de leur jeunesse —, de manière à aviver notre regret de ne pas l’avoir connu et notre remords d’avoir dilapidé, à force de forfanterie et de licence calculée, l’héritage des vertus de fantaisie, de plaisir bohème et de rencontres en pure perte qu’il continuait à défendre. Chaque client venait alors lui raconter sa vie — les victoires aussi bien que les chutes. Auprès d’eux, il devait jouer le rôle d’un confesseur à la fois intraitable et miséricordieux. Sans se soucier de ce que les années passaient, il avait absorbé dans cette fonction de conseiller — veillant, jusqu’à leur terme, sur des histoires qui ne lui appartenaient pas — l’énergie et la patience qu’il lui aurait fallu pour retenir les garçons qu’il avait aimés. « Je les ai tous laissés filer… », disait-il avec une sorte de perplexité à peine peinée, d’ébahissement presque émerveillé de ce qu’ils aient réussi à s’éclipser de sa vie avec la soudaineté de feux follets qui s’étaient dispersés dans la nuit sans qu’il les ait jamais revus. « Mes petits vagabonds… », murmurait-il, attendri, cette fois, et comme satisfait de ce qu’ils aient — même s’il en avait souffert — incarné l’esprit de ce lieu d’escale, fait pour être quitté par les autres car, pour lui, avec son cercle de miroirs, ses statuettes de plâtre dont le bleu s’éteignait dans les niches de velours, ses portraits d’adolescents désuets et ses guirlandes de bal oublié, Le Vagabond tenait lieu de tout : d’église, de salle des fêtes et de chambre d’amour.
J’étais du côté d’Auguste, désormais, du côté de ceux qui, leurs illusions éteintes, préféraient aimer les murs laqués de rouge sombre du Vagabond plutôt que les visages qui le traversaient. Je laissais — sans le moindre sursaut amer — Martin s’en aller de ma vie, étonné que mon cœur se serrât à peine en voyant la main d’un inconnu entrebâiller davantage sa chemise pour prendre un bout de sa chaîne qu’il ferait glisser tout à l’heure, comme je l’avais fait moi-même, le long de ses yeux fermés, dans la pénombre d’une chambre tiède. La petite croix n’était plus qu’un point d’or parmi les fumées qui, dans leurs plus hautes nappes, captaient les reflets des ampoules rosées émergeant des corolles en verre satiné. « Je ne les aime pas, ces appliques… Elles sont vraiment trop kitsch… », disait souvent Eduardo. Il aurait voulu les remplacer — mais Auguste s’y opposait depuis plusieurs années — par celles qu’il avait confectionnées lui-même pour sa chambre de la rue du Rocher : « bleu de messe », disait-il en s’agenouillant dans le lit pour retirer, avec la méticulosité d’un prêtre veillant à maintenir l’éclat des anges d’un rétable, le moindre grain de poussière qui lui paraissait ternir les joues de papier cristal. C’était le bleu des membranes du cœur de soie sur lequel s’ouvrait — écartée par le crochet de la perche du sacristain, à l’heure des vêpres — la poitrine en bois d’olivier de la Vierge de Santa Clara. Il devait la prier en ce moment — comme il se l’était promis devant moi sur le quai de la gare d’Austerlitz — pour tous ceux qui l’avaient aimé ici.
C’était l’heure où, après minuit, s’accélérait la ronde des séductions. On frappait haut et fort pour exhiber ce qu’on avait de plus reluisant — la fraîcheur de la voix gorgée de promesses —, tout en s’évertuant à dissimuler sous l’assaut des plaisanteries grivoises et des rires canailles ce que l’on savait être ravagé en soi : la peau fanée par l’abus des veilles et les lèvres blêmies par la tension d’un désir aux aguets. Quelqu’un — s’adressant surtout à ceux qui balançaient entre l’envie de partir et la tentation d’une dernière manœuvre d’approche — rappelait qu’une fête se déroulait en ce moment au Cirque d’hiver. Un bal immense où les orchestres se succédaient jusqu’à l’aube. Mais Auguste, qui veillait à ce que sa clientèle ne s’égaillât pas à travers la ville, avait déjà fait courir le bruit que l’ambiance n’y était pas bonne. D’ailleurs, on ne rencontrait personne à ce genre de soirée ; la musique était trop violente, il était impossible de discuter et on en rentrait « seul et les poches vides » : je l’entendais d’ici.
Comme d’habitude, la bande de Gilles Tessier occupait le centre du bar. Dans leurs smokings et leurs écharpes de soie blanche, ils formaient une élite de la nuit, une caste hautaine et désabusée. Ayant épuisé tous les plaisirs de Paris et se gardant de ne jamais s’abaisser à trahir le moindre engouement, ils regardaient, avec un flegme condescendant, se multiplier autour d’eux les trajets de désir panique. Éblouis de leurs propres calembours, commandant, avec une arrogance distraite, des verres qu’ils se distribuaient, ils affectaient de n’être que de passage, ici — entre un dîner et une réception à laquelle ils consentiraient peut-être à se rendre. Avec cette férocité nonchalante qui était la gloire de leur dilettantisme, ils se moquaient des couples désaccordés qu’ils voyaient sortir du Vagabond. Puis ils dénigraient les garçons qu’ils avaient fréquentés par le passé et qui les avaient sans doute déçus par leur volonté d’indépendance et un manque d’allégeance à leur clan. « Et Max ?… Qu’est-ce qu’il devient ?… On ne le voit plus nulle part… », s’exclamait Gilles, feignant d’être intrigué par son absence — avec à dessein, dans la voix, cette once de vulgarité destinée à prouver qu’il s’était, en héritier dévergondé, affranchi de sa classe d’origine. « Ah oui !… J’y suis… Il doit être au sauna de nuit en train de se faire battre à coups de pagnes… Il paraît qu’il pousse de tels gloussements de plaisir qu’on l’entend de la rue Sainte-Anne… On est obligé de le bâillonner pour le faire taire… Et après, quand il arrive ici, il donne à tout le monde des leçons de morale alors qu’il sent encore la serpillière et le peignoir mouillé… »
Quand ils avaient passé en revue leurs anciennes connaissances, ils se tournaient vers les plus âgés d’entre nous. Avec l’insolence étourdie de ceux qui entendaient se servir de leurs derniers quartiers de jeunesse, ils se gaussaient de leur alignement de bannis affaissés au bord de la banquette et, avec des sourires complices, tournaient en dérision le seul plaisir qui leur restait : sentir leurs genoux frôlés par un garçon qui traversait Le Vagabond de leur côté ou qui, renversé par la pression de la foule, devait, pendant quelques secondes, se retenir à leurs épaules. Les amis de Gilles avaient choisi une cible, ce soir : celui qu’on appelait « le Gris Souris » pour le manteau anthracite qu’il portait même au cœur du printemps, le col relevé sur des joues aussi défraîchies que les gants de suédine qu’il ne retirait jamais, le regard neutre — de clandestin venu se fondre dans l’un des lieux secrets d’une ville occupée. Sous le tableau du manège dont on n’apercevait presque plus, dans la région de nuit de la paroi, le bleu de la toile et les ors des montures ailées, il buvait son verre à petites lampées afin de prouver qu’il avait consommé et ne pas fournir de prétexte à ce qu’on le rejetât du Vagabond. Sans doute ne s’était-il pas rendu compte qu’il était appuyé à l’une des boîtes à bijoux oubliée là depuis le soir où la bande, pour nous épater, les avait ramenées des sous-sols de la Chase Bank. Jubilant de la reconnaître, Gilles lança : « Il va l’emporter dans la tombe, on dirait… »
Devant le déferlement de leurs rires, le visage de Christian qui, jusque-là, était resté à l’écart, à l’entrée de la salle de restaurant, se mit à frémir de colère — par sympathie envers le « Gris Souris » dont il avait pris en pitié l’obstination à s’effacer jusqu’à en devenir invisible ; par ressentiment, surtout, envers Gilles et son groupe qui, depuis qu’il était parti, sans ressources, de Paris, faisaient semblant de ne pas le reconnaître et ne lui adressaient plus le moindre salut (eux que, du temps de sa splendeur, à la sortie du Palace, il avait si souvent conviés à des bombances de petit matin qui s’éternisaient jusqu’à midi dans son appartement de la rue Jean-Bart). Il s’avança soudain vers Gilles et lui lança : « C’est votre cœur qui est dans la tombe… Et ça, depuis longtemps… Quand aurez-vous fini de dire n’importe quoi ?… De vous croire supérieurs en tout ?… »
Tandis que ses camarades entraînaient Gilles en lui demandant de ne pas répliquer, Christian était presque radieux d’avoir laissé éclater son indignation. Dans cette impulsion d’authenticité, il venait de trouver le moyen de ne plus regretter quoi que ce fût de sa vie parisienne et d’exorciser le dépit de ne plus en faire partie. Il retirait son chapeau dont la plume rousse, aux reflets mordorés, n’était plus que le frêle emblème d’un leurre de panache aristocratique auquel il semblait, aujourd’hui, dire adieu. Il le déposait sur l’étagère, au-dessus de la banquette, et s’asseyait à côté du « Gris Souris » étonné de se voir accorder un peu d’attention. Christian lui prenait le verre, presque achevé, d’entre les mains pour lui substituer le sien, encore plein. Puis il lui abaissa doucement le col de son manteau, libérant un flux de mèches argentées dont nous n’aurions jamais soupçonné l’éclat : elles communiquaient au visage du vieil homme un rayonnement oublié, une aura de deuil lumineux — suffisant pour qu’il cessât de nous apparaître comme un être de l’ombre, prisonnier d’un sobriquet dérisoire.
Un cortège empressé accompagnait Joachim, le gérant de L’Illusion (venu, selon son habitude, passer quelques instants au Vagabond afin d’entretenir des relations de bon voisinage). Il distribuait autour de lui des cartes d’invitation pour la soirée-anniversaire de l’ouverture de son dancing ; on devait être habillé tout en blanc, comme en été — répétait-il. Arrivé à la hauteur d’Auguste — dont il savait pourtant qu’il ne se rendait dans aucun cabaret après avoir fermé la porte du Vagabond —, Joachim lui demanda : « Et toi, tu viendras ?… » Auguste s’empressa d’actionner la manette de son tiroir-caisse puis, mimant une demi-valse offensée qui faisait sursauter les plis de sa permanente, répondit : « Mais non, voyons… J’ai horreur du blanc !… », ravi de déclencher les rires des clients accoudés au comptoir. Mais Joachim, qui tenait à prendre l’avantage, insistait déjà : « Et vous, vous faites quelque chose pour la mi-carême ?… » Auguste faisait mine de ne pas l’avoir entendu et inclinait la tête vers les notes du restaurant qu’il s’affairait à vérifier. Il se souvenait qu’on ne pouvait plus aller prendre les cartons de masques et de loups dans la chambre à falbalas depuis qu’Eduardo en avait emporté la clef. Peu importait — semblait-il penser, le regard abaissé — que la soirée du Mardi gras fût pareille à une autre : il préférait — c’était sa manière de lui rester encore un peu fidèle — qu’Eduardo la gardât serrée dans sa main valide, là-bas, sous l’auvent de tuiles roses de la maison de Tormes où il avait peut-être demandé qu’on l’habillât de blanc pour se donner l’illusion d’être déjà au printemps.
Joachim l’avait sans doute compris ; il se retirait en silence après avoir déposé quelques cartes sur le comptoir. Auguste paraissait soulagé de son départ, d’autant que des vociférations montaient des cuisines : une canalisation gelée venait de se rompre à l’arrière de l’« épicerie » et Felix dévalait l’escalier pour la réparer. Auguste ordonnait de hausser le volume du tourne-disque pour couvrir le bruit des seaux qui s’entrechoquaient dans les coulisses. Il ne voulait pas que Le Vagabond — comme s’il était le reflet de son propre corps qu’il s’efforçait toujours de maintenir droit — exhibât la moindre de ses défaillances, le début de ses naufrages.
La clientèle se clairsemait. Beaucoup avaient fini par partir vers le Cirque d’hiver. Les lumières se tamisaient dans la salle, presque vide, du restaurant où René Dorman gardait la tête inclinée sur l’épaule d’Amer qui, désœuvré, frottait entre ses doigts la mèche noircie de la bougie d’anniversaire. Quelques jurons, de plus en plus sourds, montaient du bas de l’escalier : on avait réussi à colmater la brèche d’eau. Christian venait à ma rencontre, son chapeau à la main. Peut-être était-ce pour me ramener vers le territoire commun de notre adolescence — le périmètre de palmiers, de bancs de bois vert et de dalles de grès rose compris entre le Palmarium et la rue de l’Ange — qu’il me dit : « J’ai vu ta mère, la semaine dernière… Elle passait devant ma boutique en revenant du marché… Elle n’arrivait même plus à porter son panier et devait s’arrêter tous les trois mètres… Elle m’a vraiment effrayé… Elle n’a plus que la peau sur les os… J’ai dû l’accompagner jusqu’à l’arrêt du car des Platanes… Je sentais qu’elle voulait me demander quelque chose… Savoir ce que tu étais devenu… »
Il venait de réveiller en moi le remords, qui me traversait parfois, de la laisser seule dans son appartement des Platanes. Seule, oui, car son intransigeance nerveuse, sa crispation d’orgueil et sa manière hautaine d’éloigner, malgré son infirmité, ceux qui se proposaient de l’aider, l’avaient isolée du reste du quartier. Percluse, en ce moment, de douleurs dans son lit, elle devait rejeter sa couverture toutes les cinq minutes pour en délivrer son corps brûlant de fièvre et de solitude. Dans un de ces élans désespérés et vengeurs où elle rassemblait ses dernières forces pour tenter de s’abîmer davantage et pouvoir, dans l’amère volupté de saccage, mieux accuser le monde de l’abandon auquel il la condamnait, elle saisissait, avec ses doigts raidis par l’arthrite, ses cheveux jaunis des restes d’une teinture qu’elle s’était fait faire au cours de l’une de ses dernières sorties. « Il faut que je sois nette pour recevoir le médecin… », disait-elle pour justifier ce seul luxe qu’elle s’accordait avec l’achat d’une livre de raisins d’Italie : elle se tenait en arrêt devant les étalages, éblouie et presque heureuse, comme si elle retrouvait, dans le miroitement de leurs pulpes gorgées de lumière, le reflet d’une de ses rares saisons de détente — celle des vendanges dans les collines des Corbières, des bals improvisés dans les dépendances des mas dont ils reprenaient les airs dans les charrettes qui les emportaient à l’aurore, des brasiers de viandes sous le bleu cuivré du ciel de septembre et des retours dans le calme des soirs où tout — les nuages, les murets et le chaume des cabanes — prenait la couleur des raisins fondus.
Au cours de notre dernière promenade, je la traînais comme une enfant au bord des amas de grappes qui brillaient sous le soleil d’automne devant les devantures de l’avenue de la Sardane : peut-être retardait-elle le moment de s’asseoir avec moi à une table du restaurant de la Baratina. Comme certaine de ne plus me revoir, elle me dévisageait, sans manger, avec une telle intensité malheureuse que je devais souvent détourner la tête. Il y avait, posé contre un pied de la table, son vieux parapluie — qu’elle prenait dès qu’un voile de nuages apparaissait dans le ciel. Les baleines en étaient rouillées et le bleu-vert éclatant de jadis avait pris une coloration de tilleul noyé. Elle l’avait déjà, vingt ans auparavant, lorsque traversant ensemble les jardins du Peyrou, à Montpellier, elle m’avait demandé, dans un élan imprévu de tendresse qui avait fait rosir ses traits et pâlir davantage l’émeraude clair de son regard, de me serrer contre elle pour m’abriter de l’averse en prenant garde, cependant, à ne pas froisser sa jupe plissée en Tergal anthracite. Il y avait toujours eu chez elle — aussi loin que remontaient mes souvenirs — cette façon concertée — presque une méthode — de me retenir au bord de l’effusion, de m’empêcher de m’y abandonner, ce commandement muet qu’elle m’intimait de respecter avec elle une distance, même ténue ; cet écart qui, fût-il infinitésimal, avait pourtant suffi à déterminer mon existence puisque, tant de fois, une réserve superstitieuse, une appréhension de sacrilège me paralysait les bras au moment où je les ouvrais dans l’exaltation du plus grand don possible que je pouvais consentir de moi-même.
Dès que je la regardais à nouveau, j’étais chaviré par les rides de solitude qui sillonnaient, de tous côtés, son visage ; par la profondeur de ses cernes d’abandon ; par sa façon appliquée de saucer l’assiette jusqu’au bout puis de recueillir les miettes sur la table comme pour ne laisser aucune trace de son passage ; par la dignité concentrée avec laquelle elle sortit de son sac — quand on nous apporta l’addition — son petit porte-monnaie en similicuir rouge qu’elle avait dû cirer la veille pour me faire croire qu’il était encore neuf ; par le mouvement furtif de sa main atrophiée qui, pendant que je parlais avec le serveur, prenait quelques sucres dans la soucoupe pour les emporter ; par l’élégance avec laquelle elle se tamponnait les paupières, d’un coin de son mouchoir, en prétendant que la maladie les lui brûlait, alors que c’étaient les larmes qui lui venaient, de partir déjà, d’être sûre que je ne lui ferais plus jamais face ; par l’inflexion anxieuse de sa voix qui me demandait (au moment où je lui remettais l’imperméable beige qu’elle ne donnait jamais à la teinturerie de crainte que les machines n’en dénaturent la teinte) où j’en étais de ma vie.
Devant mon air de désinvolture jouée, elle semblait presque s’excuser de sa question et abaissait les yeux vers les fronces du foulard mauve qu’elle ajustait sous les revers de l’imperméable pour me laisser le temps de lui répondre que « ça allait bien… très bien… », alors qu’elle savait que tout — selon sa propre expression — « clochait » dans mon existence. Devant son regard de clairvoyance attristée, j’eus la tentation de prendre le parapluie en lui promettant de rester à ses côtés et de l’accompagner dans le gris et l’or des automnes prochains : je ferais exprès d’exagérer l’obscurité du ciel et la menace de la pluie pour être sûr qu’elle se rapprocherait de moi qui d’emblée supprimerais tout écart entre nos corps devenus également vieux. J’étais sur le point d’en attraper le manche dont elle avait tant bien que mal rapiécé les lamelles de rotin lorsqu’elle se raidit soudain. D’une voix tendue et vibrant d’une exaltation meurtrière qui, en l’espace de quelques secondes, l’entraînait à tout détruire — des amitiés et des affections — comme si elle obéissait aux ordres d’une autre femme en elle-même qui la ramenait vers les ténèbres d’un purgatoire intime, elle s’écria que, puisque personne ne s’intéressait à elle et que la ville entière l’abandonnait, elle se jetterait par la fenêtre. Cette fois-ci elle allait le faire, je pouvais en être sûr, cela lui était égal de mourir aujourd’hui ou demain.
Ce « demain » dont je n’avais cessé de redouter l’imminence depuis un soir d’octobre, à Montpellier, où nous vivions ensemble dans une chambre d’hôtel. La nuit n’était pas encore vraiment tombée sur la ville. Le roux mordoré des platanes luisait sous le ciel bleu comme en été ; les tramways roulaient dans les nappes de feuilles mortes et les fontaines s’éclairaient, au loin, dans les jardins du Peyrou. Elle me tendait les tranches de pain beurré, saupoudré de cacao, qui, avec la soupe d’avoine, constituaient notre repas du soir. Elle renonçait souvent à sa part pour me l’offrir, en pleurant du regret de l’indifférence dont elle avait fait preuve tout au long de la journée car, au fond, elle m’aimait assez pour souffrir de sa propre froideur qui n’était pas tant le fait de sa nature que des circonstances qui l’avaient conduite à refuser tout attendrissement. Elle s’était soudain exaspérée de notre dénuement et, à l’instant d’abaisser la louche pour me servir, fut hypnotisée par le vide clair de la fenêtre où le ciel paraissait s’être figé — tant l’air immobile était dépourvu de la moindre vibration de couleur et sans que la moindre odeur de la terre d’automne montât jusqu’à nous. Elle se leva brusquement, comme fascinée par un néant qui ne serait jamais aussi pur que ce soir-là, bouscula la table et écarta les deux fauteuils avec le bord de ses bras vibrant de toute la puissance que lui procurait sa détermination à partir de l’autre côté de la vie. Elle se hissa sur le chambranle de plâtre. Jamais elle ne m’apparut aussi immense que ce soir-là, ma mère, un véritable colosse de chagrin prêt à écraser le ciel sous son poids. Il y eut le cri de quelqu’un dans le désert de la rue d’où s’élevait un souffle torride qui me brûlait en entier, le tassement de ma conscience épouvantée et la blancheur de ses jambes que j’agrippais à la hauteur des genoux, déséquilibrant son corps qui, telle une très lourde lame de chair inconsciente, s’abattait sur l’un des volets, basculait contre la porte de l’armoire avant de s’affaler sur la descente de lit.
Elle y reposait, livide et haletant dans son chemisier aux fleurs mauves de la Coopérative, sa jupe écossaise relevée à mi-cuisse et ses pantoufles au pompon rouge blanchi par la poussière de plâtre. Son visage, à peine tuméfié, était traversé de pleurs légers que je voulais voir — en me couchant sur sa poitrine pour, à son insu, avoir droit à son amour — s’écouler toute la nuit et jusqu’au lendemain soir, s’il le fallait, afin qu’elle se libérât de cette geôle d’angoisse dans laquelle son existence était retenue captive depuis si longtemps et qui lui interdisait tout mouvement d’effusion capable de la sauver.
Dans le vent de la nuit qui s’était enfin levé, ses mèches déjà blanches flottaient dans le ciel turquoise du tapis. Je lui murmurais que c’était un beau soir d’automne, qu’il ferait assez bon, dimanche, pour que nous prenions le car pour Palavas. Je lissais ses cheveux au long de ses tempes avec un mouchoir humide jusqu’à ce que son visage s’animât. Elle n’osait pas me regarder et préférait se tourner pour essayer de prendre — comme pour se raccrocher à nouveau au monde — le dé qui roulait doucement au bord du lit. J’eus si peur, ce soir-là d’octobre, que, pendant de nombreuses années, je ne pus regarder sans appréhension une fenêtre ouverte, croyant que l’enfer commençait derrière. Longtemps je ne lui avais pas pardonné de m’avoir — dans son désir de chute — oublié à ce point, de n’avoir vu en moi qu’un inconnu qu’on laissait en rade dès qu’on embarquait sur le navire de l’exil intérieur vers les mers noires où il n’y avait même plus de place pour le souvenir d’un fils. Les vagues de la vie éteinte auraient pourtant pu le ramener vers elle, ne serait-ce qu’un instant, le temps de s’apercevoir qu’elle ne l’avait pas si manqué que cela et que, même si, décidément — comme elle le disait parfois — « il ne lui arriverait jamais à la cheville », il avait eu des gestes d’entraide, des rires de bonheur volé et des instants de grâce involontaire que lui apportait l’obstination mise à aimer.
Il me venait une sorte de honte, là, dans la musique et les éclats de voix du Vagabond alors qu’elle souffrait seule dans le désert de son appartement des Platanes, sa tête s’abattant de douleur et d’abandon sur la cloison de la chambre derrière laquelle reposait, dans le renfoncement du vestibule, le vieux parapluie. Elle aspirait, peut-être, à l’atteindre pour avoir, au moins, une illusion de fraîcheur et retrouver le souvenir des ciels de pluie sous lesquels elle ne se promènerait plus et où elle croyait voir flotter — démultiplié par la fièvre — le crucifix. Elle ne pouvait plus le décrocher au-dessus de son lit pour l’amener dans le creux de sa poitrine et gagner — grâce au contact de ses membres d’ivoire et de sa couronne d’épines de grenats — l’oubli de sa vie manquée.
Auguste ne semblait pas se résigner à ce qu’il n’y eût rien au Vagabond pour le Mardi gras, d’autant qu’il venait d’apprendre (par un client passé prendre un dernier verre au retour du Cirque d’hiver) qu’on allait le célébrer à L’Echiquier, au Pile ou Face, et même au Petit Bonheur — ce qui ne s’était pas produit depuis au moins dix ans. Même s’il réfrénait la tentation de rouvrir la chambre à falbalas, il ne supportait pas l’idée que Le Vagabond restât en retrait pendant les réjouissances de la mi-carême, laissant la primauté à L’Illusion et à Joachim qui, ce soir-là, serait le roi du quartier. Entre deux manipulations fébriles de son tiroir-caisse (dont la nervosité était exacerbée par l’incident de la canalisation rompue qui l’avait ébranlé plus qu’il ne l’avait laissé paraître), il imitait, avec une jubilation excédée, l’accent de Joachim. « Tout en blanc, comme en été… », martelait-il, en faisant claquer sa langue à chaque syllabe. Il provoquait les rires du carré de fidèles qui, rivés au comptoir, avaient déjà promis de ne pas se rendre à la soirée de L’Illusion — autant pour apaiser sa jalousie que parce qu’ils redoutaient d’avance de perdre pied dans la frénésie des danses et des cavalcades dont ils n’avaient plus l’âge. Animés d’une sorte de solidarité inconsciente avec Le Vagabond, ils l’incitaient pourtant à « marquer le coup ». Mais comment ? semblait leur répondre en silence Auguste qui, tout en tapotant son crayon sur le bord du comptoir, promenait son regard sur le portrait du vagabond — comme s’il espérait qu’il dénouât ses inquiétudes. Tandis que ses yeux s’attardaient sur le dessin du béret, son visage s’éclaira soudain, le rose vineux de ses joues devint incandescent et il s’écria : « Ah ! j’y suis… On leur demandera d’arriver avec des chapeaux… De toutes les formes, de toutes les couleurs… Des canotiers, des capelines, des panamas… Ce qu’ils voudront… Ici aussi, ce sera comme en été… »
On applaudissait son projet. Dans son euphorie passagère, il embrassait les clients au hasard du comptoir, sans trop se pencher cependant car il ne voulait pas déranger l’harmonie de sa permanente. Puis il marquait un temps d’arrêt dans son emballement : « Qui va animer la soirée ?… », disait-il, d’une voix feutrée, à Felix qui, à cette heure de la nuit, désertait sa fonction de portier pour se mêler aux derniers buveurs. « Mais moi !…, s’exclamait — en écartant le rideau du hall avec son bras lancé en avant et nous envoyant des baisers du bout de ses ongles peints — Lucrèce. Elle aimait ces entrées théâtrales et minaudières qui représentaient pour elle le comble d’une féminité qu’elle avait poursuivie toute sa vie. « D’ailleurs, je suis déjà prête… », disait-elle, en exagérant — au moment de se jucher sur un tabouret — l’oscillation de ses colliers parmi lesquels scintillaient les écorces d’émaux et d’or du pendentif de « la volupté endormie » que n’avaient pas osé lui reprendre Gilles et ses amis.
Comme on s’étonnait de ce qu’elle fût si rutilante, ce soir — même la main en faux rubis ornait à nouveau son chemisier en mousseline rose —, elle qui, ces dernières semaines, prétendait qu’il ne lui resterait plus bientôt qu’à faire l’aumône et à prendre le chemin du « cimetière des éléphants », elle répondait qu’un ancien amant, rencontré par hasard, lui avait permis de récupérer ses bijoux au mont-de-piété ; pour fêter leurs retrouvailles, il l’avait emmenée au théâtre puis dîner chez Narcisse. « Il ne bouge plus de sa chaise…, disait-elle de Narcisse. Toujours à se regarder dans la glace d’en face… À vérifier qu’il n’est pas en train de prendre une ride… Il ne voit même pas les gens qui entrent dans son restaurant… On dirait une matrone embaumée… » Amer, qui, au même instant, remontait, ivre, des vestiaires — sa canadienne placée de guingois sur les épaules —, croyait entendre un portrait de René Dorman. Il s’esclaffait, soulagé des heures d’ennui qu’il avait endurées sur la banquette aux côtés de René, à attendre la fin d’un anniversaire dont il espérait qu’il serait l’un des derniers. Lorsque Lucrèce s’inclina en arrière pour lui lancer, avec un clin d’œil complice : « Le Narcisse, à mon avis… Il va mourir de paresse… », il rougit de plaisir vindicatif et, submergé par le retour de ses chimères, se mit à pianoter en l’air, à toute allure, des touches imaginaires — comme s’il jouait encore dans l’orchestre de l’Etoile d’Or, dont il oubliait, dans son délire, qu’il s’était envolé en cendres dans l’ombre d’une plage de Tanger.
Lucrèce appelait le vieil aveugle des Ephèbes pour qu’il vînt prendre sa part du plaisir tapageur qu’ils manifestaient, au comptoir, à persifler Narcisse. Mais l’aveugle ne l’entendait pas. Il caressait le visage d’un jeune garçon, presque un enfant égaré au Vagabond. Ses doigts tremblaient d’une telle ferveur de reconnaissance qu’il semblait avoir tout retrouvé — l’or des franges mutines, le bleu marine du regard et le sourire inné — du plus beau des éphèbes de plâtre dont il ne s’était jamais résigné à ce qu’il se fût perdu au cours du transfert des divinités de stuc dans le ciel de la rue Thérèse : il l’avait placé, dans son établissement, au tout début de l’allée des statues comme s’il était à l’origine des dieux et les surpassait en grâce et en indépendance radieuse. Il n’avait pas, lui, leur expression de gloire presque arrogante ; non, il était de connivence avec les humains et, surplombant la nuit parme de la plus profonde alcôve, protégeait ceux qui, n’ayant pas osé s’embrasser devant le public du Vagabond, se réfugiaient dans ce coin secret des Ephèbes pour s’aimer. En abaissant les lèvres vers son cou, le vieil aveugle cherchait à retenir l’adolescent : peut-être pourrait-il l’emmener chez lui, tout à l’heure, et l’enlacer dans sa chambre, derrière les fenêtres tendues de soie noire, au cœur de l’Olympe des dieux endormis.
« Je crois que c’est le moment de fermer… », rappelait Felix à Auguste qui avait oublié l’heure, emporté par son rêve de chapeaux et de carnaval étincelant. Il y eut les protestations rituelles des derniers clients qui tardaient à descendre de leurs tabourets, puis le cri d’affolement joué de Lucrèce qui refusait l’idée d’aller se coucher et leur proposait de finir la nuit dans une nouvelle boîte, du côté du Moulin-Rouge. Ne pouvant capter l’attention d’Amer qui titubait, elle se raccrochait au bras du cuisinier qui réagissait à peine, fourbu d’avoir dû réparer les dégâts de son « épicerie » inondée.
Il faisait presque doux dans la rue Thérèse. Là-bas, les lumières du Royal-Opéra s’étaient déjà éteintes. La nuit était encore très profonde. Seul brillait un point d’or dans l’obscurité de la fin du trottoir : c’était la croix de Martin qui arrivait, dépoitraillé, de L’Illusion où il avait dansé des heures durant. Il montait dans un taxi avec un garçon dont je ne distinguais pas le visage. La neige qui revenait et volait autour de la voiture — les emportant vers un autre côté de Paris — me paraissait, à mon tour, venir de l’Est du monde. C’était l’illusion qu’il m’avait transmise, la dernière croyance que l’amour me laissait.