J’avais tout de suite compris en recevant la lettre d’Espagne. C’était la sœur d’Eduardo. Elle m’annonçait sa mort, jeudi dernier. Cela faisait déjà trois jours. Elle me demandait d’enlever ses affaires dans l’appartement de la rue du Rocher. Les garder pour moi ou les lui envoyer : je n’avais qu’à décider moi-même. Il y avait une certaine sécheresse dans sa lettre. Son chagrin l’expliquait mais j’y devinais aussi le reproche qu’elle m’adressait — ainsi qu’à tous ceux dont les visages lui demeuraient inconnus — d’avoir laissé son frère courir à sa perte, de n’avoir pas su le retenir au bord de l’abîme des plaisirs empoisonnés qui l’avaient condamné. Elle devait tous nous maudire, nous englober — ainsi que Paris, ses cabarets et sa profusion de libertés — dans une même rancune désespérée. Peut-être avait-elle raison, au fond : un peu plus d’attention de notre part, un peu moins d’exigence inconsciente qu’il continuât à jouer le rôle d’amuseur et de spécialiste des expériences inédites dans le carrousel des nuits blanches l’auraient, sinon sauvé, du moins préservé quelque temps encore.
Il s’était éteint dans la paix de Dieu — écrivait-elle. Je l’espérais, je le souhaitais. D’ailleurs — c’était ce à quoi je pensais pour lutter contre la tristesse qui m’engourdissait le cœur — il avait toujours conservé un lien avec les rites de son pays. Chaque année, quand arrivait la semaine sainte, il prenait un congé et descendait à Zamora. J’étais l’un des rares habitués du Vagabond auxquels il confiait son secret. (Les autres, disait-il, s’en seraient moqués : il inventait qu’il partait pour Sitges ou Málaga.) Le jour des Cendres, il était fier de porter, pour la faire défiler à travers la ville, la Vierge de sa confrérie, presque voluptueuse — assurait-il — avec ses faisceaux d’œillets de bal et sa robe cousue de pierreries abritant, dans ses vallées de brocart, des armadas d’anges de bois cuivré. Jusqu’à la fin de la procession, il ne distinguait, à travers la brume de sueur qui voilait son regard, que les reflets des cierges tenus par les pénitents du paso précédent. C’était sa manière à lui non pas d’expier, en l’espace d’une journée d’abnégation et d’épuisement salvateur, les excès de son existence à Paris (même aux plus terribles moments de sa maladie, il ne regretterait aucun d’eux), mais de rester fidèle à sa région natale et, en prenant sa part de sacrifice et de dénuement, de se rapprocher — une fois au moins dans l’année — de sa mère. Il en admirait la piété paysanne, l’oubli souriant de la pauvreté, la bienveillance innée. Elle n’avait jamais désapprouvé son départ, l’admettait tel qu’il était. À peine avait-elle un silence inquiet quand elle le voyait arriver sous le soleil d’avril, le visage émacié par les veilles du Vagabond. C’était elle qui, en le ramenant à Tormes, lui avait permis de s’éteindre dans le calme.
Le dernier soir, il avait dû fermer les yeux sur les premières fleurs du figuier de la cour, la mousse grise de la margelle du puits et le seau posé au bord du carré de lavande. Il avait écouté les sons qui s’égrenaient dans le silence du village : les ailes des tourterelles qui cognaient contre les anciennes cuves de miel entreposées dans le hangar d’Alvaro, le raclement d’une pelle sur l’aire de ciment où l’on venait de peser les tombereaux d’orge, le froissement des buissons de roses d’hiver traversés, dans le jardin du presbytère, par les hérons pourprés qui arrivaient de l’étang. Puis la musique grelottante qui accompagnait la descente du passage à niveau alors que, des quais couverts de trèfles, s’approchait la micheline qu’il avait si souvent prise pour aller vendre sur la place de Zamora les billets de loterie — cette « illusion du samedi » comme il l’appelait devant nous sans que personne sût au Vagabond le sens réel de cette expression et combien elle s’enracinait dans sa jeunesse.
Après que le tintement de l’angélus s’était perdu dans l’ombre de la plaine, il avait entendu les pas des voisins qui installaient les chaises de paille sur le trottoir. Ils entouraient Maria qui chantait la saeta — « Pour toi j’ai passé toutes les heures de la nuit / Sans dormir » — qu’il fredonnait dans le silence des aubes d’été où je le raccompagnais jusqu’à la rue du Rocher. Oui, c’était bien que sa vie ait fini là-bas, loin des miroirs du Vagabond et de ses amours masqués, sur la terre de Castille qui, le temps d’une demi-saison, lui avait redonné son âme de petit paysan folâtre et grave qui n’avait jamais désobéi à sa nature. L’immense terre de Castille s’était refermée sur lui avec ses bandes de brun et de mauve, seulement coupées par le scintillement d’épées des cornes de taureaux émergeant des fourrés et l’or des îlots de marguerites sauvages dans le bleu de cendre des ruisseaux éteints ; cette terre dont le ciel — à force de confrontation égale avec la nudité de la plaine — prenait une texture rugueuse, atténuée par la douceur des nuages flottant comme des brins de laine gris pâle oubliés juste avant la nuit.