Peut-être Lydia avait-elle senti, au moment où je lui avais annoncé, dans l’après-midi, la disparition d’Eduardo, qu’il n’était plus temps de se laisser retarder par le doute, entraver par ces accès de découragement chronique qui n’étaient que des comédies de l’orgueil. Elle s’était enfin décidée à chanter, ce soir, une des chansons qu’elle avait écrites elle-même et dont, pendant tant d’années, elle s’était empressée de me dissimuler les brouillons dès que j’entrais chez elle. Ce fut un triomphe. Dans la salle de L’Oiseau de Nuit, on avait acclamé sa romance — un hommage à Viviane Roger à laquelle elle avait fini par ressembler avec son masque de fard grège, son rouge à lèvres fuchsia et ses trois crans de cheveux roux.
Sous le balcon où le piano et les cuivres étaient déjà recouverts de housses, Lisbeth et Monsieur Sylvestre continuaient à danser le long des boiseries blondes du cabaret désert. Oubliant que la musique de l’orchestre s’était arrêtée depuis longtemps, ils suivaient la rumeur d’une autre de ses chansons que Lydia répétait pour le lendemain, en se démaquillant dans sa loge. Chacun de ses éclairs d’impatience — lorsqu’elle écorchait un mot ou dérapait sur une note — entraînait un désordre de leurs pas, un mouvement plus saccadé de leurs bras.
Les lumières s’éteignaient autour de la piste de danse. On allait fermer. Ils se détachaient l’un de l’autre, à peine étonnés qu’aucune silhouette n’apparût entre les tables. En traversant la salle, ils se portaient presque au bord des panneaux en verre satiné où se profilaient les vols d’oiseaux sculptés. Dans la nuit du hall où ils arrivaient, Monsieur Sylvestre devança légèrement Lisbeth puis se retourna vers elle. Du bout des doigts, il retira la minuscule dague translucide au cœur de la broche en forme de coquille d’émail doré qui retenait le chignon de Lisbeth. Puis il enleva les épingles sans tâtonner comme s’il connaissait les places exactes où elle les avait enfouies. Il approcha ses lèvres des cheveux cendrés et les posa au seul endroit où ils avaient gardé le flamboiement de la jeunesse — la mèche unique et presque blonde qui se déroulait en torsade sur sa joue gauche et qu’il ramenait derrière son lobe d’oreille. Il devait se hisser sur la pointe des pieds pour demeurer ainsi, la bouche prise dans ses cheveux, rendu inconscient par la ferveur de son adoration.
Quand elle rouvrit les yeux, elle était comme effarée qu’un homme pût se contenter de ce simple toucher, de cette seule immersion des lèvres dans la couronne à demi flottante de ses mèches blanches. Il l’avait attendue, des saisons entières, rien que pour respirer ce parfum de santal qui l’envoûtait et le laissait stupéfait de bonheur et d’oubli du monde autour de lui. Elle ne se retirait pas, pourtant : elle avait tant attendu elle-même dans son studio mansardé, sans autre projet que de confectionner les robes de Lydia, sans autre avenir que de nous réunir autour d’elle, le dimanche à midi. Les années passaient, il n’était plus temps de montrer une réticence inquiète devant la résurgence de l’amour. En elle résonnait — je le devinais à l’ombre de tristesse dominée qui traversait parfois son regard — ce que lui avait dit Eduardo, après que, dans le jardin de l’hôpital Saint-Joseph, ils se furent levés du banc où elle lui avait parlé de l’hôtel de paille et de la presqu’île de Ras el-Bar : « J’ai l’impression que vous avez envie de revoir tout cela, Lisbeth… Partez… Réalisez ce que je n’ai pas eu le temps de faire… » Elle le lui avait promis en caressant le col raglan du pull-over bleu marine qu’elle lui avait tricoté.
Monsieur Sylvestre était le compagnon que la vie lui offrait pour rejoindre le meilleur de son passé : les lais de mer dans le silence du delta ensoleillé, l’ombre de la cabane où l’artisan de Damiette tressait les chapeaux de crin végétal et la jetée de bois noir où on dansait, le soir, au son grésillant du gramophone à pavillon Elle laissait, sur le seuil, Monsieur Sylvestre lui ajuster — dans un geste d’émerveillement maladroit — le bibi de feutre prune dans ses cheveux défaits, tandis que les ampoules de l’enseigne du cabaret clignotaient une dernière fois avant de s’éteindre. En le suivant sous la neige qui volait dans le ciel de la rue sans atteindre les pavés, elle osait, pour la première fois, le plaisanter sur la lourdeur du portefeuille qui gonflait la poche de sa veste et sur les chaussures de cuir tressé qui — lui disait-elle — convenaient mieux aux plages d’Alexandrie qu’aux trottoirs glacés de Paris.
Ils s’étaient arrêtés devant la vitrine du musée Grévin et, leurs visages collés à la glace, entourés par la brume de neige qui déportait vers eux les lumières du hall de l’hôtel Chopin, ils regardaient battre le cœur de la femme de cire — si lentement qu’ils pensaient le voir cesser à tout instant. Ils étaient surpris qu’il reprît, prolongé, calme, à l’abri de l’étole de fourrure blanche — pareille à une loutre assoupie sur la poitrine de la cantatrice au regard extatique, privé de cils dans le baldaquin où elle était étendue, un sac verni au bout de son bras abandonné. Oui, une loutre préservant de sa chaleur le cœur devenu improbable tant ses battements s’espaçaient sous le corsage de la robe très légère qu’elle aurait pu porter dans un gala estival, de même que ses escarpins de satin soleil et son diadème de fleurs de perles enserrant les cheveux laqués. Comme si le froid (qui les amenait à se blottir l’un contre l’autre, à joindre leurs mains gercées) enrayait la machine intime, glaçait le mécanisme des pulsations, manquait bloquer le mouvement des plis du soufflet intérieur, ce cœur-éventail dont l’hiver aurait peut-être fini par avoir raison si la loutre — grâce à sa traînée de fourrure — ne l’avait préservé en attendant qu’une brise de printemps n’arrivât dans le Passage. Tirés de leur contemplation par les exclamations de jeunes gens qui, regroupés un peu plus loin devant une vitrine, se montraient les masques qu’ils comptaient porter la nuit du Carnaval, ils se retiraient doucement de la glace en souriant des empreintes rougeâtres que la pression du verre avait dessinées sur leurs fronts.
Quand, après avoir descendu les marches du passage Ronceray, ils recommençaient à marcher sous la neige qui noyait l’horizon de la rue de Provence, Lisbeth, en se penchant en arrière, retirait les flocons qui se déposaient sur le col de la veste de Monsieur Sylvestre — ce costume gris, un peu lustré à l’endroit des coudes, que je lui avais donné l’hiver dernier, de même que Lydia avait offert à Lisbeth le foulard de soie parme qu’elle portait, ce soir, sous les revers de son manteau carmin. Ils étaient, tous deux, nos protégés, des parents aimés que, d’un accord tacite, nous aurions décidé d’accompagner jusqu’au bout de notre vie : le seul exemple d’amour auquel nous tenions.
En les regardant marcher devant moi, si près l’un de l’autre qu’ils paraissaient former un seul corps dans le halo des lampadaires, je comprenais pourquoi je les suivais avec cette obstination éblouie et tendre. C’était comme si étaient réunis devant moi mon père et ma mère. Je ne les avais jamais vus marcher côte à côte puisque les rares soirs où, devant mon insistance, ils descendaient pour se promener dans le chemin de l’aqueduc d’Auguste Valère, ma mère se tenait à quelques mètres devant lui et — chaque fois qu’elle voyait apparaître des voisins ou des collègues — se cachait presque dans l’obscurité des remparts de roses sauvages de crainte qu’on ne la moquât de former un couple avec cet homme, si petit et frêle d’apparence, dont elle disait qu’elle devait le traîner comme son ombre. Il semblait d’ailleurs se rapetisser de saison en saison, réduit à l’état de serviteur honteux de devoir la supplier de le garder encore quelques années. Toujours : il n’osait plus l’espérer et, à la fin de chaque mois, s’attendait à être congédié comme un domestique diminué qu’on tolérait par charité. Combien de fois, en le voyant harcelé de reproches, asphyxié par l’injustice des remontrances qu’il subissait avec un fatalisme apeuré, avais-je envie de lui dire : « Viens avec moi.. Elle est en train de te tuer à petit feu… » Mais il redoutait qu’en prenant sa défense je ne précipite sa condamnation, et il m’adressait un signe affolé pour que je réprime mon élan d’indignation. Malgré une accélération dans le rythme des brimades, il l’aimait encore — même si, certaines nuits, elle lui imposait de coucher sur le tapis, au pied du lit, où il restait, les yeux écarquillés de l’espérance qu’après minuit, par pitié ou lassitude d’être épiée, elle lui accordât la faveur de se glisser entre les draps. Oui, il continuait à l’aimer même si, invariablement, elle rejetait le couffin empli de légumes qu’elle lui avait envoyé chercher au marché. Il avait choisi — lui criait-elle — « les plus défraîchis » et ne s’était pas aperçu que la viande était avariée ou que le poisson — dont elle soulevait, du bout des ongles, les branchies avec un dégoût exultant — datait « au moins de l’avant-veille ». Elle lui ordonnait de les rapporter pour les échanger. On le voyait partir, perdu dans le vent de sable, le couffin ballottant contre son corps maigre et voûté de panique rentrée. Arrivé à la porte des halles, il s’épouvantait de ce que les étals fussent déjà démontés, avant d’errer dans le désert des allées en priant qu’un miracle fît surgir, sous les derniers ciels noirs des bâches que l’on s’apprêtait à descendre, les fruits les plus éclatants de la région ou les crevettes encore ruisselantes d’algues dans les chariots de glace. Mais tout avait fondu, une odeur de mer corrompue flottait entre les piles de cageots. Il rôdait parmi les papiers gras et les pailles noircies comme un vagabond désorienté ; ses mains brûlantes de découragement retenaient à peine l’anse du couffin qu’il s’apprêtait à abandonner comme si son cœur, à chaque pas, devait le lâcher.
J’étais heureux de voir réunis, là-bas, au seuil de la rue Pétrelle, Lisbeth et Monsieur Sylvestre : j’aurais connu les plaisirs les plus intenses de ma vie aux moments où je voyais exaucé — même incarné par d’autres — un souhait qui remontait du fond de l’enfance. Alors qu’elle appuyait sur le bouton de la porte d’entrée, Monsieur Sylvestre lui tendait un petit paquet qu’il avait lui-même enveloppé de papier argenté. Lisbeth retirait ses gants pour défaire le nœud du ruban : son visage s’éclairait de gratitude en découvrant le pique-aiguilles qu’il avait recherché de brocanteur en brocanteur pendant des mois et lui avait promis d’ajouter à sa collection — l’animal de bronze gris, couleur du lac de sel où, derrière la digue d’Ajami, venaient en décembre se réfugier les cygnes de Russie. Tandis qu’elle le gardait blotti dans sa main pour le protéger du vol de flocons, il effleurait de ses lèvres la broche accrochée au revers de son manteau. Puis il entoura la grappe de lilas de perles avec ses doigts si minces et pâles — presque friables — qui formaient une coupe de peau traversée de reflets bleuâtres. La nuit qui éteignait la moindre rumeur sur les boulevards semblait accompagner, par l’empire de son silence, la précaution de ce rite d’échange qui, en n’ébréchant pas de la moindre fausse note leur pacte de pudeur, transfigurait le désir et le délivrait de sa gangue de pulsions éphémères.
Il était tard. Elle referma doucement la porte derrière elle. Il attendit qu’un peu de lumière filtrât là-haut, entre les persiennes du studio. Il savait qu’elle renonçait, pour la première fois, à s’allonger dans la chaise longue de rotin en égrenant les dés du chapelet comme autant de minutes d’ivoire qui la séparaient du retour de son fils. Il devina le geste de sa main déposant le pique-aiguilles sur la table indienne près de la liseuse qu’elle avait commencé à tricoter. Puis tout s’éteignit. Il pouvait partir tranquille. C’était lui qui, désormais, était capable d’assouvir ce besoin de retrouvailles, ce désir d’effusion, cette envie d’une autre main jointe à la sienne, qui auraient risqué de s’étioler si elle les avait tenus plus longtemps secrets. Il s’en allait presque fier sous son chapeau blanchi, tout en prenant son épais portefeuille à la main pour qu’elle ne lui fît plus le reproche d’avancer déséquilibré sur le côté droit.