A ces mots, un délicieux frisson parcourut l’échine d’Ariana. Elle lui répondit néanmoins :
— C’est pour vous protéger que je vous ai suivi en France, mon seigneur…
Sentir les mains de Roch sur elle faisait battre dans ses veines une pulsation sauvage, et la chaleur de ses paumes lui semblait l’embraser.
— Je suis sûr que ce n’était pas la seule raison que vous aviez de me suivre…, insinua-t-il, un sourire au coin des lèvres.
Ariana le regarda sans comprendre, trop troublée, peut-être, pour deviner à quoi il pouvait faire allusion.
Sa vision l’avait en quelque sorte jetée sur les routes, lui commandant d’aller retrouver Roch et d’empêcher sa mort, si elle le pouvait.
Il feignit de réfléchir intensément.
— … Ne m’accusiez-vous pas, tout à l’heure, de montrer quelque répugnance à remplir mes devoirs d’époux ?…
Ariana comprit enfin et devint écarlate. Honteuse d’avoir prononcé les mots cruels qu’il lui rappelait, elle voulut s’écarter ; il la retint fermement.
— Je ne suis pas sûre que cette raison-là eût suffi à me faire traverser la mer, mon seigneur, se défendit-elle dans un murmure.
Et comme il ne répondait rien, la regardant toujours avec son agaçant petit sourire en coin, elle ajouta — plutôt courroucée, malgré sa gêne :
— Voulez-vous dire qu’en vous sauvant la vie, j’ai mérité la faveur insigne de vous voir honorer ma couche ?
Elle savait bien pourtant ne pouvoir décliner son offre, en dépit de l’arrogance qu’il manifestait : l’enjeu était trop important.
Il sourit plus largement, plus effronté… et plus séduisant encore.
— Oui, c’est bien ce que j’ai dit…
Ariana s’apaisa quelque peu en voyant ce sourire fat se faire chaleureux et tendre…
— Vous avez donc changé d’avis ?
Elle avait encore dans l’oreille le ton moqueur de sa voix.
— … N’ai-je donc pas démérité, en abandonnant votre précieux fief ?
Il l’attira à lui.
— Si fait, ma dame, mais je vous suis tout de même reconnaissant de cela, puisque vous m’avez sauvé la vie…
Comme Ariana baissait les yeux, il prit son menton dans sa main et le lui releva. Il ne souriait plus.
— … Lorsque je vous renverrai à Llandervey, belle amie, vous serez une femme mariée dans toute l’acception de ce terme, et vous y ferez bonne paix entre nos gens, comme l’a dit le roi…
Le regard du beau chevalier était plus brûlant que ses paumes, et plus convaincant encore. De son corps tout entier pressé contre le sien, il paraissait vouloir lui transmettre ses volontés tout autant que sa chaleur.
Ariana oublia l’ire qui l’avait saisie, en perdit jusqu’au souvenir, de même qu’elle ne ressentait plus la fraîcheur de la nuit. Roch prenait possession d’elle, comme il avait, avec ses compagnons d’armes, conquis la terre galloise…
Sans que l’intensité de ses yeux verts vacille un seul instant, il desserra un peu l’emprise de ses mains et pencha la tête vers elle, pour prendre finalement ses lèvres avec une calme autorité.
Ariana soupira, puis se fondit dans la magie de ce baiser. Incapable de plus réfléchir, elle entra dans un univers fait seulement de sensations ; il n’y avait plus rien au monde que la force de cet homme, et son odeur, et sa chaleur… L’étoffe légère de la chemise qu’elle portait allait-elle s’enflammer ?
Le corps alangui contre celui, si ferme, de Roch, elle entendait une sorte de plainte rauque et animale, sans bien réaliser que c’était elle qui gémissait ainsi.
Elle s’abandonnait à ses mains avides d’explorer chaque linéament de son corps lorsqu’elle se souvint soudain du rembourrage qu’elle portait autour des hanches…
— Non ! s’écria-t-elle.
Décontenancé, Roch interrompit son affolant manège, les yeux brûlant toujours de la même passion.
Bien qu’elle ne portât pas tout le tissu qu’elle avait noué sous sa cotte le jour de son mariage, toute cette charpie nouée sous sa chemise n’aurait pas manqué d’intriguer son époux…
Se méprenant sur la réaction de sa compagne, Roch souriait.
— Vous êtes timide, ma mie, c’est bien normal…
Il souffla la flamme de la chandelle, et la tente ne fut plus éclairée que par un rayon de lune.
— Venez, ma Ceara…
— C’est que… je suis habituée aux soins d’une servante, mon seigneur, et ne puis…
— Vous n’êtes pas tant vêtue que je ne puisse vous aider moi-même, et c’est un office que j’aurais plaisir à remplir…
— C’est que… je me sens… J’ai si peu…
Le cœur d’Ariana s’emballait. Elle était si près d’obtenir ce qu’elle désirait depuis si longtemps, si près de faire voler en éclats la malédiction des Glamorgan…
— Vous voudriez que je vous laisse vous préparer seule ? s’enquit Roch, avec un ton de regret dans la voix qui fit battre plus vite encore le cœur de la jeune femme.
— Oui. S’il vous plaît, mon seigneur.
— Comme il vous siéra. Je sortirai quelques instants, mais je ne m’éloignerai pas, puisqu’il semble que de grands dangers me menacent, si jamais je m’écarte de vous…
Quand il quitta la tente, Ariana aurait voulu crier son soulagement. Fébrilement, elle se débarrassa de ses postiches, les fourra dans sa musette et retira de celle-ci une cale, petite coiffe de dentelle qui se nouait sous le menton et allait lui permettre d’assurer sa perruque rousse — en espérant que celle-ci ne bougerait pas, si trépidante que puisse être la nuit qui s’annonçait.
Elle eut à peine le temps de se glisser sous les couvertures que déjà le pan de toile se soulevait derechef.
Ariana priait pour que, lorsque Roch la rejoindrait, il ne remarquât aucune différence dans sa silhouette, ni de ses yeux, ni… avec ses mains.
Roch allait se dévêtir lui aussi à présent, retirer son harnois de guerre. Il déboucla d’abord le ceinturon qui portait son épée, ôta le camail, puis défit les liens de sa cotte d’armes armoriée.
En souriant, il lorgna Ariana sous sa couverture.
— Vous semblez perdue, lui lança-t-il, amusé, dans cette chemise trop grande pour vous !
— Euh… c’est la seule que j’ai emportée…, bredouilla la jeune femme, les yeux baissés.
Roch passa alors la tête à l’extérieur et appela d’une voix forte. Un instant plus tard, un jeune valet d’armes, les oreilles très rouges, se présenta dans la tente, évitant soigneusement de regarder dans la direction d’Ariana — celle-ci, tout aussi gênée que lui, ayant remonté la couverture jusque sous son menton.
Il aida le chevalier à retirer, par la tête, le lourd haubert, puis Roch le renvoya avant de retirer lui-même ses chausses de mailles. Il apparut alors dans une courte chemise, des braies de lin et des chausses de laine fine.
Ariana, fascinée, suivait tous ses mouvements, admirant ses cuisses dures sous les chausses ajustées, et ses larges épaules roulant sous le lin.
Roch s’en avisa, et parut s’en flatter. Il lui sourit encore, et ses yeux verts se mirent à briller dans la semi-obscurité.
La jeune Galloise ne savait que bien peu de chose sur ce qui pouvait bien se pratiquer dans un lit, entre un homme et une femme, hormis quelques indications obligeamment fournies par Eleanor, lesquelles l’avaient d’ailleurs plutôt choquée. En y repensant, elle éprouvait un curieux mélange de peur et d’excitation.
Roch Barret était un homme grand et fort, puissant…
Peut-être eût-elle été réellement effrayée s’il n’avait pas eu cette si extraordinaire douceur dans les yeux…
Il s’agenouilla près de la couche rustique qu’ils allaient partager. De ses mains larges, massives, faites pour manier l’épée, il prit délicatement les siennes.
— N’ayez crainte, Ceara…
L’entendre prononcer dans ce singulier moment le prénom de sa cousine mortifia Ariana. N’était-il pas extrêmement malhonnête de leurrer son mari sur ce point jusque dans leur lit conjugal ?
Il referma ses bras autour d’elle, l’attira contre lui…
— Roch…
Elle devait lui avouer qu’elle n’était pas Ceara, sans nécessairement tout lui dire de la malédiction. Ceara elle-même, du reste, devait être récompensée de son concours ; il fallait convaincre Thomas Glamorgan, le tuteur de la jeune fille, de la laisser accéder à l’état de religieuse auquel elle aspirait ; pour cette raison supplémentaire, Ariana ne pouvait continuer très longtemps d’usurper l’identité de sa cousine.
Et puis elle avait tant envie, cette nuit, d’entendre Roch l’appeler par son vrai prénom…
— … Roch ?
— Mmm… ?
Les mains fortes et agiles couraient sur son corps, caressantes et impérieuses à la fois…
— Roch, je dois vous dire quelque chose…
Elle ferma les yeux, soudain submergée par une vague de chaleur.
— Plus tard…
Prenant ses hanches à pleines mains, il l’attirait toujours plus contre lui, et elle pouvait sentir, sans nul doute possible, à quel point il la désirait.
— Mais il le faut…
Les mains sur la poitrine de Roch, elle essayait, mais de plus en plus faiblement, d’échapper à la magie de l’instant, et de se faire entendre.
— Il n’y a rien à expliquer, lui chuchota-t-il. Vous êtes belle, telle que Dieu vous a faite…
La fin de sa phrase se perdit dans le baiser qu’il déposa là où la gorge d’Ariana palpitait. La jeune femme s’étonna : que voulait-il dire ?
— Mais…
— Je vous l’assure…
Les mains de Roch empaumaient sa poitrine.
— … Qui donc a cru que vous aviez besoin d’étoffer vos formes pour attirer mon regard, fit-il d’un ton de reproche amusé. Votre père… votre cousine ?
Il savait ! Il s’était aperçu de sa supercherie ! Bouche bée, Ariana passa de l’ébahissement à la plus extrême confusion. Par Gwydion, le dieu loup, de quoi d’autre avait-il pu s’aviser ?
— Non, mon seigneur, je…
— Chut…
Il continuait son exploration méthodique, caressant ses seins et son ventre avec une précision affolante.
— … Vous êtes belle, vous dis-je…
D’un baiser sur ses lèvres, il étouffa toute velléité de protestation.
— … Adorable…
Sa langue prenait le relais de ses mains.
— … Irrésistible…
Il s’était interrompu un bref instant, le temps de prononcer ce mot, avant de reprendre sa bouche.
Le beau chevalier Roch Barret ignorait combien, en lui parlant ainsi, il mettait de baume au cœur d’Ariana. Comment, c’était à elle, la maudite de Glamorgan, que ces mots-là s’adressaient ?
Les yeux clos, elle s’accorda quelques instants de pur bonheur avant de lui avouer la vérité.
Elle devait la lui dire, elle le devait absolument…
Ah, quels merveilleux feux de joie il allumait dans son corps et dans son esprit !
A leur tour, les mains d’Ariana se firent aventureuses, impatientes de défaire les liens et les aiguillettes de sa chemise pour mieux palper sa peau nue. Le gémissement rauque qu’il poussa en retour était presque celui d’une bête…
Très vite, il fut au-dessus d’elle, la plaquant de son ventre et de ses cuisses contre la toile du drap qui couvrait la paillasse. Pour mieux la voir, il se redressa sur ses avant-bras.
— Mor-forwyn… sirène…, murmura-t-il, ses yeux verts incandescents comme pris de fièvre, que ton appel est puissant, cette nuit…
Puis il reprit sa bouche, et elle oublia tout ce qui n’était pas la passion qui les emportait l’un et l’autre et se brisait en elle comme les vagues de la mer…
La chemise d’Ariana avait dû être relevée, puisque les mains de son mari étaient à présent sur ses hanches nues. Quand cela s’était-il produit ?
Nul doute pourtant qu’il l’avait remontée très haut, car la langue de Roch se promenait sur sa poitrine…
— Si douce…
La tête rejetée en arrière, Ariana se coulait dans un monde de sensations inédites… Elles n’étaient plus, pour elle, deux étrangères, ces mains si fortes, mais qui savaient se faire si subtiles… Voilà qu’elles traçaient comme des cercles magiques autour du cœur même de sa féminité, se rapprochant toujours, à travers le satin, du ventre et des cuisses, du secret ombré d’entre ses jambes, là où flambait le feu qui l’embrasait.
Sa main y fut enfin, à la fois insinuante et décidée, et Ariana cria de plaisir. Incontinent, ce cri fut étouffé par un baiser qu’elle lui rendit avec fureur, s’accrochant à son corps comme pour s’assurer qu’il ne s’écarterait jamais d’elle.
Elle avait faim de lui, de sa peau, de son odeur, de la façon dont il la touchait… Elle l’aurait dévoré !
Il était tendu tel un arc, chaque fibre de son être vibrant comme une corde, et Ariana s’émerveillait de cette force, de cette vie animale qu’elle sentait fourmiller sous ses doigts, alors qu’elle posait ses mains sur la dure poitrine de Roch…
Cette puissance vitale qui émanait de lui ne laissait pas de l’étonner, quoiqu’elle n’eût guère le loisir de beaucoup y penser, car elle pressentait que l’instant était arrivé, et qu’il allait la faire sienne… La faisant rouler sur le drap, il plongea ses mains dans le cuivre de ses cheveux…
… Et les tresses rousses glissèrent de la tête d’Ariana, libérant ses vrais cheveux couleur de nuit.
— Au nom du ciel, qu’est-ce que… ?
C’était plus un rugissement qu’une question. Roch tenait la perruque rousse dans sa main, et la regardait comme si c’était la chose la plus horrible qu’il ait jamais vue.
Par la douce déesse Arianrhod !
Ariana rabattit sa chemise sur ses jambes, épouvantée par la fureur qu’elle pouvait lire dans les yeux de Roch. Ses propres tresses noires, libérées du postiche, retombaient sur ses épaules.
— Ce sont… les cheveux de ma cousine, mon seigneur… J’ai essayé de vous le dire…
Prise d’une sorte de frénésie, elle arracha les dernières épingles qui retenaient encore ses vrais cheveux. Alors qu’elle était encore toute tremblante de leur intimité, voici que, sans transition, le désir et la passion laissaient la place au dépit… et aux regrets.
— Les cheveux de votre cousine ? Mais qui diable êtes-vous donc, femme ?
Ce second rugissement était encore plus terrible que le premier.
— Ariana Glamorgan… Je…
— Glamorgan ? La fille de sire Thomas ?
Ariana hocha la tête, et ses yeux verts étincelant de colère, Roch gronda :
— Qu’avez-vous fait de mon épouse ?
— Mais… je suis votre épouse, mon seigneur…
Il l’examina avec attention et un mépris non dissimulé, cherchant manifestement par quels autres artifices elle l’avait abusé. S’arrêtant sur ses fausses taches de rousseur, il les frotta de son pouce, l’air dégoûté, et poussa un soupir enragé en constatant qu’elles s’effaçaient.
— J’ai épousé Ceara Llywen, lui dit-il très sèchement, et non une Glamorgan. Je vous le redemande : où est Ceara ?
Il avait rajusté ses braies, et renfilé sa chemise.
— C’est moi que vous avez épousée sous le nom de Ceara, mon seigneur…
Les longs cheveux noirs d’Ariana étaient à présent tout à fait dénoués, et elle sentait l’air froid de la nuit lui piquer la peau. La douce chaleur qui irradiait du corps de Roch s’était éloignée d’elle, et draps et couvertures, qu’elle avait en hâte ramenés sur son corps, ne parvenaient pas à la réchauffer.
— Vous mentez, tonna le chevalier, et si vous avez fait le moindre mal à mon épouse, je vous tuerai, et votre félon de père, aussi ! Où est-elle ?
Ariana sentit qu’elle avait fait une profonde, une terrible erreur en mentant à cet homme.
— Je vous en prie, Roch, implora-t-elle, vous devez me croire. En fait… vous n’avez jamais rencontré Ceara Llywen. C’était moi, dès le premier soir, à Glamorgan, qui m’étais déguisée, empruntant l’apparence de ma cousine pour tromper mon père… Ceara m’y a aidé, car elle refuse tout projet de mariage. Elle a coupé ses cheveux pour que je lui ressemble mieux, et mon père, qui a mauvaise vue, m’a pris pour elle… Il n’est pour rien dans tout cela, je vous le jure…
La tension qui s’était installée entre eux était plus épaisse, plus suffocante que n’importe quel brouillard gallois.
« Je vous en prie, mon Dieu, faites qu’il me croie ! »
— Pourquoi diable vouliez-vous abuser votre père ? Ne souhaitait-il point vous donner en mariage ?
Au moins, il l’écoutait. Elle se jura de tout lui dire, dans l’espoir que sa probité puisse faire tomber tous les obstacles entre eux.
— Il pensait qu’à dix-neuf ans je n’avais plus aucune chance de trouver un époux, et c’est pourquoi il ne prenait pas la peine de me proposer à vous. Pour lui, Ceara était une bien meilleure candidate au mariage, se destinât-elle au couvent. Elle ne voulait pas même assister au dîner offert en votre honneur… alors, je l’ai remplacée…
Elle ajouta, toute honte bue :
— … Je voulais… ma chance… de vous épouser, mon seigneur…
— Mais pourquoi vous mettre tant en peine, puisque votre père acceptait que vous paraissiez au dîner ? Sous votre véritable identité, veux-je dire…
Il passa la main dans sa chevelure, l’air embarrassé. Il fallait aller plus loin, dire toute la vérité…
— Vous eussiez pu, alors, préférer Ceara, car en règle générale, les hommes ne font pas attention à moi…
— C’est difficile à croire !
Un peu hésitant, il avança la main, essuyant les dernières taches de rousseur qui demeuraient encore sur le visage d’Ariana.
— … Vous êtes encore plus belle, ajouta-t-il comme à regret, sans tous ces artifices… Pour ne rien vous celer, j’étais déjà attiré par Ariana Glamorgan, avant même — il souleva la perruque — d’avoir vu ces cheveux roux…
En toute autre circonstance, cette révélation aurait plongé Ariana dans le plus complet ravissement, mais elle n’osait seulement frémir, sous le regard de ces yeux verts qui la scrutaient, à l’affût de la moindre défaillance qui pourrait trahir un nouveau mensonge.
— Aucun homme, articula-t-elle quand même, la gorge serrée, ne m’avait dit cela, avant vous…
Elle prit une profonde inspiration, rassembla tout son courage, et se lança, comme on se noie, dans l’aveu ultime :
— … On a longtemps murmuré, dans tout le pays de Galles, que les femmes nées Glamorgan étaient victimes d’une malédiction qui les vouait au célibat… Et depuis une centaine d’années, c’est vrai, nulle fille de mon lignage n’a pu se marier…
Un lourd silence s’ensuivit, si pesant qu’Ariana entendit, pour la première fois de la soirée, le vent venu de la mer, qui soufflait dans les arbres et faisait vaciller la flamme de la chandelle que Roch venait de rallumer.
Avouer la fameuse malédiction lui avait fait du bien, et permis d’évacuer un peu de sa tension.
— Le fait que vous ayez dû tromper votre père pour m’épouser, observa Roch assez sèchement, me confirme que lui aussi est assez crédule pour ajouter foi à cette histoire de malédiction…
Rien de ce qu’il lui avait dit précédemment ne la cingla plus douloureusement que cette simple constatation.
— Oui, admit-elle, cette lugubre légende a obscurci son esprit et affaibli sa raison…
Ariana ne put s’empêcher de vouloir expliquer le caractère sombre et maniaque de son père, tentant, malgré tout, de lui trouver quelques excuses.
— … Il n’a pas toujours été aussi morne ni aussi fataliste. La mort de ma mère lui fut un rude coup. J’imagine qu’en grandissant, je me suis mise à évoquer celle-ci dans son souvenir, à lui ressembler, et qu’il n’a plus pu me voir sans souffrir…
Roch eut un haut-le-cœur.
— Vous voir sans souffrir ? Mais n’êtes-vous pas sa fille ? Ne se souciait-il donc pas de vous trouver mari ? Vos prétendants eussent dû assiéger Glamorgan, sans qu’aucun d’eux ne se soucie de cette vieille légende…
— Les Gallois sont attachés à leurs légendes, mon seigneur, soupira Ariana, et celle-ci se raconte, avec moult détails, dans toutes les veillées…
Elle resta pensive un instant, et, machinalement, se mit à caresser du bout des doigts les mèches rousses de Ceara.
— … On dit qu’une de mes ancêtres a volé le cœur d’un homme, alors qu’il avait donné sa foi à une autre femme. Celle-ci, au désespoir, aurait maudit toutes celles de mon lignage ; plus jamais un homme ne ferait attention à elles…
— Vous ne pouvez pas croire ces sornettes !
Elle le regarda ; ses yeux verts avaient changé d’expression. Elle put y lire comme de la compréhension… mieux, de la compassion… Un encouragement, aussi.
Il s’approcha d’elle, s’agenouilla de nouveau devant la couche, et prit, presque timidement, le visage de la jeune femme dans ses mains.
— Ecoutez-moi, lui dit-il. Vous êtes la preuve vivante que cette malédiction n’est qu’un conte à dormir debout…
Il joua avec l’une des mèches noires d’Ariana, puis ses yeux verts revinrent se river à ceux de la jeune femme.
— Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que notre union n’est pas légale ?
— Peut-être pas au sens strict, mais…
— En aucun sens !
Il se laissa tomber sur la paillasse, sans la regarder ; ses yeux se perdaient dans la toile de tente, au-dessus d’eux…
— … Ariana… c’est bien ainsi que vous vous appelez ?
— Oui…
La gorge serrée par l’anxiété, la jeune femme toussota pour chasser la boule de sanglots qui y montait.
Il se tourna doucement vers elle.
— Je n’ai pas d’autre choix que de vous renvoyer au plus vite à votre père, et d’accepter de prendre pour femme celle qu’il me destinait : Ceara Llywen…
— Non !
Il ne pouvait pas faire cela, pas après tout ce qu’elle avait dû accomplir pour qu’il l’épouse, alors qu’elle s’était crue affranchie de son épouvantable sort !
— … Les vœux que nous avons prononcés l’un envers l’autre ne comptent-ils pour rien ? fit-elle, la voix tremblante. J’ai juré d’être pour vous la meilleure des femmes…
Il la considéra longuement, et cette fois il n’y avait plus seulement de la compréhension ou de la compassion dans ses yeux, mais autre chose qu’Ariana reconnut aussitôt, et avec horreur : de la pitié…
— Je suis désolé. Vous ne méritez pas cela, je le sais…
— Je vous interdis !
La colère éclata brusquement en elle, et elle se dressa, fière et droite, malgré la honte.
— … Je vous interdis, entendez-vous, de me manifester votre pitié ! Et je vous en préviens : Ceara ne vous épousera jamais !
— Si elle est la pieuse jeune fille que vous dites, et que votre père, d’ailleurs, m’a également décrite, elle se conformera à la décision de son tuteur…
Il se releva d’un bond, enfila sa cotte d’armes et boucla par-dessus le ceinturon qui portait son épée.
— … Et maintenant, je vais devoir aller réveiller le roi, et lui demander conseil, ou plutôt, prendre ses ordres…
Désespérant de pouvoir trouver les mots qui le feraient changer d’avis, Ariana se leva à son tour, et se plaça devant la porte, lui barrant le passage.
— Je puis vous affirmer que Ceara n’était que trop heureuse de tromper mon père, elle aussi, pour pouvoir échapper au mariage !
Roch secoua lentement la tête.
— Nous sommes, elle et moi, déjà mariés, je vous le rappelle. Devant Dieu et devant les hommes…
Avant qu’elle eût pu trouver quoi que ce soit à lui répondre, il l’écarta doucement et sortit de la tente.
Ariana demeura longtemps immobile, perdue dans ses pensées, évaluant chaque conséquence de ce retournement de situation.
Voulait-il vraiment la renvoyer à Glamorgan, et l’« échanger », en quelque sorte, contre Ceara ? Cela, elle en était sûre, jamais sa cousine ne lui pardonnerait, elle que la seule vue de Roch avait effrayée…
Et puis, si Roch la renvoyait à son père, il n’y aurait à cela, dans tout le pays de Galles, qu’une seule explication : la malédiction était invincible, elle opérait toujours, empêchant, aujourd’hui comme hier, qu’une fille des Glamorgan puisse prendre un époux… Plus d’espoir pour les nièces d’Ariana de se marier jamais — à moins de s’exiler loin de leur terre natale, et de la rumeur.
Quant à la promesse sacrée faite à sa mère mourante, elle n’aurait plus aucune chance désormais de la tenir…
A demi morte, elle se recoucha, en ayant l’impression de se mettre elle-même au tombeau, et, durant de longues heures, elle se retourna sur la paillasse, guettant les bruits du dehors, espérant le retour de Roch.
Finalement, un peu avant l’aube, brisée de fatigue, elle sombra dans un sommeil sans rêve.
Seule et désespérée.