Quelques jours plus tard, un peu avant le crépuscule, la petite troupe faisait halte à quelques lieues au nord de Londres.
Roch délia les liens du sac qui contenait de quoi se sustenter, dans le silence contraint qui était leur compagnon de voyage, depuis leur départ de Normandie. Rien qu’à voir la réserve qu’affichait Ariana, par exemple, on comprenait que la présence de Neil Kendall lui était insupportable.
Elle n’était pas beaucoup plus agréable à Roch, qui trouvait le jugement royal bien indulgent : ce n’était pas une sanction bien lourde que de se contenter de renvoyer chez lui un inconscient qui avait contrevenu à toutes les règles, tant chevaleresques que simplement morales, en essayant de tuer son propre frère. Pis, c’était ce frère, en fait, qu’Henry punissait, en l’obligeant à escorter ce jeune crétin !
Le seul bon côté de ce voyage était que Roch pouvait ainsi passer plus de temps avec Ariana, ce dont il était sincèrement reconnaissant à la providence. Même s’il jugeait de son devoir de ramener la jeune femme chez son père, et de réclamer Ceara Llywen comme sa véritable épouse, c’était peu dire que cette double perspective ne l’enchantait guère.
Du coin de l’œil, il observait Ariana, qui caressait sa haquenée, et lui donnait un morceau de pain qu’elle avait gardé pour elle dans ses fontes. Une fois de plus, à l’improviste, il surprenait l’un des effets de sa générosité. Qu’elle allait donc lui manquer !
Cette pensée lui fit faire un bond de plusieurs années en arrière, quand son demi-frère Lucian était tombé éperdument amoureux de celle que lui-même projetait d’épouser.
Il comprenait mieux, à présent, l’affreux dilemme auquel l’intègre Lucian avait dû faire face. Trahir ce frère avec lequel il avait été élevé, ou perdre l’amour de sa vie… Effroyable choix, pour un homme d’honneur comme lui.
Mais il y avait une différence, songea-t-il, entre le problème de Lucian et le sien : lui n’était pas amoureux, et ne comptait pas le devenir. Il se considérait, simplement, comme le protecteur de la jeune Galloise, et ne voulait pas la voir souffrir, ni par sa faute ni par celle de quiconque. C’était précisément pour cette raison-là qu’il ne pouvait la garder pour lui, même s’il avait toujours terriblement envie d’elle.
Sans lui, elle avait une chance de trouver l’amour et la plénitude dont elle rêvait, et qu’elle méritait bien.
— Sommes-nous bientôt arrivés ? lui demanda-t-elle soudain, le tirant de ses pensées, en l’aidant à sortir de son sac le pain et les quelques pommes qui leur tiendraient lieu de souper.
— Oui, intervint Neil, à qui elle n’avait pourtant pas posé la question, et qui se contentait de regarder le paysage. Quelques domaines à traverser, et nous y serons. Nous sommes presque sur les terres des Radborne, Roch vous en parlera, c’est là qu’il a fait sa cour… sans succès, d’ailleurs…
Depuis leur départ, Roch savait que Neil ne manquerait pas de faire allusion à Marie Radborne devant Ariana. Le moment était donc venu… La jeune femme retenait son souffle, attendant visiblement la suite de l’explication, même si elle affectait la plus grande indifférence, ce dont Roch eût aimé pouvoir la féliciter.
Neil s’appuya contre le tronc d’un vieux chêne, et le regarda, l’œil mauvais.
— Tu l’ignores peut-être, mais Marie m’a engagé sa foi, depuis la mort de Miles ! lui lança-t-il d’un air de défi.
— Comme elle a toujours eu des vues sur Southvale, cela ne saurait m’étonner…, répondit calmement Roch.
Il ne s’était jamais fait d’illusions sur Marie, et sur ses manières faussement timides et engageantes à la fois. Mais il était vrai qu’il l’avait courtisée, lui rendant souvent visite au château de son père, au temps où il espérait encore se raccrocher aux Kendall. La jeune fille n’avait pas tardé à signifier sa préférence pour Miles, à qui elle s’était fiancée quelque temps plus tard. Celui-ci n’était-il pas, alors, l’héritier de Southvale ?
Ariana s’était assise sur un rocher, à quelque distance, non loin de l’endroit où ils avaient attaché leurs chevaux, et faisait mine de s’absorber entièrement dans la mastication de son morceau de pain. Le regard de Neil vint se poser sur elle, et il la regarda manger tout en continuant à s’adresser à Roch.
— Quelle pitié que tu aies dû épouser la première venue, au lieu d’une reine de beauté comme Marie, et anglaise, de surcroît… Mais je suppose que le pays de Galles n’a aucune fille à offrir qui pût seulement lui être comparée !
Griffon, le petit faucon qui s’était attaché à Ariana depuis le jour où ils avaient chassé ensemble, se mit à pousser un cri qu’on aurait dit réprobateur et à gonfler ses plumes, perché sur la selle de sa maîtresse.
Celle-ci rougit violemment mais ne répondit rien à cette insulte délibérée.
— Non seulement tu es un imbécile, dit alors Roch, glacial, à son demi-frère, mais tu es un imbécile aveugle !
Ravie par cette réplique, Ariana sourit furtivement à son chevalier.
Il n’en fallut pas plus pour que Roch sente instantanément son cœur se dilater. Quel étrange pouvoir elle avait donc sur lui, un pouvoir qu’il ne pouvait plus nier, et qui lui faisait se demander comment il pourrait bien la ramener chez son père, et l’y abandonner ! Il se maudissait même d’en avoir eu l’idée — d’avoir jugé, avec son intransigeance coutumière, que c’était la seule solution possible.
Neil paraissait ne plus se soucier de ses compagnons, et, refusant le morceau de pain que son frère lui tendait, s’écarta en direction d’un bosquet. Comme s’il sentait qu’une menace s’éloignait, Griffon déploya ses ailes et s’en alla voleter alentour. Ariana ne s’en inquiéta pas : le bel oiseau revenait toujours auprès de sa nouvelle maîtresse.
— Je vous prie de pardonner à mon frère ses sottes paroles, lui dit doucement Roch en s’approchant d’elle. Il n’est qu’en partie responsable. La faute en revient surtout à mon père, qui lui a toujours préféré Miles, et ne lui parle jamais que sur ce ton prétendu humour méprisant et cruel, qu’il a fini par imiter. Cela ne l’excuse en rien, mais peut-être pourrez-vous ainsi le comprendre un peu mieux…
Il détailla un instant son visage, avant d’ajouter :
— … et le détester un peu moins.
Ariana se mit à rougir, confuse, et s’écria :
— Mais je ne le déteste pas !
— Bien sûr que si ! fit Roch avec un grand sourire. Mais je ne saurai vous le reprocher…
Leur frugale collation achevée, ils préparèrent ensemble un couchage abrité des rigueurs d’un hiver précoce, nul château et même nulle chaumière ne pouvant les accueillir aux alentours. Sans que Roch n’eût eu à l’en prier, Ariana se mit à ramasser du bois, visiblement très à l’aise dans ce genre d’occupations, malgré sa noble naissance.
— Devrons-nous passer beaucoup de temps à Southvale, mon seigneur ? s’enquit-elle, tandis qu’elle amassait son fagot.
Roch s’activait déjà à préparer un feu avec les premières brindilles collectées, à l’aide d’un petit briquet de fer, de quelques feuilles sèches et d’un silex. Le caillou et les feuilles dans la main gauche, et le briquet dans la main droite, il produisait, par des coups successifs du métal sur la pierre, les étincelles nécessaires à la combustion. Ariana vint s’accroupir un instant à côté de lui.
— Non…, lui répondit-il, et du coin de l’œil, il surveillait Neil, lequel nettoyait la lame de son épée, la faisant étinceler dans la lumière du couchant.
Roch baissa la voix et enchaîna, en confidence :
— Je vais ramener mon frère, comme je l’ai promis au roi, mais je n’ai nulle intention de parler à mon père. Je sais trop bien qu’il ignorerait mes paroles et profiterait de ma présence pour humilier et provoquer Neil. Je lui écrirai plutôt… Ainsi je pourrai dire à Henry, en toute bonne foi, que j’ai mis Foulques au courant de ce qui s’est passé en France.
— Alors nous repartirons tout de suite pour Glamorgan ?
S’était-elle encore rapprochée de lui, ou bien était-ce lui qui réagissait exagérément à sa présence et à son contact ?
Le souvenir de son corps tout contre le sien le hantait et le faisait trembler. Paradoxalement, il remerciait le ciel que Neil ne fut qu’à quelques pas d’eux. Sa présence le forcerait à se souvenir qu’il ne devait à aucun prix toucher Ariana.
— Oui, fit-il, troublé, nous repartirons tout de suite…
Les feuilles s’étant enflammées, Roch les plaça sous la petite pyramide de brindilles et de bûchettes qu’il avait disposée, et un instant plus tard, la flamme illumina le visage de sa compagne.
Il regardait, à la dérobée, ses lèvres douces et un peu humides, comme si on venait tout juste de l’embrasser, ou comme si, devançant un baiser, elle les avait mouillées.
— Peut-être, dit-elle doucement, en étendant ses mains au-dessus du feu, pourrons-nous, lorsque nous serons seuls, reparler posément de ce qui s’est passé entre vous et moi…
Roch n’avait pas besoin de lui demander à quoi elle pouvait bien faire allusion, et le désir qu’il avait d’elle lui serrait la gorge. Les paumes de ses mains fourmillaient du besoin de la toucher…
— Il y a un peu plus de quatre jours de cheval, entre Southvale et Glamorgan…
Sa voix était enrouée.
— Et quatre nuits, donc ?
La question n’avait pas été soulevée pour le provoquer, sans doute…
— … Et… quatre nuits, oui.
Que Dieu l’aide à ne pas poser les mains sur elle, durant ces nuits-là !
— C’est que j’ai beaucoup de choses à vous dire, avant que vous ne m’abandonniez, Roch Barret, oui, beaucoup de choses…
Ariana se mit gracieusement sur ses pieds, et essuya sa robe.
… Mais pour l’heure, veuillez m’excuser. Je vais aller faire ma toilette dans le ruisseau que nous avons traversé tout à l’heure et même m’y baigner, si j’en trouve le courage. Nos da, mon seigneur…
Roch la regarda s’éloigner de son pas dansant. L’image d’Ariana, nue dans l’eau claire ruisselant sur son corps, allait le hanter jusqu’au matin…
Par Dieu, oui ! La nuit allait être bien longue…
* * *
Malgré la présence de l’insupportable Neil, cette traversée de l’Angleterre à cheval présentait de nombreux avantages, et Ariana s’en félicitait. D’ailleurs, tandis qu’elle cheminait à travers les bois obscurs, guidée par le chant de l’eau sur les pierres du ruisseau, elle se sentait le cœur en fête, rien qu’au souvenir des yeux de Roch, qui, à l’instant où elle s’était éloignée du feu, trahissaient d’éloquente façon le désir qu’il avait d’elle.
Pendant de longues semaines, elle avait été accablée par un lourd sentiment de culpabilité, et avait été empêchée, pour cette raison, de trop vivement contester la décision de Roch de la ramener chez son père.
Mais elle n’en pensait pas moins. Et d’abord que faisait-il de ses aspirations, de ses désirs, et même de ses vœux sacrés ?
Le temps était venu de lui faire savoir que les choses pourraient bien ne pas se dérouler aussi facilement qu’il l’avait souhaité. Elle voulait tant que son mariage devienne une réalité ! Et la moindre de ses raisons n’était pas que Roch Barret avait besoin d’elle, ne le réalisât-il pas encore. Elle avait juré devant Dieu de l’assister, sa vie durant, et avait le projet de se rendre tellement indispensable, comme dame de son cher Llandervey, que jamais il ne pourrait regretter de l’avoir épousée. Bien sûr, sa cousine Ceara possédait toutes les qualités nécessaires à devenir elle-même l’épouse d’un seigneur, mais elle ne pourrait certes pas témoigner à Roch la même loyauté…
A la vérité, Ceara reprocherait plus certainement au chevalier de l’avoir épousée par contrainte.
Il ne restait à Ariana que bien peu de temps pour le convaincre de ne pas la conduire à Glamorgan, et tous les moyens étaient bons, à cette fin. Elle n’avait pas vraiment compris, tout d’abord, ce que signifiait la brutale poussée de désir qu’ils avaient l’un pour l’autre, depuis leur première rencontre ; elle s’était comme accoutumée à ces flambées, à présent, à cet embrasement soudain de tout son être, comme d’un volcan silencieux dont la lave bouillonnerait en secret, sous la terre…
Et elle savait que, de son côté, il ressentait exactement la même chose…
Si toute cette passion pouvait ébranler les certitudes de Roch, alors elle n’aurait aucun scrupule à la réveiller, à en attiser les effets durant leur voyage vers Glamorgan.
Ses efforts pour susciter le désir de son mari pouvaient bien paraître peu discrets, voire carrément outranciers, mais tant qu’elle le verrait la regarder avec ces yeux-là, elle saurait qu’ils étaient efficaces !
Lorsqu’elle y plongea la main, elle trouva l’onde du ruisseau plus glaciale encore qu’elle ne l’avait prévu. Pas question de s’y plonger tout entière ! Conservant sa chemise, au cas où quelqu’un viendrait à la surprendre, elle se résigna à se laver comme elle le pourrait, en s’aspergeant d’eau plutôt qu’en s’y trempant. Elle fut transie et grelottante bien avant d’avoir terminé… Quelques instants, Griffon voleta autour d’elle, mais le soir qui tombait était un appel auquel l’instinct de l’oiseau ne pouvait résister bien longtemps : il alla se percher pour la nuit.
En toute hâte, Ariana finit de laver ses longs cheveux, ce qui acheva de la frigorifier, se rhabilla en tremblant, s’emmitoufla dans son lourd mantel de voyage, et revint bien vite auprès du feu.
Elle eut la surprise de n’y trouver ni Roch ni Neil. Supposant qu’ils s’étaient éloignés pour chasser quelque gibier ou ramasser encore du bois, elle vint s’asseoir devant la flambée, et entreprit de se peigner.
Le feu dansant l’hypnotisait, et elle se sentait sombrer dans l’assoupissement, quand soudain, une image entrevue à travers les flammes la fit recouvrer toute sa vigilance. Elle cligna plusieurs fois des yeux, pensant que la vision, ou plutôt l’hallucination, allait disparaître, mais il n’en fut rien.
Dans la fumée du feu de bois, la forme d’Eleanor la magicienne se matérialisait, spectrale et encore imprécise.
— Eleanor ? murmura Ariana, bouche bée.
— Sois sans crainte mon enfant, lui répondit l’apparition, ce n’est pas mon fantôme qui te visite ; je ne t’envoie que mon esprit. Mon corps est resté au coin du feu, dans ma chaumière, là-bas, au Cymru, et par le feu, je viens te voir, puisque tu as besoin d’aide et de réconfort…
Ariana se dit qu’elle rêvait, assurément. La vision, et surtout la voix, n’en avait pas moins sur elle cet effet apaisant que sa vieille nourrice avait toujours su lui apporter.
— Tu es si réelle… ta voix, ton apparence…
La vision était devenue d’une extraordinaire netteté, plus claire que toutes celles qu’elle avait eues auparavant, et Ariana remarqua même une tache de terre sur le surcot de la guérisseuse, résultat, sans doute, d’une récente récolte d’herbes, qui l’avait obligée à s’agenouiller.
— … Pourquoi viens-tu me visiter ?
— Ton cœur m’a appelée, Ariana, et m’a dit que tu n’étais pas heureuse…
Ariana jeta un rapide regard autour d’elle, afin de s’assurer que nul n’était témoin de sa conversation avec un feu de camp.
— C’est vrai, admit-elle. Roch veut me ramener à père, pour épouser réellement Ceara. J’ai cru pouvoir le faire changer d’avis, mais il est si entêté ! Lorsqu’il croit qu’une chose est juste, il refuse d’en démordre…
— Ah oui ? s’étonna Eleanor. As-tu donc tellement changé que tu te résignes à la défaite ? Et la noble mission dont tu t’étais chargée, celle d’éviter le célibat à tes nièces, qu’en fais-tu ? Sans parler de la promesse faite à ta pauvre mère de mettre un terme à la malédiction…
— Je n’ai pas tout à fait renoncé, encore…
Il lui restait quelques-unes de ses armes féminines, lesquelles avaient un certain pouvoir, s’il ne fallait pas, non plus, le surestimer.
— En aime-t-il une autre ?
La vision s’estompait quelque peu, et Ariana se frotta les yeux. Bah ! si c’était un rêve, elle voulait rêver encore un peu…
— Non… Enfin, je ne crois pas…
Elle n’avait pas oublié l’allusion de Neil à cette Anglaise que Roch avait courtisée, avant d’être tenu d’épouser une Galloise.
— … Je crois plutôt qu’il cherche toujours à agir de la façon… la plus honorable, quoi qu’il puisse lui en coûter…
— Il faut suivre ce que te dicte ton cœur, Ariana, et tu ne saurais te tromper.
Las, son cœur était dans une aussi grande confusion que son esprit…
Elle allait en faire la remarque à Eleanor lorsque l’image de celle-ci se brouilla, puis disparut. Bientôt, il n’y eut plus qu’une voix qui murmurait, tel le vent à travers les arbres :
— L’amour peut surmonter tous les obstacles…
Et Ariana ne savait pas si c’était sa vieille nourrice et mentor, ou bien son propre cœur, qui parlait de la sorte.
* * *
Non loin du chemin, adossé à un talus et drapé dans une grosse couverture, Roch ne dormait que d’un œil. D’abord, parce qu’il n’avait en Neil qu’une confiance assez limitée, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il veillait sur le sommeil d’Ariana.
L’aube n’allait plus tarder et, de temps à autre, il jetait un coup d’œil vers sa compagne pour voir si tout allait bien. La veille, il l’avait trouvée endormie à même le sol, roulée dans son mantel. Il ne lui avait fallu qu’un instant pour dérouler une des peaux de mouton qui leur servaient de couche et y déposer la jeune femme qui gazouilla à peine dans son sommeil avant qu’il ne ramène sur elle une des grosses couvertures de laine qu’il avait toujours soin d’emporter en voyage.
Toute la nuit, il s’était régulièrement redressé pour la regarder, dans la lumière tremblotante du feu qui se mourait…
Le froid se faisant plus vif, juste avant le jour, il se leva pour rajouter un peu de bois, et raviver la flamme. Puis il s’approcha de la forme endormie d’Ariana et remonta sa couverture, qui avait glissé sur sa poitrine. Il ne voulait pas que sa mor-forwyn galloise tombât malade. A moins qu’il ait voulu se justifier de la toucher encore une fois…
Elle se tourna sur le côté, vers lui, et ses belles boucles noires cascadèrent dans son cou, en un superbe contraste avec la pâleur de sa peau. La tentation d’y passer ses doigts fut la plus forte. Il se pencha et effleura les mèches de jais, puis dégagea sa gorge, qu’il dévora d’un regard ébloui…
Belle… si belle…
Il ne parvenait pas à comprendre le désintérêt des galants du pays de Galles à l’égard de cette adorable créature. Comment diable un homme, fût-il assez superstitieux pour ajouter foi à cette histoire de malédiction, pourrait-il ne pas se consumer de désir devant une telle perfection ?
Lui, la soif qu’il avait d’elle faisait trembler son corps, et son âme…
Il avança sa main, derechef. La toucher, encore une fois, rien qu’une petite fois…
Mais une voix retentit alors, de l’autre côté de la flamme.
— Tu as l’air d’un homme qui a donné son cœur, et perdu toute sa raison, Barret…
Toujours couché sur sa propre peau de mouton, mais dressé sur un coude, Neil le considérait d’un air goguenard ou, plus exactement, il regardait la main de Roch, que celui-ci n’avait pas retirée.
Il s’y décida enfin, en serrant le poing, furieux contre lui-même plus encore que contre le jeune benêt. S’écartant un peu d’Ariana, il répondit à ce dernier, évitant d’élever la voix pour ne pas éveiller la jeune femme :
— Mon cœur ? Et que ferais-je d’un cœur, moi, le bâtard des Kendall ? Ce doit être dans le sang que je vous ai pris… Tu en as un, toi, peut-être, de cœur ?
Si forts que fussent ses sentiments envers Ariana, ceux-ci ne pouvaient pas — ne devaient pas — être autre chose qu’une simple attirance physique.
— Peut-être devrais-tu ouvrir les yeux, cher demi-frère, ironisa Neil avec un sourire mauvais. De là d’où je suis, on dirait que ce cœur, que tu prétends sec, bat très fort pour cette petite Galloise…
Puis, sans attendre de réponse, le jeune homme se mit debout, s’étira et s’éloigna, laissant Roch seul avec cette femme qui abattait, le plus ingénument du monde, toutes les défenses qu’il avait érigées autour de lui.
« Bah, après tout, se dit-il, tu n’es pas vraiment un Kendall… »
Se tournant, il trouva Ariana réveillée, qui le regardait d’un air fort tendre. Roch avait été trop absorbée dans ses pensées pour s’apercevoir qu’elle revenait à la conscience… Son demi-frère avait raison, après tout : il avait bel et bien perdu la tête.
Son regard s’attarda sur l’échancrure de la cotte d’Ariana, qui, comme celle-ci s’était relevée sur un coude, révélait la naissance de sa poitrine. Très peu, en vérité, mais il n’en fallait pas plus à Roch pour imaginer tout le reste.
— Ne craignez point de ressembler à votre père…
Ebahi, Roch scruta les yeux d’ambre qui semblaient voir jusqu’au fond de son cœur. Pouvait-elle donc lire dans les pensées ? Jamais il n’avait confié à personne ce tourment qui le rongeait depuis toujours.
— … Votre magnanimité, en face de la perfidie de votre frère, montre bien l’homme que vous êtes, et qui vaut mille fois mieux que lui, ou que votre père…
Même si elle ne savait que peu de chose, au fond, de son histoire familiale, les mots d’Ariana furent un baume sur les plaies secrètes de Roch. Ainsi donc, la gentille sorcière avait le don merveilleux de chasser les ombres, rien qu’au moyen de douces paroles…
Peste ! C’est qu’il ne fallait pas non plus qu’elle lise trop clairement en lui… N’était-elle pas plus dangereuse, avec son corps de sirène, que son félon de frère avec sa dague
« En tout cas, conclut-il en lui-même, il n’est pas dit que je ne succomberai pas un jour sous le poignard ou le poison d’un Kendall. L’échéance en est un peu retardée, et voilà tout… »