Ariana fut soulagée, à la fin de cette journée-là, lorsque Roch fit allonger le pas des chevaux. On approchait de Southvale… Pourtant, et bien qu’aucune vision alarmante concernant Neil ou son père ne fût venue la visiter, elle ressentait une grande appréhension, en traversant les terres fertiles des Kendall, aux champs ponctués de bois de chênes et de pins forestiers.
Certes, elle avait grandi sur des terres beaucoup moins riches que celles-ci, son père préférant laisser Glamorgan péricliter plutôt que de laisser la gestion du domaine le distraire un tant soit peu de sa mélancolie. Mais ce beau et florissant fief-là, elle le savait, devait souffrir, bien plus encore, de la cupidité et de la cruauté de son seigneur.
Foulques Kendall avait, pour rien, par plaisir, dressé ses fils les uns contre les autres. Il avait séduit la mère de Roch, et l’avait conduite à l’adultère en usant de mensonges éhontés. Pour tout ce qu’elle savait de lui, et tout ce qu’elle devinait, Ariana le détestait déjà. Mais surtout, pour ce qu’il n’avait jamais aimé Roch comme un père doit aimer son fils…
Elle était donc toute prête à laisser Neil — encore un Kendall qu’elle ne regretterait pas — dans son château, et à quitter les lieux au plus vite, sans même se retourner. Elle se sentait si mal à l’aise que, pour la première fois de sa vie, elle n’avait pas fredonné une seule fois de la journée.
Comme la petite troupe gravissait une colline, Roch mit son cheval au pas, tandis que Neil, au contraire, pressait le sien pour passer en tête.
— Le château est juste derrière, cria-t-il au passage, juste là !
Il montrait du doigt la direction du nord, et lorsqu’ils furent en haut de la colline, ils virent en effet un formidable château fort se dresser devant eux. L’imposante bâtisse rectangulaire, entourée de larges douves qu’un premier pont fortifié traversait, donnant accès au pont-levis d’une seconde bretèche, puis à celui d’une troisième, était bien deux fois plus grande que Llandervey et reléguait Glamorgan au rang de simple chaumière. Ses imposantes courtines, comme son donjon et ses dépendances, étaient bâties de gros blocs de granit taillés, d’un grain tel qu’Ariana n’en avait jamais vu dans son pays de Galles natal.
— Je ne m’étonne plus, remarqua-t-elle à voix haute, que le roi s’inquiète de qui sera seigneur ici !
Elle sentait son anxiété et son trouble augmenter à chaque seconde.
Roch, l’air pensif, flatta l’encolure de son cheval, puis laissa tomber :
— Décidément, je ne tiens pas à entrer. Si mon père accepte de paraître sur le rempart, je lui délivrerai de vive voix le message d’Henry ; sinon, je m’assurerai simplement que Neil a bien rejoint le château, et nous tournerons bride.
— Je n’ai nulle envie de m’attarder auprès de votre père, mon seigneur, qui me paraît bien plus redoutable encore que le mien, répondit timidement Ariana, mais ne pensez-vous pas que lui cherchera la confrontation avec vous ?
Elle avait les doigts crispés sur ses rênes, et le corps tendu à l’extrême sur sa selle.
Ariana avait toujours eu, à l’encontre des conflits entre les êtres, une sorte de terreur sacrée. Chez elle, elle s’évadait continuellement ; pour passer ses journées auprès d’Eleanor, dans la forêt pour y chanter à son aise, ou encore à la volière du château, plutôt que d’avoir à affronter l’humeur chagrine de son père. Toute sa vie, elle avait essayé de désamorcer les brouilles avant qu’elles n’éclatent, et tenté de se persuader que les choses n’allaient pas si mal, entre elle et le sire de Glamorgan.
— De toute façon, elle ne saurait avoir lieu en votre présence, repartit Roch. Le roi, j’en suis sûr, n’a pas voulu que je mette mon épouse en danger, même pour faire revenir l’ordre à Southvale…
Leurs yeux ne se quittèrent pas un long moment, et Ariana regretta amèrement de ne pas être une épouse dans tous les sens de ce terme.
Lorsqu’ils auraient laissé Foulques Kendall derrière eux, elle pourrait reprendre ses efforts de séduction et de persuasion. La seule perspective d’être seule avec Roch affermissait sa résolution…
— Très bien alors, soupira-t-elle, détachant son regard des yeux de son compagnon pour les tourner de nouveau vers l’impressionnante demeure. Allons-y !
Ils ne rejoignirent Neil qu’à l’entrée du pont sur les douves. Il les y attendait, avec une expression de profond ennui sur son beau mais glacial visage.
Une petite bretèche défendait l’accès du pont fixe, tandis que les deux suivantes défendaient les ponts-levis, lesquels s’ouvraient perpendiculairement au premier pont, faisant de l’entrée dans la première cour un problème insoluble pour un éventuel assiégeant.
— Père n’est pas au château, leur dit Neil avant que Roch ait pu s’avancer pour parler aux hommes de garde. Il va vous falloir entrer, et attendre son retour…
Roch ne répondit rien, et poussa son cheval vers l’un des hommes d’armes, un jeune homme corpulent qui semblait ne pas avoir pris de bain depuis bien longtemps.
— Mon père est au château, Randall ?
— Oui, messire Roch !
L’homme, très raide, évitait de regarder Neil, qui, les dents serrées, devait être en train de le maudire, pour avoir osé dire la vérité.
Roch se pencha sur sa selle et lui tapa sur l’épaule.
— C’est bien, tu es un bon garçon, merci à toi !
Avant même que le dénommé Randall ait pu ouvrir la bouche, un cavalier parut à l’entrée du château, et sa voix retentit comme le tonnerre.
— Bienvenue, mon fils. Ne reste pas là à attendre, comme un étranger, entre donc…
Ariana considéra l’apparition avec curiosité. Le sire de Southvale, impressionnant par sa taille, avait encore tous ses cheveux, d’un beau gris ; ils tombaient sur ses épaules. Ajoutant à sa prestance naturelle, un splendide lévrier suivait son cheval. Foulques Kendall était somptueusement vêtu, de riches étoffes bleues et violettes, et comme ce jour-là n’était pas celui d’une fête carillonnée, Ariana supposa qu’il devait être toujours aussi soigné de sa personne.
Plus fascinante encore que le comte Kendall, une ravissante jeune femme chevauchait derrière lui, aussi élégamment vêtue. Son cheval, à la robe d’un blanc immaculé, semblait avoir été choisi tout exprès pour mettre en valeur son surcot bleu ciel. Au-dessus de ses cheveux blonds noués en un chignon raffiné, un magnifique cerceau d’argent retenait son voile, de la soie la plus fine qu’Ariana eût jamais vue.
Roch, très raide sur sa selle, ne fit pas un mouvement.
— Non pas, fit-il, je vous ai dit déjà que plus jamais je n’entrerai ici, messire Foulques, et je n’ai point varié dans mes dispositions. Je vous ramène votre fils cadet, et un message du roi…
Sa voix roula au-dessus des douves sans qu’il eût guère besoin de hausser le ton. Ariana savait désormais de qui il tenait ce timbre grave et sonore…
Le père de Roch donna un petit coup de talon, et le superbe palefroi s’avança à leur rencontre, au pas sonore de ses sabots sur les planches du pont-levis.
Neil restait en arrière.
— Je pouvais à peine en croire mes oreilles, quand j’ai appris que tu étais ici, dit le comte Kendall lorsqu’il fut devant Roch. Nous avons tant espéré que tu reviendrais, dès que tu apprendrais la nouvelle de la mort de Miles. Cela a été terrible, terrible pour nous tous…
Ariana fut stupéfaite de constater à quel point le puissant seigneur semblait avoir, en dépit de tout, aimé son fils aîné. Si la belle dame blonde n’avait pas posé une main réconfortante sur son épaule, elle aurait juré que Foulques Kendall allait se mettre à sangloter.
— Je suis désolé pour la perte qui vous afflige, reprit Roch plus doucement. Mais ce n’est pas ce qui m’amène ici. Le roi Henry m’a ordonné d’escorter Neil jusqu’à vous, pour des raisons que votre fils vous expliquera. Le roi veut vous voir en paix avec lui, pour la sécurité de votre fief.
Foulques balaya la remarque d’un revers de sa main.
— Henry s’inquiète toujours comme une vieille femme, lâcha-t-il, plein de mépris, mais je serai heureux de parler d’avenir avec toi, si tu veux bien entrer et demeurer ici, avec Marie et avec moi, quelques jours… Nous avons tant à discuter, toi et moi…
— Comme de qui héritera du domaine, par exemple ? fit Neil, son attitude inquiète détonnant avec ses paroles provocantes.
Le comte Foulques tourna vers lui un regard d’une incroyable dureté.
— Ta langue est toujours plus rapide que ton cerveau, Neil. Le service d’Henry ne t’a guère changé…
La belle dame blonde poussa son cheval en avant.
— Messire Foulques, s’enquit-elle, n’allez-vous pas interroger Roch au sujet de son épouse galloise ?
Marie Radborne, car c’était elle, Ariana l’eût juré, n’avait pas eu à son égard, dans le regard comme dans la voix, la moindre chaleur.
La jeune femme s’inclina néanmoins courtoisement devant Foulques Kendall.
— Je m’appelle Ceara Llywen, messire, lui dit-elle, et je suis très honorée de faire votre connaissance…
Presque sans y penser, elle avait utilisé le nom sous lequel elle était connue depuis huit semaines, celui sous lequel le monarque lui-même la connaissait.
— L’épouse imposée à mon fils par notre illustre roi ? ironisa le comte, tandis que son lévrier venait renifler l’étrier d’Ariana. Je ne m’attendais pas à vous voir voyager aux côtés de Roch. Qui donc tient votre domaine, en votre absence ?
Sous son regard glacial, elle eût aimé pouvoir rentrer sous terre, ou, du moins, se trouver à des lieues de cet homme qui la condamnait d’emblée.
— Notre régisseur, messire…
Du bout du pied, elle essayait de repousser le museau insistant du chien.
— Vous laissez un régisseur accomplir les devoirs d’une châtelaine ?
Puis il se tourna vers Roch, ses yeux s’étrécissant.
— Roch, tu sous-estimes grandement tes mérites, si tu crois que cette péronnelle galloise et ton fief oublié de Dieu peuvent suffire à les rétribuer. Henry s’est moqué de toi, comme de tous ceux qui le servent. Pourquoi te contenterais-tu de si peu, alors que…
— Alors que tu pourrais avoir Southvale tout entier… termina Neil, pince-sans-rire.
— Il suffit !
Le ton coupant de Roch fit l’effet d’un coup de tonnerre.
— Messire Foulques, articula-t-il, blême de rage, vous m’avez donné la vie. Puis c’est à Southvale, sous votre férule, que j’ai fait mon apprentissage de chevalier, et que vous m’avez adoubé. Je vous dois l’épée que je porte. Mais, par Dieu qui nous juge, insultez encore une fois mon épouse, et je vous jure que vous m’en répondrez !
Nullement désarçonné, le comte Kendall sourit largement.
— Ah, tu es bien mon fils, tu as le sang chaud, tout comme moi ! Et du courage, aussi. Il t’en a fallu, je le sais, pour venir jusqu’ici. Mais peut-être devrions-nous nous retirer tous deux pour parler à notre aise, loin des oreilles de Neil, et de ses jérémiades…
Le jeune homme rougit violemment sous l’insulte paternelle.
— Ici, si vous voulez, fit Roch, intraitable. Pas ailleurs.
Ariana, qui ne voulait pas être séparée de lui, ne bougeait pas d’un pouce, et Neil, changeant subitement d’attitude, se mit à embrasser Marie avec enthousiasme. Foulques Kendall, quant à lui, se laissa glisser hors de sa selle, et vint en soupirant s’adosser à un créneau du pont fixe. D’un geste, il invita Roch à le rejoindre — lequel mit pied à terre et s’exécuta.
— Tu ne vas pas me faire croire que tu vas refuser de porter un jour le titre de comte, et de jouir de la seconde fortune du pays après celle de ton coquin de roi, simplement parce que tu ne veux rien accepter de moi ?
Une veine pourpre gonflait sur son visage rouge de colère.
— … Aucun homme de mon sang ne pourrait être aussi stupide !
Il ne songeait guère à modérer le ton de sa voix, et Ariana, à quelques mètres de là, n’en perdait pas un mot.
— C’est pourtant bien ma réponse, dit Roch à son père. Je ne suis pas, n’ai jamais été et ne serai jamais réellement votre fils. C’est pourquoi je n’entrerai pas dans vos machinations, sous prétexte que vous vous cherchez désespérément un héritier !
— Tu es mon héritier !
Ariana hésitait : valait-il mieux s’approcher de Roch, au risque de troubler une conversation qui lui paraissait de plus en plus strictement privée, ou bien rester sur son cheval, près de Neil et de Marie ? Aucune de ces deux options ne la tentait vraiment. Roch avait-il oublié son idée initiale : délivrer simplement son message à son père, puis partir ?
— Neil est votre héritier de plein droit, à présent, poursuivait-il. Je ne saurai lui voler son dû. Je suis venu ici sur l’ordre du roi, qui s’inquiète de votre succession. C’est pourquoi il me paraît de votre intérêt de reconnaître votre fils Neil comme votre héritier, une fois pour toutes !
— Tu vaux dix fois mieux que Neil !
— Vous jugez toujours en apothicaire de la valeur des hommes… Il me semble me souvenir que Miles en valait vingt comme moi !
L’amertume transparaissait sur le visage comme dans les paroles de Roch, et il se mit à élever la voix.
— … Neil serait peut-être digne des éperons qu’il porte, aujourd’hui, si vous ne l’aviez pas invariablement dénigré, depuis le jour de sa naissance ! Vous avez encore de la chance qu’il ne soit pas tout à fait une crapule !
— Tout est ma faute, alors ?
— Je vous en préviens, messire Foulques. Le roi ne tolérera aucun désordre à Southvale. Votre domaine est trop important pour l’unité de l’Angleterre…
Neil avait placé son cheval entre Ariana et les deux protagonistes de l’âpre scène qui se déroulait sur le pont. Et, bien qu’elle n’eût aucun goût pour la compagnie du jeune Kendall, elle devait admettre qu’il la distrayait un peu de l’éprouvante attente. Las, il ne tarda pas à se montrer de nouveau franchement désagréable…
— Dame Ceara, lui susurra-t-il avec son sourire toujours aussi glacial, vous ne connaissez pas les anciennes amours de votre mari ? Voici Marie Radborne, qui un jour sera ma femme…
Daignant à peine jeter un regard sur la jeune Galloise, Marie tendit au jeune homme sa main à baiser. De ce dédain, Ariana n’avait cure. Tout ce qu’elle voulait, c’était fuir au plus vite cette grinçante réunion de famille.
Se penchant vers Neil, Marie lui murmura :
— Votre père est dans un état d’esprit dangereux, aujourd’hui…
— Assez dangereux pour prendre la décision irrévocable de me priver de mon héritage ?
— Je le crois, il est tout décidé à désigner Roch comme son véritable héritier…
Curieusement, Marie ponctua sa réponse d’un coup d’œil et d’un sourire à Ariana, comme si elle avait voulu la mettre dans la confidence. La jeune femme voyait bien que damoiselle Marie jouait une sorte de jeu, mais lequel ? Elle continua de dresser l’oreille, cependant. Elle connaissait si mal les intrigues qui déchiraient la famille de Roch…
Entre le père et le fils naturel, la discussion semblait toujours aussi vive. Marie fit mine d’étudier, un long moment, la bague qu’elle portait, puis se tourna derechef vers Ariana.
— Le comte Foulques est l’un des plus hauts barons du royaume, lui dit-elle. Si Roch hérite de son titre, vous serez une femme très riche.
— Je ne désire pas plus de biens que je n’en ai déjà, répondit Ariana, et pardonnez-moi, damoiselle, si je préfère mon pays de Galles à votre Angleterre.
— Mais c’est ce qui vous donne tant de prix aux yeux de Roch, ma chère ; vous êtes la vivante preuve de l’intérêt du roi à son égard, le symbole de son élévation sociale…
Le sourire de Marie était aussi pincé que forcé.
— … Roch serait absolument désespéré, s’il vous arrivait quelque chose…
« Par la douce déesse Arianrhod, qu’est-ce que tout cela signifiait ? »
— Que voulez-vous dire ? fit Neil, qui ne comprenait pas plus qu’Ariana où la belle Marie voulait en venir.
— Simplement ceci, fit celle-ci en le regardant bien en face : cette Ceara ferait une excellente monnaie d’échange pour contraindre Roch à en passer par vos volontés.
— Comment ?
Le sang d’Ariana se glaça dans ses veines. La menace était claire ! L’enlever au nez et à la barbe de son mari ! Elle avait déjà repris ses rênes en main, mais le cheval de Neil lui barrait le chemin…
Les yeux diaboliques de Marie flamboyèrent, et elle pressa Neil d’agir.
— Si vous déteniez Ceara, Roch serait à vos genoux, prêt à vous abandonner le fief à jamais, et à vous payer une forte rançon…
Un quart de seconde plus tard, le jeune félon arrachait Ariana à sa selle, et piquait des deux. Il la tenait si serrée contre lui qu’elle pouvait à peine respirer, et encore moins pousser le cri d’alerte qu’elle voulait désespérément faire sortir de sa poitrine…
Le cheval de Neil s’élança au grand galop sur le premier pont-levis, et Ariana eut le temps d’apercevoir Roch, d’abord figé par la surprise et l’incompréhension, puis sautant sur son cheval, le visage déformé par la fureur.
C’était hélas trop tard : Neil actionnait déjà la herse qui barrait l’entrée de la seconde bretèche. La lourde grille s’abattit, et Ariana se débattit, prête à se jeter dans l’eau vaseuse des douves plutôt que de permettre à l’infâme Neil de se servir d’elle comme d’un instrument pour tourmenter Roch. Mais, bien vite, elle sentit qu’il appuyait quelque chose sur ses côtes, et se figea. Une dague, encore…
— Vous feriez mieux de vous tenir tranquille, lui dit-il entre ses dents. Marie serait trop heureuse, si je vous tuais…
Depuis le premier instant où elle l’avait vu, Ariana avait su que le diable s’était incarné dans le corps de ce jeune homme blond aux yeux morts ; elle ne doutait pas qu’il mettrait sa menace à exécution.
— Bienvenue à Southvale, Ceara, ajouta-t-il avec un rire de dément. J’espère que vous allez vous plaire ici, car vous n’en sortirez jamais plus !
* * *
— Votre fils est un homme mort !
C’était sans hésiter que Roch disait cela. Il était plus que prêt à tuer Neil Kendall, pour le punir d’avoir mis Ariana en danger. Il n’avait pourtant ressenti aucune haine envers son demi-frère, lorsque celui-ci avait, par deux fois, essayé de l’assassiner — de l’irritation, tout au plus…
Cette fois, c’en était trop ! Il ne pouvait souffrir l’idée que l’on touchât à un cheveu de la tête d’Ariana.
— Je suis encore le seigneur de Southvale, dit le comte Kendall. C’est moi qui commande l’ouverture des portes ! Je vais de ce pas le rejoindre et lui demander raison de son geste. Mais toi, me suivras-tu ?
En ravalant toutes les injures et les blasphèmes qu’il aurait voulu proférer, Roch s’exhorta à la patience, face aux manœuvres de son père. S’emporter contre lui était aussi vain que dangereux ; il avait trop besoin de lui.
Marie Radborne poussa son cheval vers eux, sa cotte et son surcot bleu ciel flottant au vent.
— Peut-être Neil a-t-il plus de fierté que vous ne l’avez cru, messire comte ! remarqua-t-elle perfidement.
— Vous croyez cela ? lui répliqua rageusement celui-ci. Ce qu’il a fait est d’une rare stupidité, au contraire. Roch me disait que nos querelles devaient cesser, et la question de l’héritage être définitivement réglée. Croyez-vous vraiment que ce stupide enlèvement soit un pas dans la bonne direction ?
Se demandant un instant pourquoi Marie rougissait soudain aux paroles du comte, Roch reporta bien vite son attention vers les impressionnantes murailles du château, étudiant chaque partie de celui-ci pour tenter de déterminer où Neil avait emmené son épouse. Il inspectait du regard la tour sud-ouest lorsque son attention fut attirée par une tache de couleur derrière une fenêtre ; la couleur du surcot d’Ariana… Et en effet, peu après, Neil se penchait au rebord et lançait à son père :
— Tu as voulu que ton bâtard de fils revienne sous ton toit, eh bien, j’ai trouvé un bon moyen de l’y forcer !
La peur prit dans sa terrible tenaille les entrailles de Roch, et il crispa ses doigts sur la fusée de son épée, hélas bien inutile en la circonstance, contre un ennemi terré dans sa tanière.
— Je ne suis pas sûr que cela soit propre à gagner ton frère à notre cause, lui répondit son père de sa voix forte, à laquelle son lévrier joignit ses aboiements. Je n’ai pas d’autre choix, en effet, que de faire entrer Roch afin qu’il te poursuive…
Neil poussa un juron et Roch aurait juré qu’il avait entendu Ariana crier.
Il en avait plus qu’assez de ces Kendall et de leur folie furieuse. Se tournant vers son père, il rugit :
— Faites ouvrir cette herse, ou bien tenez-moi pour votre ennemi !
Très raide, il attendit la réponse du comte. Il l’avait toujours détesté, certes, mais croiser le fer contre son propre père n’était pas une chose à laquelle il était préparé.
— Très bien, dit Foulques, je vais commander que l’on lève la herse, mais entendons-nous bien…
Il baissa la voix.
— … Si je fais cela pour toi, tu me devras allégeance…
Si Roch refusait de lui mentir, il allait devoir tenter seul le siège de Southvale. Et même s’il courait à Londres demander des renforts au nom du roi, ce serait folie : l’hiver s’annonçait, et un siège tenu en cette saison affamerait à coup sûr les assiégeants, autant que les assiégés.
— C’est bien, père…
Roch cherchait les mots qui l’engageraient le moins, car il n’était pas question de donner sa parole au seigneur félon.
— … Ouvrez la porte, et je tâcherai de ne pas tuer votre fils !