Quatre jours plus tard, Roch cheminait dans les froides tourbières des confins de l’Angleterre et du pays de Galles, Ariana pelotonnée contre lui à l’avant de sa selle, tandis que la haquenée que montait ordinairement celle-ci suivait, attachée par la bride au palefroi du chevalier.
Il retenait sa jeune épouse au creux de son bras gauche, celui qui tenait les rênes, et elle avait posé sa tête sur son épaule ; il pouvait sentir ainsi la soie de ses cheveux caresser sa joue, où une barbe dure poussait déjà.
Roch savourait en silence son bonheur de se trouver là, sur ce chemin qui serpentait entre les arbres, au pas lent de son cheval. Habitué de longue date à devoir lutter âprement pour obtenir ce qu’il désirait, il s’émerveillait à chaque instant de ce que la belle Ariana Glamorgan pût être à lui, au moins autant qu’il se maudissait d’avoir été aussi longtemps aveugle à ses propres sentiments à son égard. Dieu soit loué, ses yeux s’étaient dessillés avant de l’avoir perdue à jamais…
— Est-ce que nous sommes réellement mariés ? demanda-t-elle, soudain, dans son cou.
Bien que la position d’Ariana l’empêchât de voir son visage, Roch savait que la jeune femme regardait l’alliance qui ornait son doigt, là où il l’avait replacée, au surlendemain de leur première nuit d’amour.
— Le chapelain qui nous a bénis vous est-il apparu comme un plaisantin ?
— Croyez-vous que c’était réellement un prêtre ?
— Ma foi, il le prétendait, en avait l’habit et la tonsure, repartit-il en souriant. Le parchemin que nous avons signé me paraît tout à fait authentique, lui aussi…
Pour sa part, il n’en demandait pas plus, et avec ou sans la bénédiction de l’Eglise, Ariana serait sa femme, à jamais. Depuis cette fameuse nuit dans la cabane forestière, rien n’était plus clair dans son esprit.
Il ne pouvait y repenser sans que son sang se remette à bouillir, de nouveau…
Le lendemain, il ne s’était trouvé sur leur route, de toute la journée, ni église, ni monastère, ni la plus petite chapelle. Mais le surlendemain, ils avaient rencontré un prêtre pèlerin, son balluchon sur l’épaule et son bréviaire à la main, qui faisait route vers le sud. Prié par Roch de bien vouloir les unir sur-le-champ, le saint homme protesta qu’il ne voyait pas d’urgence à leur situation, se plaignit qu’on le retardait et ne se résolut à administrer le sacrement du mariage que lorsque le fiancé eut mis la main à ses fontes, pour un don immédiat, d’une générosité qui confinait à la munificence.
— J’ai vu des sangliers de meilleure humeur, grogna Ariana en se remémorant la scène.
Roch lui déposa un baiser sur les cheveux, grisé par le parfum de fleur qui s’en dégageait.
— Etes-vous tout de même heureuse d’être mariée ?
Elle leva les yeux vers lui, et ses joues se mirent à rosir, tandis qu’une lueur coquine s’allumait dans ses yeux d’ambre.
— Très heureuse !
Il savait à quoi elle pensait. Depuis leur première nuit, ils avaient consommé leur mariage un peu partout, à l’étape, dans la paille des granges ou des chaumières abandonnées, mais aussi en route, sur un talus où Roch prenait à peine le temps de jeter son mantel, avant qu’ils ne délacent en hâte leurs vêtements. Parfois, Roch craignait qu’à s’arrêter ainsi, à chaque instant, ils ne rallient pas Glamorgan avant l’année prochaine.
— Toute une année à faire l’amour au long des routes, s’exclamait alors Ariana, mais ce serait merveilleux !
La nuit précédente, qui avait été particulièrement froide, ils s’étaient couchés, serrés l’un contre l’autre… et n’avaient guère dormi.
S’efforçant de ne pas se laisser alanguir par les tendres et suggestives images qui l’envahissaient, Roch se redressa sur sa selle, et poussa son cheval. Il comptait bien atteindre Glamorgan avant la nuit.
Voyager ainsi, dans une telle fête des sens, le faisait se sentir coupable de négligence. Après tout, les chemins n’étaient pas toujours sûrs ; s’il allait, par insouciance et défaut de précautions, mettre sa belle Galloise en danger ? Par extension, il pensait aussi à son fief de Llandervey, dont il allait devoir renforcer les défenses, en engageant des hommes d’armes et des chevaliers ; il lui faudrait pour cela ouvrir grand ses coffres, sans rechigner à la dépense.
Toutes ces tâches allaient beaucoup l’occuper. Et de quel œil Ariana verrait-elle ces préparatifs guerriers ? Allait-elle en conclure que son mari se méfiait de leurs voisins gallois ? A la vérité, il n’en était rien. Ce que redoutait Roch, c’était le désir de vengeance de son demi-frère et la duplicité de son père. Que se passerait-il si le puissant comte Kendall et son félon de fils levaient un corps expéditionnaire pour marcher sur Llandervey ? Et qui les en empêcherait ? Le roi en France, ses sénéchaux avaient fort à faire pour maintenir le royaume en paix ; ils interviendraient, sans doute, mais trop tard ou trop faiblement.
Ses craintes étaient fondées, mais devait-il, pour autant, en faire part à Ariana ?
Ces quelques jours de solitude partagée avec elle lui avaient apporté plus de paix, de plaisir et de bonheur qu’il n’en avait jamais connu. Il n’avait nulle envie de l’inquiéter, ni même de seulement troubler le merveilleux rêve éveillé qu’ils vivaient, en lui parlant de choses aussi prosaïques que des préparatifs de défense.
— Glamorgan n’est plus très loin, maintenant, dit-il à voix haute, en reconnaissant un endroit par lequel il était passé, un peu plus de deux mois auparavant. Si vous remontiez sur votre haquenée, nous pourrions y être pour les vêpres…
Comme elle ne répondait pas, il baissa les yeux vers elle et vit une ombre passer sur son visage.
— … A moins, s’empressa-t-il d’ajouter, que nous ne fassions halte pour la nuit, et que nous ne nous présentions au château que demain…
Il serait si agréable, en fait, de profiter d’une nuit de plus, sans penser à rien d’autre qu’à leur union toute neuve…
— Non, soupira Ariana, et au ton de regret dans sa voix, Roch comprit qu’elle appréhendait la confrontation avec son père.
Ne l’avait-elle pas abusé, offensé, ne lui avait-elle pas gravement désobéi et menti ?
— Soyez sans crainte, mor-forwyn, lui dit-il gentiment. Messire Thomas comprendra, et il vous pardonnera…
Tirant sur ses rênes, il arrêta son cheval et ponctua sa déclaration d’un baiser.
— … Et même s’il vous en veut toujours, que pourrait-il bien vous faire ? N’êtes-vous pas sous ma protection ?
Il pressa ses lèvres, caressant de sa main la cascade de cheveux noirs d’Ariana, et elle accueillit sa langue avec l’affolante science d’une amante déjà très expérimentée, le rendant éperdu de désir.
Lorsqu’il s’écarta, elle semblait tout aussi étourdie par leur baiser qu’il l’était lui-même.
Il se laissa alors glisser à bas de son palefroi, tendit les bras à Ariana, puis, sans la reposer à terre, la porta jusqu’à sa haquenée, et l’assit sur sa selle d’amazone, non sans avoir, au passage, glissé ses mains sous sa cotte, tant il avait un besoin irrépressible de caresser ses longues jambes.
— Roch…, murmura-t-elle, et elle se mit à rosir très joliment, toute trace d’appréhension disparue de ses yeux.
Il remit, à contrecœur, la cotte en ordre, se hissa sur sa selle, pressé que la confrontation avec le sire de Glamorgan ait lieu et soit, le plus tôt possible, une affaire classée.
Il avait par ailleurs l’intention de demander au seigneur gallois si celui-ci accepterait d’héberger sa fille quelques semaines, voire quelques mois, le temps que la défense de Llandervey soit assurée.
Mais, à cela, il n’était pas bien sûr qu’Ariana souscrirait, et il répugnait à lui en parler…
* * *
— Il t’aura fallu du temps pour revenir…
Si Thomas Glamorgan avait accueilli Ariana avec son ironie habituelle, il ne paraissait guère étonné de la voir là, en compagnie de son mari.
En deux mois, il semblait avoir encore vieilli et s’être aigri davantage.
Ariana s’agenouilla près de lui, alors qu’il était assis dans son vieux fauteuil de bois sculpté, au coin du feu, et, baissant la tête, lui murmura, en se sentant tout de même assez sincèrement coupable :
— Je me repens de vous avoir désobéi, père…
— Tu as fait ce que tu as cru devoir faire…, lui répondit-il sobrement.
La réaction de messire Thomas stupéfia Roch. Il s’était attendu à une explosion de colère contre eux deux, à ce qu’il les accusât de félonie, et à dire vrai, n’avait jamais compris pourquoi, deux mois auparavant, lorsqu’il avait réalisé qu’il avait été trompé, son beau-père n’avait pas immédiatement envoyé ses hommes d’armes à leur poursuite.
Faisait-il donc si peu cas de sa fille ?
Il n’accordait en tout cas presque aucune attention à son gendre, et paraissait plus morose encore que lors du passage précédent de Roch à Glamorgan.
Il y avait, dans tout cela, quelque chose d’anormal…
Une exclamation le tira de ses pensées.
— Ariana !
Une jolie jeune fille aux boucles rousses et aux formes voluptueuses s’encadra dans la porte. Roch n’eut pas besoin de présentations pour savoir de qui il s’agissait.
— Ceara !
Pour la première fois depuis leur arrivée, Ariana souriait.
Les deux cousines se tombèrent mutuellement dans les bras, riant et pleurant à la fois.
— Comme tu es belle !
Elles avaient prononcé cette phrase toutes les deux, simultanément, ce qui amena d’autres rires et d’autres embrassades.
Comme Ariana lui présentait son mari, Ceara dédia à celui-ci un regard franchement appréciateur, ce qui acheva de déconcerter Roch, à qui Ceara avait toujours été décrite comme une timide couventine.
Renonçant à comprendre les étranges réactions des membres de cette famille, le chevalier vint au fait :
— Je suis sûr que vous vous demandez pourquoi nous nous présentons ici aujourd’hui, sans être annoncés, aux premiers jours de l’hiver ?
— Je me demande surtout pourquoi vous avez mis si longtemps à me ramener ma fille, répondit le sire de Glamorgan, les yeux dans le vague, comme s’il se parlait à lui-même.
— C’était en effet ma première intention, expliqua Roch, vous ramener Ariana et épouser la jeune fille que vous me proposiez, messire Thomas, votre nièce Ceara…
Il fit mine de ne pas s’apercevoir que celle-ci, interdite, retenait son souffle.
— … Lorsque j’ai moi-même découvert la vérité, j’ai été fort fâché de cette tromperie, et me suis senti déloyal envers vous de garder votre fille…
— Vous voulez dire… que vous ne la répudiez pas ?
Messire Thomas se pencha en avant sur son fauteuil, avec dans la voix comme un accent d’espoir.
— En effet. Je suis venu simplement vous présenter mes excuses, et vous dire que notre mariage a été béni une seconde fois, et que votre fille a alors engagé ses vœux sous son vrai nom.
D’un seul mouvement, l’oncle et la nièce se tournèrent vers Ariana, comme s’ils attendaient qu’elle veuille bien confirmer cette heureuse nouvelle.
— Vous… vous êtes…, bégaya Thomas.
Roch attendit la suite de la question. Le Gallois allait-il oser, devant sa fille et sa nièce, leur demander brutalement s’ils s’étaient connus charnellement ?
— … Vraiment mariés ?
— Nous avons croisé un prêtre en pèlerinage, il y a deux jours. Votre fille tient un parchemin à son nom, établi dans les règles.
Le vieux seigneur secoua la tête avec impatience.
— J’ai bien compris… Mais le mariage a-t-il été consommé ?
On y était. Le teint d’Ariana vira au rouge vif, mais son regard ne cilla pas.
— Eh bien, oui, grogna Roch, mais je ne crois pas…
La fin de sa phrase fut couverte par un retentissant cri de joie poussé par le sire de Glamorgan en personne.
— Par tous les saints miséricordieux, mes enfants, vous avez réussi !
Le vieil homme se leva de son fauteuil en arborant un large sourire, plutôt incongru sur son visage d’ordinaire si maussade, et embrassa sa fille.
— Ta mère disait toujours que tu prouverais à tout le pays de Galles que la maison des Glamorgan retrouverait un jour sa force et sa vigueur, lui dit-il, la voix tremblante d’émotion. Je regrette bien de ne pas avoir eu plus de confiance en toi, ma fille !
Roch vit les yeux de son épouse se remplir de larmes, bien qu’elle sourît à travers ses pleurs. Il savait combien elle devait savourer l’hommage que lui rendait son père, même s’il arrivait ridiculement tard.
Cela dit, la reconnaissance et la fierté de messire Thomas tombaient à pic, en ce qui concernait le projet que Roch avait en tête — ce projet dont il n’avait toujours pas parlé à Ariana…
Le cœur serré, il espérait qu’elle lui pardonnerait ce qu’il se préparait à faire. Las, il avait réellement bien peu le choix.
Ceara se tourna vers Roch, tandis qu’Ariana séchait ses larmes.
— J’espère que vous voudrez bien demeurer quelques jours parmi nous, messire Roch ? Les gens de Glamorgan ont beaucoup pleuré le départ de notre chère Ariana, et ils seront ravis de pouvoir fêter votre mariage avec nous…
Il croisa le regard d’Ariana, et resta un moment à scruter ses yeux d’ambre. Puis il se décida enfin à parler.
— Hélas, damoiselle Ceara, je dois rentrer au plus vite à Llandervey pour renforcer les défenses de mon château.
Il se tourna vers Thomas Glamorgan, sans oser, cette fois, croiser le regard de sa femme.
— … Messire Thomas, je voudrais vous demander de bien vouloir héberger Ariana, cet hiver, le temps que je fasse de mon château une place forte sûre… Je crains de m’être fait un ennemi mortel de mon demi-frère, et redoute ses manœuvres traîtresses. Je ne puis emmener mon épouse vivre en mon château tant que celui-ci ne sera pas correctement défendu.
Jamais, il le savait, Neil n’irait chercher Ariana à Glamorgan, puisqu’il ne connaissait pas son véritable nom.
L’attitude de celle-ci, désarçonnée quelques secondes, ne le surprit pas. Le plus étonnant était la douleur que lui éprouvait à l’idée de devoir agir ainsi.
Messire Thomas s’éclaircit la gorge, comme s’il allait parler ; sa fille ne lui en laissa pas le temps.
— Mon seigneur, lança-t-elle à Roch, j’ai confiance en votre épée pour défendre à la fois notre fief et moi-même. Je ne veux pas d’autre protection…
Elle se déplaça pour lui faire face et le forcer à la regarder, afin qu’il pût voir sa détresse. Et il la vit, en effet. Mais le coup au cœur que Roch en ressentit fit mesurer à celui-ci à quel point il lui fallait se séparer d’elle quelque temps. Non seulement pour fortifier son fief, mais peut-être, aussi, pour fortifier son propre cœur. Les sentiments qu’il ressentait pour elle l’affaiblissaient, et lui faisaient perdre tous ses repères habituels.
— Collin, mon meilleur chevalier, est resté en France avec Henry, lui expliqua-t-il, en passant une main qui se voulait apaisante sur son bras. Sans son aide, en particulier pour entraîner de nouveaux hommes d’armes, je n’aurai pas un instant de repos de tout l’hiver, et je ne puis accepter de vous faire résider dans un château encore mal défendu, où vous ne seriez pas en totale sécurité.
Ariana devint très pâle, si bien que Ceara vint mettre ses bras autour des épaules de sa cousine, pour la réconforter.
Mais ce n’était pas de réconfort qu’Ariana semblait avoir besoin. Elle se dégagea du bras de Ceara et s’avança vers Roch, d’évidence furieuse.
— Très bien, mon seigneur, lui jeta-t-elle au visage. Puisque je vous vois si pressé de me quitter, il me reste à vous souhaiter bonne route et bon vent ! Je ne puis vous faire rester auprès de moi si vous ne le souhaitez pas !
Sa voix tremblait de colère et de douleur. Pour Roch, ce petit tremblement du timbre clair de son épouse était plus dévastateur que toutes les épées qu’il avait dû affronter sur les champs de bataille… Or, il ne pouvait revenir sur sa décision. Il fallait, coûte que coûte, mettre Ariana à l’abri des traîtrises des Kendall.
Thomas Glamorgan s’éclaircit la voix, de nouveau, et redressa ses épaules voûtées.
— Je serai honoré, mon gendre, de tenir ma fille, votre épouse, sous ma protection, le temps que vous jugerez nécessaire, puisque telle est votre volonté…
Roch le remercia avec gratitude, en sentant peser sur lui le regard plein de tristesse et de reproche d’Ariana.
Ah, pourquoi fallait-il toujours qu’une décision raisonnable produise d’aussi amers effets ?
Enfin, s’il avait dû encourir la colère de sa femme, au moins venait-il de fournir à son beau-père une occasion de racheter son attitude, et ses nombreux torts passés…
C’était là une petite satisfaction ; elle n’allait pas peser bien lourd dans la balance, au cours de cet hiver solitaire…
* * *
Ariana avait guetté toute la soirée une occasion de parler à son mari en tête à tête. Mais il avait passé tout son temps au village, cherchant des hommes robustes, capables de participer, avec les villageois de Llandervey, aux différents travaux de consolidation des défenses. Elle le soupçonnait de chercher à l’éviter, tout comme ses yeux l’avaient évitée tandis qu’il dévoilait ses tristes projets devant son père et sa cousine.
Elle avait fini par abandonner, et s’était retirée dans sa chambre, trempant de larmes son oreiller de plumes.
Si elle voulait désespérément lui parler, et le supplier de lui accorder le droit d’être à ses côtés, elle pouvait difficilement plaider sa propre cause s’il ne la rejoignait pas dans son lit…
Bien sûr, elle lui avait dit elle-même de partir, mais c’était sous l’effet de la colère, une colère dont la violence l’avait elle-même troublée. Jamais elle ne se serait crue capable de lui parler ainsi ! Toute sa vie, Thomas Glamorgan l’avait blessée, par ses jugements cruels et injustes, qu’il exposait toujours froidement, avec une certaine délectation morbide ; pourtant, jamais elle ne s’était rebellée contre lui.
Eh ! C’était qu’elle n’avait jamais connu, auprès de son père, une once de la fusion affective qui la liait à Roch…
Depuis le soir de l’enlèvement, et jusqu’à aujourd’hui, il avait paru être dans les mêmes dispositions qu’elle, le traduisît-il plus par des attitudes et des attentions que par des mots. Mais peut-être était-ce cette façon de veiller sur elle, justement, la cause de l’erreur d’Ariana, qui lui avait fait croire que la partie était définitivement gagnée…
L’exquise intimité qu’ils avaient goûtée ensemble n’avait-elle pas été trompeuse, en lui promettant plus que ce que Roch était décidé à lui offrir ? Les quelques nuits — et même les journées — de voyage entre Southvale et Glamorgan lui avaient laissé entrevoir à quoi un mariage heureux pouvait ressembler, et à présent qu’elle avait eu un aperçu de ce grand bonheur, de ces joies sensuelles, elle n’allait tout de même pas devoir y renoncer ?
Et puis pourquoi, d’ailleurs, y renoncer ?
Elle se redressa, s’assit sur son lit, et fixa les flammes qui dansaient dans la cheminée, se souvenant du charme que lui avait procuré Eleanor, pour son premier dîner avec Roch. La guérisseuse l’avait encouragée à mettre, dans ce mélange d’herbes, tous ses rêves et tous ses espoirs, parvenant à convaincre Ariana que cette magie la rendrait « visible », et remarquable aux yeux du chevalier.
Depuis, Ariana pensait que le seul pouvoir réel que possédaient ces simples avait été d’affermir son courage, et de lui permettre d’affronter victorieusement ses propres craintes.
Et si, aujourd’hui, elle n’avait plus besoin d’herbes ni d’incantation ? Si la simple volonté pouvait faire que ses rêves devinssent réalités ?
N’était-elle pas une femme différente de celle qu’elle avait été, il y avait seulement un peu plus de deux mois ? Elle avait navigué sur une nef, en passagère clandestine, avait rencontré le roi d’Angleterre et ses chevaliers, avait sauvé Roch d’une première, puis d’une seconde tentative de meurtre, s’était attachée un faucon que l’on disait impossible à dresser, avait affronté Neil Kendall, et était parvenue à se défendre de lui, jusqu’à l’arrivée de Roch !
Si elle avait pu réussir tout cela, pourquoi échouerait-elle à ramener son mari à la raison ?
En reniflant, elle sécha ses larmes, et retomba sur son oreiller, prête, malgré tout, à se battre pour reconquérir ce bonheur qui semblait s’éloigner d’elle.
Comment celle qui avait vaincu la légendaire malédiction des Glamorgan ne pourrait-elle venir à bout de la résistance entêtée d’un seul homme ?
* * *
Roch ne put résister à l’envie de lui faire ses adieux.
A l’aube du matin suivant, il rassembla ses affaires, et quitta silencieusement sa chambre, dans le donjon endormi, en sachant qu’il ne pourrait pas partir sans revoir une dernière fois Ariana. Il allait simplement, d’abord, charger ses bagages et ses provisions de bouche sur son cheval de bât, après quoi il remonterait la retrouver dans son logis particulier.
Cette résolution prise, il traversa les corridors obscurs, puis la grand-salle déserte. Tout était près pour son voyage à Llandervey. Il n’avait plus qu’à faire seller son palefroi…
Il avait soigneusement évité son épouse, passant la soirée en préparatifs divers, surtout destinés à mettre de la distance entre eux. A tenter d’oublier sa propre tristesse, aussi.
Sur ce dernier point, il n’avait guère réussi, et avait à peine fermé l’œil de toute la nuit.
Au fur et à mesure que l’heure de son départ approchait, le besoin d’aller la voir dans sa chambre, et de l’embrasser encore, pour la dernière fois peut-être avant de longs mois, s’était fait plus impérieux…
Il poussa le lourd vantail de la porte donnant sur la haute cour, et sortit dans les premiers rayons du soleil matinal, qui brillait entre de gros nuages.
A son premier regard, il la découvrit.
Ariana, non pas blottie dans la chaleur de son édredon, mais habillée, et installée sur la selle d’amazone de sa haquenée.
Prête à partir !
— Bonjour, mon seigneur, lui lança-t-elle à travers la cour aux vieux pavés irréguliers.
Une fine pellicule blanche recouvrait ceux-ci, car il avait neigé, un peu avant l’aube ; le timide soleil d’hiver n’avait pas encore fait fondre la légère couche.
— … Une belle matinée, n’est-ce pas, pour monter à cheval ? enchaîna-t-elle, tout sourire.
Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, un valet d’écurie se présenta, tenant le palefroi de Roch et son cheval de bât par la bride. Au même instant, un petit groupe d’hommes, leurs baluchons à la main, finissait de s’assembler près du pont-levis. C’étaient les manœuvres que le chevalier avait recrutés la veille, et qui allaient faire route, à pied, vers Llandervey.
Roch salua son épouse d’un signe de tête, peu enclin à entamer une discussion avec elle devant ces gens.
— Ariana, lui dit-il tout bas lorsqu’il se fut approché, vous ne pouvez vous promener à cheval tant que votre père n’est pas levé et n’a pas désigné une escorte pour vous…
— Mais je n’ai nulle intention de me promener, mon seigneur, le coupa tranquillement Ariana.
Elle lui montra son sac de voyage, accroché sur le cheval de bât.
— … Je rentre sur mes terres, avec vous.
En faisant mine de caresser l’encolure de sa jument, elle se pencha en avant, et ajouta, sur un ton plus confidentiel :
— … Je suis impatiente d’interroger la femme de chambre, au sujet de cette drogue dans nos coupes de vin. Je n’ai pas pu le faire, vous ayant suivi en France…
— Vous me donnez une raison de plus de ne pas vouloir vous emmener…, lui répondit-il, à voix basse également, mais avec fermeté. Je ne saurai vous installer dans un château où rôde ce genre de dangers inexpliqués.
Cela dit, il s’éloigna de quelques pas, pour aider le valet à charger ses bagages, et ne plus avoir devant les yeux le ravissant spectacle qu’elle offrait, dès le matin.
Jamais, il ne l’avait vue plus belle.
Le jour de leur « premier » mariage, et de leur départ vers Llandervey, elle portait les vêtements d’une autre. Mais aujourd’hui, elle avait sorti, pour lui faire honneur, quelques-uns des trésors de sa garde-robe, comme ce surcot d’un rouge vif et ce mantel d’un bleu profond, brodé d’animaux fantastiques tout droits sortis du bestiaire légendaire des Celtes, qu’un capuchon surmontait, et qu’une broche en argent fermait sur son épaule.
Dans l’ombre protectrice de la capuche, on pouvait voir briller ses yeux d’ambre, et admirer ses pommettes rosies par le froid.
Et lui qui prétendait ne pas la regarder !
Agacé, il se hissa sur sa selle. Il espérait tout de même qu’il n’aurait pas à la ramener au donjon paternel, manu militari. Il devait être possible de lui faire entendre raison !
Ariana devança ses paroles.
— Je serai bien malheureuse si vous me laissez ici. Bien que je vous sois très reconnaissante de m’avoir aidée à faire la paix avec mon père, vous devez savoir qu’il ne m’a jamais traitée avec beaucoup de tendresse. Voulez-vous vraiment que je passe ici un hiver semblable à tant d’autres ? Je ne pourrai souffrir sa triste compagnie bien longtemps, mon seigneur, et il faudra que je m’échappe, pour aller à la volière, ou pour rendre visite à ma vieille nourrice, bannie du château il y a longtemps de cela, parce qu’elle n’avait pas l’heur de convenir à mon père !
L’approche était habile, Roch devait en convenir. Il désapprouvait fort la façon dont messire Thomas avait traité sa fille, dans le passé. Maintenant qu’elle était son épouse, nul homme, jamais, n’aurait plus le droit de dire à Ariana qu’elle n’était pas digne du nom qu’elle portait.
— Les choses seront différentes, à présent…
Il devait, coûte que coûte, s’accrocher à cette idée.
— C’est possible. Mais comment imaginer que je puisse passer plusieurs mois auprès d’un homme que je n’ai de cesse de quitter ? Et de plus, qui me dit que mon père me manifestera plus d’affection aujourd’hui qu’au cours des dix-neuf premières années de ma vie ?
La neige s’était remise à tomber doucement, et les flocons matérialisaient entre eux comme un mur d’incompréhension, là où il y avait eu — était-ce hier seulement ? — un accord si parfait.
— Mais vous serez en sécurité, ici…
— En êtes-vous si sûr ? Que Neil vienne à Glamorgan pour accomplir sa vengeance, et vous verrez que mon père baissera les bras, une fois encore, certain que la malédiction agit toujours, et résigné à son destin. D’ailleurs, pourquoi me protégerait-il ? Il n’a jamais fait grand cas de moi, et je ne crois pas que la joie qu’il a ressentie à nous savoir mariés va durer bien avant. Tôt ou tard, son lugubre naturel reprendra le dessus, quelle que soit la somme de bonnes nouvelles qu’il aura reçues…
Roch se souvenait de l’humeur sinistre de Thomas Glamorgan à sa première visite, et même lors de la seconde, avant qu’il ne lui annonce qu’il gardait Ariana.
Cette bile noire reviendrait-elle empoisonner le vieux sire ? Il était bien forcé d’admettre que sa fille le connaissait mieux que lui, et qu’elle devait avoir raison…
— Très bien, Ariana, dit-il d’une voix sèche et métallique. Venez…
Il se sentait vaincu, dépassé par les événements, menacé par trop d’ennemis, dépossédé de son autorité…
— … Mais je vous en préviens : il faudra, pour votre sécurité, rester confinée dans votre donjon…
Elle cilla, puis opina du chef.
— Bien, répondit-elle. Mais je vous en préviens à mon tour : je ne connais pas de prison qui puisse me garder bien longtemps.