La semaine suivante, la nuit étendit son blanc mantel sur Llandervey, conférant au paysage un aspect féerique, comme dans un conte de Noël.
Si Roch avait entrepris ses travaux de renforcement des défenses du château, il avait aussi envoyé ses ouvriers aider à réparer les masures de nombre de villageois, après avoir constaté lui-même les conditions de vie misérables de beaucoup de ses gens.
Souvent, il passait presque toute la journée au village, à moins qu’il ne rendît visite à des paysans qui vivaient en dehors, dans des chaumières isolées. Sur le chemin du retour, il repensait à tout ce qu’il avait vu afin d’en faire un récit fidèle à Ariana. Celle-ci se plaignait amèrement de n’être que rarement autorisée à l’accompagner dans ses chevauchées, mais il ne pouvait se résoudre à la laisser s’aventurer hors des murailles protectrices du château.
Depuis leur retour, ils vivaient dans un difficile statu quo, une trêve fragile. Si Ariana était fort marrie de ne pouvoir aller et venir à sa guise, son mari l’avait néanmoins emmenée au village avec lui, par deux fois, et elle avait pu s’enquérir des besoins de tous, notamment en matière de soins. Et puis, toutes les nuits, elle avait accueilli Roch dans son lit, pour des caresses et des baisers sans fin, qui les plongeaient dans des abîmes sensuels qu’ils n’avaient jamais soupçonnés.
Il se demandait parfois si ces nuits de folie qu’ils partageaient suffisaient à la combler, le plaisir qu’elle en retirait mis à part. De toute la semaine, ils s’étaient moins parlé qu’ils ne l’avaient fait sur la route de Southvale à Glamorgan. Ariana lui donnait son corps, mais elle semblait s’éloigner de lui de toutes les autres manières possibles, et sa connivence avec elle, leur complicité trop tôt disparue, lui manquait beaucoup.
Un peu plus tard, alors qu’il revenait vers son château par la crête de l’une des collines qui surplombaient le village, il résolut d’évoquer franchement le problème avec elle.
Il lui revenait à la mémoire le souvenir du couple heureux que formaient son frère Lucian et son épouse Mélisande. Jamais, il en était certain, son frère aîné ne laisserait sa femme se morfondre toute seule, un problème survenait-il entre eux. Roch ne doutait pas de pouvoir, lui aussi, se rapprocher d’Ariana pour tenter de dissiper les malentendus qui causaient son tourment, et l’empêchaient, peut-être, de lui parler librement.
Il était perdu dans ses pensées quand une rumeur lui fit dresser la tête. Levant les yeux, il vit une colonne de chevaliers s’approcher de Llandervey, descendant le flanc d’une petite colline. La tête de la troupe n’était plus très loin du château. Il devait y avoir là chevaliers, sergents et gens de pied, une centaine d’hommes. A leur tête flottait l’étendard, au lion d’azur sur champ d’or, de Lucian Barret.
Son demi-frère, élevé avec lui, était venu jusqu’au pays de Galles pour le voir !
Il se sentit rempli de fierté, à la pensée d’accueillir chez lui, en égal, cet aîné qu’il admirait depuis toujours, et de lui montrer comment il avait fini, lui aussi, par faire son chemin dans le vaste monde.
Il ne descendit pas tout de suite vers le château, curieux de voir la réaction des villageois de Llandervey à l’arrivée d’une telle troupe. Il nota avec satisfaction que ses gens semblaient faire quelques préparatifs de défense. En effet, Roch ne portant pas les mêmes armoiries que son frère, les paysans n’avaient aucun moyen de savoir si cette colonne qui arrivait chez eux avait des intentions pacifiques. Ceux qui avaient vu les nouveaux arrivants les premiers apportaient déjà des provisions à mettre à l’abri dans la haute cour du château. Là, on puisait de l’eau que l’on se hâtait de mettre en fûts, et les quelques hommes d’armes que Roch avait commencé d’entraîner se rassemblaient, leurs armes à la main.
Sur la bretèche centrale, il vit Ariana, seule, éclatante silhouette vêtue de soie bleue parmi la laine brune, le cuir et l’acier. Elle montrait quelque chose du doigt à un homme, probablement le régisseur, et Roch sourit en voyant celui-ci se hâter vers le point indiqué, un gros fagot de flèches dans ses bras.
Bien que Roch fût fier de voir son épouse prendre ainsi en main la défense de Llandervey contre des arrivants supposés hostiles, il ne put s’empêcher de se demander pourquoi elle n’était pas dans son donjon, et chercha du regard l’homme d’armes qu’il avait chargé de la garder. Bah ! la question pouvait attendre. Dans l’immédiat, il lui fallait rassurer ses bonnes gens.
Il descendit la colline au galop de son palefroi, remonta la colonne en armes qui progressait, elle aussi, vers le château, et se dirigea vers la haute silhouette du chevalier qui chevauchait en tête, et qu’il aurait reconnu entre mille.
Dans son cœur se mêlaient des sentiments confus ; la joie de revoir Lucian, bien sûr, mais aussi une pointe de culpabilité au souvenir de ses propres manigances passées, qui auraient pu coûter ses terres à son frère aîné.
— Tu es bien loin de ton domaine, mon frère ! lui lança-t-il, néanmoins, gaiement, en le rejoignant.
Avec un grand rire sonore, Lucian fit arrêter la colonne et mit aussitôt pied à terre.
— Et toi, tu en as gagné un bien beau ! Qui aurait dit cela, le petit Roch, baron sur les marches du pays de Galles ! Félicitations !
Il l’embrassa à grand renfort de vigoureuses claques dans le dos, comme au temps où ils étaient de jeunes garçons.
— Que me vaut ta visite à la tête d’une telle troupe ? s’enquit Roch, soudain sérieux. Pars-tu en guerre ?
Lucian sourit.
— On le dirait, n’est-ce pas ? Je vais rejoindre Sa Majesté, en France. Henry doit rencontrer le roi Louis à Abbeville. Il veut une suite nombreuse, pour marquer dignement son rang, et a fait demander à plusieurs de ses barons, ceux du moins qui lui sont toujours fidèles, de venir l’assister. On parle d’un traité de paix entre les deux royaumes…
Le visage de Roch s’éclaircit.
— Enfin ! Voilà une bonne nouvelle ! Ces escapades sur le continent n’avaient aucun sens, et détournaient Henry de ses véritables devoirs.
— J’ai choisi pour ma part de m’embarquer en Cornouailles, et de faire un détour pour venir saluer mon petit frère, au milieu de ses sauvages gallois ! Peux-tu nous accueillir pour la nuit ?
— Mes sauvages, comme tu dis, seront fiers de faire à tes hommes l’honneur de l’hospitalité galloise…
Il se fit reconnaître des sentinelles, et d’un geste commanda que l’on abaisse le pont-levis.
— … Et je pourrai te présenter mon épouse…
Lucian sourit.
— Mélisande m’a menacé de m’écorcher vif, si je ne présentais pas mes hommages à la nouvelle dame Barret, ainsi que tous nos vœux de bonheur. Je suis impatient de faire la connaissance de dame Ceara…
Roch grimaça.
— Euh… il s’agit en fait de dame Ariana…
Comment Lucian aurait-il pu le savoir ? Roch avait rapidement écrit un rapport au roi, l’informant du crime de Neil et de la véritable identité de son épouse. Mais la nouvelle n’avait pu s’en répandre encore, d’autant qu’Henry était en France et avait d’autres soucis…
— … C’est une longue histoire, grommela-il, et il nous faudra vider plusieurs chopes de bière avant d’en voir le bout. Tu es des nôtres au souper, bien entendu !
Visiblement interloqué, Lucian leva les sourcils.
— Ariana, et non plus Ceara ? Voilà qui n’est pas ordinaire ! Même là, il faut que tu te singularises… mais je serai très heureux de la rencontrer, quoi qu’il en soit.
Tenant leurs chevaux par la bride, ils arrivèrent devant la bretèche centrale. Roch était fier et heureux de rentrer en son château, épaule contre épaule avec ce frère qui avait été son modèle. Même s’il n’était qu’un bâtard des Kendall, il s’enorgueillissait d’être avant tout un Barret.
— Elle est guérisseuse, dit-il en désignant à Lucian Ariana, toujours sur la courtine. Et quelque peu guerrière, aussi, lorsqu’il s’agit de défendre notre fief…
— Elle doit certainement être une maîtresse femme, pour avoir réussi à te traîner jusqu’à l’autel…
Le regard vif de Lucian suivit la silhouette d’Ariana jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière un créneau.
— … Peut-être t’était-elle destinée de toute éternité…
Roch n’en était pas si sûr. Ariana n’aurait-elle pas dû, bien plutôt, épouser un homme capable de l’aimer sans restriction aucune ? Mais il ne répondit rien, se contentant d’échanger avec son aîné diverses nouvelles, tandis qu’il l’emmenait vers le donjon pour lui montrer sa chambre.
A peine Lucian eut-il jeté un coup d’œil circulaire à celle-ci qu’il mit la main sur l’épaule de son jeune frère, et lui dit, d’un ton pénétré d’importance :
— Quelles que soient les raisons qui t’ont conduit à prendre femme, Roch, je tiens à te dire combien Mélisande et moi sommes heureux pour toi…
Ces mots résonnèrent profondément dans l’esprit et dans le cœur de Roch. Il considéra le visage grave de Lucian, et réalisa soudain combien son frère avait pu se sentir coupable d’épouser la femme qui avait été destinée à son cadet.
— Si la providence m’a donné Ariana, lui répondit-il chaleureusement, nul doute que Mélisande devait être tienne, depuis toujours. Peut-être ne faisons-nous qu’accomplir des volontés supérieures, et qui nous échappent…
Roch rebroussa chemin vers la porte, afin de laisser son frère faire un peu de toilette et se changer pour la soirée. Il se sentait libéré, allégé d’un poids qui grevait sa vie depuis des années.
— … Je suis heureux que tu sois ici, ajouta-t-il, sur le seuil, et impatient de vider une chope avec toi. Tu verras, qui n’a pas goûté à la bière galloise ne sait pas ce qu’est le vrai goût du houblon !
Ignorant les protestations amusées de son frère, Roch referma la porte et se hâta de rejoindre celle qui lui était destinée de toute éternité.
* * *
Après l’épisode avec Neil Kendall, Ariana ne se serait jamais attendue à ce que la visite d’un autre frère de Roch fut un événement aussi joyeux. Mais à les voir rire ensemble en se remémorant les heureux souvenirs de leur enfance, elle s’avisait que la venue de Lucian causait à son mari une joie profonde et lui procurait une détente bienvenue.
Ils partageaient tous trois le haut bout de la table dressée sur l’estrade seigneuriale, dans la grand-salle du donjon, devant une théorie de plats, dont beaucoup de petit gibier à plume et à poil que l’on devait aux efforts de Griffon.
Tout en buvant une coupe de vin, Ariana observait les traits des deux hommes et, toute à leur comparaison, elle entendait à peine la rumeur des conversations et le bruit des plats que se passaient les convives. Lucian était un peu plus large d’épaules que Roch, et celui-ci légèrement plus grand. Ils avaient les mêmes cheveux bruns, mais chez le cadet, cette couleur se nuançait de reflets plus clairs. Enfin, Lucian avait des yeux sombres, assez insondables, alors qu’elle savait que le vert émeraude de son mari pouvait varier, en fonction de son humeur, de la couleur des prés au printemps, lorsqu’il était apaisé, à celle d’une mer houleuse, quand il se mettait en colère.
Malgré ces quelques dissemblances, Roch offrait certes plus de similitudes avec Lucian Barret qu’avec Neil Kendall, son autre demi-frère. Les yeux de Lucian s’animaient d’une vraie chaleur, par exemple, lorsqu’il parlait de son épouse et de ses enfants. Il était enjoué et volubile, mais s’était montré délicat et discret, quand Roch, assez embarrassé, lui avait expliqué comment il avait épousé, à la fois, Ceara Llywen et Ariana Glamorgan.
Par cette seule attitude, il s’était déjà gagné la sympathie d’Ariana.
Plus frappant encore était la haute estime dans laquelle, à l’évidence, Lucian Barret tenait son jeune frère. Le constater touchait beaucoup Ariana, et lui faisait espérer qu’un jour Roch lui-même pourrait faire la paix avec son passé. A ce qu’il avait bien voulu lui laisser entrevoir de son enfance et de sa jeunesse, elle avait bien compris qu’il regrettait amèrement les fautes qu’il avait pu commettre envers son frère aîné. Or, à voir et à entendre celui-ci, il était clair que Lucian lui avait non seulement pardonné, mais aussi qu’il considérait Roch comme son égal.
Comme l’heure s’avançait, elle préféra quitter la longue tablée d’hommes, et à peine avait-elle commencé à se lever qu’ils avaient tous sauté sur leurs pieds, manquant de renverser les bancs.
— Je vous en prie, messires, ne vous dérangez pas. Je dois me retirer, mais continuez, s’il vous plaît, et que la nuit vous soit douce…
Puis se tournant vers Lucian :
— Messire mon beau-frère, on me dit que vous nous quittez très tôt demain matin. Je regrette cette hâte, si je sais que le service du roi n’attend pas… Quand vous rentrerez en votre château, veuillez, je vous prie, transmettre mes affections à dame votre épouse, et lui dire que nous espérons bien vous voir avec vos enfants, bientôt, à Llandervey.
Lucian s’inclina profondément et remercia sa nouvelle belle-sœur, tandis que Roch essuyait sa dague de table et la remettait à sa ceinture avant de s’écarter de son banc à son tour.
— Je vous accompagne, mon amie…
Son regard était vert sombre, et pourtant Ariana était sûre qu’il n’était pas en colère…
Entourant ses hanches d’un bras possessif, il ne lui laissait nulle chance de lui échapper, mais elle n’en avait nulle envie.
Même si, chaque jour, une froide distance semblait s’installer entre eux, elle attendait chacune de leurs nuits avec des soupirs d’impatience, et espérait d’ailleurs toujours que leurs merveilleux ébats nocturnes pourraient amener, en dehors de leur chambre, plus de compréhension entre eux.
Après avoir souhaité de nouveau une bonne nuit et un bon voyage à Lucian, Ariana s’éloigna vers son logis particulier. Roch resta une seconde de plus à saluer son frère ; elle entendit bien vite, cependant, son pas résonner à sa suite sur les dalles de pierre.
— Je ne voulais pas interrompre votre soirée, lui dit-elle quand il fut à sa hauteur, dans l’escalier.
Elle ressentait une envie furieuse de poser sa tête sur son épaule…
— Vous n’en avez rien fait, lui répondit-il. Lucian a déjà veillé plus qu’il n’aurait dû…
Il prit un flambeau dans son support de fer, sur le mur, avant de s’engager dans le corridor obscur.
— … Je serai, moi aussi, debout avant l’aube pour le saluer avant son départ… Nous devions nous retirer.
Comme ils atteignaient la porte des appartements de son épouse, Roch avança la main vers la clé que celle-ci portait bas autour de la taille, pendue à une chaîne.
Ce simple geste de la main de son mari sur sa cuisse, à travers le tissu, déclencha en Ariana un délicieux frisson d’anticipation.
Il ouvrit la porte, s’effaça pour lui laisser le passage, puis alla s’asseoir dans un fauteuil, devant le feu, pour regarder pensivement les flammes.
Allait-il rester ?
Son corps paraissait occuper tout l’espace. Ni le beau mobilier ni les vitraux aux vives couleurs des fenêtres ne pouvaient rivaliser avec le superbe Roch Barret. Chaque ligne, chaque méplat de son corps viril disait la force et la vigueur. C’était un chevalier de légende, l’image même de la beauté masculine telle que la décrivaient les trouvères.
Ariana comprenait pourquoi Ceara avait eu si peur de lui. Nul doute que, sur le champ de bataille, plus d’un chevalier ennemi avait dû ressentir la même terreur sacrée, en le voyant se dresser devant lui.
Mais quand elle regardait son visage, elle voyait, elle, de la sagesse et de la compassion dans ses yeux ; ne les avait-elle pas décelées dès leur première rencontre, à Glamorgan ?
Alors qu’elle remplissait deux coupes de vins, il eut un petit rire et, surprise — il y avait plusieurs jours qu’elle ne l’avait entendu rire —, elle s’interrompit.
— Voilà un son que je n’avais pas entendu depuis quelque temps…
— Quel son, mon seigneur ?
Elle lui tendit sa coupe.
— Ne vous entendiez-vous pas ? Vous chantiez…
— Ah oui ?
— Vous ne vous en êtes pas aperçue, vraiment ?
Il la regardait en buvant de petites gorgées.
— … Lorsque vous êtes heureuse, vous chantez ou fredonnez toujours quelque joyeuse ballade. C’est un peu comme si j’avais un ménestrel auprès de moi, à chaque instant…
— Et cela vous ennuie-t-il ?
Les yeux pleins d’espoir, elle attendait qu’il lui dise que non, qu’au contraire il aimait l’entendre chanter, et même, peut-être, que cette innocente manie lui était chère… comme Ariana elle-même.
— Je viens de comprendre à quel point vos chansons me manquaient…
Ses yeux… ses yeux verts semblaient lui faire signe…
Comme dans un rêve, elle s’approcha de son fauteuil. Tout de suite, il enserra sa taille entre ses larges mains et la fit s’asseoir sur ses genoux.
— … Votre voix m’ensorcelle, mais quoi de plus normal, puisque vous êtes une sirène, mor-forwyn…
De son doigt, il dessinait une ligne imaginaire, qui courait de la tempe au menton d’Ariana.
— … Un peu sorcière, aussi. Vous usez de magie, dit-on…
Déjà charmée par sa voix, elle l’était plus encore par le pouvoir de ses mains.
— Ne serait-ce pas la même magie que celle dont vous usez sur moi, mon beau seigneur ? lui murmura-t-elle.
Il passa son pouce sur la lèvre pleine d’Ariana, déclenchant, au plus profond d’elle-même, cet émoi sensuel qu’il savait si bien faire naître. Il semblait à la jeune femme qu’il ne l’avait plus touchée ainsi, avec une infinie tendresse, depuis une éternité…
Leurs nuits précédentes, si elles avaient été pleines de feu et de frénésie, avaient manqué de cette douceur, et de cette attention. Certes, il était facile de se laisser entraîner au plaisir des sens, lorsque c’était un amant tel que lui qui vous y invitait, mais ce soir, en le regardant, dans la grand-salle, elle avait compris qu’une relation incomplète, fût-elle pleine de sensualité, n’aurait su la satisfaire complètement.
Ce soir, elle avait su qu’elle était amoureuse de lui.
C’était une erreur profonde, sans doute, puisqu’il ne lui avait jamais caché qu’il ne saurait l’aimer en retour, mais elle n’y pouvait rien : elle était indéfectiblement attaché à lui, par un lien bien plus fort encore que celui du mariage, du moins tel que la société et l’église le définissaient.
Elle l’aimait, et admirait la rectitude et l’exigence de son code de l’honneur chevaleresque, une attitude à laquelle son propre père ne l’avait pas vraiment habituée.
Elle l’aimait aussi pour ce que passant, au début de la semaine, devant la porte du logis particulier de son mari, elle avait entendu des accords de luth s’en échapper…
A présent, bien qu’il fut si tentant de tout oublier dans ses bras, et de se laisser ensorceler par ses caresses, elle devait lui poser certaines questions, de celles qu’on ne pouvait guère formuler que dans l’intimité de la chambre conjugale.
Elle ferma les yeux, dans un effort instinctif pour atténuer l’émoi que sa proximité seule lui inspirait, et demanda :
— Avez-vous pu évoquer… vos différends d’autrefois avec votre frère ?
Sans bien se l’expliquer clairement, elle avait l’impression que s’il parvenait à en chasser les ombres du passé, il y aurait plus de place en son cœur pour elle, et pour leur avenir commun. Elle comprenait combien il avait été déraisonnable de croire que le mariage, à lui seul, suffirait à la combler, malgré tout le manque d’affection dont elle avait souffert depuis son enfance, et la mort de sa mère. Elle désirait beaucoup plus, avait besoin de beaucoup plus.
Ecartant le léger voile de mousseline qu’elle portait sur ses cheveux, il trouva la chair délicate du cou d’Ariana, et déposa des baisers brûlants du haut en bas de celui-ci.
Elle frissonna ; le désir se déployait en elle, faisant bouillonner son sang et picoter sa peau.
— Il ne m’a jamais blâmé pour ce que je lui ai fait, répondit-il dans un murmure, et ce soir, j’ai même senti que notre relation prenait un tour nouveau, si l’affection entre nous restait inchangée…
Il embrassa les paupières closes de sa compagne, et délaça doucement son surcot et sa cotte, qui tombèrent des épaules d’Ariana de la plus suggestive des façons.
Au cours des nuits précédentes à Llandervey, c’était plutôt la frénésie, la possession sauvage qui avait prévalu, au creux de leur couche. Même s’il l’avait comblée, jamais encore son mari ne l’avait déshabillée ainsi par petites touches précises et savantes, par degrés d’une délicieuse lenteur, savourant chaque étape de sa mise à nu, chaque centimètre de peau qui se découvrait à lui.
Quand il plongea sa tête dans le sillon de sa poitrine, elle se mit à trembler, sous l’effet du feu dévorant qu’il allumait en elle. Il l’attira tout contre lui, lui faisant épouser toute la dureté de son corps.
Elle se cambra tandis qu’il dénudait ses seins, appelant instinctivement la bouche de Roch sur leurs pointes qui se dressaient. Il les mordilla avec une affolante précision, puis releva la tête.
— Regarde-moi, Ariana.
Elle dut faire un effort pour ouvrir les yeux, et le vit qui la regardait d’une façon qui fit tressaillir son cœur.
Soudain, sans crier gare, il la souleva dans ses bras, et la porta jusqu’au lit. Avant de l’y déposer, il glissa une main sous la doublure de sa cotte, remontant le long de la ligne soyeuse de sa cuisse nue, et prit ses lèvres jusqu’à ce que, dans le plus complet des abandons, elle laisse retomber mollement sa tête en arrière.
— Ce soir, ton chant sera encore plus voluptueux que d’habitude, mor-forwyn…
Plusieurs fois, jusqu’à l’aube, il tint la promesse de ses baisers et de ses caresses, prenant et prenant encore sa sirène galloise, jusqu’au vertige…
Mais même au plus fort de leur passion il ne prononça pas les mots d’amour qu’elle espérait tellement entendre.