Chapitre 2

La lourde porte une fois refermée sur le refuge sûr de sa chambre, Ariana se débarrassa de son mantel et la jeta sur son lit. Malgré le temps d’automne, qui fraîchissait de jour en jour, son cœur bouillait d’excitation à la pensée qu’elle avait rencontré Roch Barret, le premier homme qui avait su voir à travers l’écran opaque de la légende des Glamorgan — et qui détenait, peut-être, la clé de son destin.

Que le chevalier n’ait pas voulu qu’elle l’accompagne aux cuisines ne la chagrinait qu’à peine ; ce n’était qu’une péripétie, et sa préoccupation présente était de trouver une bonne raison de figurer parmi les candidates au mariage. Il fallait qu’elle puisse incarner « la meilleure des solutions » lorsque, ce soir, au souper, l’Anglais choisirait une fiancée.

Elle se mit à aller et venir dans sa chambre ; celle-ci, très claire, était égayée de tapisseries superbes et de meubles précieux qu’Ariana avait soustraits aux biens personnels de sa mère après la mort de celle-ci, de peur que son père, dans l’un de ses accès de mélancolie destructeurs, n’allât tout jeter au feu. Elle serrait ses bras contre sa poitrine pour tenter de calmer les battements de son cœur quand elle entendit un léger bruit de pas, suivi d’un grattement à la porte qui donnait sur la chambre voisine.

Une voix chuchota derrière le lourd battant de bois :

— C’est Ceara… Je peux entrer ?

Ariana courut ouvrir la porte à sa cousine.

— Oui, entre, tu sais bien que tu ne me déranges jamais !

Ceara Llywen s’engouffra dans la pièce comme si tous les démons de l’enfer avaient été à ses trousses, ses longs cheveux roux flottant autour de sa tête.

Bien que réservée et très timide pour ses seize ans, elle était belle et, Dieu merci, étant apparentée à Ariana par le côté maternel, épargnée par la malédiction. Très semblables à ceux de sa cousine, ses yeux d’ambre étaient agrandis par la surprise, mais aussi, assurément, par l’inquiétude.

— Est-il vrai, demanda-t-elle, qu’un étranger est venu ici pour chercher une épouse ?

— Oui, c’est vrai, mais il ne faut pas que tu aies peur de lui…

Ceara se mit à arpenter fiévreusement la chambre ; puis elle se saisit d’un miroir au cadre de bois sculpté.

— Est-il noble ?

— Sans doute, il est chevalier, et le roi d’Angleterre veut lui accorder un fief gallois.

Ariana avait répondu un peu distraitement à cette question, car elle était en train de se demander si elle allait utiliser, dès ce soir, les herbes magiques d’Eleanor.

A son avis, elles n’avaient guère plus de pouvoir qu’un simple porte-bonheur, mais si elle se trompait ? Si ces herbes pouvaient réellement la rendre visible ?

Ceara s’éclaircit la gorge et reposa le miroir.

— Et si ton père veut que je l’épouse ?

Le ton angoissé de la question attira enfin l’attention d’Ariana, qui vint s’asseoir sur le lit, à côté de sa cousine.

— Ne voudrais-tu pas l’épouser, Ceara ? Sois honnête…

Ceara secoua la tête, faisant trembler ses boucles rousses.

— Mais non ! s’écria-t-elle plaintivement. J’espère, au contraire, pouvoir un jour prendre le voile — lorsque ton père comprendra que ma volonté est irrévocable !

L’ironie du destin voulait que Ceara, quoiqu’elle ne fût nullement concernée par la malédiction des Glamorgan, aspirait à cette vie monastique qui menaçait sa cousine depuis que celle-ci était sortie de l’enfance…

— Et puis, pleurnicha Ceara, jamais je n’épouserai un homme comme ce géant monté sur son grand cheval noir !

— Tu l’as vu arriver au château ?

La jeune fille hocha la tête.

— Jamais je n’avais vu homme ni cheval si grands… C’est un homme de guerre, et un Anglais… Il tue !

Les parents de Ceara avaient été massacrés, deux ans auparavant, dans la répression d’un soulèvement à la frontière entre le pays de Galles et l’Angleterre. Depuis, elle vivait à Glamorgan, le fief le plus sinistre de tout le Cymru…

Ceara refusait le mariage, quand Ariana l’appelait de ses vœux. Or, si Thomas Glamorgan n’accepterait jamais que sa fille épouse un étranger, il favoriserait avec reconnaissance le mariage de Ceara avec ce représentant d’une puissance voisine qu’il redoutait…

Cependant, une idée commençait à prendre forme dans l’esprit fertile d’Ariana.

— Si tu ne veux pas être considérée comme une fiancée potentielle, dit-elle, j’ai peut-être un plan qui pourrait nous être profitable, à toutes les deux…

Ariana sourit d’un air confiant pour redonner courage à sa cousine.

— … Mais il va falloir que tu t’enfermes dans ta chambre, ce soir. Je t’apporterai ton souper…

Etait-ce la solution ? Ce plan allait-il lui permettre de s’échapper de Glamorgan ?

Ceara opina du chef énergiquement.

— Je serai bien soulagée de ne pas paraître dans la grand-salle, ce soir !

Ariana prit une profonde inspiration pour raffermir sa résolution.

— Je vais me faire passer pour toi, expliqua-t-elle.

— Comment ?

— Tu sais, n’est-ce pas, que je rends souvent visite à une guérisseuse, qui m’aide à chercher une issue à la malédiction qui pèse sur ma famille ?

— Je sais que tu vas la voir dans sa chaumière, mais j’ignorais pourquoi… Crois-tu qu’elle peut t’être utile ?

Ariana raconta à sa cousine la vision qu’avait eue Eleanor, et lui révéla à quoi devait servir le sachet d’herbes. En jouant avec son bracelet d’améthyste, elle dévoila son plan d’action.

— Je dois tenter ma chance, et vérifier le pouvoir de ces herbes ce soir même. Si l’étranger me choisit comme épouse, le sortilège cessera, pour toujours, et mes nièces en seront délivrées…

Les yeux toujours agrandis par l’appréhension, Ceara balbutia :

— Je crois qu’il te faudra, pour cela… faire bien plus que forcer cet homme à t’épouser…

Les femmes des Glamorgan avaient toujours pressenti que l’union charnelle d’un homme avec l’une d’entre elles suffirait à rompre l’enchantement, sans toutefois, c’est vrai, en avoir la preuve.

— Non, Ceara, répliqua Ariana avec énergie. Lorsque nous serons mariés, il n’aura qu’à exercer ses droits d’époux, et le sortilège sera dissipé.

Ceara se mit à rire. Elle paraissait moins nerveuse, maintenant que la perspective de devoir assister au souper s’éloignait d’elle.

— J’espère que tu dis vrai, cousine, car je détesterais te voir épouser cette grande brute d’Anglais pour rien…

Le silence retomba quelques instants, puis la jeune fille reprit :

— … Mais pourquoi te faire passer pour moi ? Tu veux que cet homme te voie telle que tu es, et pourtant tu vas prétendre être quelqu’un d’autre… Je ne comprends pas…

— Tu sais que mon père ne permettra pas que j’épouse un homme qui ignore tout de la malédiction. Mais si c’est toi que l’étranger choisit, il y consentira volontiers, il pressera même les choses pour le contenter…

Ceara semblait médusée.

— Et tu crois vraiment que tu vas tromper oncle Thomas ?

— Sa vue est très mauvaise, tu le sais. Si je parviens à garder mes distances, il ne me reconnaîtra pas…

Ariana se leva, impatiente de commencer la préparation. Il lui fallait encore ressortir pour collecter les quelques herbes qui lui manquaient.

— … Mais si nous voulons réussir, le temps presse. M’aideras-tu ?

« Ce qui doit être sera, avait dit Eleanor. Si ta destinée est de te marier, les obstacles tomberont… »

— Mais, moi, je ne devrai épouser personne, n’est-ce pas ?

Ariana éclata de rire, son esprit soudain libéré. Puis elle attira sa cousine devant le petit miroir qui pendait à côté de l’armoire où elle serrait ses robes.

— Non, tu ne devras épouser personne, lui dit-elle, mais tu vas devoir te séparer de quelque chose…

Rêveusement, elle prit dans ses doigts les boucles rousses de la jeune fille, si différentes des siennes, couleur de nuit.

Puis, en s’enveloppant de son mantel pour aller ramasser des herbes, Ariana expliqua à la jeune fille tous les détails de son plan. Elle sentait monter en elle, pour la première fois, un véritable espoir. Une émotion qu’elle avait bien cru ne jamais éprouver…

Mais, à présent que les ombres s’allongeaient, annonçant une soirée qui promettait d’être féconde, elle voulait croire à ses rêves.

*  *  *

Dans la relative tiédeur du soleil couchant, Roch plongea parmi les eaux vives d’un torrent qui descendait des montagnes galloises, espérant se débarrasser, en même temps que de la poussière de la route, de l’image obsédante de la fille de ce Glamorgan. Battant vigoureusement les flots de ses jambes et de ses bras, il essaya de ne plus penser qu’à son but immédiat : trouver une épouse afin d’obtenir son fief dans ce pays. L’ordre du roi d’Angleterre était sans équivoque, et Roch comptait bien y obéir au plus vite. Il aurait alors accompli la plus chère de ses ambitions.

Malgré son état d’« homme noble » et de chevalier, que nul ne lui contestait, sa bâtardise avait toujours été une tache sur son nom ; et elle ne lui donnait droit à aucun héritage. Bien qu’élevé comme s’il avait été un enfant légitime, il avait fini par découvrir que sa mère avait rompu ses vœux d’épouse durant la croisade, alors qu’elle croyait son mari mort en Terre sainte. Elle avait gardé le secret de son adultère sa vie durant, mais peu après sa mort, la vérité était apparue au grand jour, pour le malheur de Roch.

Il avait tenté de se rapprocher de son véritable père — un homme dont il n’était pas fier d’être le fils — et avait œuvré sans relâche à mériter l’attribution d’un fief. Dans ce dessein, il était entré au service du roi et, à force de loyauté, s’était imposé comme l’un de ses proches. Cette fidélité avait payé, et à présent, la possession de sa propre terre était à portée de sa main.

Nonobstant, on ne lui faisait pas tout à fait un cadeau, car on comptait bien sur sa valeur pour s’imposer à des vassaux gallois bien souvent en rébellion ouverte contre la couronne anglaise.

Le roi avait sagement décidé de n’imposer de seigneurs anglais à ceux-ci que si les candidats acceptaient de prendre femme au pays de Galles, s’enracinant ainsi dans le pays. Un autre homme aurait pris son temps, choisi une épouse avec circonspection. Pas Roch. Il avait souhaité se marier, une fois, avec une amie d’enfance, que ses parents avaient mise au couvent. Mais son demi-frère Lucian avait, le premier, réclamé la jouvencelle, dont il était éperdument amoureux. Une fois sa déception un peu apaisée, Roch en avait conclu qu’il lui fallait contracter un mariage de raison, et non de sentiment. La décision royale allait lui en donner l’occasion. S’il respecterait et honorerait son épouse galloise, le cœur n’aurait rien à voir avec tout cela…

Comme il immergeait sa tête dans le torrent, une voix intérieure lui fit remarquer, avec ironie, qu’il avait bel et bien oublié toutes ses froides considérations sur le mariage, tandis qu’il rivait ses yeux à ceux d’Adriana Glamorgan. L’espace d’un instant, il avait même eu l’impression d’être frappé par la foudre ; la jeune Galloise lui avait mis les sens en feu.

Las, en la revoyant dans le corridor, alors qu’il lui parlait, il avait compris qu’elle avait à la fois bien trop de vie en elle et, sans doute, trop de rêves inassouvis pour qu’elle pût devenir la sage épouse qu’il recherchait.

Le bruit d’une branche cassée, sur l’autre rive du torrent, le ramena instantanément à la réalité, et il s’immobilisa, aux aguets.

Quelqu’un l’observait.

Il n’était pas superstitieux ; les yeux qui, depuis un moment, étaient fixés sur lui n’étaient pas ceux d’un farfadet de la forêt galloise. S’il y avait bien une chose que dix ans de service auprès du roi lui avaient apprise, c’était précisément à se savoir observé. Plus vous avancez dans la faveur d’un puissant, plus nombreux sont ceux qui vous guettent dans l’ombre, attendant que vous fassiez un faux pas pour prendre votre place.

— Allons, montrez-vous ! ordonna-t-il.

Il se sentit absurdement vexé lorsque le trille d’un geai lui répondit. Pourtant, il y avait bel et bien quelqu’un dans les fourrés, et le cri d’alerte de l’oiseau en était la preuve. Il nagea vigoureusement vers le bord, prêt à toute éventualité.

Avant qu’il reprenne pied sur la berge, une voix féminine s’éleva.

— Je ne voulais pas interrompre votre bain, messire !

Adriana Glamorgan sortit de derrière un buisson, une poignée de simples à la main, son mantel de laine sur les épaules, que balayaient ses longs cheveux noirs. Elle lui souriait avec une certaine insolence.

— … Mais vous m’avez mandé de me montrer, et j’ai pensé qu’il valait mieux vous contenter…

Repoussant l’idée que la jeune femme eût pu le suivre, il se demanda si la note de provocation qu’il avait cru déceler dans sa voix n’était que le produit de son imagination. Il n’était pas possible que la fille du triste sire de Glamorgan badinât ainsi avec lui. Elle le regardait étrangement, et lui, bien sûr, prenait bien garde de rester dans l’eau pour dissimuler son corps nu.

— Vous cueillez des herbes, damoiselle, si tard dans la saison ?

— Oui…

Elle agita le petit bouquet qu’elle tenait à la main.

— … La science des simples est une tradition, chez nous autres, Glamorgan. Le saviez-vous ?

— Non, je crains d’ignorer beaucoup de vos us et coutumes galloises…

Il ne souhaitait pas, en tout cas, en apprendre davantage sur l’effrontée qui, l’air innocent, tentait d’avoir, du coin de l’œil, un aperçu de sa nudité, à travers la surface de l’eau.

La jeune Galloise était plus qu’engageante, avec son sourire et ses yeux ensorcelants sous ses cheveux couleur de nuit, mais ce n’était pas de cette manière, jour de Dieu ! qu’il comptait trouver une épouse. Pas question, non plus, de répondre aux avances de la fille de son hôte, ce qui serait fort discourtois…

— … Mais je ne voudrais pas vous retarder, finit-il par grommeler, au comble de l’embarras.

Curieusement, la jeune femme parut se satisfaire de cette réponse.

— Ni moi vous laisser prendre froid, à me faire la conversation dans cette eau glacée, repartit-elle. Du reste, vous avez certainement l’esprit tout à vos projets. N’allez-vous pas, ce soir, rencontrer votre fiancée ?

C’était vrai, et pourtant la perspective de s’asseoir à la table seigneuriale lui souriait moins que celle de retenir Ariana auprès de lui quelques instants encore.

— J’espère que vous voudrez vous joindre à nous, au souper ?

La question l’étonna lui-même. Décidément, l’attirance qu’il ressentait pour cette jouvencelle produisait d’étranges effets…

— Peut-être…

Ariana s’était raidie, comme si elle se sentait nerveuse, ou inquiète. Regardant le ciel, que le soleil couchant enflammait, elle tendit le bras.

— … Regardez, messire, la première étoile vient de s’allumer. Faisons un vœu : que vous trouviez, cette nuit, la femme de vos rêves…

Elle n’aurait pu mieux refroidir le sang du chevalier, et de le ramener à ses préoccupations présentes.

— Je ne suis guère un rêveur, damoiselle, lui dit-il, soudain dégrisé.

Il était temps de mettre fin à cet échange sans objet. D’ailleurs, il grelottait ; le froid de l’eau semblait s’infiltrer sous sa peau. Mais il ne voulut pas lui paraître trop abrupt, et il ajouta, plus doucement :

— … Peut-être vaut-il mieux que vous fassiez ce vœu à ma place…

Comme si elle avait perçu la subite tristesse de sa voix, Ariana recula d’un pas.

— Je ne puis prendre pour moi le vœu d’un étranger, dit-elle, son sourire évanoui. Je vous souhaite de trouver ce que vous recherchez, messire Barret.

Elle s’évanouit entre les arbres, aussi vite qu’elle était apparue, sans bruit, et vite invisible, dans l’ombre qui montait. Roch eut une sorte de pincement au cœur. L’avait-il blessée ou effrayée ? Bah ! à quoi bon se poser ce genre de question, et rêvasser au sujet d’une femme qu’il ne reverrait sans doute plus jamais ?

Sortant de l’eau, Roch escalada les rochers moussus de la berge, et c’est alors qu’il vit approcher son ami et compagnon de voyage, le chevalier Collin Baldwin. Amis depuis leur enfance commune au château de Barret, les deux hommes ne s’étaient plus quittés, Roch cherchant fortune, Collin tâchant de profiter de toutes les joies que peut offrir le monde.

— Tu serais resté dans l’eau deux minutes de plus, et il commençait à te pousser des nageoires ! s’exclama celui-ci.

Il se passa la main sur la barbe qu’il se laissait pousser depuis qu’il était en route pour le pays de Galles, et tendit un linge sec à son compagnon.

— … Sais-tu que le souper n’attend plus que toi, chez ce joyeux drille de Glamorgan ?

Pour toute réponse, Roch eut un grognement, en essuyant les filets d’eau qui coulaient de sa poitrine. Il jugea préférable, comme il enfilait sa chemise, de ne pas faire allusion à sa rencontre avec Ariana.

— Je n’aurai garde de l’oublier, soupira-t-il. C’est à ce souper, je te le rappelle à mon tour, que je dois trouver une fiancée…

Collin revenait d’une longue patrouille sur les terres des Glamorgan, pour s’assurer que nul n’était sur les traces des deux chevaliers du roi. Il caressait le cheval de Roch en attendant que celui-ci finisse de s’habiller.

— Oh, à propos, dit-il, goguenard, parles-tu la rocailleuse langue galloise ? Si tu épouses une fille de toute petite noblesse, comme tu sembles en avoir l’intention, il est probable qu’elle ne parlera ni l’anglais ni le français…

— Et qu’aurons-nous donc à nous dire, je te prie ? fit Roch sur le même ton, agacé que son compagnon veuille toujours remettre le sujet de son mariage sur le tapis.

— … Fonder une lignée, à ce que je sais, ne requiert pas de nombreuses paroles…

Comme Roch cherchait des vêtements propres dans ses fontes de selle, sa main effleura le petit luth que sa mère lui avait donné. Elle aimait à en caresser les cordes pour apaiser son esprit tourmenté… Si le luth quittait rarement ses fontes, lui aussi trouvait parfois du réconfort à en tirer quelques notes.

— Il te faudra tout de même bien lui parler un peu, mon ami, répliqua Collin en arquant un sourcil blond, son corps bien découplé appuyé au tronc d’un arbre. Tu ne voudrais pas, je pense, forcer une femme, comme Foulques Kendall le fit avec ta mère…

Roch se rembrunit. Seul Collin, au nom de leur amitié, pouvait aller aussi loin. Et lui seul, du reste, ne voulait pas croire à l’adultère de dame Barret, soutenant que messire Kendall avait dû la prendre de force.

— Depuis quand un homme devrait-il forcer sa propre épouse ? rétorqua Roch, piqué au vif. Je compte épouser celle qui portera mes fils. C’est plus que mon père n’a jamais fait…

— A propos de ton père, quelles nouvelles de Southvale ? Tu t’es sûrement enquis de la santé de messire Kendall, quand tu étais à Londres ?

— Il n’est point besoin de demander de ses nouvelles pour en avoir, comme tu sais…

Roch s’assit sur un rocher pour passer ses bottes de cuir.

— A-t-il su que le roi te donnait un fief ? s’enquit Collin, qui s’amusait à lancer des cailloux dans le torrent. Et crois-tu qu’il va chercher à faire la paix avec toi, pour ajouter Llandervey aux possessions des Kendall ?

Roch eut un ricanement bref.

— Je ne permettrai pas, dit-il en tirant sur l’empeigne de ses bottes, que mon fief durement gagné aille garnir l’escarcelle déjà bien pleine de la noble maison des Kendall. Que Foulques garde ses biens, et moi les miens…

Tout en bouclant le ceinturon qui portait son épée ainsi qu’une courte dague, Roch scrutait la forêt. Que cherchait-il ? A savoir s’ils n’étaient pas épiés ? Ou bien espérait-il revoir, ne fût-ce qu’une seconde, la belle Ariana ?

Collin se hâta de se mettre à cheval, tandis que la cloche de la chapelle du château sonnait déjà les vêpres.

— Tu crois, demanda-t-il encore, que Glamorgan t’aura trouvé une épouse convenable ?

Après s’être hissé en selle à son tour, Roch repartit :

— Si par « convenable », tu entends « galloise », alors je crois que oui.

— Il n’est pas trop tard, Roch, tu peux encore convaincre Henri de ne pas te contraindre à épouser une fille d’ici…

Le chevalier ne répondit pas tout de suite. Ce n’est qu’une fois devant le pont-levis du château qu’il déclara, en regardant son compagnon bien en face :

— Il est beaucoup trop tard, et peu me chaut qui je dois prendre pour femme…

Les flammes des torches tremblaient, derrière les étroites fenêtres du donjon, et une file de charrettes amenait les invités, dont beaucoup de jeunes femmes rieuses, jusqu’à ses portes.

— Mais tu pourrais trouver le bonheur, avec un peu plus de temps, insista Collin.

— Le bonheur n’est pas un ingrédient essentiel dans la plupart des mariages, du moins dans la noblesse…

Roch s’interrompit un instant, songeant avec amertume à la plénitude que son demi-frère Lucian connaissait dans le sien.

— … Je ne laisserai pas des sentiments frivoles régenter ma maisonnée, conclut-il sèchement.

Puis il mit pied à terre, et se dirigea à grands pas vers le donjon.

*  *  *

Les cuisines avaient reçu l’ordre de ne servir le souper qu’assez tard dans la soirée, afin de laisser le temps à toutes les invitées de parvenir à Glamorgan. Quand arriva enfin l’heure de passer à table, la transformation d’Ariana était achevée.

Elle se regarda longtemps dans le miroir, admirant la façon habile dont ses longs cheveux noirs avaient été dissimulés sous de belles tresses rousses… prélevées sur la tête de Ceara. Jamais son père ne s’apercevrait de leur machination…

— Tu es belle, Ariana, dit la jeune fille en la contemplant, elle aussi, dans le miroir, plus belle que moi, avec ces cheveux…

Elles avaient à présent toutes deux la même chevelure rousse, mais celle de Ceara s’arrêtait un peu au-dessus de ses épaules, alors que, une heure auparavant, elle lui tombait jusqu’aux reins. C’était là sa contribution au plan d’Ariana.

Celle-ci se mordait les lèvres, honteuse et triste d’avoir demandé à la jeune fille de sacrifier ce à quoi tant de femmes tiennent tellement.

— Je m’en veux, cousine, murmura-t-elle. Mon père m’écorchera vive quand il apprendra ce que j’ai imaginé.

Ceara eut un sourire un peu inquiet en enroulant autour de son doigt une des deux nouvelles tresses d’Ariana, qu’elle ordonnait en bandeaux.

— Peut-être alors comprendra-t-il à quel point mon désir d’entrer en religion est sincère ! Je n’ai nul besoin de ce genre d’ornements…

Ariana espérait que sa cousine ne lui avait pas fait ce don en vain. Que se passerait-il si elle n’arrivait pas à attirer l’attention de Roch Barret, ce soir ? Elle avait déjà misérablement échoué à lier conversation avec lui, dans le corridor, puis au bord du torrent…

— … Toi, au contraire, reprit Ceara, tu avais besoin de ces cheveux.

Sous le coup d’une impulsion presque enfantine, et qui ne lui était pas habituelle, la jeune fille prit sa cousine dans ses bras.

— … Je considère qu’il est juste et bon de t’aider à quitter cet endroit. Tu crois que cet étranger est bien l’homme qu’il te faut ?

— Il cherche une épouse aussi désespérément que je cherche un mari…

Ariana examina les herbes qu’elle avait cueillies tout à l’heure. Ne se berçait-elle pas d’illusions ? Après tout, que savait-elle des marques d’intérêt que pouvait montrer un homme, elle que la malédiction avait jusque-là tenue à l’écart des choses de l’amour ? Toutefois, elle aimait penser qu’elle avait vu une lueur d’intérêt, de désir même, peut-être, dans les yeux du chevalier.

— Mais il est si grand, dit Ceara, la voix tremblante, et il a l’air tellement redoutable ! Qu’adviendra-t-il, lorsqu’il saura que tu l’as trompé ?

Ariana ne voyait pas si loin. Depuis qu’elle avait rencontré le chevalier anglais, et senti peser sur elle son regard pénétrant comme une épée, elle ne pensait qu’à fuir Glamorgan, libérant du même coup ses nièces de cette légende familiale qui pesait sur leur vie à toutes.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut faire vite. Il ne sera pas dit que je n’aurai pas saisi la chance quand elle s’est présentée… Et puis, ajouta-t-elle en riant, un homme assez imprudent pour se choisir une épouse dans l’espace d’une soirée devrait être bien heureux de me conquérir, même au prix d’une petite ruse de ma part…

Ceara n’était pas convaincue.

— On dit que les hommes ne pardonnent pas aux femmes de les avoir dupés, cousine…

— Alors, peut-être me permettra-t-il de partir, s’il ne supporte pas que notre mariage repose sur une supercherie…

Ariana haussa les épaules, en allumant des chandelles autour de la chambre.

— Mais, Ariana, s’écria la douce Ceara, de plus en plus effrayée, tu ne connais rien aux hommes ! Il pourrait même te tuer pour l’avoir abusé !

« Dieu me pardonne mon manque de charité, songea Ariana, mais par moments j’ai l’impression que ma pauvre cousine est aussi sinistre que mon père. Est-ce que personne, dans ce château, ne peut voir un peu le bon côté des choses ? »

— Je dois essayer. Cette prétendue malédiction a fait assez de mal depuis toutes ces années…

Tout en affirmant cette conviction avec force, Ariana versait les herbes d’Eleanor dans un mortier de marbre afin de les piler.

— … C’est plutôt mon père qui pourra se montrer… assez difficile, lorsqu’il découvrira ma tricherie. Tu diras que je t’ai coupé les cheveux durant ton sommeil… et que tu ignorais mon plan. Ainsi, on ne te croira pas ma complice.

— Oh, je m’en moque bien…

Ceara respira la poudre pilée au fond du mortier.

— … Mais cela sent terriblement mauvais ! se plaignit-elle.

— Oui, admit Ariana, mais avec un peu de chance, cette préparation va me rendre très attirante…

Ceara se signa précipitamment.

— Doux Jésus !

— Ce n’est pas de la magie noire, Ceara. Dis-toi que c’est comme… mettre une pièce porte-bonheur dans un gâteau. Après cent ans de célibat forcé, j’estime que les femmes de Glamorgan ont bien le droit d’espérer un autre destin…

Ariana se dirigea vers la cheminée et posa le petit pot d’herbes pilées sur les pierres du foyer. Puis elle poussa gentiment sa cousine vers la porte.

— Va chercher quelques affaires, lui dit-elle, car tu dois te préparer à t’enfermer ici pour quelque temps. Tu ne dois pas descendre à la grand-salle avant demain après-midi, au moins… J’ai entendu une servante dire que le chevalier comptait quitter le château dans la matinée, en compagnie de sa nouvelle épouse.

Ceara hésita ; l’inquiétude troublait ses yeux d’ambre.

— Mais comment vas-tu expliquer à ton père que je… enfin, que tu ne pourras pas assister à… « mon » mariage ?

« Ce qui doit être sera… »

— Je lui enverrai une servante pour lui dire que je me consume de désespoir au sujet de la malédiction et que, puisque je dois demeurer vieille fille, assister aux épousailles d’une autre m’est par trop insupportable.

— Toi ? Ariana Glamorgan, la jeune femme la plus enjouée de tout le pays de Galles ? Tu vas lui faire croire ça ?

— Que je partage enfin son abattement le ravira certainement. Adieu, et souviens-toi de rester claquemurée ici jusqu’à ce que je sois loin de Glamorgan.

— Dieu te garde, Ariana. N’oublie pas de déguiser un peu ta voix. Ton timbre est un peu plus haut que le mien…

Elle serra sa cousine dans ses bras, une dernière fois.

— … Je prierai pour toi !

Ariana referma la porte, et revint vers la cheminée, résolue, pleine d’espoir. Costumée et coiffée comme Ceara, elle était prête à rejoindre les invités au souper ou, du moins, presque prête… Il lui restait à finir de préparer le philtre de séduction.

Ses lèvres tremblaient lorsqu’elle murmura la prière qui demandait au Tout-Puissant de bénir son entreprise. Puis, rassemblant les herbes pilées dans le creux de sa main, elle se concentra. Enfin, elle lança le mélange dans les flammes.

Instantanément, celles-ci s’élevèrent haut, en ronflant, ce qui la fit sursauter, et un étrange sentiment de puissance l’envahit, comme si, en elle, une tempête grondait.

Cette puissante bourrasque d’émotions enfla, enfla encore et culmina dans une sorte de lumière dorée qui semblait sourdre de son corps et l’envelopper de la tête aux pieds. Elle sut alors, sans l’ombre d’un doute, que le charme avait agi. L’extraordinaire sentiment de puissance ne la quittait plus, mais la tempête intérieure s’apaisait, en même temps que disparaissaient les flammes, pour laisser place à une braise lumineuse.

Ariana prit son miroir poli et étudia son visage. Bien sûr, il n’y avait aucun changement visible et, d’ailleurs, les femmes des Glamorgan avaient toujours pu se voir telles qu’elles étaient. Seuls les hommes étaient aveuglés par cette malédiction et ne pouvaient déceler leur beauté.

Du moins, jusqu’à aujourd’hui…

Elle se mit à danser, dans une anticipation joyeuse, et, en remettant de l’ordre dans sa chevelure d’emprunt, elle eut un léger pincement au cœur, à l’idée que ce n’était pas vraiment elle que le chevalier verrait. Pourquoi fallait-il donc qu’elle revêtît l’apparence de sa cousine pour séduire un homme ? C’était tellement injuste…

Mais, refusant de se laisser de nouveau envahir par le dépit, elle entonna une allègre chansonnette entendue au village, et s’élança hors de sa chambre pour rejoindre son chevalier.