fais-moi monter des citrons et du miel
je m’ennuie à mourir
voyons, qui voudrais-tu que j’invite ? des sourds-muets ?
je le pourrais certainement mais je guérirais moins vite
tu n’es ni médecin ni malade, moi je sens qu’il vaut mieux ne pas parler tant que la gorge me brûle ainsi
que je traîne mon rhume dans les courants d’air ?
c’est encore un soleil froid, je ne me laisse pas abuser
chanter voilà ce que je voudrais
je sais
je ne sais pas ; des magazines peut-être
je n’aime pas les cartes, c’est toujours la même chose
fais-moi monter des magazines
n’importe, des potins sur la vie des princes et des stars ce sera très bien
tu ferais ça ? quel courage, d’autant que je ne souffre pas des yeux
mais autant lire les magazines, dans les livres tout est enrobé de descriptions assommantes
je ne vois pas le rapport
c’est tout l’art du librettiste que de dégager les sentiments et les actions de tout ce fastidieux décorum
toi et tes livres
tant mieux pour toi mais je veux quand même des magazines
MR SAMSON BLACKSMITH 1927 AVR 9
15 GROVE ST, MOUNT KISKO, NY 10549
PROCUREZ-VOUS SANS TARDER THE WASTE LAND T.S. ELIOT – V. WHAT THE THUNDER SAID V.400-410 – C’EST ASSURÉMENT LA POÉSIE QUE JE CHERCHAIS – ATTENDS VOTRE AVIS AVEC IMPATIENCE – AFFECTUEUSES PENSÉES = CARLOTTA DELMONT
Le Petit Journal, édition du jeudi 14 avril 1927
LA CANTATRICE ENROUÉE
Carlotta Delmont chantera enfin Norma ce soir au palais Garnier, après une semaine passée dans sa chambre du Ritz à soigner un rhume, et une semaine encore à retrouver toute l’étendue de sa voix. Ce qui pour d’aucuns paraît sans gravité, pour d’autres ne l’est pas, car songez bien qu’enrouée une cantatrice ne sert à rien. Miss Delmont est-elle soulagée de pouvoir enfin honorer ses engagements sur le sol français ? J’en suis heureuse à plus d’un titre, nous disait-elle tout à l’heure. Ne pas chanter, pour moi, c’est comme ne respirer qu’à moitié. Et j’ai hâte de rendre à votre ville tous les égards qu’elle m’a déjà témoignés ! J’ai bien l’intention de lui donner ce soir le meilleur de moi-même. Miss Delmont sait-elle que le prince de Galles arrive aujourd’hui à Paris ? Bien entendu. J’ai eu le temps de lire tous les journaux possibles pendant ma convalescence. Pense-t-elle qu’il viendra l’écouter ce soir ? J’en serais extrêmement honorée. Le prince a l’air d’un homme exquis. Nous le lui souhaitons, ainsi qu’au Tout-Paris qui se pressera ce soir aux portes du palais.
Mon tant aimé Gabriel,
Quand tu recevras cette lettre, je serai sans doute dans le train pour Milan, encore un peu plus loin de toi. Tu auras déjà appris par la presse que je suis parfaitement rétablie. Ma voix ne porte plus aucune trace de ce rhume terrible qui m’a rendue presque aphone et m’a obligée à laisser ma place, quatre soirs, à une doublure parisienne. J’aurais préféré me casser un poignet que d’avoir la gorge irritée, car j’étais ainsi privée de la seule chose qui me console de ne pas être auprès de toi. Ces quelques jours de silence imposé m’ont plongée dans un profond désarroi, au point que je redoute le jour où mes cordes vocales m’abandonneront définitivement : que ferai-je alors de moi ?
Pendant cinq longs jours, au chaud dans le mobilier Louis XV de ma suite, j’ai erré misérable entre les portes ourlées d’or et les toiles de maître, embarrassée de moi-même comme d’un sac de linge… Je ne me morfondais pas tant de ces rendez-vous manqués avec le palais Garnier que d’entrevoir le jour où, de mes cordes vocales, il ne restera qu’un fil. Aucun bonheur ne saurait durer dans une vie vouée à s’achever, j’en ai conscience, alors autant profiter pleinement de pouvoir être tour à tour chacune de ces femmes terribles ou formidables auxquelles je donne voix, avant que la nature ne reprenne ses droits et ne me condamne aux seuls rôles de mezzo-soprano.
Pour l’instant, je me réjouis de pouvoir oublier ces sombres pensées simplement en me réfugiant dans le chant. J’ai eu raison, tu vois, de refuser toute conversation pendant presque une semaine. Ida prétendait que je faisais trop de manières, c’est qu’elle, toute sa vie ne repose pas sur ses cordes vocales. Mais je serais bien ingrate de me plaindre d’elle, car elle s’est parfaitement occupée de moi pendant ces quelques jours de déréliction. Elle a même fait de cette sinistre circonstance l’origine d’une belle et grande aventure. Figure-toi qu’elle s’est mis en tête de me faire lire des œuvres littéraires et qu’à force de persuasion, elle est parvenue à me plonger dans des ouvrages assez obscurs.
J’ai levé les yeux au ciel devant la prose, et ils n’étaient pas loin de se révulser à la simple idée de la poésie. Mais à ma stupéfaction, un long poème qu’elle m’a lu a résonné très curieusement en moi. Peux-tu croire cela ? Une femme de chambre partageant avec sa prima donna de maîtresse son goût de la poésie, je veux dire de celle que l’on lit ? Moi, la seule poésie que je connaissais, c’était celle de la vie, celle que décrit si bien Mimi dans La Bohème :
Mi piaccion quelle cose
che han sì dolce malìa,
che parlano d’amor, di primavere,
che parlano di sogni e di chimere,
quelle cose che han nome poesia.
Lei m’intende1 ?
Mais je m’égare encore, je ne voulais pas te faire l’apologie de Mimi mais celle de T.S. Eliot, le poète que m’a lu Ida. Si je t’en parle, ce n’est pas pour te convertir à ton tour, mais parce que j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Tu te souviens de la pièce pour voix et orchestre que j’ai commandée à Samson Blacksmith, il y a bientôt deux ans ? Samson tenait à me laisser le choix du texte et je n’avais aucune idée. Au cours du temps, j’avais presque oublié ce projet, tant la tâche me semblait insurmontable. Il s’agissait de trouver, dans la production littéraire du millénaire, la pépite à laquelle je ne souhaiterais rien ajouter ni rien retrancher. Tu connais ma paresse de lectrice, j’ai baissé les bras avant d’ouvrir un livre. Et voilà que cette semaine, la perle s’offre miraculeusement à moi par l’entremise de l’insaisissable Ida. C’est What the Thunder Said, un extrait d’un long poème intitulé The Waste Land. Dès la dernière page j’ai envoyé un câble à Samson à New York afin qu’il se procure le livre et demande à Mr Eliot l’autorisation de l’adapter. Le texte est paru il y a cinq ans, peut-être n’a-t-il pas encore été mis en musique. Je l’espère de tout cœur. Tu sais combien je rêve de créer un rôle, ou à défaut une pièce lyrique de quelque ampleur.
Tu dois te dire que je suis bien enthousiaste pour quelqu’un qui dit avoir été accablé par de sinistres révélations. C’est que t’écrire me donne presque l’impression d’être près de toi, et que rien ne saurait plus me rassurer. Tu es assis à ma table, dans le bar du Ritz, tu bois le même thé que moi et nous devisons gaiement, sans ordre du jour mais au fil de nos pensées. Ou plutôt, des miennes, puisque je n’ai toujours pas reçu de réponse de toi à ma précédente lettre et que je ne peux donc la commenter. Je ne t’en veux pas. Un si long silence ne te ressemble pas, en particulier quand j’aurais tant besoin de me sentir protégée, aussi je suppose que tu es extrêmement occupé.
Veux-tu que je te parle un peu de Paris ? Tant d’amis nous en ont dressé un tableau si haut en couleur que je suis bien surprise d’y être en proie à une telle suffocante mélancolie. Mon indisposition et ma peur du silence ne sont pas l’unique explication de cette langueur, il y a quelque chose de plus nébuleux. Je ne devrais pas t’en parler, pour éviter de te causer de l’inquiétude, mais à toi je n’ai jamais rien su cacher. Si je devais te cacher quoi que ce soit, je me sentirais si seule que j’en deviendrais folle. Ce genre de pensée m’assaille parfois, ici, et mille autres tout aussi curieuses et inhabituelles. Peut-être est-ce normal, si loin de chez nous et de tout ce que je connais.
La ville de Paris en elle-même est plutôt belle, bien que tout y soit très vieux, étroit et sinueux. C’est une partie de son charme. Depuis que je suis rétablie, je me lève très tôt pour m’y promener, seule ou avec Ida. Certains matins, la ville s’ébauche à peine sous un lavis grisâtre, la Seine et ses quais, et les bouquinistes sur les quais, et Notre-Dame en arrière-plan comme le spectre d’un château gothique suspendu sur les eaux ; tout ce que je contemple semble irréel, d’une texture cendreuse, les eaux argentées m’appellent. Si je basculais par-dessus le parapet, le fleuve m’engloutirait sans bruit, m’envelopperait comme une brume. Mais d’autres jours, je traverse le jardin du Luxembourg sous un ciel immaculé, les bourgeons des arbres se découpent sur le bleu céruléen avec une netteté surnaturelle, l’air a la luminosité, l’acoustique et le parfum d’un premier matin, et pourtant je sens encore cette étrange solitude comprimer ma poitrine. Je regarde flâner les couples de jeunes élégants mais je suis incapable de partager leur bonheur. J’ai d’abord pensé que ma langueur venait de ce que cette ville se prête si bien à l’amour et que tu es si loin de moi, que c’est simplement du gâchis d’y marcher sans un bras à tenir, sans d’autres yeux que les miens pour embrasser les paysages inaccoutumés qui m’entourent. Ce qui m’étreint n’a pas la nature tant du manque ou de la solitude que d’une nostalgie dont j’ignore l’objet. Tout cela doit te paraître très confus, mais je ne pourrais t’exprimer plus exactement ce qui se joue en moi.
Je te parle beaucoup de solitude, toutefois je n’ai cessé de sortir depuis ma guérison, et j’ai vite rattrapé le temps perdu en matière de mondanités. La société a fourni un divertissement plutôt agréable à ma récente morosité ; c’est qu’on ne s’ennuie pas avec les Français. Mon avis général sur eux n’a guère changé depuis ma précédente lettre. Ce sont dans l’ensemble des gens exubérants, si peu disciplinés que défier l’ordre établi leur est apparemment nécessaire pour s’assurer une forme de reconnaissance. Ils sont également moins puritains que nos compatriotes.
Cependant, je ne les juge pas vraiment libres. Leur vie est compartimentée, leurs affections hiérarchisées. C’est pourquoi nous jouons ici Norma et non pas Tosca, que la critique locale n’estime guère plus qu’un chant de Noël. D’ailleurs, jamais les journaux parisiens n’annonceraient un opéra ou une symphonie dans leur rubrique divertissements comme le fait le New York Times, car ce sont à leurs yeux des spectacles supérieurs aux autres. Un Français n’irait pas écouter Norma un soir et voir Skeleton Dude le lendemain au cirque Barnum comme nous le faisons, ou alors il ne s’en vanterait pas. Et j’imagine mal les ménagères d’ici raffoler comme les nôtres de Caruso et d’Al Jolson à la fois. Je ne vois pas pourquoi comparer Swanee à Rigoletto, ni ce que Swanee enlève à Rigoletto, mais c’est ainsi. J’exagère peut-être un peu, tous les intellectuels d’ici ne dédaignent pas les spectacles populaires. Mais à supposer qu’ils aiment s’encanailler parfois dans les cabarets, ils peuvent applaudir de tout cœur une chanteuse qui s’y produit et ne pas moins l’affubler des surnoms les plus dégradants.
Quand j’étais jeune fille, ma mère aimait me raconter certaines histoires que je tenais pour des légendes. Je pensais alors qu’elle essayait de me donner une image inquiétante du Vieux Continent. Elle me disait comment les journaux européens avaient commenté les événements musicaux les plus populaires de son époque. Notamment, leur stupeur le jour où Anton Seidl a dirigé un opéra de Wagner à Coney Island pour vingt-cinq cents la place : c’était à leurs yeux comme emmener son épouse prendre le thé chez une femme de petite vie. Et leur clameur horrifiée quand Richard Strauss a joué ses œuvres au quatrième étage de Wanamaker. Qu’un compositeur allemand accepte de se produire dans un grand magasin était injustifiable : il eût fallu se produire au Carnegie Hall, quitte à ne pouvoir accueillir les foules qui se pressaient pour écouter le maître. La presse européenne s’est empressée de vilipender Strauss, le traitant d’épicier, me disait maman. Ces récits, je veux bien leur ajouter foi aujourd’hui, après deux semaines à Paris.
J’ai toutefois rencontré ici des personnages attachants et pour le moins intéressants. Des artistes de toutes disciplines qui spontanément sont venus me saluer dans mon hôtel, ou que m’ont présentés des dames tenant salon. Winnaretta Singer, princesse de Polignac, est l’une d’entre elles, une Américaine amoureuse des arts, en particulier de la musique. J’ai chanté chez elle dès mon rétablissement, accompagnée au piano par un compositeur d’ici, dont le nom ne te dirait rien, et qui écrit des pièces d’une simplicité rafraîchissante.
Mais je t’ai parlé de tout sauf des représentations à venir. C’est que, de ce côté, tout s’annonce bien. La première a lieu ce soir, j’ai les faveurs de la presse, et je ne suis guère habituée à un accueil si unanimement chaleureux. Je dois reconnaître à la France une hospitalité particulière : partout je suis reçue avec les égards que l’on déploierait pour une tête couronnée. D’ailleurs personne ici n’attend de moi un effort surhumain. J’ai repris les répétitions il y a cinq jours déjà, dimanche inclus, et je ne suis pas fatiguée, du moins pas physiquement. À Milan ce sera différent, puisque je devrai alterner des rôles aux tessitures éloignées, ce qui risque d’abîmer ma voix et de m’épuiser, aussi je profite de ce répit, autant que mon affliction me le permet.
J’ai tellement hâte de te serrer contre moi et de sentir combien tu me protèges de tout. J’espère recevoir bien vite ta dernière lettre, qui tarde tant. Je ne t’en fais pas le reproche, je sais que le temps s’enfuit et se met entre nous tout autant que l’espace. À son exacte mesure. Trois mille six cents miles ne sont rien d’autre que du temps, car tu es toujours aussi présent dans mon cœur, tandis qu’il me faudrait six jours de bateau pour pouvoir me blottir contre toi.
Je dois te quitter, mon si cher Gabriel, Ida me dit qu’il est grand temps de partir pour le palais Garnier, où je chanterai ce soir ma première Norma parisienne. Aie une pensée pour moi en ce moment si singulier. J’embrasse cette lettre.
À toi,
Carlotta
HÔTEL RITZ PARIS
FORMIDABLE DÉCOUVERTE – ME METS AU TRAVAIL DÈS QUE POSSIBLE – MERCI MA CHÈRE CARLOTTA – PENSÉES AMICALES = SAMSON BLACKSMITH
Le Petit Journal, édition du samedi 16 avril 1927
OÙ EST CARLOTTA DELMONT ?
La célèbre cantatrice américaine a disparu. Des avis de recherche ont été imprimés et sont en cours d’affichage dans les rues de la capitale. C’est sa femme de chambre, Ida Pecoraro, qui a donné l’alarme hier. Ayant constaté l’absence de Miss Delmont, qu’elle devait rejoindre dans sa chambre à dix heures, elle a immédiatement alerté le détective de l’hôtel, M. Edmond Dupré. Une fouille complète de l’établissement s’étant avérée infructueuse, Miss Pecoraro et M. Dupré ont téléphoné à l’agent français de la diva, à son accompagnateur, à ses quelques amis et couturiers parisiens, aux chanteurs avec lesquels elle partage la scène, ainsi qu’à Jean Rouché, directeur de l’Opéra de Paris. Aucun d’entre eux ne savait rien qui pût les aider à retrouver la diva, aussi Miss Pecoraro a-t-elle pris la décision d’avertir la police.
Jeudi soir, l’on avait pu enfin acclamer Carlotta Delmont dans le rôle de Norma, qu’elle chantait sur la scène du palais Garnier. Un rhume l’avait empêchée de se produire plus tôt dans notre ville, où elle était arrivée depuis près de deux semaines. Quelques heures avant sa première, elle disait dans nos colonnes son impatience et son bonheur de rencontrer le public parisien. Elle n’a pas été déçue : sa prestation a suscité des ovations prolongées, et Miss Delmont rayonnait de joie.
Son chauffeur l’a ramenée à son hôtel vers minuit, en compagnie du ténor Anselmo Marcat et de Miss Pecoraro. Mr Marcat lui a proposé de dîner avec lui à l’hôtel, mais Miss Delmont a préféré regagner sa chambre. Elle a mangé très légèrement, nous expliquait tout à l’heure Ida Pecoraro, Madame déteste prendre un repas si tard. Ensuite nous avons commenté la soirée en buvant une verveine. Puis Madame a fait sa toilette pendant que le garçon d’étage débarrassait sa table et que je préparais ses vêtements pour le teinturier.
Était-elle déçue par le déroulement de la soirée ? A-t-elle fait état d’un désaccord avec un autre chanteur, avec le chef d’orchestre ou avec son agent ? Non, Madame était très satisfaite de sa voix et de l’accueil que lui a réservé le public parisien. À la fin, la scène n’était plus qu’un tapis d’œillets rouges sous ses pieds, et elle a eu six rappels pour elle toute seule ! Quant à l’atmosphère dans les coulisses, elle était détendue, je peux en témoigner. Plusieurs personnalités ont tenu à la saluer, mais Madame était fatiguée et ne les a reçues dans sa loge que très brièvement.
Ida Pecoraro, qui vit et travaille au domicile de Miss Delmont à New York, l’accompagne dans toutes ses tournées. La chanteuse eût-elle reçu des lettres de menaces ou des témoignages embarrassants d’admirateurs trop assidus que sa gouvernante, à n’en pas douter, eût été dans la confidence. La jeune femme s’est mise à la disposition des services de police pour aider, autant qu’elle le peut, aux recherches. Quant au commissaire, il n’a souhaité faire aucun commentaire à ce stade de l’enquête.
G. L.
HÔTEL RITZ PARIS
APPRIS DISPARITION DE TA PATRONNE DANS N.Y.TIMES – SOMMES DE TOUT CŒUR AVEC TOI – DONNE-NOUS DES NOUVELLES – BAISERS AFFECTUEUX DE NOUS TOUS = LUISA
Le Petit Journal, édition du 17 avril 1927
À LA RECHERCHE DE NORMA
Vous ne pouvez manquer la couronne de laurier sur la chevelure dont aucun ciseau n’a d’évidence jamais menacé l’intégrité ; quant au maquillage, il attirerait votre regard à des centaines de mètres. Ne parlons même pas de la robe blanche à l’immense traîne liserée de motifs étrusques, ni du serpent d’or qui s’enroule autour du bras gauche, depuis le coude jusqu’à l’épaule : vous les reconnaîtriez dans la pénombre. Et si vous n’êtes pas encore sûrs de votre jugement, demandez à la dame de se cambrer, les bras croisés sur une poitrine conquérante, de se composer un regard courroucé, et cherchez les erreurs. Décidément, l’avis de recherche placardé par les brigades mobiles hier à travers toute la capitale ne risque pas de nous aider à retrouver Carlotta Delmont, à moins qu’elle n’ait revêtu son costume complet de Norma avant de disparaître. La diva ne s’est-elle jamais fait photographier dans une posture normale, en tenue de ville ? On serait en droit de se demander si son absence n’est pas un canular monté par la direction du palais Garnier en vue de mener la plus grande campagne publicitaire jamais orchestrée pour un opéra…
Cher Maître,
Vous ne pouvez ignorer le drame qui frappe ici notre troupe. Miss Carlotta Delmont est portée disparue depuis maintenant quatre jours, et l’enquête ne connaît aucune progression significative. Bien que je n’aie pu être d’une grande utilité pour l’instant, je préfère rester sur place jusqu’à ce que toute la lumière soit faite sur cette affaire et, je l’espère, jusqu’à ce que Miss Delmont puisse poursuivre avec nous cette tournée européenne.
Je préfère vous informer de ma décision dès aujourd’hui, de façon que vous puissiez prendre vos dispositions. Je vous aurais prévenu plus tôt encore si j’avais supposé que l’affreux silence de Miss Delmont durerait si longtemps. Cependant, je ne doute pas que vous disposiez à Milan d’une personnalité susceptible d’interpréter Mario et Pollione avec plus de cœur que je ne pourrais en mettre dans les circonstances.
Mon plus grand vœu en ce jour est que tout rentre vite dans l’ordre et que nous puissions, dans deux semaines, présenter nos Tosca et Norma au public milanais comme il l’était prévu, sur l’illustre scène de la Scala et sous votre non moins prestigieuse baguette.
Croyez, cher Maître, à mes sentiments les plus cordialement dévoués.
Anselmo Marcat
Ma chère Luisa,
Ici les choses n’évoluent pas beaucoup. On parle de draguer le fleuve, mais on en parle surtout pour ne pas se taire. Comme si on allait passer la Seine au tamis, en retirer quelques cadavres et inspecter leurs doigts en quête du diamant de Madame… Mais les échotiers français font bien autant de bruit pour rien que les nôtres, et ils ne supportent pas de laisser filer un jour sans avoir lancé une nouvelle rumeur, un nouveau témoignage d’ivrogne qui, dans la nuit du 14 au 15, aurait vu Madame jouer une scène de La Somnambule dans les rues de Paris, la chemise de nuit ourlée de boue, ou buvant dans un cabaret en compagnie d’un sculpteur aux pieds nus. Tout cela me dégoûte. S’il est arrivé quelque chose à Madame, le moins que pourraient faire tous ces gratte-papier serait de ne pas salir sa mémoire. Et s’il ne lui est rien arrivé, de ne pas compliquer les recherches. Moi, je ne veux pas ajouter à la confusion et c’est pourquoi je me tais, mais j’ai ma théorie. Et à toi, ma petite sœur, je peux bien la dire. Ce n’est qu’une piste, et même si elle était avérée et que l’on pouvait la suivre, tout le chemin resterait à faire jusqu’à Madame.
Je peux me tromper, bien sûr. Mais si, comme Madame, j’avais le choix entre Gabriel Turner et Anselmo Marcat, je n’hésiterais pas beaucoup. Je suppose que si j’avais longtemps manqué d’un père autant que Madame, moi aussi je serais attirée par des hommes plus âgés, avec une bonne bedaine rassurante et des actions en Bourse qui me feraient un rempart contre ce monde brutal. Moi aussi, Mr Turner me protège ; pour un patron, il ne manque pas d’attentions. Chez lui je me sentirais comme un membre de la famille si je m’asseyais à table le midi au lieu d’apporter les plats. J’ai des gages confortables, de l’argent de poche quand Monsieur est heureux, des cadeaux à toutes les fêtes, et jamais il n’oublie mon anniversaire. Je ne peux que le reconnaître. Mais je ne parle pas de moi, je pense surtout à Madame.
Au fil des années, on sent des choses. Je ne me contente pas de faire les valises et les tisanes de Madame, de l’aider à s’habiller, se coiffer et se maquiller, je l’écoute aussi, je l’observe. Parfois je me demande si je ne la comprends pas mieux qu’elle ne se comprend elle-même, et c’est justement ce qu’il me semble à propos de Mr Marcat. Moi, j’ai l’intuition qu’il y a un lien entre la disparition de Madame et la cour que lui fait Mr Marcat depuis des semaines. Il a commencé à Londres, il a insisté à Amsterdam, à Berlin c’est devenu presque flagrant et soudain, après une semaine de mauvaises nuits et d’errances silencieuses dans les rues de Paris, Madame disparaît. On me dira fleur bleue, eh bien on dira ce qu’on veut. J’ai mes théories comme tout le monde, et elles ne sont pas échafaudées sur du vent, parce que moi, Madame, je la côtoie au plus près tous les jours que Dieu fait.
Depuis des mois c’est la même histoire. Le mardi, Anselmo Marcat est Mario Cavaradossi et Madame est Floria Tosca ; le jeudi, il est Pollione et Madame est Norma ; le samedi de nouveau, il est Mario et elle Floria, l’amour dont on meurt, pour lequel on se damne. Et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche, Mr Marcat fait livrer des fleurs à Madame, rejoint Madame au restaurant, converse avec elle pendant des heures, les yeux pleins de fièvre, pose le genou à terre dans ses beaux pantalons plus chers que ma garde-robe entière, repoussant sa queue-de-pie pour ne pas la froisser, exhale son jeune souffle chaud sur la main de Madame, les cheveux si brillants que Madame pourrait se voir dedans. Il lui parle le langage de la scène ; pour lui comme pour elle, chaque livret d’opéra dit la vérité plus sûrement que la Bible, et qu’aucun historien ne s’amuse à prétendre le contraire. C’est Verdi qui a rapporté au monde l’histoire de Nabuchodonosor, et Norma a sans doute rencontré Jules César.
Qu’on me juge rêveuse, naïve, évaporée, tout ce qu’on veut. Moi, je sens des choses. Les journalistes et les policiers sont sans doute de gros malins, mais aucun d’entre eux ne sait que chaque soir, Mr Marcat et Miss Delmont meurent vraiment. Et ça dure depuis plus de deux mois, à travers l’Europe qui leur sert tout juste de décor. Bien sûr, Mr Marcat n’a pas disparu, lui, je ne dis pas qu’ils ont fui ensemble comme des Roméo et Juliette de vaudeville, je dis que Madame a disparu à un moment particulier de sa vie de femme.
Que racontent les journaux de chez nous ? Tu peux m’écrire au Ritz, malgré l’absence de Madame je suis autorisée à y rester car Mr Turner ne tardera pas à y descendre. Envoie-moi les coupures de presse si tu le peux. Et donne-moi de vos nouvelles, pour apaiser le mal du pays qui commence à me submerger en l’absence de Madame. Embrasse bien tendrement toute la famille de ma part.
Ton Ida
P.-S. : Dis-moi aussi ce que tu aimerais que je te rapporte en souvenir de Paris. Tu dois penser que les circonstances ne se prêtent pas à courir les boutiques, mais au contraire, un peu de futilité ne me ferait pas de mal. Pour tout t’avouer, j’accompagne Mr Marcat à l’Opéra les soirs de spectacle. Il a retrouvé la doublure de Madame que lui avait fournie le palais Garnier pendant l’épisode du rhume, et je peux te dire qu’avec elle, il n’est pas le même Pollione. Une maison d’opéra n’a pas la pureté des histoires que l’on peut y écouter : elle a misé des fortunes sur le succès du spectacle et le ferait jouer sur le cadavre de Madame s’il le fallait. Et moi, j’y assiste tout de même, et en fermant à demi les yeux, je peux voir assez flou pour imaginer que c’est Madame dans le costume de Norma. Sauf quand l’autre dame se met à chanter.
Cœmedia Illustré, édition du 21 avril 1927
Cavalerie, par Fernand Roussel
La cavalerie de ton rire rue ses pétillements de champagne
en cascade dans le cuivre du pavillon, dans
les notes gracieuses, se roule dans la partition jaune déjà,
bouscule les croches et les soupirs de sorte
que l’aiguille effrayée raye le brillant disque noir.
La cavalerie de ton rire progresse encore et grelottant
emporte le petit animal de tes cheveux
lové sur le papier journal. Le coût
de la vie décroît-il ? De belles Pâques sportives et cinq
jours sans nouvelles de Carlotta Delmont.
La cavalerie de ton rire entre dans l’histoire,
balaie les cheveux, balaie l’impératrice des Sanglots
et les disperse au pied du lavabo mais nul ne s’en aperçoit
trop occupé à vouloir capturer l’aiguille paniquée
sur le disque raffiné mais rayé, raffiné mais rayé
dans la pelote des doigts.
RITZ HOTEL PARIS
TRÊVE DE CAPRICES – NE SERVEZ À RIEN DU TOUT À PARIS – VENEZ VOUS ÉPANCHER SUR LA SCÈNE DE LA SCALA – VOUS ATTENDS DANS CINQ JOURS = ARTURO TOSCANINI
Mon adorée Carlotta,
Quand vous reparaîtrez au Ritz, je n’y serai plus. Vous vous demanderez sans doute comment une telle chose est possible, et quel monstre je suis de ne pas rester ici au plus près de vous, dans un air qui a baigné votre céleste personne, porté le halo de votre parfum, et dans lequel je peux retrouver, parfois, le goût de vos baisers. Mais sachez que pour cela je me fais une violence inouïe.
D’abord, Ida m’apprend que Gabriel Turner a embarqué pour la France peu après l’annonce de votre disparition. Il ne tardera pas à venir pleurer ici des larmes légitimes, tandis que je devrai cacher les miennes. Plutôt que de lui dissimuler la profondeur de mon désespoir ou de lui témoigner une sympathie mensongère, je préfère éviter sa compagnie. D’ailleurs Toscanini ne me laisse guère le choix et me rappelle d’un cœur froid les engagements que j’ai pris auprès de la Scala pour notre série de représentations. L’arrivée imminente de Gabriel Turner tranche le dilemme que me présentait le maestro, entre l’art auquel j’ai consacré ma vie et l’amour irrémissible que vous m’inspirez.
Vous n’imaginez pas combien me torture l’idée qu’à votre retour les bras d’un autre homme vous attendront. Et combien Ida va me manquer, à Milan ! Avec elle, je peux parler de vous. Elle vous est extrêmement attachée, et je pense qu’elle aussi a parfois puisé un certain soulagement dans nos discussions. Vous évoquer nous donnait l’illusion que vous alliez dans un instant passer la porte et que la vie reprendrait le cours féerique que vous seule lui impulsez. Mario avec moi vous dit, ma divine, Da te la vita prende ogni splendore2.
Carlotta, pardonnez les larmes qui tachent cette lettre. Je ne peux les contenir assez longtemps pour vous épargner les traces de mon tourment. Où êtes-vous, Carlotta ? Je ne puis dévoiler aux enquêteurs ce qui vous a tant bouleversée le soir de votre disparition, d’ailleurs je ne puis croire que les deux événements soient liés. Dans mes bras, vous étiez si radieuse, je vous revois abandonnée, les lèvres pâmées et les yeux brûlants, je sens encore leur regard embraser mon âme tout entière. Vous étiez heureuse, je le sais. Mais qui m’écouterait ?
Si j’avouais aux enquêteurs que j’ai quitté votre chambre aux premières lueurs de l’aurore, que je suis le dernier à vous avoir vue, ils penseraient que, ne supportant pas d’avoir été infidèle à Turner, vous vous êtes suicidée. Ils ont déjà évoqué la possibilité d’un suicide, sans parvenir à lui supposer de motif plausible. Ils pourraient facilement clore le dossier s’ils disposaient d’un mobile si vraisemblable que celui-là, et ils se tromperaient.
Eux n’ont pas vu comment vous vous êtes tournée vers moi une dernière fois avant que je ne sorte de votre chambre, ils n’ont pas vu votre regard exalté par l’amour, vos cheveux détachés tombant soyeux sur votre épaule, dans la lumière rosée du petit matin. Eux ne vous ont pas entendue murmurer À tout à l’heure d’une voix plus douce que mille caresses. Eux ne pourraient supposer l’infinie volupté qui fut la nôtre cette nuit-là, un bonheur d’une telle intensité que l’on ne pourrait y renoncer, pas même pour mourir. Ils ignorent que le monde est à peine assez vaste pour étancher votre soif de vie, ils ignorent votre désir constant de l’embrasser de tous vos sens. Ils ignorent qu’une femme comme vous ne meurt pas.
Moi, je vous aime pour cela, et pour tant d’autres raisons que je vous ai dites mille fois, et vous redirai encore de vive voix quand nous nous reverrons enfin. Je ne vis que dans cette attente.
Votre dévoué Anselmo
RITZ HOTEL PARIS
ARRIVE DEMAIN 11H À BORD DU PARIS – ENVOYER VOITURE PORT LE HAVRE – RÉSERVER AVION AUPRÈS CIE GÉNÉRALE TRANSATLANTIQUE = GABRIEL TURNER
1212 MULBERRY ST, NEW YORK
SUIS VICTIME D’UNE CABALE JUDICIAIRE – LETTRE SUIT – PAR PITIÉ FAITES-MOI CONFIANCE = VOTRE FILS QUI VOUS AIME TENDREMENT
Chère mère,
C’est la chose la plus affreuse qui puisse arriver à un fils, que de passer pour un monstre aux yeux de sa mère. J’ose espérer que vous connaissez assez la clarté de mon cœur pour n’accorder aucun crédit aux rumeurs infamantes dont je suis aujourd’hui l’objet.
À vous, et à vous seule, je dois la plus grande honnêteté. Ces rumeurs comportent une part de vérité, une seule, et c’est que je suis épris de Miss Delmont. Est-ce un péché ? Avant sa disparition, je n’étais rien d’autre qu’un jeune homme courtisant une jeune femme avec l’intention de la demander en mariage. Rien qui puisse heurter la morale, vous l’admettrez. Je n’ignore pas que Miss Delmont vit en concubinage avec Gabriel Turner depuis plusieurs années, mais cet aspect de l’histoire n’est pas de mon ressort, et je refuse que le caractère choquant de cette relation rejaillisse sur moi, alors même que je le déplore et souhaite par mes projets mettre un terme à cette situation.
La pudeur m’empêche de vous décrire plus en détail les sentiments que j’éprouve pour Miss Delmont, mais sachez que leur profondeur et leur pureté, s’il était possible d’en faire la démonstration, suffiraient à écarter toute suspicion à mon encontre. On parle de crime passionnel ? Moi, je parle d’un amour qui ne peut être souillé, voué à un être que l’on enveloppe de tendresse et dont on ne peut imaginer la splendeur froissée par la brutalité des hommes. Si j’avais fait ce dont on me soupçonne, je ne serais plus sur terre pour devoir en rendre compte, je serais devenu fou et me serais tué avant que l’alarme ait été donnée.
Je sais que, même lavée de toute suspicion, mon image sortira à jamais ternie de cette affaire, que l’on m’évoquera toujours comme le ténor qui aurait pu tuer Carlotta Delmont et jeter son corps dans la Seine. Je doute de pouvoir jamais dissiper cette aura de scandale ni m’attirer par le talent autant de notoriété que m’en ont procuré les journaux en relayant, dénaturant et grossissant les quelques éléments sur lesquels la police m’interroge aujourd’hui. Réclamer justice n’effacerait pas de l’esprit collectif cette ombre qui se dessine autour de moi, l’obtenir même n’y suffirait pas ; aucun procès en diffamation, aucun démenti d’aucune forme ne me défera jamais de cette humiliation.
Un inspecteur de police m’a interrogé une bonne partie de la journée. Ce fut une épreuve harassante, mais du moins l’inspecteur Rémy m’a-t-il traité avec plus d’égards que ne l’ont fait ses hommes, deux brutes épaisses et muettes qui m’ont d’abord montré leur insigne puis m’ont mené jusqu’au commissariat sans m’avoir lu mes droits ni donné la moindre explication. Vous pouvez imaginer mon anxiété quand ils m’ont livré à leur supérieur. La suite m’a semblé, par comparaison, presque douce malgré les nombreuses questions indiscrètes que m’a posées Rémy. Il a fallu lui livrer mon cœur, et j’avoue avoir eu bien du mal à refouler mes larmes : quelle est cette justice qui autorise ses officiers à déposséder un innocent de son intimité, de ses rêves même ? J’ai toujours cru que mes rêves m’appartenaient, que l’on ne pouvait être coupable de ses pensées les plus secrètes.
Sans doute, si j’avais montré la plus parfaite soumission, aurais-je pu rentrer à mon hôtel ce soir. Mais la police d’ici estime qu’un innocent ne s’emporte pas, car il a foi en la justice qu’il sait de son côté. Je suis une exception à cette règle douteuse, moi dont toute l’âme se révolte contre de telles méthodes, mais comment pourrais-je le prouver ? Je vais passer la nuit dans une cellule, et vous, ma pauvre mère, vous l’apprendrez demain dans les journaux et penserez que votre fils est un criminel, alors qu’il a juste protesté contre un traitement auquel il n’est pas accoutumé et qu’il ne mérite certainement pas de subir.
Il m’a fallu avouer mon amour pour Carlotta Delmont, le confesser à Rémy comme on le ferait d’un péché à un homme de Dieu. Je n’ai jamais gardé mystère de cette inclination dans les contextes ordinaires de ma vie, et la plupart des chanteurs qui font avec nous cette tournée européenne ont bien vu de quelle dévotion je l’entourais. Qui a cru bon de dénoncer cette dévotion à la police comme un forfait ? Est-ce l’un de mes camarades ? L’incertitude me ronge et la colère s’empare de moi par instants, plus forte encore que la douleur de ne savoir ce qui est arrivé à Carlotta.
Il y a autre chose, qui pourrait aussi bien compliquer la situation que jouer en ma faveur, et comment le prédire ? J’ai préféré me taire. Ainsi, nul ne sait que Carlotta partage mes sentiments. Je ne m’en suis ouvert à personne, car je crains trop les retombées qu’une telle information pourraient avoir sur elle comme sur moi-même. Je redoute notamment la réaction de Gabriel Turner. Il est l’imprésario de Carlotta, ainsi que son aîné de presque vingt ans, et il a un tempérament incandescent, comme l’atteste le peu de cas qu’il fait de l’opinion publique. Peut-être ai-je eu tort de cacher à la police un fait aussi important, mais j’ai perdu confiance dans le jugement des hommes, d’ailleurs en qui n’ai-je pas perdu confiance sinon en vous, ma mère qui êtes si loin de moi ?
Toutes les révélations que je viens de vous faire ont-elles suscité votre colère ou votre réprobation, votre désespoir ou votre compassion ? Cette incertitude, en ce moment où j’aurais tant besoin de vous avoir auprès de moi, me fait frémir. Ce soir je suis seul dans une cellule aux murs de ciment humides, avec pour tout mobilier une tablette fixée au mur, sur laquelle je vous écris, une chaise, un lit à peine plus confortable qu’une planche de fakir et une cuvette exposée au regard. Les moulures, les dorures et les fleurs ont laissé place à un vide aux relents écœurants, traversé de râles dont j’ignore la source, et porteurs d’évocations propres à glacer le sang. Mon esprit a subi le même sac que mon environnement. L’atmosphère confinée frémit de spectres inquiétants et d’ombres fugaces, résonne d’échos inquiétants que je suis impuissant à taire : et si Carlotta ? me chuchotent-ils. Ils n’osent finir leur phrase mais le mot tu n’en est que plus terrifiant.
J’aimerais vous parler maintenant de Carlotta. Les journaux la présentent toujours comme une tragédienne, une femme à la sensibilité exacerbée qui s’identifie aux héroïnes auxquelles elle prête sa voix, mais ce n’est faire honneur ni à son art ni à son intelligence que de s’arrêter à cette description, car elle est bien plus que cela. Il est vrai qu’elle est née pour aimer. Il est également vrai que deux éléments l’ont poussée à embrasser une carrière de cantatrice : un attrait particulier pour les histoires d’amour contrarié, et la voix puissante et malléable dont l’a dotée la nature.
Mais Carlotta connaît aussi l’histoire de la musique, et j’ai rencontré peu de chanteuses au goût si affirmé, peu de chanteuses défendant, dans les polémiques sur les œuvres contemporaines qui animent parfois la vie des tournées, une position forte avec tant d’assurance et de passion. J’en ai rencontré encore moins qui, par amour de l’opéra, aient appris le français, l’italien et l’allemand comme l’a fait Carlotta. Combien de chanteuses refusent de chanter dans une langue étrangère, ou se contentent d’articuler des syllabes dont on leur a indiqué le sens global ? Carlotta ne se satisferait jamais de telles approximations, elle qui mesure la charge poétique de chaque mot et lui insuffle toute l’intensité voulue ; elle qui, contre toutes idées reçues, ne voit pas les livrets comme de simples trames narratives. Quant à sa voix, vous savez sans doute, car la nouvelle là-dessus s’est répandue très récemment, quel travail extraordinaire a fourni Carlotta pour la forger, la contraindre, la maîtriser dans ses moindres tressaillements à la manière dont on dresse un cheval fou, dont on lui apprend les raffinements de la vie parmi les hommes. Songez à la folle détermination que requiert un tel travail, et vous aurez une idée du genre de femme qu’est Carlotta. Indépendante comme les femmes de son temps, elle n’a ni leur légèreté ni leur futilité ; elle est, dans tout ce qu’elle entreprend, mue par une profonde ferveur. Telle, ma chère mère, est la femme que j’aime et dont l’absence me met à la torture.
Donnez-moi bien vite de vos nouvelles, et dites-moi que vous aimez toujours, autant qu’il vous aime, votre fils dévoué,
Anselmo
Cher Maître,
Je m’étais rangé à vos arguments et je m’apprêtais ce matin à prendre le train pour Milan, mais alors que je finissais mes bagages, deux hommes de la brigade mobile sont venus me chercher à l’hôtel. Ils ne m’ont pas dit un seul mot jusqu’au commissariat. Je les pressais pourtant de questions, terrifié à l’idée qu’ils m’emmenaient peut-être identifier un corps, mais ils ne daignaient pas me répondre. Révolté par ces méthodes honteuses, je me suis sans doute montré un peu combatif. Ne le serait-on pas à moins ? Hélas, j’ignorais que j’allais être interrogé en tant que suspect dans la disparition de Carlotta Delmont.
Une source anonyme prétend que j’aurais eu une liaison avec Miss Delmont, de sorte que la police doit examiner la piste d’un crime passionnel. Je suppose qu’il ne sera pas bien difficile de me disculper, et j’espère que cela ne prendra pas trop de temps. Vous imaginez combien il est odieux d’être accusé d’un crime si barbare, et à quel point je déplore de devoir une nouvelle fois vous demander de me trouver une doublure. Je fais tout pour abréger le supplice qui m’est imposé ici ; j’ai engagé Me Moro-Giafferi, dont la réputation est excellente. Il n’a sans doute pu sauver Landru, le Barbe-Bleue de Gambais, mais je ne m’inquiète pas, puisque moi, je suis innocent.
Croyez, cher Maître, à mes sentiments les plus cordialement dévoués.
Anselmo Marcat
À l’attention du rédacteur en chef du Figaro
Paris, le 27 avril 1927
Monsieur,
J’étais à La Closerie des Lilas le soir du 14 avril, accompagné de quelques amis que la gloire n’a pas encore touchés mais dont les stridences picturales, en avance de quelques décennies sur la mentalité bourgeoise et son bon goût sclérosé, finiront bien plus tôt qu’on ne le croit par occuper les cimaises des quelques institutions valables que comptent les capitales du monde. Nous avons bu du champagne offert par un mécène dont je tairai le nom, car s’il devait lire dans vos pages que je le qualifie de gras ignare et imbuvable béotien, esbroufeur à bourse rebondie, sans doute cesserait-il de payer les notes exorbitantes que nous lui laissons six ou sept soirs par semaine à La Closerie, au Bœuf Sur Le Toit ou à La Rotonde. Il devait être une heure du matin, ou peut-être deux, quand la dame qui fait la une des journaux, cette Carlotta Delmont en zibeline et en mal d’émotions fortes s’est opportunément présentée dans notre temple des arts vilipendés. Dès qu’elle a battu des cils sur ses grands yeux sans iris au seuil de la terrasse, nous l’avons conviée à notre table, de même que l’ont fait tous les héros modernes assis aux tables voisines, mais elle s’est installée avec d’autres que nous. Aussi ai-je le regret de vous annoncer que je ne puis vous renseigner sur les dispositions de la dame en cette belle soirée printanière, sur les projets d’avenir proches et lointains qu’elle avait, ni sur la qualité des interlocuteurs qu’elle avait choisis alors. Tout au plus puis-je vous convier, vous et vos nombreux lecteurs, le samedi 7 mai, à partir de cinq heures de l’après-midi, au vernissage d’une exposition réunissant mes œuvres et celles de quelques camarades à La Ruche à partir de cette date.
Bien à vous,
Oleg Darska
1425 Walnut Street
Batavia, New York
États-Unis
M. le juge Constant
Cour de cassation, Paris
À Paris, le 28 avril 1927
Objet : témoignage
Je, soussigné Walter Grendel, né à New York le 10 août 1896, demeurant à Batavia, État de New York aux États-Unis, exerçant la profession de chanteur, confrère d’Anselmo Marcat, certifie avoir été le témoin des faits suivants : le samedi 14 avril 1927, je venais d’arriver à l’hôtel Ritz (Paris) quand Mr Anselmo Marcat est rentré de l’Opéra. Il était à peu près minuit. Mr Marcat se trouvait en compagnie de Miss Carlotta Delmont et de sa femme de chambre Miss Ida Pecoraro. Miss Delmont ayant décliné son invitation à dîner, Mr Marcat m’a proposé de l’accompagner au bar de l’hôtel. J’ai accepté et nous avons bu un verre. Un peu après une heure du matin, j’ai accompagné Mr Marcat jusqu’à la porte de sa chambre pour finir notre discussion. Il semblait fatigué et avait l’intention de se coucher.
Je déclare être informé que ce témoignage a été établi en vue de sa production en justice et qu’une fausse déclaration de ma part m’exposerait à des sanctions pénales.
Walter Grendel
Chère, précieuse Ida,
Jamais je ne ferais de mal à Carlotta, je suis sûr que tu le sais. Je ne t’écris pas pour te demander de témoigner en ma faveur, d’ailleurs je pense que ta parole ne pèserait pas beaucoup plus que la mienne car aujourd’hui la police veut des preuves, des pièces à conviction et non de simples allégations. Je t’écris parce que j’ai horreur de penser que toi, la seule amie qu’il me reste dans cette ville, tu pourrais me prendre pour un criminel.
Il te paraît peut-être saugrenu que je t’appelle mon amie. Nous ne sommes pas intimes, nous n’avons pas le genre de rapports que l’on qualifie ordinairement de rapports amicaux, mais tu es liée à tant de moments merveilleux que j’ai vécus depuis notre premier jour sur le bateau que je me sens proche de toi. Tu nous as si souvent accompagnés, Carlotta et moi, dans nos promenades, nos sorties au restaurant et dans les cabarets de Londres, de Berlin ou de Paris, ainsi que dans tellement de salons qui nous ont accueillis. Tu n’as pas seulement été la spectatrice de notre intimité, le témoin de mon bonheur, mais une présence chaleureuse. Ces moments n’auraient pas eu la perfection que je leur connais sans ton esprit piquant, ta finesse et ton étonnante connaissance des arts. Je comprends que Miss Delmont et toi ayez une complicité si particulière, et me réjouis d’y avoir été associé toutes ces dernières semaines.
Aujourd’hui, dans mon cachot, ces bons moments sont mon seul réconfort, et il me manque de ne pouvoir en partager le souvenir avec toi comme nous le faisions ces derniers jours. J’espère du moins que tu ne me crois pas capable des atrocités dont on m’accuse à mots voilés, leur suggestion les rendant plus ignobles encore que ne le ferait un chef d’accusation clairement énoncé.
Une fois de plus, un témoin pense avoir vu notre amie le soir du 14 avril. Tu dois l’avoir lu dans les journaux, toi aussi. Mon avocat m’apporte chaque article relatif à notre affaire et je suis dans cette position horrible où chaque nouvelle piste m’apporte autant de soulagement que de tourment. Pour moi, il ne s’agit plus seulement de retrouver Carlotta, il ne s’agit plus seulement de prier pour qu’elle soit en vie et qu’elle aille bien, mais aussi d’être lavé de tout soupçon et de quitter au plus vite ce trou à rats. Sans doute fais-je preuve d’un égoïsme déplacé, mais la moindre chose est que je le confesse. Aujourd’hui, j’espère que ce peintre vient de m’offrir la preuve de mon innocence et la clé de la liberté en même temps qu’il nous a ouvert la voie qui nous mènera jusqu’à Carlotta.
En attendant, je prie pour ne pas avoir perdu ta confiance. Et aussi pour que tu n’aies pas à subir la colère que Gabriel Turner ne doit manquer de nourrir à mon égard ; j’imagine qu’il est auprès de toi au Ritz et je souhaite qu’il ne te prenne pas à partie dans la rivalité qui nous oppose désormais officiellement.
Amicales pensées d’un lieu bien sinistre,
Anselmo Marcat
Le Petit Journal, édition du 27 avril 1927
MARCAT ENTENDU PAR LA POLICE
Nous ignorons toujours la raison pour laquelle Anselmo Marcat est retenu dans les locaux de la police, à Versailles, depuis hier matin. Le ténor américain était sur scène le partenaire de Carlotta Delmont, dans le rôle de Pollione. Est-il plus qu’un témoin dans l’affaire qui depuis plus de dix jours occupe toute l’attention des forces de l’ordre et du public ? Se pourrait-il qu’on le suspecte d’être lié à la disparition de Miss Delmont ? Sur quelles bases ? Les liens de Marcat et Delmont ne seraient pas seulement artistiques ? Autant de questions aujourd’hui sans réponse, le préfet et le commissaire se refusant à tout commentaire.
Le Figaro, édition du 28 avril 1927
FAUX REBONDISSEMENT DANS L’AFFAIRE DELMONT
Nous publiions hier une lettre adressée à notre rédacteur en chef par un dénommé Oleg Darska, artiste peintre résidant dans le quartier de Montparnasse et qui prétendait avoir vu Carlotta Delmont à la terrasse de La Closerie des Lilas le soir de sa disparition. Interrogé à ce sujet par la police, le jeune homme d’origine russe est revenu sur sa première déclaration. J’ai écrit cette lettre sous l’influence de l’alcool, aurait-il affirmé. Des amis du jeune homme disent en effet avoir passé la soirée du 14 avril avec lui mais nient avoir vu l’ombre de Mlle Delmont à La Closerie des Lilas ou dans aucun des cabarets que le petit groupe a écumés cette nuit-là.
Il semblerait que le seul but du peintre était d’attirer l’attention du public sur son nom et de faire la publicité d’une exposition de ses œuvres qui débute prochainement. Le peintre en est quitte pour une amende que son avocat, Me Moro-Giafferi, est parvenu à réduire considérablement. Le célèbre défenseur des petits criminels a fait valoir que son client n’avait pas menti sous serment, de sorte que sa lettre ne saurait être considérée comme un faux témoignage. La disparition d’un personnage public ne devrait pas donner lieu à des canulars, a tempêté le juge. Mais l’avocat ne s’est pas démonté. Songez à la posture des dadaïstes, a-t-il dit. L’art d’aujourd’hui réside dans la volonté et le geste de l’artiste. Le jeune homme s’en tire à bon compte, et son faux témoignage devient la performance la plus retentissante du mois. Mais cette fausse piste de plus a de quoi désemparer les enquêteurs, ainsi que l’entourage et les admirateurs de la cantatrice, disparue depuis maintenant onze jours.
G. H.
Ma pauvre chère Ida,
J’ai reçu ta lettre hier et suis soulagée d’avoir de tes nouvelles, bien qu’elles ne soient guère heureuses. Tu me demandes des coupures de presse sur l’affaire qui t’occupe. J’en ai sélectionné quatre qui font un peu plus que retracer les grandes étapes et les faux bonds de l’enquête, que tu connais sans doute mieux que nous. Je les ai découpés dans Life, le Saturday Evening Post, le Times et le Home Talk Brooklyn Weekly News. À travers ces articles, je ne peux m’empêcher de me dire que tout de même, ce Mr Turner est un homme bon, juste, et si attentionné envers Miss Delmont. Je sais que tu n’as pas prétendu le contraire, mais ta théorie me serre le cœur, tant il est cruel qu’un amour aussi grand soit supplanté par le physique certes avantageux d’Anselmo Marcat. J’ai vu sa photo dans un magazine et je dois admettre qu’il a de quoi faire soupirer les jeunes femmes romantiques, mais au fond qu’est-ce qu’un physique avantageux ? Je ne suis pas sûre qu’une beauté fanée ne soit pas encore plus triste qu’une beauté qui n’a jamais été.
J’espère que dans dix jours, quand tu recevras cette lettre, cette histoire ne sera plus que du passé, que tu te hâteras de froisser ces articles et de les jeter avant que Miss Delmont ne les découvre. En attendant, sache que nous vivons au diapason de ta douleur. Les nouvelles nous parviennent bien plus vite par la presse que par nos échanges, mais je suppose que si Madame reparaissait, tu nous enverrais au plus vite un télégramme.
Ici, nous allons tous bien. Maman est tombée dans la cuisine la semaine dernière, elle voulait que je ne t’en dise rien pour ne pas ajouter à tes soucis, mais elle va beaucoup mieux maintenant et a repris ses activités presque normalement. Elle n’avait rien de cassé mais un immense hématome l’empêchait de tenir assise et la position allongée lui convenait à peine mieux. Elle en rit à présent, bien que l’hématome désormais jaune n’ait pas fini de la faire souffrir. Gino travaille toujours autant, je ne le vois pas beaucoup. Il rentre, mange et va se coucher. Heureusement qu’il a le sommeil lourd, sinon nos soirées seraient bien silencieuses et monotones. Enfin, je préfère ça que d’avoir un mari buveur comme celui de la cousine Sofia. John grandit doucement, il a perdu sa première dent de lait hier, l’a mise sous son oreiller et a trouvé un soldat de plomb à la place ce matin, tu aurais dû voir sa tête.
En parlant de cadeau, rapporte-moi ce que tu veux de Paris. On dit que c’est la capitale de l’élégance, mais tout doit y coûter si cher, et moi, je n’ai besoin de rien. Alors je te laisse choisir, tu connais mes goûts et l’exploration des magasins te divertira plus encore que ne le ferait la recherche d’un objet particulier. Veux-tu que je t’envoie des livres ?
Ne te laisse pas décourager, et même si tu n’en as pas le cœur, essaie de t’amuser un peu. On entend tant de choses sur les cabarets parisiens, en as-tu vu ? Es-tu entrée dans l’un d’eux ? Tu nous raconteras tout cela bientôt, quand nous fêterons ton retour tous ensemble. J’espère que tu ne restes pas trop seule. Nous pensons très fort à toi, et nous sommes fiers de ton sang-froid. Sais-tu que certains articles parlent un peu de toi ?
Nous t’envoyons tous les cinq notre amour affectueux et maman me demande de te dire qu’elle brûle un cierge chaque jour pour Miss Delmont à St Joseph.
Ta Luisa
P.-S. : Je viens d’apprendre l’emprisonnement de Marcat, au moment où j’allais fermer cette lettre. Quelle affaire, mon Dieu ! Tu dois être dans tous tes états. Penses-tu qu’il pourrait être coupable ?
Life, édition du 21 avril 1927
CARLOTTA DISPARUE
IL MIO MIRACOLO
C’est à Brooklyn, en 1898, que Carlotta Delmonte pousse ses premiers trilles dans l’atmosphère terrestre ; elle est accompagnée par le chant des oiseaux qui célèbrent le sacre d’avril, entre deux tramways tranquilles, en ce dimanche matin lumineux. Le bébé a déjà beaucoup de cheveux, agglutinés sur la peau moelleuse du crâne, et noirs comme ses yeux, deux perles si sombres que l’on en distingue à peine les pupilles.
Premier enfant de la famille, elle est l’objet de toutes les attentions, et son père l’appellera il mio miracolo jusqu’à la puberté. Hélas ! le petit frère qui échoit très vite à Carlotta est quant à lui frappé du sceau de la malédiction. Affublé d’une maladie génétique, Rodrigo restera idiot toute sa courte vie. Carlotta nie s’être jamais occupée de lui comme le raconte volontiers sa mère : J’aimais passer du temps avec lui, nuance-t-elle, j’aimais sa compagnie et je n’avais nullement l’impression de l’assister mais simplement de jouer avec lui comme le font tous les frères et sœurs. Mais à l’école elle ne se fait pas d’amis.
Pour Rodrigo, elle invente de longues histoires aux mille rebondissements. Les comprend-il ? Nul ne le sait, mais l’intéressée le croit fermement. Parfois, un événement lui déplaisait et je pouvais lire une souffrance sur son visage, alors je me hâtais d’envoyer à mes personnages un deus ex machina. Toutes mes histoires avaient une fin heureuse. Drôle d’entraînement pour la future prima donna qui sur scène connaîtra mille tourments et les destins les plus tragiques.
Carlotta n’a que onze ans quand décède son petit frère bien-aimé, et elle se révolte de toutes ses forces contre cette injustice. Les crises de rage qu’elle multiplie à l’époque étouffent à jamais l’incantatoire il mio miracolo dans la bouche paternelle et pendant un temps, la famille craint de voir la jeune fille sombrer dans la folie, comme ce jour où elle découpe avec des ciseaux le manteau d’une camarade de classe. Elle travaille tout un été dans une épicerie pour rembourser le vêtement.
UN MONSTRE SUBLIME
À l’automne suivant, elle n’est plus la même. C’est une jeune fille lessivée par un violent combat intérieur qui entre, sur sa propre initiative, à l’Institute of Musical Art. Ses camarades de l’époque la présentent comme une élève étrange, absente, qui ne s’anime que pour chanter. Carlotta ne se lie guère avec ses pairs, comme si elle les jugeait secrètement coupables de la mort de Rodrigo, lui dont aucune pensée maligne n’a jamais souillé l’esprit simple, comme elle le dira de nombreuses années plus tard.
Malgré cette difficulté à se mêler aux autres, Carlotta est vite remarquée par ses professeurs pour ses dispositions naturelles, pour cette voix qu’elle maîtrise avec un rare instinct musical, mais aussi pour son sens du drame. Dès ses premiers contacts avec le grand répertoire, la jeune fille donne corps à ses personnages. C’est d’autant plus remarquable qu’elle chante surtout les seconds rôles qui échoient le plus souvent aux mezzo-sopranos.
Carlotta a treize ans quand son père est emporté par la grippe. Plutôt que de se laisser accabler par ses deuils successifs, elle se met à nourrir une ambition singulière, irréaliste. Et l’on imagine son célèbre œil noir luire de détermination quand elle annonce aux professeurs son intention d’aborder les rôles de soprano. Plusieurs mois après qu’elle la leur a annoncée, ceux-ci acceptent la décision de leur élève, le jour où elle leur fait la démonstration du tour de force qu’elle a préparé chez elle, dans le petit appartement de Brooklyn. Les voisins devaient juger bien curieuses ces vocalises qui, des mois durant, distendirent la tessiture de la jeune fille, comme si elle augmentait la vitesse d’un 78 tours sur son gramophone, le poussant vers les aigus des quatre-vingts tours par minute. Quant aux enseignants, ils ne purent que s’incliner devant le résultat. Un monstre, dira son professeur William Thorner, mais un monstre sublime.
DE MÉDÉE À MIMI
C’est pour suivre le Keith Vaudeville Circuit que l’Italienne d’origine supprime le e de son patronyme, devenant la Delmont que nous connaissons. Nous sommes en 1913. Pendant quatre ans, Carlotta cohabite dans des pensions de famille avec des danseuses, des trapézistes, des dresseurs, des yodleurs, des tragédiens empâtés et des humoristes aux yeux cernés. Elle ne se fait pas plus d’amis parmi les saltimbanques que n’importe où ailleurs. Elle chante des arias dans tous les théâtres Keith, de la côte Est à la côte Ouest, profitant de chaque passage dans une ville un peu plus grande et plus vivante que Missoula, Montana ou Huntsville, Alabama pour auditionner dans des salles où se jouent de vrais opéras.
L’opiniâtreté de Carlotta finit par être récompensée, le jour où elle auditionne à Boston pour remplacer à la dernière minute une Marisa Vincent trop malade pour chanter le rôle d’Elvira dans Les Puritains de Bellini. Durant une semaine, Carlotta Delmont connaît son premier véritable triomphe. Un soir sur deux, pendant deux actes, c’est une véritable démente que le public écoute. Et celui-ci se divise immédiatement entre ceux que subjugue tant de talent, et ceux qui n’y voient qu’indécence et dénaturation des traditions lyriques dont Miss Vincent est la personnification.
L’opposition de ces deux écoles que représentent Vincent et Delmont perdure encore aujourd’hui, dix ans après. Au fil des ans, elle s’est muée en une rivalité institutionnelle, avec ses cabales, ses polémiques montées dans les journaux et les cénacles, ses prises de position en haut lieu. Ainsi, le président Calvin Coolidge aurait un faible pour Miss Vincent, tandis que Mrs Grace Coolidge raffolerait de Miss Delmont. Question d’affinités ou d’idéologie : la prima donna doit-elle seulement chanter ou faire également montre de qualités dramatiques ? Les avis sont partagés. Notons que les deux sopranos ne se sont jamais affrontées, laissant ce loisir stérile à leurs partisans.
Quoi qu’il en soit, aucun individu de bonne foi ne songerait à nier la place de Carlotta Delmont parmi les plus talentueuses divas du monde. En dix ans, elle a abordé les rôles les plus marquants du grand répertoire et concouru à remettre au goût du jour quelques œuvres qui n’avaient pas été jouées depuis des décennies, montrant en cela plus d’audace et d’intuition que la plupart de ses consœurs. Trente-deux rôles en dix ans, de Médée à Mimi, pour près de mille deux cents représentations, auxquelles il faut ajouter une tournée de récitals en 1925. Tout au long de cette carrière impressionnante, l’imprésario Gabriel Turner a veillé sur les intérêts de Carlotta Delmont. Bien qu’il vive sous le même toit, le couple ne s’est jamais marié, une bizarrerie qui lui vaut l’antipathie de nos compatriotes les plus conservateurs.
L’AMÉRIQUE RÉCLAME SA PRIMA DONNA
Mais qu’importent aujourd’hui les débats et les questions de mœurs ? Carlotta Delmont a disparu depuis bientôt deux semaines, au firmament de sa gloire.
Gabriel Turner et Vittoria Delmont, mère de Carlotta, ont embarqué sur le transatlantique S. S. America pour rejoindre la fidèle gouvernante de Miss Delmont, Ida Pecoraro, à l’hôtel Ritz de Paris. Moins pour nous rendre utiles que pour être aux premières loges quand Carlotta reparaîtra, disent-ils, lucides. J’ai hâte que Madame quitte la rubrique des faits divers pour retrouver la place qu’elle mérite dans les meilleures pages des journaux, déclare quant à elle la jeune femme de chambre. L’Amérique joint ses vœux aux siens, l’Amérique réclame sa prima donna. Il n’est pas jusqu’à Marisa Vincent qui n’ait témoigné toute sa sympathie à l’entourage de sa rivale dans ce moment douloureux.
J. K.
Saturday Evening Post, édition du 23 avril 1927
Nos lecteurs se souviennent sans doute du scandale de Wozzeck qui, l’année dernière, a secoué le petit monde de l’opéra. Carlotta Delmont avait tant souffert de la cabale dont elle avait été la cible que Gabriel Turner avait pris sa défense dans nos pages. Nous reproduisons aujourd’hui sa lettre du 13 février 1926, qui constitue également un émouvant hommage, par celui qui est à la fois son imprésario et son compagnon, à une femme d’exception.
L’IMPRÉSARIO DÉFEND SA COMPAGNE
LETTRE OUVERTE AUX CONTEMPTEURS DE CARLOTTA DELMONT
J’aimerais adresser ici quelques mots aux bruyants détracteurs de Carlotta Delmont, ou devrais-je dire aux thuriféraires de Marisa Vincent ? Rien ne devrait opposer deux cantatrices qui, grâce à l’alternance des œuvres présentées au Met, se partagent la scène sans jamais se croiser et ne se nuisent ainsi en aucune manière ; qui bénéficient chacune d’une loge personnelle, de sorte qu’elles sont dispensées d’y chercher un soir sur deux les traces de l’autre ; deux cantatrices, enfin, dont les approches de l’art lyrique sont si différentes qu’elles ne sauraient se concurrencer. Rien ne devrait les opposer si des spectateurs irrespectueux ne tâchaient de les dresser l’une contre l’autre. Elles-mêmes en sont-elles jamais venues à se manquer de respect ? Pas que je sache.
Au contraire, Carlotta Delmont et moi avons bien souvent applaudi Miss Vincent les soirs de première. Quant à Miss Vincent, à défaut d’applaudir sa supposée rivale, elle n’est jamais venue l’écouter et ne peut donc être soupçonnée d’avoir monté une cabale contre elle. Qui songerait à critiquer ce qu’il ne connaît pas, à moins d’être aveuglé par l’orgueil ? Or, je ne puis envisager qu’une artiste se laisse aller à de si méprisables penchants, et il me faut écarter l’hypothèse d’une responsabilité de sa part dans le harcèlement dont est victime Carlotta Delmont. C’est pourquoi je ne m’adresse pas ici à la chanteuse mais à ceux d’entre ses amis qui s’amusent à éprouver la santé de Miss Delmont.
Je n’ignore pas que les plus grands artistes sont les plus exposés à la curiosité malsaine, à la jalousie et aux commentaires déplacés du public, et il ne fait aucun doute, même pour ses plus ardents opposants, que Miss Delmont fait partie des plus grands. Artur Bodanzky, directeur musical du Metropolitan Opera, aurait dit : Ne me parlez pas de Rosa Ponselle et de Carlotta Delmont comme de chanteuses. Ce sont des prodiges. Toutefois, je l’admets, celle que la presse aime appeler l’impératrice des Sanglots est loin de faire l’unanimité. Quand le public et la critique acclament en chœur la Ponselle, quand les prestations de cette idole ne font aucun remous, les avis divergent passionnément sur l’art étrange qu’est celui de Carlotta. De cette étrangeté, je peux avancer au moins deux raisons.
La première tient aux fameux sanglots dans lesquels culminent les grands airs de la diva, non pas des sanglots joués comme ils le seraient au théâtre, mais des phénomènes acoustiques qui surgissent d’un phrasé maîtrisé à l’extrême avec toute l’apparence de l’inopiné. Si certains sont parcourus par un frisson sublime quand ces vibratos se font si douloureux, d’autres en ressentent un désagréable malaise, d’autres encore manifestent leur exaspération. Plus accoutumé à des interprétations d’une académique platitude, le public ne peut accueillir sans émoi la folle intensité qui est la marque de Miss Delmont.
La deuxième raison est moins connue du grand public. La soprano que vous connaissez n’est autre, à l’origine, qu’une mezzo-soprano ; mais la mezzo se rêvait prima donna au point de forcer sa voix dès le plus jeune âge. Ce faisant, comme certaines Chinoises se bandent les pieds pour les empêcher de grandir, Carlotta Delmont allait contre la nature. Elle ne pourra sans doute pas chanter longtemps ces grands rôles de femmes écorchées, amoureuses légendaires et vénéneuses, pour lesquels elle a sacrifié sa tessiture naturelle, elle le sait. Mais devant quel sacrifice reculeraient les personnages qu’elle incarne avec une étourdissante vérité, ces femmes qui par amour peuvent tuer et se tuer ?
S’il n’est pas étonnant que les spectateurs soient profondément bouleversés par les performances de Carlotta Delmont, je déplore que ses contempteurs ne sachent contenir le trop-plein de leurs émotions. Comme la dévotion, la réprobation devrait se conserver pudiquement dans l’intimité du cœur. Par ailleurs, pour mieux entendre la voix que l’on juge, il conviendrait de moins la couvrir par de disgracieuses clameurs. Et pour finir, songez combien les femmes qui chantent pour nous se mettent en danger, et combien elles mériteraient pour cela notre gratitude ou, à défaut, notre révérence.
Il m’arrive certains matins de trouver une Carlotta affaiblie dans sa salle de musique. C’est qu’elle a chanté la veille et que, pour donner vie à son personnage, elle a dû affronter votre petite armée de haine. Mais pour elle, ce lendemain de bataille est encore un jour de travail, car jamais son héroïsme n’est récompensé par le repos. Telle est la dure vie d’une cantatrice, dont la voix réclame de bons soins quotidiens sous peine de s’émousser. Et ces matins où, pâle d’avoir cherché le sommeil dans l’écho de vos huées, Carlotta Delmont sourit à son accompagnateur et, debout près du piano, exerce sa voix si précieuse, je pense à vous avec une rage froide. À vous qui, revenus au confort de votre vie sans talent, avez déjà oublié qu’une femme aime, qu’une femme souffre, dans le costume de ces légendes que sont les Aïda, les Norma, les Elvira et les Lucia di Lammermoor.
C’est cette rage dont je veux aujourd’hui me délester en même temps que je vous ouvre ici mon cœur, à vous qui n’aimez pas Carlotta Delmont, à vous qui aimez la tourmenter. Je remercie le Saturday Evening Post de m’en laisser la possibilité. Carlotta Delmont chante pour vous, et j’espère qu’un jour très proche viendra où, enfin, vous vous tairez pour elle.
Gabriel Turner
New York Times, édition du 24 avril 1927, Courrier des lecteurs
LA CARLOTTA QUE JE CONNAIS
Carlotta Delmont n’est pas seulement l’une des plus grandes chanteuses lyriques avec lesquelles il m’ait été donné de travailler, mais également une amie précieuse et fidèle, prête à monter au créneau pour défendre ceux qu’elle aime. Elle me l’a montré à plus d’une occasion. Ainsi, à un critique dont le nom importe peu et qui mettait en pièces avec autant de minutie que de cruauté ma première symphonie, créée la veille au Carnegie Hall, Carlotta répondit le lendemain par une lettre ouverte dont je peux encore citer certaines phrases des années après, de ces phrases simples et sans détour qu’affectionne Carlotta dans les débats d’idées.
Qualifiant ma musique de facile, racoleuse et anachronique en l’an 12 après le Pierrot lunaire, l’auteur de l’article se demandait comment un jeune homme âgé d’à peine trente ans [pouvait] recycler des principes mélodiques, harmoniques et rythmiques appartenant à la préhistoire et, sans honte, les présenter aux oreilles exigeantes du public moderne. Il citait ensuite un certain nombre de compositeurs contemporains plus à son goût.
Le lendemain, quelle ne fut pas ma surprise quand je lus dans le même quotidien une lettre enflammée de Carlotta ! Elle y fustigeait l’attitude de certains critiques aux trop strictes obédiences. Pourquoi la musique de Samson Blacksmith ne pourrait-elle cohabiter dans les salles de concert avec celle de compositeurs avant-gardistes, interrogeait-elle, puisque l’étude des programmes montre que les orchestres ne négligent ni l’une ni l’autre ? Elle défendait ensuite mon art généreux, sachant parler au cœur d’un public que l’approche cérébrale de la musique laisse de marbre, car ce public existe aussi. Elle finissait par s’étonner qu’un journal connu pour ses sympathies communistes fasse l’éloge en creux d’un élitisme culturel. Négligeant le jargon technique qu’affectionnent les critiques, auquel elle est pourtant rompue depuis bien longtemps, Carlotta formula ses impressions avec la fougue innocente d’une auditrice comme les autres, sans affectation. C’est sans doute cette simplicité assumée qui lui vaut l’incompréhension d’une partie de la presse.
La plupart des critiques n’attendent pas d’une femme, en particulier d’une chanteuse, qu’elle ait de la musique une approche intellectuelle ou érudite. Parmi les autres, certains considèrent Carlotta comme une jeune femme que seuls les penchants fleur bleue ont amenée à l’art lyrique, oubliant un peu vite que le vaudeville et la chanson populaire auraient alors pu la combler à moindres frais. Par chance, Carlotta trouve aussi dans les revues et les journaux quelques soutiens prestigieux, capables de voir en elle une artiste qui ne laisse pas sa science entamer sa sensibilité. Quelle honte y a-t-il à ce qu’une pièce musicale suscite des émotions ? demandait la diva dans sa lettre ouverte.
Il me tarde qu’une telle fraîcheur revienne tempérer les esprits, si prompts à s’échauffer, qui règnent sur la musique savante de notre pays. Il me tarde surtout de revoir une amie très chère.
Samson Blacksmith
Home Talk Brooklyn Weekly News, le 27 avril 1927
UNE BOHÈME DE CARLOTTA
À lire la presse internationale cette semaine, on croirait que la cantatrice Carlotta Delmont a été victime d’un phénomène occulte, ou d’un tour de prestidigitation trop bien réussi. Moi, je suis prêt à vous parier que l’explication est très simple, peut-être un peu tortueuse, mais bien moins que celle du Double assassinat dans la rue Morgue. Dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe, il s’agit de deux cadavres découverts dans une maison fermée de l’intérieur, tandis que Miss Delmont a disparu d’un hôtel ouvert aux quatre vents, avec ses portes à tambour sur la place Vendôme, et d’autres à l’arrière du bâtiment pour l’entrée du personnel et les diverses livraisons. Il y a bien des manières de sortir d’un si grand hôtel entre une heure et dix heures du matin.
Sans s’aventurer dans les parties de l’établissement que protège un panneau PRIVÉ, Miss Delmont pourrait très bien être sortie sur la place Vendôme au bras d’un homme dont les larges épaules l’auraient cachée à la vue du portier. Ou elle pourrait en être sortie seule, elle que l’on sait capable de se faire passer, devant les publics les plus pointilleux, pour une Japonaise ou une princesse chinoise, vêtue en Cio-Cio-San ou Turandot ; elle pourrait avoir franchi la porte principale dans un déguisement moins oriental que les précités – quoique l’on vienne au luxueux Ritz de partout dans le monde – pour échapper à l’attention des employés. Ou elle pourrait avoir quitté l’hôtel sans en faire mystère, un peu agacée que personne ne réponde à son bonsoir, ni le réceptionniste répondant au téléphone, ni le portier parti aider une vieille cliente à descendre d’une voiture trop profonde ; quant au garçon d’ascenseur, il l’aurait saluée aussi poliment que mécaniquement, la confondant comme presque tous les jours avec cette autre riche Américaine aux yeux noirs, qui occupe la chambre 212. Ces ébauches ne ressemblent-elles pas étrangement à la vie, avec leurs concours de circonstances, leurs angles morts et leur part d’extravagance ?
Vous me direz, mais qu’est-ce que Carlotta Delmont allait chercher à une heure si tardive, que le Ritz n’aurait pu lui fournir ? Je vous propose une réponse, une seule parmi des centaines de réponses possibles. Je ne prétends pas qu’elle soit juste, mais je veux montrer ici qu’il n’est pas si compliqué d’élaborer une théorie tout à fait réaliste pour tenter d’expliquer cette disparition. Comme celle-ci.
Carlotta Delmont est allée chercher dans les rues de Paris ce que le Ritz ne pouvait lui proposer, de même qu’elle est allée chercher dans l’opéra ce que la vie ne pouvait lui offrir. Une exaltation si forte qu’elle lui ferait oublier sa condition de mortelle et le caractère éphémère de toutes choses. L’opéra n’est-il pas depuis l’âge tendre le refuge de la si belle Carlotta ? Songez qu’il lui donne la possibilité de devenir chaque soir quelqu’un d’autre, de redécouvrir chaque soir les scintillements les plus ardents de la passion amoureuse, de recevoir chaque soir des serments plus profonds et plus poétiques que n’en réserve jamais une vie de femme. Elle qui incarne les héroïnes les plus romantiques comme aucune cantatrice avant elle ne l’avait fait, jusqu’au dédoublement de la personnalité, vit avec un gentil vieux monsieur mais tient chaque soir les mains du ténébreux Marcat dans les siennes pour évoquer devant des salles combles l’heure où unis dans les sphères célestes [ils se dissoudront] au-dessus des flots, au soleil couchant, dans un nuage léger.
Est-il si invraisemblable que cette même Carlotta Delmont ait fui délibérément le paradis figé du Ritz pour plonger dans les excès de la bohème parisienne, sans doute effleurée au cours de son séjour ? Avant de draguer les fleuves, de sonner le glas et de décréter un deuil national, peut-être mes confrères feraient-ils bien de se promener un peu à Montparnasse, de s’introduire incognito dans les ateliers d’artistes et les cafés, vêtus de leur plus belle veste tachée de peinture à l’huile pour se fondre dans la foule. Qui sait s’ils n’y découvriraient pas une héroïne nouvelle dans un décor plus vaste qu’elle n’en a jamais connu ?
Herb Obermayer
Mr Marcat,
Je vous suis bien obligée de tout ce que vous m’écrivez, et surprise que vous vous souciiez de ce que je pense. À ce sujet, je ne puis que vous rassurer : pas un instant je ne vous ai cru coupable de quelque violence que ce soit envers Madame. Je n’ai pas manqué de m’en ouvrir à la police mais, comme vous l’avez bien supposé, mon avis ne compte pour rien dans une enquête criminelle et ma déclaration ne vous a été d’aucun secours.
Je devine que vous vous inquiétez de l’état d’esprit dans lequel se trouve Mr Turner depuis les dernières révélations parues dans la presse. Vous ne devriez pas vous en soucier outre mesure. Monsieur reste très digne dans la situation qui est la sienne. Il refuse de parler aux journalistes, propose à la police toute aide possible de sa part, et n’émet jamais le moindre commentaire désobligeant à votre encontre ou à celle de Madame, du moins jamais en ma présence. Je crois qu’il accepte cette nouvelle épreuve avec courage, et peut-être aussi avec une certaine résignation. Je suis surtout persuadée qu’il lui importe par-dessus tout que l’on retrouve Madame saine et sauve. Sans doute, quand cela sera le cas, s’inquiétera-t-il des dessous de l’histoire, mais pour l’instant il est tout aux recherches.
Je crains que d’être enfermé sans divertissement possible ne vous contraigne à des interrogations aussi douloureuses que stériles. Si je peux vous faire parvenir des livres, des cartes ou quelque autre distraction, dites-le-moi sans attendre.
Votre dévouée Ida Pecoraro
Le Petit Journal, édition du 1er mai 1927
DELMONT ET MARCAT AMANTS ?
D’après un informateur, Anselmo Marcat aurait été arrêté sur une dénonciation anonyme. Interrogé par la police, il aurait avoué des sentiments plus que confraternels pour la diva disparue. Rien a priori qui puisse être retenu contre lui, direz-vous, mais l’agressivité dont le ténor a fait preuve envers les policiers n’a manqué d’attirer leur attention, et d’attiser leurs soupçons. Son incontrôlable nervosité nous a laissé penser qu’il n’avait pas l’esprit tranquille, signale notre informateur. C’est pourquoi nous avons lu son courrier. Nous en avons le droit même si nous ne le faisons pas systématiquement. Notre intuition s’est avérée juste, puisque nous avons découvert que Mr Marcat nous cachait des informations importantes. Dans une lettre adressée à sa mère, le jeune homme affirme en effet que Carlotta Delmont partage ses sentiments. Rien n’indique en revanche que cet amour ait été consommé.
Qu’a-t-il pu se passer entre les deux chanteurs ? C’est ce que l’inspecteur Émile Rémy tentera aujourd’hui d’apprendre au cours d’un nouvel interrogatoire. L’alibi de Marcat n’est guère convaincant et atteste seulement que, la nuit du 14 au 15 avril, le ténor a regagné sa chambre un peu après une heure du matin. Y est-il resté ? Nul ne le sait. Aucun témoin ne s’est manifesté, qui l’aurait vu dans les couloirs du Ritz entre une heure et dix heures du matin. Si elle ne peut se fier à la seule parole de Marcat, qui s’est montré coupable d’une grave omission, la police sera bien embarrassée de prouver qu’il a rejoint Miss Delmont, si telle est sa conviction.
Aucune des thèses évoquées depuis le 15 avril ne peut être réfutée pour l’instant, ni celle du suicide ni celle du crime passionnel. Rappelons que Carlotta Delmont vit en concubinage avec son imprésario, Mr Gabriel Turner, depuis près de dix ans. A-t-elle menacé de quitter son amant ? Celui-ci a-t-il commis l’irréparable dans un mouvement de fureur ou de désespoir ? Ou bien la plus grande tragédienne du monde a-t-elle fui les affres de la mauvaise conscience dans les eaux de la Seine ? Ou bien encore a-t-elle sombré dans la folie comme tant des héroïnes qu’elle incarne, Elvira, Imogène ou Lucia ? Quoi qu’il en soit, la police ne doute plus aujourd’hui qu’Anselmo Marcat détienne de précieuses informations. Il parlera, assure notre informateur avec un sourire entendu.
G. L.
Le Petit Journal, édition du 27 avril 1927
UN MILLION D’HECTARES INONDÉS AUX ÉTATS-UNIS
LE MISSISSIPPI RAVAGE 7 ÉTATS
ET CHARRIE DES CENTAINES DE CADAVRES.
60 000 fermes détruites.
Les dégâts s’élèvent à 25 milliards.
Le Petit Journal, édition du 28 avril 1927
UN COIN DE VIEILLE FRANCE AUX ÉTATS-UNIS
DANS LA NOUVELLE-ORLÉANS
MENACÉE PAR LES EAUX.
Le Petit Journal, édition du 29 avril 1927
LA CRUE DU MISSISSIPPI POSE UN CRUEL DILEMME
SAUVER LA NOUVELLE-ORLÉANS,
C’EST SACRIFIER 30 000 HECTARES DE CULTURES.
Les planteurs et les nègres s’arment pour lutter
contre la rupture des digues annoncée pour aujourd’hui.
Le Petit Journal, édition du 30 avril 1927
LES EAUX DU MISSISSIPPI À L’ASSAUT DE LA LOUISIANE
LA NOUVELLE-ORLÉANS SERA-T-ELLE SAUVÉE ?
On a fait sauter la digue de Poidras, située à 20 kilomètres
en aval de la ville, mais ce moyen extrême sera-t-il efficace ?
Le Petit Journal, édition du 1er mai 1927
MALGRÉ LE SACRIFICE DE SA DIGUE
LA NOUVELLE-ORLÉANS EST TOUJOURS EN PÉRIL.
Le Petit Parisien, édition du 2 mai 1927
UN 1er MAI ENSOLEILLÉ ET PAISIBLE
(…)
LA FORMIDABLE CRUE DU MISSISSIPPI
LA NOUVELLE-ORLÉANS PARAÎT
MAINTENANT HORS DE DANGER.
On a pu, en effet, élargir la brèche pratiquée
dans la digue de Poydras.
OÙ ÉTAIT PASSÉE LA DIVA ?
CARLOTTA RETROUVÉE !
Elle s’est présentée à des policiers devant la gare Montparnasse,
les cheveux coupés court.